Ils sont (vous êtes ?) trois millions au moins. Pas
trois millions à regarder la nouvelle
émission de télé
réalité ou à pratiquer le dernier
sport à la mode. Trois millions à tenir un
journal intime ! Selon un sondage du ministère de
la Culture datant d'il y a huit ans, environ 8 % des
Français s'adonnent à cette écriture
introspective, qui pourrait sembler désuète
à l'heure du tout-high-tech et d'Internet. Mais
avec l'apparition des blogs sur le Web, est née
une nouvelle génération de « diaristes
», qui contribue, mois après mois, à
grossir les rangs des écrivains « secrets
». Philippe Lejeune, cofondateur de l'Association
pour l'autobiographie (APA), est catégorique :
« On est sur une pente ascendante. »
Besoin de faire le point avec soi-même dans un
monde global déshumanisé, de recréer
la proximité... « Cette explosion est
liée avant tout à l'élévation
du degré d'instruction et à la prolongation
de 14 à 16 ans de la scolarité obligatoire
depuis 1958. » L'adolescence, avec ses
états d'âme, ses insatisfactions, est
propice à l'« ouverture » d'un journal
intime...
Philippe Lejeune - avec une autre spécialiste des
écrits personnels, Catherine Bogaert - s'est
plongé dans ces milliers de pages manuscrites ou
imprimées pour réaliser une histoire et une
anthologie du journal intime - ouvrage publié par
les éditions Textuel dans tout juste une semaine.
Le troisième étage d'une fusée
lancée avec l'exposition « Un journal
à soi », présentée en 1997
à la Bibliothèque de Lyon ; puis
complétée par un beau livre en 2003 (chez
Textuel également) présentant des
fac-similés des manuscrits (souvent superbement
mis en page et illustrés). Manquait à cette
entreprise de familiarisation, un texte fondateur ; c'est
chose faite : « Le Journal intime » est une
somme de 500 pages, présentant dans une
première partie l'histoire du genre, de la
Renaissance à nos jours ; et dans la seconde, une
soixantaine d'extraits de journaux « publiés
», couvrant toute la période - journaux
d'écrivains, mais aussi d'inconnus jeunes ou moins
jeunes.
Au-delà de la mélancolie
Car nos deux historiens n'ont pas voulu faire une
exégèse littéraire mais un travail
d'anthropologue. En essayant d'éviter les
clichés : « Les extraits choisis sont nos
coups de coeur. Et montrent l'extrême
variété du genre... le journal n'est pas
toujours mélancolique. Il peut être grave et
gai à la fois. » Même lorsque le
diariste sait sa mort prochaine. Malade, le critique
Mathieu Galey écrit deux ans avant sa disparition
: « Parfois, ce qui me chagrine le plus, c'est de
ne pas me survivre. Il ne m'aurait pas déplu
d'être mon propre veuf, de me regretter
moi-même, à mon juste prix, avec un
délicieux désespoir » (le 4
septembre 1984).
Le 4 septembre 1984 : cette précision de date est
cruciale. Car l'écriture en temps réel est
la règle d'or d'un journal. «Quand minuit
sonne, je n'ai plus le droit de rien changer. Si je le
fais, je quitte le journal pour tomber dans
l'autobiographie», écrit Philippe
Lejeune. A propos, comment notre historien est-il «
tombé » dans le journal intime ? A quinze
ans, se sentant le plus malheureux des hommes, il s'est
lancé dans l'aventure. « C'était
dans les années 1950, et je n'avais jamais lu
d'autres journaux. J'avais l'impression d'être un
pionnier. Je ne savais pas comment faire. Alors, sur le
modèle des Anciens, j'ai commencé à
écrire des lettres à moi-même...
» Cette activité intermittente (les journaux
intimes sont liés à certains
événements de la vie et sont rarement tenus
en continu) ne va pas pour autant tourner à
l'obsession, puisque, devenu universitaire, il se
consacre à l'autobiographie. « J'ai
passé vingt ans à étudier le
contraire du journal. Je préférais
l'autobiographie, plus construite, plus communicable,
plus proche d'une forme d'art. » Et puis un
jour, à l'aube des années 1990, le
professeur revient à ses premières amours.
Fasciné, non par les journaux disponibles dans les
librairies - la partie immergée de l'iceberg -,
mais par tout ce qui est encore méconnu, non
publié... Curieux de ce qui se cache au coeur des
êtres, « de l'humanité en
général ».
Des chiffres et des voyages
Surprise pour le profane : l'apparition relativement
tardive du journal. Pas de murs « intimes »
dans les grottes de Lascaux, pas de croustillantes
tablettes cunéiformes, pas de confessions
pharaoniques gravées dans les blocs des
pyramides... Tout au plus, les Anciens, les Romains en
particulier, tenaient-ils des « livres de comptes
». Mais rien de personnel dans ces documents : une
simple relation des échanges, un décompte
scrupuleux des événements de la vie
collective. Cela dit, le lecteur des « Echos »
peut bomber le torse. Le livre de comptes, qui deviendra
un jour « livre de raison », est bien
l'ancêtre du journal. Un jour viendra, en effet,
où le maître de maison pimentera la
transcription de ses dépenses journalières
de quelques commentaires bien sentis...
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Pour Philippe Lejeune, il n'y a pas une explication
à l'émergence du journal intime, mais
plusieurs. L'apparition du papier « tue »
l'usage des tablettes en Europe à partir de 1500.
