BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS
BERLIN AVANT LES DERNIERS ÉVÉNEMENTS
I
Ce n'est pas chose facile que de retracer le
caractère d'une ville. Peut-être le meilleur
moyen est-il d'aller du dehors au dedans, de la ville
extérieure à la ville morale. C'est ce que
nous allons faire pour Berlin, espérant saisir
ainsi l'originalité de cette grande ruche
d'hommes.
Berlin croît comme une ville d'Amérique;
c'est la même absence du passé, la
même avidité d'avenir. Cité
insignifiante avant Frédéric-le-Grand, elle
renferme maintenant, d'après le dernier
recensement fait en janvier 1848, 403'895 habitants, non
compris 8 à 9000 hommes de garnison. En cent ans
elle a donc atteint la grandeur de Vienne.
L'accroissement annuel de la population est aujourd'hui
de 14'500 âmes, dont 11'193 nouveaux venus; il va
toujours grandissant. En le supposant seulement uniforme,
un siècle suffirait pour faire de Berlin la rivale
de Pékin et de Londres. Toutefois il est probable
que la croissance rapide du prolétariat
arrêtera avant ce temps cette progression ou
amènera une catastrophe.
L'extension de la ville est en rapport avec la
population. Dans cette plaine rase, elle ne rencontre
aucun obstacle. Son mur d'enceinte actuel a plus de
quatre lieues de tour, son plus grand diamètre une
lieue et demie de long. Etudions la forme de sa
croissance. On ne sait pas assez qu'il y a une
organogénie des villes, et que le plan d'une ville
est une section anatomique qui fait
pénétrer dans les secrets de sa vie. Cette
physiologie des capitales est une science à faire.
Elle a un fondement si réel, que pour Paris, par
exemple, on peut fixer presque d'avance le degré
de richesse et de culture d'un quartier, la position
normale de tous les établissements publics, la
distribution de l'industrie, de la richesse, du commerce,
de la science, de la misère, le déplacement
graduel du centre de l'activité. Les
résultats du travail que Mr. Rosenkrantz a
publié en 1847 dans les Jahrbücher der
Gegenwart sur la topographie de Paris confirment
pleinement la régularité de cette loi de
formation. La nouvelle géographie a
démontré la correspondance parfaite du pays
et du peuple qui l'habite. Une capitale est la
condensation du royaume, sa géographie sera donc
d'autant plus intelligible qu'ici c'est l'homme qui
produit le pays. La ville est le décalque solide
de la population qu'elle renferme, les murs sont la
coquille à mille jours et à dix mille
replis dont s'enveloppe ce grand mollusque; ils sont, en
un mot, la traduction visible de son
intérieur.
La naissance des villes laissée à
elle-même se fait tantôt par spires
d'enroulement , tantôt par zones concentriques. La
volonté réfléchie modifie
l'évolution naturelle; c'est le cas à
Berlin , nous verrons comment.
Par le 32ème 1/2 degré de
latitude, la lente et fangeuse Sprée, qui descend
de la Lusace , dessine au milieu de son désert de
sable un bel arc de forme chinoise, avec une forte
inflexion au centre, et visant au nord-est: sa
flèche, s'il en décochait jamais une, irait
frapper Saint-Pétersbourg. C'est là que se
trouve une île destinée à devenir le
noyau d'une capitale. Cette île portait une ville
nommée Cologne-surSprée. A cheval sur
l'île deux bourgades enfermaient Cologne, l'une
Berlin sur la rive droite, l'autre Frederichswerder sur
la rive gauche. Le zigzag d'un large fossé
inondé fit des trois petites villes une seule
cité. Autour d'elles se groupèrent peu
à peu sept quartiers immenses nommés
villes. Ce n'est plus un fossé d'eau, mais un
simple mur de pierre qui forme la ceinture du Berlin
moderne. Trois de ces sept quartiers sont en dedans
de l'arc ; ils se nomment les villes de Dorothée,
de Frédé - rie et de Louise, quatre sont en
dehors, les villes de Frédéric-Guillaume,
du Roi et les quartiers de Spandau et de Stralau:
La forme générale de l'enceinte est un
losange dont la Sprée fait la grande diagonale
serpentine. Au centre du losange sont les trois quartiers
primitifs de Berlin; c'est le siège du commerce,
entouré au nord, à l'est et au midi par la
grande zone de l'industrie, des fabriques et du
prolétariat. La partie la plus occidentale qui
regarde la France, est la région dominatrice,
celle de l'intelligence et du pouvoir. Six casernes
échelonnées sur la ligne de
démarcation semblent la flanquer. C'est encore
dans cette région occidentale, en partie sur la
rive gauche de la Sprée, que se trouve le quartier
latin de Berlin, les hôpitaux. Deux magnifiques
rues transversales , la rue de Leipzig et Unter der
Linden, forment , en trois bandes parallèles,
trois grandes divisions: 1° la zone de la science
(Dorotheenstadt) où se trouvent
l'université, les bibliothèques,
l'académie des sciences, le musée, les rues
des étudiants ; 2° la zone de la puissance
(ministères, fonctionnaires, noblesse et de la
richesse), banquiers, étrangers,
théâtres; enfin la zone de l'instruction
secondaire et de l'aisance (gymnases, rentiers, hommes
d'enseignement, petits fonctionnaires).
Cette région occidentale fait la
célébrité de Berlin. C'est la ville
de Frédéric; sa rue principale, le
Friedrichstrasse, n'a pas moins de trois quarts de lieue
de longueur. Tandis que le reste de la ville s'arrondit
concentriquement autour de la cité, et s'y
rattache par des rues en éventail , la ville de
Frédéric appartient à un autre
système, dont le foyer est à la
périphérie à la place de la
Belle-Alliance. Dans ce quartier de la réflexion
la géométrie y domine.
Dix-sept portes percent les côtés de ce
losange. Les quatre portes de l'ouest sont les plus
belles et ont un caractère commun. Les rues qui y
aboutissent s'élargissent en grandes places, sorte
de bouches dont les portes sont les lèvres et qui
aspirent la population et renvoient la pensée. Ces
faubourgs prolongent dans toutes les directions leurs
lignes de maisons, au nord et au sud pour la
pauvreté, à l'est pour l'industrie ,
à l'ouest pour le luxe et le loisir. L'ouest est
le côté du pare.
Telle est la division extérieure de Berlin. Ces
rues sans égoûts, solitaires à dix
heures du soir , sur lesquelles tournoient de grands vols
de pigeons . accusent une jeune capitale. La vue de ce
désert, transformé en grande ville, de
cette création toute historique
réalisée en dépit de la nature, vous
fait admirer dans Berlin la puissance de la
volonté humaine. Mais l'uniformité de ces
interminables rues à angle droit, de ces maisons
régulières comme des greniers à
blé ou comme des filatures, l'inconsistante
fragilité de ces palais de briques qu'on
démonte, remonte et charrie à
volonté; l'hypocrisie plâtrée de
cette architecture, belle sur la façade,
incommode, mesquine, malsaine dans la maison ou dans la
cour; la froideur tranquille et silencieuse de quartiers
entiers, je ne sais quoi d'artificiel et de superficiel
vous montre que la nature se venge.
II.
Le caractère de la ville sert à
expliquer celui des habitants. Les Berlinois ne
sont pas aimés en Allemagne, et malheureusement
ils ne sont pas complétement aimables. Il me
semble que les reproches qu'on leur adresse peuvent se
déduire tous du manque de nature et de naturel. Ce
qu'on appelle la naïveté, la
cordialité, la candeur allemande, n'est pas du
tout dans le caractère berlinois. Quand
Maclame de Staël signalait l'enthousiasme
comme la qualité fondamentale des Allemands, elle
n'avait pas vu ou avait oublié la Prusse et
surtout la Sprée; car Königsberg et Cologne
ne sont déjà plus Berlin. En
général , on nous a créé en
France un type allemand tout d'une pièce,
amusant, mais bien peu vrai: en regardant mieux, ou
apprendra à faire des différences. Au
manque de nature du Berlinois se rattache son
absence d'élan , de spontanéité, de
sympathie, de chaleur, d'exaltation, de force
créatrice instinctive , son horreur de
l'entraînement. De son manque de naturel
découle la pruderie, l'importance
exagérée des formes, le guindé, le
raffinement, l'affectation pincée ou
gourmée des manières, le dédain par
bon ton, le ton blasé par vanité, travers
qu'il fait trop souvent paraître. Le
Berlinois est délié, fier, narquois.
Ses bons mots (Witz), son dialecte, ont une
réputation établie. L'acquis l'emporte en
lui sur les dispositions, l'intelligence sur le
sentiment, la réceptivité sur la
production, la perception du général sur
celle de l'individuel. Son idéal est plutôt
négatif; c'est l'affranchissement des
préjugés et de l'immédiat ,
l'épuration de la pensée. Sa
direction et sa force est le criticisme, l'un des deux
grands organes du développement spirituel, et dont
récemment Bruno Bauer a voulu faire l'unique. Il
n'y a pas de dogme en politique, en religion, en
philosophie que cette critique n'ait passé
à la coupelle. De là une,
sévérité excessive : les plus
grandes réputations sont souvent venues faire
fiasco à Berlin. L'inconvénient de cette
tendance, c'est la sécheresse qui peut aller
jusqu'à l'aridité : le sable du sol est
dans une certaine corrélation avec le
caractère des habitants. La grandeur de ce genre
d'esprit, c'est l'impérieux besoin de
clarté, de complet, de rigueur scientifique et
systématique : Berlin est la capitale des
théories. Il va sans dire qu'on trouve de tous les
contraires dans, ces grandes villes une
caractéristique fugitive ne peut relever que les
traits saillants., Outre les. facteurs naturels de ce
caractère , il y a les facteurs historiques : le
manque de racines séculaires, le protestantisme,
la monarchie absolue et la verge de fer de
l'éducation militaire.. II serait,
intéressant de poursuivre cette quadruple
influence, mais,
Mi (accu il lungo tema t.
