BLOGS ET JOURNAUX INTIMES

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Le Journal intime. Histoire et anthologie
par Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, aux éditions Textuel,.
Parution prévue le 20 janvier. Pour les passionnés, la quasi-totalité des 60 journaux dont sont tirés les extraits de l'ouvrage ont été édités...

Texte complet
Les Echos
JANVIER 2006
Extraits d'une présentation de PHILIPPE CHEVILLEY,
Les Echos Week-end du 13 janvier 2006 - Page 3
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Ils sont (vous êtes ?) trois millions au moins. Pas trois millions à regarder la nouvelle émission de télé réalité ou à pratiquer le dernier sport à la mode. Trois millions à tenir un journal intime ! Selon un sondage du ministère de la Culture datant d'il y a huit ans, environ 8 % des Français s'adonnent à cette écriture introspective, qui pourrait sembler désuète à l'heure du tout-high-tech et d'Internet. Mais avec l'apparition des blogs sur le Web, est née une nouvelle génération de « diaristes », qui contribue, mois après mois, à grossir les rangs des écrivains « secrets ». Philippe Lejeune, cofondateur de l'Association pour l'autobiographie (APA), est catégorique : « On est sur une pente ascendante. » Besoin de faire le point avec soi-même dans un monde global déshumanisé, de recréer la proximité... « Cette explosion est liée avant tout à l'élévation du degré d'instruction et à la prolongation de 14 à 16 ans de la scolarité obligatoire depuis 1958. » L'adolescence, avec ses états d'âme, ses insatisfactions, est propice à l'« ouverture » d'un journal intime...

Philippe Lejeune - avec une autre spécialiste des écrits personnels, Catherine Bogaert - s'est plongé dans ces milliers de pages manuscrites ou imprimées pour réaliser une histoire et une anthologie du journal intime - ouvrage publié par les éditions Textuel dans tout juste une semaine. Le troisième étage d'une fusée lancée avec l'exposition « Un journal à soi », présentée en 1997 à la Bibliothèque de Lyon ; puis complétée par un beau livre en 2003 (chez Textuel également) présentant des fac-similés des manuscrits (souvent superbement mis en page et illustrés). Manquait à cette entreprise de familiarisation, un texte fondateur ; c'est chose faite : « Le Journal intime » est une somme de 500 pages, présentant dans une première partie l'histoire du genre, de la Renaissance à nos jours ; et dans la seconde, une soixantaine d'extraits de journaux « publiés », couvrant toute la période - journaux d'écrivains, mais aussi d'inconnus jeunes ou moins jeunes.

Au-delà de la mélancolie
Car nos deux historiens n'ont pas voulu faire une exégèse littéraire mais un travail d'anthropologue. En essayant d'éviter les clichés : « Les extraits choisis sont nos coups de coeur. Et montrent l'extrême variété du genre... le journal n'est pas toujours mélancolique. Il peut être grave et gai à la fois. » Même lorsque le diariste sait sa mort prochaine. Malade, le critique Mathieu Galey écrit deux ans avant sa disparition : « Parfois, ce qui me chagrine le plus, c'est de ne pas me survivre. Il ne m'aurait pas déplu d'être mon propre veuf, de me regretter moi-même, à mon juste prix, avec un délicieux désespoir » (le 4 septembre 1984).

Le 4 septembre 1984 : cette précision de date est cruciale. Car l'écriture en temps réel est la règle d'or d'un journal. «Quand minuit sonne, je n'ai plus le droit de rien changer. Si je le fais, je quitte le journal pour tomber dans l'autobiographie», écrit Philippe Lejeune. A propos, comment notre historien est-il « tombé » dans le journal intime ? A quinze ans, se sentant le plus malheureux des hommes, il s'est lancé dans l'aventure. « C'était dans les années 1950, et je n'avais jamais lu d'autres journaux. J'avais l'impression d'être un pionnier. Je ne savais pas comment faire. Alors, sur le modèle des Anciens, j'ai commencé à écrire des lettres à moi-même... » Cette activité intermittente (les journaux intimes sont liés à certains événements de la vie et sont rarement tenus en continu) ne va pas pour autant tourner à l'obsession, puisque, devenu universitaire, il se consacre à l'autobiographie. « J'ai passé vingt ans à étudier le contraire du journal. Je préférais l'autobiographie, plus construite, plus communicable, plus proche d'une forme d'art. » Et puis un jour, à l'aube des années 1990, le professeur revient à ses premières amours. Fasciné, non par les journaux disponibles dans les librairies - la partie immergée de l'iceberg -, mais par tout ce qui est encore méconnu, non publié... Curieux de ce qui se cache au coeur des êtres, « de l'humanité en général ».

