LE BLOG, UNE MISE EN SCÈNE JOURNALISTIQUE DE
SOI
Agora Vox, mercredi 11 janvier 2006
On appelle «blogueur» ce diariste moderne
qui installe pensées et sentiments, images et
conseils, quelques futilités réactives, un
certain nombre dexposés essentiels et
parfois de simples recopiages choisis, sur la toile, dans
la grande mare des blogs de ses congénères,
quil visite. Il est le mutant de plusieurs
générations dhommes et de femmes qui,
en secret, au coude à coude avec le papier
dun cahier au grain paré de lencre du
jour, disent quils sont, quils veulent
être, quils désirent laisser trace.
Montaigne ne fut pas diariste, certes, mais cet
autobiographe frappe toujours par la simplicité
avec laquelle il dessine lévidence des
entreprises primordiales: dans Les Essais, la
première phrase qui semble marquée par le
sceau autobiographique est dune netteté
confondante et elle illustre, à mon sens, ce que
tout blogueur se dit au moment où il balance un
«post»: «Je veux dire mon
expérience autour de ce sujet»[1].
Et notre blogueur dentrer dans ce monde de
relations, qui est bien davantage quun
progrès de nos techniques de communication...
La différence fondamentale qui existe entre le
diariste ancestral type Amiel et le «blogueur
posteur moderne» nest pas tellement que
lauto-destination, gage dune
sincérité revendiquée, vole en
éclat. Ce nest pas que ce blogueur peut
échanger en temps réel linformation
avec dautres soi-même. Ce nest pas que
dans ces journaux intimes davant lâge
de lordinateur, toutes les obsessions sont
permises, toutes les folies, toutes les architectures
intérieures, alors que sur le net publier signifie
se conformer, à la loi notamment. Ce nest
pas quhier, on écrivait clandestinement et
quaujourdhui, on expose. Ce qui change
profondément - et on verra que ce changement est
un phénomène renversant, cest le mode
de calcul de lexistence.
Henri-Frédéric Amiel et ses presque 17 000
pages de journal intime rédigées, mais
aussi Stendhal, Maine de Biran, Delacroix ou
Tolstoï, sont des hommes qui manifestaient, dans
linstinct de la confession régulière,
le désir dentasser des cahiers comme on
échafaude un édifice observable par soi
seul. Le paradoxe du journal comme grand uvre,
cest que ces écrits étaient trop
intimes pour être des uvres (le journal
na connu un statut littéraire quavec
Gide) et trop monumentaux pour ne pas créer de la
vanité. Écrire le journal de sa petite vie
honteuse, dans le secret des cabinets du XIXe
siècle, était un acte de constitution de
soi par le nombre, par le calcul. Mais il sagissait
dune utopie de nombre, le journal intime
étant concrètement un lieu qui
nexiste pas, sans échange autre que celui
davoir manifesté sa volonté de se
livrer au papier salvateur dans un recommencement
charpenté. Pour ces hommes de lhabitude, le
journal nillustre pas une satisfaction
fragmentée, il accumule dans la continuité
dune auto-analyse caténaire une
expérience entassée. Cependant, mêler
sa voix intime aux voix communes et publiées
intéressait peu quelquun comme Amiel. Il
écrit le 18 mai 1870: «Je sais bien que le
spectacle de luniverselle logodiarrhée et de
lécrivasserie contemporaine est propre
à dégoûter de cette
vocation»[2]. Le
blogueur moderne est fort éloigné de ce
dégoût. Il aime au contraire le spectacle
des éclaboussements de publications
fragmentées, ce spectacle étant un agent
créatif de son ego, de premier ordre. Hier, Amiel
forgeait une écriture intime dont le
relâchement et la liberté
anéantissaient la possibilité de faire
uvre. Le texte amiélien eut cependant un tel
impact une fois publié (il existe des auto-
destinations qui fascinent!) que le journal fut
après coup luvre que lon sait.
Aujourdhui, le blogueur se saisit dune
écriture instinctive et souvent peu normée,
dont la vivacité et lesprit volatile se
moque de luvre. Si le journal intime (son
aventure sur le papier, jentends) est une forme
littéraire, le blog nest quun mode de
participation citoyenne aux échanges du monde. La
perspective est radicalement autre. On passe de
lintime protégé, ressassé,
fragile, à une mise en scène journalistique
de soi.
On peut difficilement alors définir les blogs
comme des journaux intimes. Ils participent, sur le Web,
dun état desprit qui ne place pas
lécriture au premier plan.
Cependant, le problème de la reconnaissance du
scripteur (jécris = jexiste) semble se
poser de la même façon. Comme Amiel, qui
numérote avec soin ses 174 cahiers, les orne
dune datation qui borne son avancée, qui
note lheure à laquelle il écrit, qui
calcule dans un pronostic saisissant les assauts virtuels
de la mort [3], qui fait le
compte moral de ses journées, qui fait des plans
et des hiérarchies, le blogueur sinscrit
dans une chronologie sans cesse rappelée. Les
archives sont les anciens cahiers quon peut relire
pour ré-exister, les «post» sont
datés automatiquement à la minute
près, les obsessions temporelles semblent les
mêmes. Semblent seulement. Car la
matérialisation de lexistence du blogueur
tient finalement peu dans lacte
décrire, mais se fixe par le nombre de
visites que ce site senorgueillit de compter. Les
pages privées (elles sont en fait
institutionnelles) comportent les fameux outils
statistiques sur lesquelles le blogueur passe du temps
pour évaluer sa notoriété, son
référencement. Le narcissisme comptable. Il
suffit de lire, ici ou là, quelques bilans de
blogueurs très heureux: ils font du chiffre! Cette
reconnaissance équivaut à
léquation «je suis visité =
jexiste», et transforme fondamentalement le
rapport au dire. Le diariste ancien se contentait
décrire, copiait sa vie au jour le jour,
pour établir un vaste édifice
dintrospection. Lécrivailleur que
dénigrait Amiel écrivait pour publier, et
cette exposition suffisait à son statut. Le
blogueur daujourdhui réagit pour
compter, et cest ce compte quil regarde
dun il doux. Et curieusement, dans cet
élan de soi, nest-ce pas cet autrui souvent
anonyme, cet autrui qui fait nombre, qui a le dernier
mot?
[1] Montaigne, Les Essais,
Livre I, chapitre XIV, Arléa, 1992, p. 47. -
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[2] Journal intime, LAge dhomme, tome
VIII, p. 59 - Retour
[3] «Tu as repoussé 15 425 fois la
mort, par le sommeil et la nourriture; mais il faut
succomber dans la lutte; et suivant les
probabilités, la bobine de tes jours na plus
quà tourner que quatre ou cinq mille fois
sur elle-même, en accélérant de
vitesse, jusquà lheure où ton
fil sera épuisé» (tome VI, p. 595). -
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