Pour la Prusse, Berlin est une image fidèle de
la monarchie. Neuve comme elle, grandie comme elle
à l'ombre de l'épée, et sous la
rosée de la volonté, elle fait
l'unité de ce royaume
hétérogène, le parloir commun de ces
huit provinces encore étrangères l'une
à l'autre, mais qui cherchent vigoureusement et
plus que ne le veut le pouvoir, à démolir
les cloisons qui les enferment depuis la première
Diète Réunie de l'an passé.
Berlin est la tête de la monarchie,, mais n'en est
pas le coeur. Un fait à remarquer, c'est que
tandis qu'en France, le libéralisme, va croissant
de la circonférence au centre, et
s'épanouit à Paris; en Prusse il est
centrifuge, et grandit en raison de l'éloignement
de la capitale. En Prusse les mauvaises têtes sont
à Königsberg et à Cologne. En France,
elles sont déjà en dedans des
retranchements. C'est l'absolutisme et la
révolution dans leurs effets opposés.
Pour l'Allemagne, Berlin est le pôle d'avenir, en
face de Vienne le pôle du passé. L'Allemagne
septentrionale et moyenne gravite plus on moins par ses
espérances et par ses intérêts autour
de ce centre. Mais lais elle ne cède à
l'action centralisante que pour les intérêts
sociaux et économiques.
Il y a franche résistance à la
suprématie intellectuelle ; pour la politique, il
y a encore hésitation. Ni les Universités,
ni les parlements hors de Prusse ne veulent baisser
pavillon devant Berlin. L'Allemagne, la vieille patrie du
morcellement et de l'isolement féodal, s'unira
pour la bourse et pour la bouteille, pour les monnaies et
pour les douanes, mais repoussera la centralisation de la
pensée, qui est un monopole, c'est-à-dire
un despotisme aussi.
Pour l'Europe et le monde civilisé, Berlin a aussi
une signification. C'est la capitale de la pensée.
Berlin revise et systématise; la pensée
l'emporte ici sur la vie. Berlin est surtout la
cité théorétique, la ville de
l'érudition, de la critique et de la science, une
pensée à l'abri d'un manteau militaire.
Berlin est un couvent dans une caserne, une
académie au sein d'un camp. C'est là sa
valeur européenne.
Telle est la caractéristique
générale de Berlin. Pour sa
caractéristique particulière , profitant de
ce qui précède, nous laisserons de
côté tous les ministères, sauf celui
de l'instruction et des cultes, et négligeant le
Berlin commercial, industriel; politique même, nous
examinerons un peuplus en détail le Berlin
spirituel.
III.
Et d'abord dans sa vie littéraire remarquons
dès l'entrée que cette nombreuse classe
d'hommes de talent, lévites du style, chevaliers
de la plume, qu'on nomme littérateurs et
écrivains, n'existe pas à Berlin. II y a
ici des Litteraten, qui font de la Belletristik, mais que
l'on dédaigne, et des savants qui font de gros
livres , et que l'on considère. Futilité ou
science sont les deux termes; le milieu proprement
littéraire fait défaut; comme en
général les livres classiques par la forme,
et sévères pour le fond (nos Rousseau,.
Montesquieu, Buffon), sont excessivement rares dans la
littérature allemamde. Les livres graves de
l'Allemagne ne s'adressent qu'à une aristocratie
de lecteurs, aux gens du métier, ou par
extrême condescendance aux Gebildete (notre
ancienne catégorie des lettrés}; mais ces
derniers ouvrages cessent, par cela même
d'être lus de ceux qui ont la prétention de
science (les Gelehrte). Cette décomposition
découle immédiatement du manque de vie
publique ; le milieu national manquant, on s'adresse
à telle ou telle caste ou classe.
A Berlin on parle peu, mais on lit
énormément. Ce besoin de lecture a
créé pour la vie courante deux
espèces (le locaux , où l'on ne cause ni ne
joue, ni ne fume, mais où l'on dévore la
presse périodique : ce sont pour les journaux les
innombrables Conditoreien, pour les revues et les livres
nouveaux, les Cabinets de lecture. ll y a des
conditoreien partout, et pour toutes les classes. Les
quatre plus fréquentées sont tenues par des
Suisses Grisons. La plus fournie , celle de Spargnapani,
a 50 à 60 journaux en cinq langues. On ne paie pas
d'entrée; les frais sont soldés par la
consommation. Chacune de ces localités a son
public spécial; Spargnapani, les fonctionnaires et
les étudiants; Stehely, les journalistes, les
Litteraten, la jeune Allemagne, les radicaux; Josti, les
militaires, etc. Parmi les cabinets de lecture, je
citerai celui du libraire Besser, le Litterarische
Institut pour les nouveautés , et le Berliner
Lesecabinet. Mais ils ont été
complétement éclipsés par la
Zeitungshalle, établissement fondé il y a
dix-sept mois, en octobre 1846, lequel reçoit une
centaine de journaux dans les douze langues de l'Europe,
et près de cinq cents revues sur toutes les
branches de l'activité humaine , depuis. la
théologie jusqu'aux modes, depuis la
théorie des engrais jusqu'à la science des
échecs. L'établissement offre toutes, les
ressources désirables en fait de lexiques, cartes,
encyclopédies, etc., et devient café
à l'un des bouts, salon pour les dames et pour la
conversation à l'autre bout. La
bibliothèque royale a aussi un cabinet pour les
revues, mais réservé aux savants
attachés à l'université et à
quelques privilégiés.
Quant à la production, vous savez que l'Allemagne
noircit presque autant de papier d'imprimerie que tout le
reste de l'Europe ensemble. Berlin y tient son rang,
quoique pas en proportion de sa population. La production
embrasse journaux , revues, brochures et livres.
Le journalisme à Berlin est, grâce à
la censure, une profession facile mais peu brillante; il
s'agit d'extraire, de relater les faits, de traduire les
autres journaux, et de critiquer l'étranger. Les
articles dé fond sont des. raretés,
l'opposition nulle. Ces journaux-là exercent
surtout la mémoire. Ils sont au nombre de quatre:
la Gazette de Prusse, journal des fonctionnaires; la
Gazette de Spener, journal de la société;
la Gazette de Voss, journal de la bourgeoisie et du petit
négoce; la Zeitungshalle, journal des hommes
d'alfaires , des spéculateurs et 'des lecteurs
pressés , car c'est la gazette qui renferme le
plus de choses dans le moindre espace, et épargne
le plus de temps par son style et son arrangement
ingénieux. Il faut noter aussi que Berlin produit,
je ne dis pas nourrit, deux feuilles françaises,
le Journal français de Berlin (rédacteur
Mr. Duvivier) qui descend, et le Courrier français
de Berlin (rédact. Mr. Mellier, autre
Français), qui monte. La première ne vivait
plus que d'emprunts, la seconde a plus de sève.
Elles essaient (le jeter quelques fleurettes de
gaieté et d'esprit dans ce monde si sérieux
de la docte Prusse.
Berlin produit 65 publications périodiques,
revues servant d'organes à tous les divers
intérêts: Commerce, cliemins de fer, mines,
agronomie, industrie, architecture civetc. ; 8 sont
consacrées aux intérêts religieux
évangéliques, catholiques, juifs; 6
à la géographie et à l'histoire; 4
à la pédagggie et à la philologie;
administration 5; justice 3 ; sciences naturelles 3 ;
guerre 5 ; médecine 10 ; la musique en a 2; le
théâtre 2 aussi; la littérature
générale 2. Presque toutes sont
instructives et consciencieuses, mais presque aucune
intéressante. Ces grands articles sur les
mouvements généraux qui font l'attrait de
la Revue des Deux Mondes et des meilleures revues
anglaises, n'ont pas d'analogue véritable dans la
presse périodique berlinoise. La Lillerarische
Zeitung (réd. Brandes),
très-avantageusement connue à plusieurs
égards, en particulier pour la bibliographie,
n'offre guère que des comptes rendus critiques. La
Litteratur des Auslandes (réd. Lehmann) qui se
rapprocherait davantage de la direction indiquée,
est forcée de se proportionner à son cadre:
elle paraît par feuilles volantes.
Les brochures comme les orages ne grondent pas en
toute saison. Après la crise des
catholiques-allemands , et celle de la Patente du 3 mars,
qui ont beaucoup déchargé
l'atmosphère, nous sommes relativement
entrés clans une saison calme.