Des chiffres et des voyages
Surprise pour le profane : l'apparition relativement tardive du journal. Pas de murs « intimes » dans les grottes de Lascaux, pas de croustillantes tablettes cunéiformes, pas de confessions pharaoniques gravées dans les blocs des pyramides... Tout au plus, les Anciens, les Romains en particulier, tenaient-ils des « livres de comptes ». Mais rien de personnel dans ces documents : une simple relation des échanges, un décompte scrupuleux des événements de la vie collective. Cela dit, le lecteur des « Echos » peut bomber le torse. Le livre de comptes, qui deviendra un jour « livre de raison », est bien l'ancêtre du journal. Un jour viendra, en effet, où le maître de maison pimentera la transcription de ses dépenses journalières de quelques commentaires bien sentis...
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Pour Philippe Lejeune, il n'y a pas une explication à l'émergence du journal intime, mais plusieurs. L'apparition du papier « tue » l'usage des tablettes en Europe à partir de 1500. Elle facilite évidemment la pratique de l'écriture et sa conservation. Ecrit de 1845 à 1879, « le journal d'Henri Frédéric Amiel, au lieu de tenir dans une grande malle avec ses 173 cahiers, aurait, écrit sur des tablettes, empli une maison entière et ses dépendances »... Entre la fin du Moyen Age et le XVIIIe siècle, deux nouveautés modifient le rapport de l'individu au temps : l'invention de l'horloge et l'apparition du calendrier annuel, puis de l'agenda. Dans la seconde moitié du XVIIIe, apparaissent les almanachs, qui laissent des pages vierges pour tenir ses comptes... et, pourquoi pas, rendre compte des événements de sa vie. Enfin, la fracture religieuse amène la Réforme et, dans une moindre mesure, la Contre-Réforme à reconsidérer la pratique, jusqu'ici mentale, de l'examen de conscience et à passer à l'écrit. « Ignace de Loyola, en 1544-1545, a noté pour lui-même, avec un code abrégé, les effusions et les larmes qui accompagnaient chaque jour pour lui la célébration de la messe. » Si l'on ajoute à cela une lente évolution du collectif vers la reconnaissance de l'individu, l'apparition d'une bourgeoisie, d'une élite sociale cultivée, le tour est joué.
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Pourtant, le journal intime est encore loin d'être reconnu dans le pays de Descartes et de Pascal (« le moi est haïssable »...). Preuve, la polémique provoquée en 1887 par la publication - de leur vivant - de deux journaux « scandaleux », celui des frères Goncourt et celui de Marie Bashkirtseff. Un combat d'arrière-garde ? Sont bientôt édités les journaux de Stendhal, de Michelet, de Rétif de la Bretonne, de Delacroix. « Mais, surtout, l'idée germe qu'on peut publier à chaud », souligne Philipe Lejeune avant d'ajouter : « Le journal est entré en littérature. » Certains y consacreront tout leur art (Amiel, Léautaud...).

Mais il n'est pas que littérature. Il devient auxiliaire d'éducation (surtout pour les jeunes filles), puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, un outil d'épanouissement, recommandé par les psychologues, pour construire son identité. Il est en tout cas très multiforme, comme en témoigne l'anthologie. Des journaux historiques collant aux grands événements - la Révolution, 1914-1918, la Libération, la guerre d'Algérie -, des journaux de « survie » pour rendre acceptable la maladie qui vous détruit (le bouleversant journal du jeune Johan Heuchel mort de mucoviscidose), des journaux laboratoires (Sartre, Guibert), des journaux croisés (André Gide-Pierre Louÿs), à quatre mains (Robert et Clara Schumann), en famille, sur plusieurs générations, ou collectifs. Des journaux en peintures (Carin Ellberg), en photos (Sophie Calle), en films (Alain Cavalier), en BD (Fabrice Néaud)...
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Blog intime
Jusqu'à l'explosion des fameux « blogs », qui redistribuent les cartes. Le journal intime perd sur le Net ses connotations passéistes et mièvres, son côté « réservé aux filles » - il n'est plus interdit à un garçon de banlieue de s'épancher, pourvu que ce soit avec style et un graphisme « cool »... Mais le journal ne perd-il pas ainsi de son intimité ? « C'est une nouvelle intimité, de réseau, qui se crée », rétorque Philipe Lejeune. On ne s'adresse plus à son entourage, mais à une communauté d'internautes. Face à la concurrence des autres cyberdiaristes, « il faut affirmer un style, un ton », forcer un peu les traits de son caractère, mettre en scène sa vie intérieure. Le blog ne change pas une des vocations premières du journal, « rompre sa solitude, communiquer ».

Son autre vocation, métaphysique, est « de lutter contre la mort et l'effacement ». D'où l'importance de la transmission. C'est l'un des buts de l'Association pour l'autobiographie (et le patrimoine biographique), fondée en 1992. La bibliothèque d'Ambérieu-en-Bugey (ville d'une des fondatrices de l'APA), près de Lyon, en est la pierre angulaire : elle regroupe à ce jour quelque 2.000 écrits personnels, dont environ un quart de journaux. Quelques-uns sont même conservés dans un coffre-fort et ne pourront être rendus publics qu'à une date choisie par leur auteur. Qui sont-ils, ces «diaristes réunis» ? L'association compte environ 800 membres (dont une centaine actifs) et une majorité de profs à la retraite - « on ne s'intéresse pas à la transmission quand on a quinze ou vingt ans ». Chacun cultive son jardin - les autobiographes regardent les diaristes un peu comme des animaux bizarres, et inversement. « Mais notre fonds commun, c'est la tolérance, une réelle volonté d'échanges. »

Le passionné de journaux croit à la langue salvatrice. Il n'a pas peur de partager l'intime. Il accepte la monotonie, la répétition. Il a choisi de ne pas faire le tri dans les mots du quotidien. D'accepter l'autre dans la totalité de son être. Avec sa laideur et sa beauté, ses peines et ses espoirs, sa rage de vivre et sa rage d'aimer.

« Ah, vivre. Je charrie dans mon sang une marée, l'équinoxe des longs jours qui reviennent, le désir de l'amour, des aventures, des passions, de la mer, des fièvres, des départs, des nuages, des sanglots, des solitudes » (1er avril 1922, Mireille Havet, vingt-trois ans) .

 PHILIPPE CHEVILLEY