Elle facilite évidemment la pratique de
l'écriture et sa conservation. Ecrit de 1845
à 1879, « le journal d'Henri
Frédéric Amiel, au lieu de tenir dans une
grande malle avec ses 173 cahiers, aurait, écrit
sur des tablettes, empli une maison entière et ses
dépendances »... Entre la fin du Moyen
Age et le XVIIIe siècle, deux nouveautés
modifient le rapport de l'individu au temps : l'invention
de l'horloge et l'apparition du calendrier annuel, puis
de l'agenda. Dans la seconde moitié du XVIIIe,
apparaissent les almanachs, qui laissent des pages
vierges pour tenir ses comptes... et, pourquoi pas,
rendre compte des événements de sa vie.
Enfin, la fracture religieuse amène la
Réforme et, dans une moindre mesure, la
Contre-Réforme à reconsidérer la
pratique, jusqu'ici mentale, de l'examen de conscience et
à passer à l'écrit. « Ignace
de Loyola, en 1544-1545, a noté pour
lui-même, avec un code abrégé, les
effusions et les larmes qui accompagnaient chaque jour
pour lui la célébration de la messe.
» Si l'on ajoute à cela une lente
évolution du collectif vers la reconnaissance de
l'individu, l'apparition d'une bourgeoisie, d'une
élite sociale cultivée, le tour est
joué.
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Pourtant, le journal intime est encore loin d'être
reconnu dans le pays de Descartes et de Pascal («
le moi est haïssable »...). Preuve, la
polémique provoquée en 1887 par la
publication - de leur vivant - de deux journaux «
scandaleux », celui des frères Goncourt et
celui de Marie Bashkirtseff. Un combat
d'arrière-garde ? Sont bientôt
édités les journaux de Stendhal, de
Michelet, de Rétif de la Bretonne, de Delacroix.
« Mais, surtout, l'idée germe qu'on peut
publier à chaud », souligne Philipe Lejeune
avant d'ajouter : « Le journal est entré en
littérature. » Certains y consacreront
tout leur art (Amiel, Léautaud...).
Mais il n'est pas que littérature. Il devient
auxiliaire d'éducation (surtout pour les jeunes
filles), puis, dans la seconde moitié du XXe
siècle, un outil d'épanouissement,
recommandé par les psychologues, pour construire
son identité. Il est en tout cas très
multiforme, comme en témoigne l'anthologie. Des
journaux historiques collant aux grands
événements - la Révolution,
1914-1918, la Libération, la guerre
d'Algérie -, des journaux de « survie »
pour rendre acceptable la maladie qui vous détruit
(le bouleversant journal du jeune Johan Heuchel mort de
mucoviscidose), des journaux laboratoires (Sartre,
Guibert), des journaux croisés (André
Gide-Pierre Louÿs), à quatre mains (Robert et
Clara Schumann), en famille, sur plusieurs
générations, ou collectifs. Des journaux en
peintures (Carin Ellberg), en photos (Sophie Calle), en
films (Alain Cavalier), en BD (Fabrice
Néaud)...
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Blog intime
Jusqu'à l'explosion des fameux « blogs
», qui redistribuent les cartes. Le journal intime
perd sur le Net ses connotations passéistes et
mièvres, son côté «
réservé aux filles » - il n'est plus
interdit à un garçon de banlieue de
s'épancher, pourvu que ce soit avec style et un
graphisme « cool »... Mais le journal ne
perd-il pas ainsi de son intimité ? «
C'est une nouvelle intimité, de réseau,
qui se crée », rétorque Philipe
Lejeune. On ne s'adresse plus à son entourage,
mais à une communauté d'internautes. Face
à la concurrence des autres cyberdiaristes, «
il faut affirmer un style, un ton », forcer
un peu les traits de son caractère, mettre en
scène sa vie intérieure. Le blog ne change
pas une des vocations premières du journal, «
rompre sa solitude, communiquer ».
Son autre vocation, métaphysique, est « de
lutter contre la mort et l'effacement ».
D'où l'importance de la transmission. C'est l'un
des buts de l'Association pour l'autobiographie (et le
patrimoine biographique), fondée en 1992. La
bibliothèque d'Ambérieu-en-Bugey (ville
d'une des fondatrices de l'APA), près de Lyon, en
est la pierre angulaire : elle regroupe à ce jour
quelque 2.000 écrits personnels, dont environ un
quart de journaux. Quelques-uns sont même
conservés dans un coffre-fort et ne pourront
être rendus publics qu'à une date choisie
par leur auteur. Qui sont-ils, ces «diaristes
réunis» ? L'association compte environ 800
membres (dont une centaine actifs) et une majorité
de profs à la retraite - « on ne
s'intéresse pas à la transmission quand on
a quinze ou vingt ans ». Chacun cultive son
jardin - les autobiographes regardent les diaristes un
peu comme des animaux bizarres, et inversement. «
Mais notre fonds commun, c'est la tolérance,
une réelle volonté d'échanges.
»
Le passionné de journaux croit à la langue
salvatrice. Il n'a pas peur de partager l'intime. Il
accepte la monotonie, la répétition. Il a
choisi de ne pas faire le tri dans les mots du quotidien.
D'accepter l'autre dans la totalité de son
être. Avec sa laideur et sa beauté, ses
peines et ses espoirs, sa rage de vivre et sa rage
d'aimer.
« Ah, vivre. Je charrie dans mon sang une
marée, l'équinoxe des longs jours qui
reviennent, le désir de l'amour, des aventures,
des passions, de la mer, des fièvres, des
départs, des nuages, des sanglots, des
solitudes » (1er avril 1922, Mireille Havet,
vingt-trois ans) .
PHILIPPE CHEVILLEY
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