La librairie n'est pas dans l'état le plus
prospère. Malgré ses nombreux libraires ,
Berlin publie deux fois et demi moins d'ouvrages que
Leipzig, et quoique neuf à dix fois plus
considérable que Stuttgard , il n'imprime
guère que moitié plus de livres que la
résidence des Colla. Pour indiquer des chiures, le
catalogue semestriel de Leipzig a fait paraître
dans le semestre finissant à Pâques 1847:
à Leipzig 1000 ouvrages, à Berlin 464,
à Stuttgard 300.
Ici, comme en Allemagne, la cherté de la
librairie engendre une librairie de seconde main,
nommée Antiquariat, qui suit parallèlement
la première et sur la plus grande échelle,
Beaucoup de maisons unissent les deux
spécialités, parmi lesquelles celle de
Gsellius est ici la plus considérable.
La vie littéraire s'est créé peu
d'organes, et Berlin n'offre pas ces associations de gens
de lettres qu'on rencontre à Paris en si grand
nombre. La science et les intéfêts sociaux
en revanche, en ont formé beaucoup.
La classe des hommes de lettres, si elle n'a pas ici
une position sociale établie, comme ailleurs,
n'est pas cependant dépourvue de
représentants. On peut citer des poëtes de
mérite, Mâl. Kopisch, aussi peintre, et
Kleike; Mr. Carl Beck, jeune homme plein d'avenir, et
l'inépuisable Rcic-. kert, dont la gloire est
européenne. Le roman est surtout cultivé
par les dames. Les oeuvres de Mesdames Paalzow, morte
dernièrement , de Hahn Ilahn, Ida de Diiriiigsfeld
, Clara Mundi (pseudonyme Mühlbach) , et de la
célèbre Veltina d'Arnim, se sont fait une
certaine clientèle de, lecteurs. Une autre dame,
Mme Rirch-Pfciffer, a pris sur la scène, par ses
pièces taillées dans toutes les nouvelles
et romans du jour, une domination et une
popularité que tentent sans succès de
battre en brèche soit les jaloux, soit les
critiques, soit le publie d'un goût plus difficile.
Sa dernière pièce dramatisée
d'après une nouvelle du souabe Auerbach , a
donné lieu à un procès
littéraire qui a fait beaucoup de bruit, et
traîne encore dans l'Allgemeine Zeitung. La
propriété littéraire n'est pas
fixée par la loi, et l'opinion balance, penchant
néanmoins plutôt pour le dramaturge que pour
le nouvelliste. Les écrivains les plus
renommés sont Tieclc et Varnhagen von Ense, qui
datent de loin, et dont le premier appartient
déjà au passé; puis vient
Théodore Mundt, écrivain fécond,
énergique, et de tendance
très-libérale, professeur de
littérature à l'université. Prutz,
dont la comédie aristophanesque, Politische
Wo-chenstube (l'accouchement politique) a eu beaucoup
d'éclat, et dont la querelle avec le
ministère de l'instruction et de la police, n'a
pas moins, l'an passé, attiré l'attention.
Il s'est vu interdire ses leçons sur la
littérature contemporaine, sans que son recours au
roi ait fait changer l'arrêt. Ici se place toute la
jeune école critique et politique, née de
l'extrême gauche hégélienne, jacobins
systématiques , qui, transportant la
négation de la logique à la
réalité, démolissent
philosophiquement la philosophie, la religion et l'litat
par la critique, et la critique par elle-même.
Mr. Schinùlt (Max. Stirner pseudonyme) homme
doux et aimable, ne laisse surnager au=dessus de cet
universel naufrage que l'égoïsme brutal et
convaincu. Stirner, qui semblait être une
conclusion , est maintenant dépassé ; on
l'a traité de a mystique; n il faut savoir que ce
mot-là est ici la condamnation définitive.
Strauss, pour cette école sans
préjugés, est très-mystique;
Feuerbach l'est encore trop; Stirner croyait les avoir
tous mystifiés ; on le lui a rendu. Le centre de
cette jeune phalange est chez le confiseur Stehely. Ce
sont des montagnards en gants glacés ; une
pépinière de Camille Desmoulins
théorétiques. Naturellement leurs ouvrages
paraissent hors de Prusse. Ce qui les rend moins
dangereux, c'est qu'ils sont tellement en avant des
populations, qu'ils seraient à peine compris en
France même. Ce qui console ces radicaux (le la
pensée, c'est que l'avenir leur appartient. Pour
le présent ils ont assez à faire avec la
police et la forteresse. MM. Edgar et Bruno Rauer, Ludwig
Ruhl, Aleyen, Rutenberg , Droialce et Schmidt (Stirner),
sont les principaux d'entre eux. Ce qui les honore, c'est
leur persévérance, leur
intrépidité logique, leur ardeur
d'affranchissement et leur sincérité. Ce
qui les rend utiles, c'est leur conséquence.
Quand, en poursuivant leur pensée jusqu'à
son extrême résultat, ils n'auraient
contrihué qu'à la faire rejeter tout
entière, ils n'auraient pas travaillé en
vain. La science leur en saura gré; leur plume
aura épargné à la vie de longues et
terribles expériences. Cet homme qui, dans un
rêve d'une heure, avait vécu vingt
années de sa vie, n'était-il pas plus riche
en se réveillant, sans être plus
usé?
IV.
L'exposition des beaux-arts, qui s'ouvrira dans deux
mois, nous fournira l'occasion de parler de Berlin sous
ce rapport. Berlin musical mérite une mention
particulière. Il n'y a sans doute pas de capitales
où l'on fasse plus de musique et de meilleure
qualité qu'à Berlin. Ceci doit servir de
correction à la caractéristique
essayée plus haut, du genre d'esprit de ses
habitants. La musique étant l'art (lu Mur, il est
clair que les Berlinois ne doivent pas être
dépourvus de sentiment. Cependant il ne faut rien
exagérer dans ce sens, et ne pas oublier que la
musique est aussi un moyen de masquer, dans la
société, l'indigence (le la conversation,
et dans les locaux publics, en compagnie du cigare,
l'absene c de spontanéité et de
gaieté. La musique est aussi bien l'oreiller de
l'indolence passive, le leurre de l'âme, que sa
consolation. L'opéra a plus souvent endormi les
peuples qu'il ne les a réveillés. Enfin
même pour la musique, le Berlinois paraît
goûter encore plus le plaisir critique que la
jouissance de l'abandon. Il veut plutôt juger (lue
sentir. Les occasions ne lui manquent pas. La ville est
pavée de musiciens. Pour la musique instrumentale,
qui est ici d'une excellence comme, l'amateur peut
s'abonner aux soirées symphoniques, aux
soirées de Quarletti ou de Trios; une
demi-douz:?ine (le locaux publics, chacun avec un
orchestre, lui ouvrent chaque soir son enceinte; enfin il
a toutes les fêtes données par les virtuoses
en passage. Pour la musique vocale, il a les Oratorios
à l'académie (le chant, les concerts de
musique sacrée à l'Eglise (le la Garnison
et au Dôme le dimanche ; et s'il n'est retenu par
aucun duo de salon , un opéra allemand et un
opéra italien l'attendent.
Trois théâtres où jouent cinq
troupes, dont deux en langué
étrangère (vaudeville français et
opéra italien) suffisent à ces 400,000
âmes. L'opéra allemand, le
théâtre allemand (Schauspielhaus) et le
théâtre français, sont de
propriété royale. Le roi fait les frais et
les recettes. Le public est dans ces salles en
invité et non en maître. Aussi tic peut-il
siffler, mais seulement applaudir. On sent cornrne ce
régime théâtral s'accorde bien avec
le reste. Le public comme le peuple, est un assistant
respectueux de la vie de l'art ou de l'état, non
un collaborateur actif.
Les deux premiers théâtres,
très-voisins l'un de l'autre, situés dans
la ville du luxe (I'riedriclistadt) , non loin de
l'université, sont les plus
fréquentés. Le troisième,
situé par delà la vieille cité
circulaire, en dehors du fossé en zigzag, est
frappé d'une sorte de discrédit; c'est
l'Odéon de Berlin. Sa troupe allemande , qui donne
la farce et le mélodrame et vit de traductions de
pièces françaises ( le Chiffonnier de
Paris, le chevalier de Maison-Rouge, l'ont
défrayée longtemps), n'attire guère
que le public de la ville industrielle. Il n'est pas de
bon ton de le visiter. Une pièce de mocurs locales
intitulée : Cent mille Thalers, satire des
parvenus (le Berlin, jouit maintenant d'une grande vogue.
L'auteur se nomme Kalisch. Le discrédit de
convention (lui s'attache à ce
théâtre déteint sur l'opéra
italien , qui se joue en alternant dans la même
salle, et qui mériterait plus de justice qu'on ne
lui en rend. Pour l'auditeur impartial, qui ne
consulterait que ses oreilles dans la comparaison des
deux opéras, la troupe lyrique allemande
risquerait fort de perdre l'avantage que lui donnent sa
salle magnifique , la richesse de ses costumes et
l'excellence de son orchestre. Le premier
théâtre d'Allemagne est actuellement moins
bien monté en voix que ce modeste ibéatre
italien, heureux, lui, quand il n'a que la moitié
de ses places vides. Son rival, le grand opéra
royal, un des plus riches et des plus splendides qu'il y
ait actuellement en Europe, un des mieux montés
pour les décorations, et dont l'orchestre est
célèbre, a éternellement besoin
d'artistes en passage (ce qu'on nomme Gast-rollen) pour
dissimuler sa faiblesse. La moitié des rôles
du Barbier, par exemple, sont joués et non
chantés. Encore ici , connaissance et intention,
mais manque de nature, insuffisance d'organes. La troupe
française est une aimable troupe de vaudeville;
mais son public prend un peu trop ces soirées
comme des leçons de langue. Elles sont pour lui
moins un délassement qu'une tâche. C'est un
cachet payé qu'il faut mettre à profit.-La
troupe allemande est la meilleure. Mais
l'inconvénient radical, c'est qu'elle doit faire
face à tous les besoins que se partagent six
à huit théâtres à Paris. Elle
doit représenter le théâtre
Français, le Vaudeville, la Gaîté,
les Variétés. Ce théâtre
unique doit trouver (lu temps et de la place pour les
classiques allemands; pour les classiques anciens:
Sophocle; les classiques étrangers: Racine
(Athalie) et -Shakespeare (Othello, Marchand de Venise,
Songe d'une nuit d'été, Roméo et
Juliette, Hamlet, les pièces historiques, etc.),
pour les vivants et les morts, pour le cornique et le
tragique, pour les pièces légères et
les drames en cinq actes. C'est une tâche difficile
; aussi l'intendant, Mr. de Küstner, n'y suffit-il
pas. L'administration théâtrale étant
la seule branche du service public sur lequel la critique
puisse s'exercer librement, on a usé largement de
la permission, et les attaques les plus violentes ont
été dirigées soit contre la
direction spéciale de Mr. de Küstner, soit
contre la tutelle royale du théâtre en
général. On a accusé l'une
d'abaisser le goût par calcul, la seconde d'amortir
l'esprit public par un théâtre artificiel.
Mais je crois qu'on a un peu confondu l'embarras avec le
machiavélisme, et là où il fallait
dire: pente des choses, on a crié trop vite:
trahison.
Nous avons aussi deux théâtres
d'amateurs, dont l'un , l'Orania, sert d'école aux
jeunes talents qui se destinent it la scène; et en
été, dans le faubourg Schôneberg, une
sorte de théâtre de banlieue, populacier,
tapageur, où les audileurs servent d'orchestre,
sifflent, chantent, aposirophent, droit précieux
pour étudier en déshabillé et
à l'aise ce bon peuple berlinois, ailleurs si bien
dressé, bridé et sanglé.
La critique est une vraie tour de Babel. Chacun y
parle sa langue, et les coq-à-l'âne y
abondent. Si la grâce et l'esprit
suppléaient au moins aux incertitudes du jugement!
Du reste les plaintes s'élèvent contre
cette critique, et une amélioration s'y fera
bientôt sentir. Un esthéticien
distitrgué de l'école
hégélienne, Mr. Rôtscher, essaie de
rallier les idées sur le terrain de l'art
dramatique et de l'art du comédien, et a
même fondé une revue pour cette
spécialité. Mais il a beaucoup
d'adversaires, qui l'accusent de formalisme creux, et
proclament la vie historique et les préoccupations
du présent potjr les seules sources dramatiques.
C'est toujours l'école de la poésie
politique. Du reste si la culture esthétique des
critiques laisse beaucoup à désirer, la
politesse est encore plus en souffrance. Les plus
intelligents se donnent des torts en ce point, et leurs
comptes rendus rappellent parfois involontairement le mot
acerbe de Gthe
En Allemand, étre poli c'est mentir'.
V.
La Prusse, état de nouvelle formation,
uvre de l'habileté et non de la nature,
devait avoir la science pour palladium. La
réflexion et non l'instinct, la
persévérance et non le hasard,
l'intelligence encore plus que la force l'ont faite ce
qu'elle est. La pensée, son principe
créateur, devait demeurer son perpétuel
soutien. Et ce qui devait être a été.
La Prusse, monarchie absolue , a fait de la science sa
raison d'état. Son absolutisme est donc
libéral. Là est sa grandeur, là sera
la nécessité de sa métamorphose. La
gloire de la monarchie est d'avoir créé une
grande puissance protestante, consolidé un royaume
né d'hier, d'avoir; par des soins soutenus,
purifié, agrandi, élevé toujours
plus haut dans la vie de l'intelligence et du bien, les
millions d'hommes dont elle avait conquis la direction ;
en un mot, d'avoir été une noble
institutrice de ses peuples. Mais l'éducation a
pour fin de devenir tous les jours moins
nécessaire. La royauté forte et paternelle,
inspirée par une volonté
généreuse est guidée par une vaste
intelligence; mais quelle que soit la
supériorité d'un père, ou
plutôt en raison de cette
supériorité, ses enfants tendent à
devenir dignes de lui en cessant d'être des
enfants. Or l'absolutisme libéral est encore un
peu trop absolutisme pour être aussi
libéral. Il veut développer toutes les
nobles facultés de l'individu, mais il ne va que
jusqu'à l'individu, et s'arrête avant le
citoyen. Il ouvre une excellente école , mais il
ne veut pas laisser sortir de l'école. Il
élève des hommes, et il ne veut que des
enfants. Parla science il mûrit les populations,
les initie à la vie générale, les
affranchit de l'ignorance, de l'obéissance passive
, les rend capables de vouloir, et leur dit: Vous ne
voudrez point. II y a évidemment là une
inconséquence. Les temps ont marché.
L'État a couvé sous ses ailes la science et
la religion , les intérêts
généraux ; c'était son droit. Mais
sa couvée a grandi, les ailes lui sont venues, et
elle ne peut plus tenir dans le nid paternel. C'est sa
destinée. L'absolutisme prussien est plein de
bonnes intentions, mais il ne fait pas son droit à
l'histoire. Il veut rester tuteur bon gré mal
gré, en tout et partout; tutelle de la
pensée, tutelle de l'Église, gourmette par
ici, bride par là, et il ne voit pas assez que,
grâce à son habile tutelle, le pupille a
pris de la raison, qu'il devient majeur, et demande un
peu plus de liberté. Impatience de la tutelle trop
continuée, telle est la situation de la Prusse
actuelle. La nation désire faire acte de
virilité, prendre part à ses affaires,
devenir une personne pour le roi son père. Ce
n'est pas de l'indocilité, c'est la loi de la
nature. Les codes ont tranché la difficulté
pour la vie de famille, en fixant fâge de la
majorité. La crise est plus embarrassante pour une
nation. La nation se dit mûre pour
l'émancipation, la royauté le lui conteste
: il faut donc le prouver. Pour la Prusse, la preuve
s'est faite, l'an dernier, à la diète
réunie. Il n'a fallu que quelques séances
à cette grande assemblée pour organiser une
vie parlementaire et prendre une attitude politique. Une
royauté qui voit son élève devenir
par ses soins digne d'être son associé, doit
être fière et non pas attristée,
surtout si l'élève n'est pas ingrat.
Ce résultat a été produit par de
longs sacrifices. La Prusse a toujours donné une
grande place aux intérêts sp',rituels. Aussi
la science n'a-t-elle pas été inutile
à l'État, encore moins aux individus. Le
niveau de l'instruction est
très-élevé en Prusse. Tout le monde
st instruit, et les savants le sont au delà du
vraisemblable. L'État met des conditions
extrêmement exigeantes à l'entrée de
toutes fonctions, et la société n'est pas
moins sévère. Aussi peuton dire : docte
comme un Prussien.
En Allemagne, les plus grands combats sont encore ceux
des théories. Les héros nationaux sont
encore les penseurs. On a déjà
comparé l'histoire de la philosophie allemande
depuis Kant à celle de la révolution
française. Chaque période de l'une trouvait
son parallèle dans l'autre. Seulement on ne
guillotinait ici que des idées, et
l'épée de Napoléon avait pour
pendant la plume de Hegel. Le trait est
caractéristique. Cette vie profonde et
idéale, née d'une ardeur insatiable de
vérité, qui engendre ou la béatitude
de la contemplation sereine, ou le désespoir de
Faust, a créé la science allemande, ce
monument imposant de l'activité humaine. La
philosophie et la théologie ont fait le centre de
cette vie nationale. Mais ce centre se déplace. La
pratique enlève chaque jour du terrain à la
contemplation. Les faits disputent l'attention à
l'idée. La société secoue le
penseur. On ne veut plus seulement raisonner, mais vivre;
ni savoir, mais agir; ni concevoir, mais réaliser.
L'Allemagne se raccommode avec les occupations humaines.
Toutefois elle se modifie sans se renier. Le inonde
spirituel sera toujours le Canaan de son âme.
Berlin en particulier a beau devenir industriel, il est
surtout capitale scientifique. Analysons-le à ce
point de vue.
Distinguons les choses qui restent des individus qui
passent. Dans les choses il y a les forces
accumulées ou organes en repos, et les forces
accumulantes ou organes en action. Nous appelons ici
forces accumulées lés ressources de tout
genre sur lesquelles s'appuie le développement
scientifique: en un seul mot les collections, collections
des produits de la nature, de l'art, de l'industrie, de
la pensée, musées et bibliothèques.
Berlin, quoique ville toute moderne, et encore fort jeune
à d'autres égards, rivalise en ce point
avec les plus vieilles cités. Ses musées
minéralogique, botanique, zoologique, anatomique,
sont au niveau de ce qu'il y a de plus grand en Europe.
Son observatoire tient un rang distingué. Ses
musées de sculpture et de peinture, quoique pour
ce genre de collections la jeunesse soit un tort sans
remède, sont remarquables, et suppléent
à la rareté des chefs-d'eeuvre par le
complet des écoles et la parfaite disposition des
couvres. Ne pouvant plus primer au point de vue
esthétique, les grands chefs-d'eeuvre étant
depuis longtemps classés, ces musées ont
dû viser à la valeur historique, et ils ont
atteint leur but. Le musée des plâtres,
complément indispensable pour l'histoire de l'art
plastique, est conçu sur une grande
échelle. Gemmes , vases, antiquités
germaniques, musée de gravures, de petits objets
d'arts , tout a sa place. Si le musée ethnologique
(compris dans le Kunstkâmmer, situé dans le
palais du roi) est fort élémentaire, en
revanche le musée égyptien auquel on
travaille maintenant, sera peut-être le plus beau
qui existe. Partout l'ordre le plus intelligent,
l'habileté remplaçant la richesse ou la
triplant par son emploi. La science étant fonction
d'Etat , l'Etat se fait un point d'honneur de sa
générosité. Un budget qui n'est
à celui de la France que comme 1 : 6, pour une
population qui est comme t : 2, trouve moyen de consacrer
à l'instruction publique une somme absolument
moitié aussi forte, c'està-dire trois fois
plus forte comparativement'
Un mot encore des bibliothèques. Chez ce peuple
liseur, tout le monde se fait sa bibliothèque; les
savants en ont d'énormes. Berlin n'a que deux
bibliothèques publiques, la Bibliothèque
royale et celle de l'Université. Toutes deux
prêtent les livres à domicile , et sont sous
le même chef, le savant Pertz, l'éditeur des
Monumenta Gerananice, La dernière a 40,000
volumes, et pour, s'accroître une allocation de 600
thalers (2250 francs), et le droit à un exemplaire
de tous les ouvrages publiés à Berlin. La
Bibliothèque Royale dépasse 500,000 volumes
et 5,000 manuscrits avec une allocation annuelle de
37,500 francs (10,000 thalers), et le droit à un
exemplaire de tous les ouvrages publiés dans le
royaume. Un budjet aussi large et des dons nombreux
expliquent son accroissement rapide, et nous ne comptons
pas les achats des collections prérieuses pour
lequel le roi donne des sommes à part,
Les fbrces accumulantes comprennent les inst'itut'ions
savantes publiques et privées. Leur
caractère général est la
réceptivité plutôt critique que
sympathique, et la productivité plutôt
réfléchie que spontanée. Avant de
faire du neuf, on veut ici être maître de
tout le vieux. L'assimilation de tout le passé
scientifique, sa distillation et sa critique, sont la
condition de toute autorité intellectuelle._ On,
veut continuer, et. non recommencer;, on n'accepte pas le
génie impatient. La première loi
imposée ici au génie, caest d'absorber le
monde avant d'être lui-même., On a horreur du
caprice subjectif; la logique des choses,,
l'objectivité est le postulat sine quâ non.
Tu travailleras six jours et tu ne te reposeras pas le
septième , telle est la loi de la pensée
allemande. L'intelligence oblige au lieu de
délier. La ténacité laborieuse, la
persévérance invincible (le fameux
Dentciter Fleiss) est la qualité nationale.
VI[.
L'instruction primaire et secondaire rentre moins dans
notre sujet qui est le Berlin scientifique. Mais on sait
toute l'importance donnée en Prusse à cette
branche de la vie générale. L'école
est le boulevard de la civilisation, c'en est aussi la
propagande. La civilisation moderne engendre sa propre
barbarie, qui menace de la submerger: le
prolétariat. Nulle ville n'a fait plus d'efforts
que Berlin pour pratiquer des trouées dans cet
élément ténébreux et
envahissant, pour pénétrer de
lumière et de chaleur, pour instruire et moraliser
ces masses toujours plus épaisses qui enveloppent
l'arche de la vie supérieure; efforts
sincères sinon efficaces. Ecoles des pauvres,
écoles du dimanche, écoles de paroisses,
écoles de la ville, écoles industrielles,
écoles royales, écoles d'asiles pour les
petits enfants, établissements pour les enfants
moralement abandonnés, pour les jeunes criminels,
pour les femmes repenties; obligation par la loi
d'envoyer les enfants à l'école, et
nombreuses commissions de surveillance. Ainsi,
instruction élémentaire de tous les
degrés, et, pour l'instruction secondaire, six
grands gymnases, dont l'organisation a dès
longtemps excité l'attention des gouvernements
étrangers. Les professeurs de gymnases à
Berlin seraient capables ailleurs de siéger dans
les universités. Méthodes, livres
d'études sont l'objet d'améliorations
incessantes ; la pédagogie est devenue une science
entière. Pour comparer l'état de
l'éducation ici et ailleurs, il n'y a qu'à
comparer les livres de classe, même en un seul
point, les grammaires. Tandis que des
générations en France ont vécu sous
la dynastie Lhomond, Burnouf au Chapsal, livres
médiocres, en Allemagne les ouvrages excellents_
se succèdent et se détrônent sans
discontinuer. En France, une grammaire use une
gértération de maîtres et
d'écoliers; en Allemagne, un maître use des
générations de grammaires. On croit ici que
les livres et les méthodes sont faites pour
l'élève; ailleurs il semble que les
élèves sont faits pour le livre.
La science compte à Berlin deux institutions
royales l'Université et l'Académie des
Sciences. (II y a aussi une Académie des
Beaux-Arts.)
L'Université- est la première de
l'Allemagne, quoique la dernière venue. Occupant
les trois côtés d'un parallélogramme,
dont le côté libre s'ouvre sur la plus belle
rue de la capitale, cet édifice immense,
situé au centre de la ville du luxe et du pouvoir,
entouré de l'Opéra, de la
Bibliothèque royale, de l'Académie des
Sciences, du palais du prince de Prusse et de l'Arsenal ,
symbolise clairement la place faite à la science
dans l'Etat prussien. D'une architecture imposante,
divisé en deux étages, contenant sous le
même toit quatre ou cinq vastes musées
(physique, minéralogique, zoologique, chirurgical,
anatomique), trentetrois auditoires, les bureaux du
sénat du tribunal académique, du
secrétariat et de la comptabilité, et la
grande salle de cérémonie dite l'Aula, ce
bâtiment est une petite ville, où 2,000
néophytes viennent recueillir les enseignements de
la science qu'administrent 170 maîtres. C'est bien
là une de ces almce maties auxquelles l'en
tbousiasme des étudiants allemands voue une sorte
de tendresse mystique'. Indiquons, en courant, les
caractères les plus saillants des professeurs
allemands. C'est d'abord la négligence de la forme
: infiniment peu de professeurs improvisent et se donnent
quelque soin pour la prononciation , la netteté et
l'élégance du débit. Plusieurs des
plus célèbres sont mêmes classiques
pour leurs tics et leurs attitudes maladroites.ou
risibles.
La solidité (la Gründlichkeil) est la
réquisition capitale; on lui sacrifie tout le
reste, et il est certain que c'est ce qui importe le
plus. L'écueil , c'est l'encombrement qui
' Quelques chiffres plus exacts feront mieux juger de
sa grandeur.
Voici deux tableaux, l'un des personnes, l'autre des
cours, tous deux pour cet hiver 1847-1848.
Personnes.
Professeurs Professeurs Docteurs Nombre ordinaires.
eitranrdin. privés. d'étudiants. 1.
Faculté de théologie. 5 5 4 241 73
11. a de droit . . . 9 3 5 622 145 ~A
111. s de médecine. . 13 10 15 232 62 v
1V. a de philosophie. 33 31 32 445 155
Sommes. . . . . 60 49 56 1540
Enseignants. . . 165 (ou mieux 170, en y comprenant
cinq membres de l'Académie, qui donnent des cours
facultatifs.)
A ces 15So (dont étrangers, 435)
il faut ajouter 534 auditeurs non
-immatriculés. 2074 auditeurs.
On connaît cette organisation des enseignants
à trois degrés. Les docteurs privés
(privat-docenten), après s'être
habilités, suivant la loi, proposent des cours,
cherchent à se faire connaître, pu, blient
et professent. Ceux qui se sont fait le plus remarqner
sont promus au rang de professeurs extraordinaires et
touchent peut s'alourdïr jusqu'au fatras. Beaucoup
restent embourbés dans l'érudition et
n'arrivent pas jusqu'à la pensée. Le moyen
entrave quelquefois le but. A choix, ou
préfère se passer d'inspiration que
d'érudition.
La disproportion. Il est peu de professeurs qui savent
tailler un cours à la longueur du temps qu'ils
prennent; à la dixième fois, ils ne
réussissent pas mieux qu'à la
première.
Le complet en est la cause. On ne distingue pas un
bli. Ces traitements sont aussi variés. Outre
l'ascension progressive, il y a encore la voie des appels
(Beruf) pour enlever une réputation à une
autre université par un titre ou un traitement
supérieur. De là l'échelonnement des
honoraires.
Cours anoncés.
Cours privés Cours pubtics Totat.
(payés.) (gratuits.)
1. Théologie . . . . . . . . . . . 21 12 33
Il. Droit. . . . . . . . . . . . . . 35 18 53
111. Médecine. . . . . . . . . . . . 50 25
75
1V. Philosophie Philosophie . . . 20 9
Mathématiques.. 10 4
(sept branches Sciences natur. . 23 15
différentes.) Politiq. Econom. 16 6 181
Hist. et géogr. 14 9
Art . . . . . . . . 8 5
Philologie . . . . 30 15 ,
En philosophie . . . . . . 121 63 ,_..
Sommes . . . . . . . 227 118 345 345 cours ont
été annoncés. En calculant que le
1/3 ou la 1/2 ne trouve pas d'auditeurs, et n'a, par
conséquent, pas lieu, on ne s'éloignera pas
beaucoup de la vérité en estimant à
180 le nombre
cours d'un livre. C'est la principale
différence d'avec les cours parisiens qui
effleurent la matière, tracent à grands
traits, donnent les contours et les aperçus. Ici
on serre le sujet de tout près; on
l'épuise. Le professeur français excite
l'appétit; le professeur berlinois le rassasie.
Ainsi, l'un vous fait superficiel, l'autre vous rend
gltitndlich. On doit étudier après le
premier; après le second on sait. Avec ce
système, le professeur commence, mais il rte finit
pas toujours.
Les assistants ont aussi une physionomie
particulière je dis à dessein assistants,
car les étudiants sont moins des auditeurs que des
secrétaires. Toutes ces têtes assidues,
couchées sur leur pupitre, et ces plumes qui
courent sur le papier font le pendant naturel de ce
professeur qui lit. Le rapport est impersonnel ; la
pensée parle à la pensée; mais les
acteurs ne se voient pas. On pourrait croire les uns ou
les autres passifs: ce serait une erreur. L'attention est
souvent à sa plus haute concentration pendant
l'opération mécanique que chacun poursuit.
Vous imaginez voir un homme qui dicte et ses
sténographes qui écrivent. Pas du tout, ce
sont deux manières de se recueillir.
Un autre spectacle plus intéressant, comique
pour un esprit léger, mais d'un comique grave,
comme la comédie de la vie, est celui qu'offre le
rapprochement de tous ces enseignements divers. Je ne
sais plus quel poëte allemand a dit
proches dans le cerveau habitent les pensées,
Mais loin, dans le monde, se repoussent les faits.
L'université ressemble plus au cerveau qu'au
monde; car les contrastes y demeurent porte à
porte, et souvent s'installent au même fauteuil.
Celui qui pourrait entendre un seul jour ces 120
leçons à la fois deviendrait certainement
fou de rire ou de désespoir. L'un construit,
l'autre démolit; l'un dit, l'autre dédit.
Une chaire combat la voisine. On vous a prouvé une
thèse ici, de l'autre côté de la
muraille, on la réfute. Vous avez entendu un
orthodoxe; il est remplacé par un rationaliste,
auquel succède un spéculatif qui vient
railler un physiologiste. Le n° 1 renverse
radicalement le n° 2 ; une heure annulle la
précédente. Ayez un peu de patience et vous
ne saurez plus à quoi vous en tenir. C'est
là le côté comique ou tragique,
suivant que vous tournez au Démocrite ou à
l'Héraclite. Mais ayez plus de patience encore, et
vous ferez peut-être une autre découverte :
vous reconnaîtrez que vous avez dans une
université une équation à mille
termes, une miniature de la grande équation de la
vie. Les facteurs se croisent, se repoussent, se
combinent, s'entre-détruisent, mais la fin de ce
carnage n'est pas le néant, c'est la
simplification de la formule, le rapprochement graduel
vers la vérité. Un résultat à
constater, c'est que tandis que le nombre des enseignants
croit, et que l'Etat fait plus de frais pour
l'université, le nombre des étudiants
décroît. En 1840, l'université
comptait 2236 étudiants pour 142 enseignants des
trois classes (professeurs ordinaires, extraordinaires et
docteurs privés). En 1848, elle ne compte que 2074
étudiants pour 170 enseignants,
c'est-à-dire 28 professeurs de plus et 168
étudiants de moins. Le nombre des étudiants
tend à diminuer en général; mais
c'est la diminution relative, le déplacement de la
vogue qui importe, et
il est curieux de suivre cette histoire du
crédit universitaire. Ainsi Gottingen, depuis 22
ans, a perdu graduellement les deux tiers de sa
clientèle; Heidelberg va, au contraire, croissant.
Il y a hausse et baisse des universités, ou bien
des facultés et même des professeurs. La
cherté proportionnelle de la vie , la
réputation individuelle des professeurs, la
direction politique de l'Etat, et enfin les oscillations
de la pensée générale sont les
principales causes qui influent sur cette bourse de la
science.
Un autre résultat parallèle, c'est que
l'ardeur scientifique baisse en même temps que les
étudiants. On remarque l'abandon graduel des
études désintéressées, la
réduction des cours au strict nécessaire et
l'accroissement continu des Brod-Studenten
(étudiant pour se faire un gagne-pain et non pour
la science même). La cause de ce fait
réside, dans le déplacement des
préoccupations générales autant que
dans l'affaissement spirituel.
Comparée avec les autres universités,
Berlin montre les étudiants dans un autre rapport
avec la ville : ils ne sont plus ici rois et seigneurs et
se perdent dans la capitale. Entre eux, ils ne font plus
société organisée et close, la vie
de corps disparaît presque , et avec les
professeurs ils ne sont plus sur le pied de collaboration
et de commerce amical, comme dans les universités
du centre et du sud , les rapports sont plus rares et
plus cérémonieux. Les séré.
nades (Stàndchen) , les séminaires et le
bal de l'université entretiennent néanmoins
les relations, et la plupart des professeurs un peu en
renom ont en outre la coutume, pour fournir une issue
à l'empressement de leurs étudiants,
d'établir un soir de réception, où
la causerie se provoque autour d'une table à
thé; malheureusement la gêne ou la
timidité passe quelquefois à la ronde avec
l'infusion chinoise. Mais cet embarras tient
ordinairement au manque d'usage dans les jeunes gens, qui
n'entrent pas dans la vie sans façon des
étudiants de petite ville , dans les moeurs plus
choisies des salons berlinois, sans perdre un peu
l'équilibre.
L'Académie des sciences, fondée 110 ans
avant l'université sur les directions de Leibnitz
(1700), est le corps savant supérieur. Elle
réunit toutes les notabilités
intellectuelles du pays : tel est du moins son but.
Fondée par un philosophe, elle ne s'en est pas
toujours souvenue, et parfois a fermé sa porte aux
plus illustres héritiers de son fondateur, par
exemple à Fichte et à Hé£el.
Pour être juste, il faut reconnaître qu'elle
a accueilli dans son sein Schleiermacher , mais sans
doute comme philologue, et qu'elle possède
aujourd'hui Schelling : ne serait-ce pas comme
théologien ? Elle aurait ainsi éludé
deux philosophes, tout en s'enrichissant de deux grands
hommes. Il est vrai que sou titre est Académie des
Sciences.
L'Académie se divise en deux classes : la
classe physico-mathématique , qui compte 29
membres, et la classe philosophico-historique , qui en
compte 24. Total, 53 académiciens. Au titre est
attaché un honoraire annuel de 300 thalers, et
l'obligation de fournir à son tour de rôle
un mémoire pour les séances mensuelles de
l'Académie. MM. Encke et Bceckh, l'astronome
célèbre et l'illustre helléniste,
sont les secrétaires perpétuels.
L'Académie, qui tient une seule séance
publique en janvier, est placée sous le
protectorat de Sa Majesté, et publie in-1,°
un choix des mémoires lus dans son sein. Elle
s'est fait beaucoup de tort dans l'opinion par l'affaire
du conseiller de Raumer , l'année passée,
et la lettre d'excuse adressée par elle au roi,
lettre qu'elle ne s'attendait pas à voir
livrée à la publicité, et qu'on a
trouvée singulièrement humble.
L'Académie se recrute presque
entièrement dans l'uni-, versité. De ces 52
membres, 30 sont encore professeurs et la plupart des
autres l'ont été.
Au-dessous de_ ces deux grands corps savants se sont
formées une foule d'associations
particulières, reconnues et patentées par
l'Etat. Berlin est la ville des comités et des
sous-comités. On fabrique une
société à propos de tout, du plus
futile comme du plus grave intérêt. Chacun
veut être coté, enregistré,
patenté et titré, fût-ce du titre de
va-nu-pieds. On désire pouvoir garder dans les
cabarets son chapeau sur la tête, vite la
société des Hut- freunde. On trouve
convenable d'avoir de la musique â son enterrement,
vite le Trouer-Verein ehemaliger M`ilitairpersonen: On
va, dit-on, fonder une société
philanthropique pour faire laver les nègres, et
une autre pour faire tailler les ongles aux cannibales.
Du reste, sauf ses exagérations, cette tendance
peut avoir de bons résultats, soit pour la vie,
soit pour la science. Quelques chiffres vous montreront
où l'on en est à cet égard. Berlin
possède 19 sociétés pour
l'intérêt des arts et métiers, 23
pour l'avancénient de la religion et de la
moralité, 55 établissements privés
d'utilité générale, 115 fondations
pieuses et sociétés de bienfaisance, et ce
qui rentre surtout dans notre point de vue, 123 bourses
ou stipendia pour favoriser l'instruction; enfin 1
société de belleslettres et 25
sociétés scientifiques. Parmi ces
dernières il faut signaler la
Société zoologique qui, au moyen d'actions,
a donné à Berlin le complément
nécessaire de ses collections zoologiques mortes:
un jardin des animaux.
VII.
Après les institutions, un mot sur les
personnes. Berlin voulant être la tête
intellectuelle, le pôle d'avenir de l'Allemagne,
attire naturellement à lui toutes les
supériorités de partout où il. les
trouve. Ses finances prépondérantes
permettent en particulier à l'université de
soustraire à toutes ses rivales leurs plus grandes
capacités, et l'honneur de paraître sur un
plus grand théâtre laisse rarement
résister à la tentation. Cela s'est vu
pourtant. Wangerow, le plus grand pandectiste de
l'Allemagne, a refusé de quitter Heidelberg pour
remplacer Puchta à Berlin. Plusieurs de ceux qui
ont cédé à l'appel berlinois,
même parmi les illustres, ont eu lieu de se
repentir de n'avoir pas eu la même sagesse. Les
sables de Brandebourg sont arides et boivent vite les
espérances. Le criticisme berlinois est corrosif,
il mord quelquefois jusqu'au diamant du génie, et
dissout tout ce qui est moins réfractaire.
Cette attraction incessante a réuni dans Berlin
une armée d'esprits d'élite, qui fait sa
plus belle couronne. Le pôle du sud ne groupe que
quatre étoiles; Berlin offre une constellation
beaucoup plus riche d'étoiles de première
grandeur. Des chefs de la science allemande une bonne
part est réunie fans ses murs. Le
daguerréotype d'une séance de
l'Académie de Berlin serait une page toute faite
du Panthéon des hommes illustres. Les
représentants de chaque discipline en sont les
maîtres: Pour la géologie, de Buch; pour la
chimie, Mitscherlich et les deux Rose; pour les sciences
naturelles , Link et Lichtenstein ; pour l'infiniment
grand , Encke; pour l'infiniment petit , Ehrenborg ; pour
la physiologie comparée, Jean Müller; pour
les mathématiques, Jacobi; pour la physique, Dove;
pour l'univers, Alexandre de Humboldt. Pas un qui n'ait
fait faire à la science cosmologique un pas
décisif. Et si nous passons à la seconde
classe : Boeckh, Lachmann et Bekker, les grands
philologues; Bopp et Jacob Grimm, les fondateurs de la
grammaire comparée; les historiens Ranke et de
Raumer; l'orientaliste Schott; le
bénédictin Pertz; de Savigny, le
jurisconsulte; Néander, l'historien de l'Eglise;
Carl Ritter, le père de la vraie
géographie; Lepsius, l'égyptologue
pénétrant; de Schelling, l'homme de
génie créateur. L'aréopage est
majestueux. Chacune de ces têtes , chargée
d'un monde de souvenirs ou de pensées, offre un
noble exemplaire de la grandeur humaine. Chacune,
concentration merveilleuse, résume des
siècles de vie, et marque ce produit au coin de
son individualité.
L'université, outre les professeurs
académiciens, compte encore parmi les
célébrités : dans la faculté
de Théologie , Nitzsch , Twesten (école de
Schleiermacher mitigée) et Vatke (école de
Hegel). Dans celle dé Droit, Stahl (phi los. du
droit), Keller de Zurich (droit romain), He ffter (droit
des gens) et Gneist (droit civil). Dans la faculté
dé Médecine, Schônlein
(médecin du roi), Romberg (pathologie),
Jüngken(chirurgie), le célèbre
opérateur Diefenbach, mort il y a deux mois, la
même semaine que Mendelsohn Bartholdi, C.-H.
Schulz, observateur original et fondateur d'un
système entier de botanique, de physiologie et de
pathologie; Ideler (psychiatrie). Dans la faculté
de philosophie, Gabler, Michelet, Hotho
(hégéliens); Trendelenburg et Gruppe
(indépendants) ; Waagen et Foelken (histoire de
l'art). Nous en passons, et des meilleurs, pour ne pas
faire dégénérer cette notice en
catalogue. Quand nous parlerons du mouvement
intellectuel, les noms moins connus, et de
réputation naissante pourront se présenter
sous notre plume.
vil.
Berlin religieux est un quatrième aspect du
Berlin spirituel. Le mouvement religieux à Berlin
est trop lié au mouvement général
pour pouvoir convenablement s'isoler, et doit être
réservé; c'est d'ailleurs le Berlin au
repos qui nous occupe: esquissons donc aussi en peu de
mots sa physionomie religieuse, non dans son action ,
mais dans son état. Je demanderai la permission
d'être très-bref. Extérieurement on
prendrait une idée plus défavorable que
vraie de la vie religieuse à Berlin. Les
églises sont petites et en petit nombre
relativement à la population. Telle paroisse de
40,000 à 50,000 âmes n'a qu'une
église, et la moyenne est de 12,000 âmes par
paroisse. On pourrait croire au moins que les
églises doivent être pleines. Pas du tout.
Elles sont encore beaucoup trop grandes et trop
nombreuses pour le nombre des visitants. Je ne voudrais
rien exagérer, et les détails qui suivent
sont évidemment des minima. Mais l'Allgemeine
Kirchen Zeitung (rédact. dort. Bruns) a fait le
relevé du nombre des fidèles qui
assistaient au culte dans les principales églises
de la ville, les dimanches 9 et 16 janvier 1848. Ces
chiffres sont de 100, 80, 20, et même 11, et notez
que les prédicateurs étaient parmi les plus
goûtés. A l'église de Sophie , de
laquelle dépendent 40,000 ouailles, le service a
dû se faire le 9 janvier dans la sacristie, parce
qu'il n'y avait que 20 auditeurs! Il faut dire, pour
être juste, que toutes les églises ne sont
pas pareillement abandonnées. On petit objecter
aussi la saison. Ces églises, non
chauffées, sauf deux ou trois nouvelles, qui sont
en même temps les plus pleines, sont en hiver d'une
température intolérable, et les mains du
ministre officiant tremblent à faire frémir
en soutenant le livre de liturgie. Mais la vraie raison
de la solitude des églises n'est pas la. Elle
n'est pas non plus dans l'indifférence religieuse,
car les questions de ce genre commencent à
redevenir singulièrement brûlantes. La vraie
raison est dans la signification donnée au culte.
Cette signification est ici beaucoup moindre que dans les
autres pays protestants, Suisse, France, Écosse
surtout. Dans le protestantisme allemand , on met
plutôt la religion dans la vie que dans le culte.
De là l'importance très-secondaire
attachée aux actes extérieurs de
dévotion.
Un sentiment pénible que fait naître la
disposition intérieure des églises
luthériennes , c'est leur inhospitalité.
Toutes les places y sont parquées,
cloisonnées, fermées à clef. Le
nouveau venu s'y sent un étranger, j'allais dire
nu intrus. Le cadastre, transporté dans la maison
de prière, a quelque chose de presque
irréligieux. L'église est un bien commun ,
l'asile des âmes , le caravansérail ouvert
à tous les pèlerins qui passent , la
cité de l'égalité et de l'amour.
Elle doit être à tous comme la
lumière, comme la vérité, comme
]'Évangile qu'elle annonce. Retrouver dans la
maison de Dieu l'exclusion propriétaire,
c'est-àdire l'égoïsme dans le lieu de
charité, est une dissonance blessante pour le
coeur.
Le caractère berlinois ne prête pas
à l'éloquence. Aussi. les triomphes de la
chaire sont-ils plus rares ici qu'ailleurs. L'illustre
Théremin n'a pas encore été vraiment
remplacé. Cependant les prédicateurs de
mérite ne manquent pas. Si j'osais hasarder sur
cette prédication une remarque, fondée, il
est vrai, sur un cercle restreint d'observations, la
tendance didactique m'y parait l'emporter beaucoup sur
l'élan oratoire ou sur l'inspiration (lu coeur. On
veut éclairer et faire réfléchir,
plus qu'émouvoir ou entraîner. La position
des pasteurs est loin d'être aussi
considérée qu'elle l'est à
Genève, par exemple. On n'a pas oublié le
grand mot de Luther, que tous les fidèles sont
prêtres, et le pasteur n'est guère ici qu'un
collègue. L'indépendance d'esprit est
d'ailleurs générale. Puis, dans ces
immenses paroisses, les rapports personnels sont presque
nuls entre le berger et son troupeau, sauf les cas de
pauvreté et de maladie. L'influence pastorale est
donc très-restreinte, soit la semaine, soit le
dimanche, soit à l'église, soit en dehors.
Le culte lui-même tend à s'abréger,
ou plutôt on l'abrége ; on arrive
après l'immense liturgie, et l'on s'en va avant la
fin. L'attention se simplifie toujours plus.-"C'est comme
chez nous. a -C'est comme partout. Deux nouvelles
acquisitions importantes faites cet hiver pour la chaire,
sont Mr.le pasteur Krummacher pour l'éclat
chaleureux , et Mr. le professeur Nitzsch , pour la
solidité tempérée d'onction. Le
premier, Krummacher, dans la chaire de Schleiermacher, et
le second, Nitzsch, comme prédicateur de
l'université.
Intérieurement , quel est le caractère
religieux de Berlin? Encore une fois, ne pouvant donner
que les grands traits , il va sans dire que dans le
détail toutes réserves sont à faire.
Les exceptions à la couleur générale
sont nombreuses, mais c'est cette couleur
générale qui nous intéresse dans ce
moment.
Le Prussien est Allemand, mais Allemand du nord. Au
point de vue religieux, ce qu'il y a d'allemand, c'est le
besoin de vie divine. Ce qu'il y a de prussien dans
l'Allemand , c'est le besoin spéculatif, le report
du particulier dans l'absolu. Naturellement le Prussien
est avant tout Prussien.
Cette religion de raison trouve dans les classes
éclairées et savantes de Berlin son
système; dans la bourgeoisie son application.
C'est évidemment la plus populaire et la plus en
harmonie avec l'état général des
esprits. Le mysticisme , ce qu'on appelle ici
Schwürmerei, est mis à l'index par la
majorité, et l'on enferme dans cette
catégorie bien des directions qu'ailleurs on
appellerait seulement religieuses, sérieuses, etc.
La religion pieuse réside dans lts hauteurs du
pouvoir, et descend du trône vers le peuple par une
inversion surprenante de la direction ordinaire de la
propagande religieuse. Le missionnaire est ici l'homme
couronné. L'apostolat va du haut en bas, et c'est
par les cercles de plus en plus larges du monde officiel
que l'influence essaie de communiquer avec la vie
nationale. Par les ministères, la
hiérarchie des fonctionnaires, la nomination aux
chaires de l'université, les encouragements et les
disgrâces, ce prosélytisme sincère
exerce une action qui pourrait être
considérable. Mais l'inoculation est difficile, et
la docilité peu manifeste. En disant
résistance sourde et même antipathie
déclarée, on peindrait mieux les sentiments
qu'excitent ces tentatives faites à si bonne
intention qu'on se rappelle la démonstration
oppositionnelle faite l'année dernière en
corps , par la municipalité de Berlin , pour
réclamer contre la direction religieuse des
ministres, députation que le roi a si vertement
réprimandée. Ces tentatives d'en haut ont
même un plus grave inconvénient que celui
d'animer les esprits de contradiction, c'est de favoriser
la piété factice, pour ne pas dire
l'hypocrisie. Quand la piété devient de bon
ton, elle risque fort de dégénérer,
et de devenir complaisance, ou pis encore, dans les
cercles où elle s'introduit, tandis qu'elle
était pure et vraie dans celui qui n'a personne
à flatter, parce qu'il n'a pas de
supérieur. Du reste , se trop préoccuper
des intérêts religieux et spirituels de son
peuple, est, pour un souverain, un reproche qui est
presque un éloge , même quand il y a erreur
sur les moyens.
Berlin possède vingt-trois
sociétés pour l'avancement de la religion
et de la moralité. Ce chiffre prouve-t-il pour ou
contre la moralité de la ville? C'est selon. On
peut se demander si le grand nombre des hôpitaux
démontre la., santé ou seulement la
charité publique. Le remède indique
habituellement la présence du mal , toutefois
l'abondance des remèdes n'est pas un signe
infaillible de l'abondance des maux, pas plus qu'une
garantie de leur guérison. Ainsi ne tirons aucune
conséquence de chiffres au sens
équivoque.
Mais l'observation directe du Berlin moral donne un
résultat malheureusement moins douteux.. On
reconnaît dans cette jeune capitale
déjà des rides de décrépitude
, qui affligent plus qu'ailleurs parce qu'on les y
attendait moins, et surtout parce que le caractère
allemand leur donne une signification plus grave. Quand
l'Allemand , et surtout le Prussien, laisse perdre sa
moralité, il descend plus bas que tous les autres
peuples, parce qu'il n'a pas la nature riche et pleine de
ressort du Français ou des peuples du midi,
L'échec citez lui est plus irréparable,
parce qu'il atteint plus profondément les sources
de la vie. Comme il y a dans l'Allemand moins
d'entraînement et depassion , l'altération
se communique plus vite aux principes, et d'autant plus,
que l'honneur, cette sauvegarde puissante quoique
imparfaite , ne vient pas servir de point d'appui
à ce coeur ébranlé. Le peuple
allemand est condamné à être plus
honnête que tous les autres, s'il ne veut
l'être infiniment moins. Aussi quand on entend des
ob3ervateurs constater, que, dans tes relations
d'intérêt, les traditions de probité
déclinent, et que le charlatanisme, la
cupidité, même la tromperie augmentent et se
propagent; remarquer que la vie de famille déchoit
peu à peu dans le peuple, perd de sa hauteur et de
son prix, relâche ses liens sacrés et ouvre
de plus en plus dans certaines classes la porte au vice
et au déshonneur; quand on voit le chiffre des
enfants illégitimes atteindre bientôt le
sixième des naissances (en 1847 il est de 2,053
sur 13,410) ; la prostitution étendre et
multiplier toujours plus les mailles de son hideux et
immense filet, tellement qu'un livre publié il y a
deux ans, sur cette face de la vie berlinoise, par un des
fonctionnaires de la police, et d'après des
documents officiels, estime à environ 10,000 le
nombre des femmes perdues'; quand on
réfléchit que tout ceci est encore en
deçà de la prison et de la statistique
criminelle, et par conséquent dans le sein de la
société civile, dite honnête, on a
bien quelque droit de s'affliger et de
s'inquiéter. Berlin, il est vrai , n'est pas
au-dessous de la moyenne des capitales; mais il doit bien
prendre garde. Du reste, il ne s'aveugle pas sur
lui-même, et nous avons déjà vu les
efforts (le réaction tentés contre cette
invasion des ténèbres.
VIII.
Cette esquisse serait incomplète sans un coup
d'oeil sur le Berlin social. Mais comme c'est le Berlin
spirituel qui nous occupe, et que nous avons
éliminé tous les autres points de vite,
nous n'avons à considérer ici que le reflet
renvoyé par l'organisation politique et sociale
sur les murs. Qui désire des détails,
en trouvera dans l'ouvrage bien fait et instructif, mais
très-polémique, d'un journaliste berlinois,
Mr. Sass (Berlin im Jahr 1846).
Voyons d'abord les personnes, puis les murs.
Les personnes dans leur ressemblance ont pour
élément commun ce qu'on appelle le
caractère berlinois. Nous avons essayé,
dans la partie générale, d'en donner une
idée. Rassemblons-en encore une fois les
principaux traits, On peut les ramener à trois ,
l'un donné, les deux autres, historiques : le
manque de nature, la discipline , l'absolutisme.
Du manque de nature, qu'on peut nommer par son aspect
positif la prépondérance de la
réflexion, il résulte que le
côté faible des Berlinois est , dans la
sphère extérieure, la grâce; dans
l'intelligence, la fécondité; dans la vie
de sentiment, la sympathie; dans la volonté,
l'élan; dans la làntaisie,
l'imagination.
Leur côté fort est, en revanche de la
grâce, la ténacité; de la
fécondité, la réceptivité; de
la sympathie, la vigueur critique ; de l'élan, la
possession de soi-même; de l'inspiration, la
puissance architectonique.
La discipline, second élément de leur
caractère, se rattache au premier. II y a peu de
villes oh l'originalité personnelle soit moins
acceptée. La régularité du
régiment, (lui a été dans
l'éducation de ce peuple, a laissé son
analogue dans son esprit. Si l'armée prussienne
est remarquablement intelligente, l'intelligence
prussienne est singulièrement militaire. Les
écarts ne sont pas admis ; la règle courbe
tout.. Le génie lui-même doit être
discipliné pour être reconnu. Cet air ne
laisse pas prospérer la plante de
l'individualisme, et si Schleiermacher l'a semée
et arrosée, il y a longtemps que ses racines. ont
séché. Ce climat spirituel ne la comporte
pas. La discipline l'emporte. " Soumettre la
pensée aux règles du devoir" est la devise
berlinoise. On rencontre aussi par réaction
violente l'extrême indiscipline, L'exception plus
que jamais prouve ici la loi.
L'absolutisme dérive aisément de la
discipline. Le despotisme monarchique a son correspondant
spirituel dans la science absolue ou de l'absolu.
L'ahsolu, c'est la discipline de l'univers. Toutes les
vacillations, ondulations, recurrences de la vie sont
enfermées dans la règle inflexible. Le
monarque absolu des sphères et des esprits, c'est
la loi (lu destin. La logique est le centre de Dieu et le
secret (le la création. L'absolu , tel est le but
suprême vers lequel la pensée prussienne
tend de toutes les forces de sa science et de sa
discipline. Deux philosophes, deux pontifes de l'absolu ,
sont venus lui révéler leur Dieu. Pourquoi
Schelling et Hegel, tous deux Souabes pourtant, ontils
fait une fortune si différente à Berlin ?
Hegel est plutôt une nature allemande du nord, Mr.
de Schelling une nature du sud. Le génie
discipliné a eu raison , à Berlin, contre
le génie impétueux, l'idée contre la
vie. Ailleurs le résultat de la lutte eût
été contraire. Il est bien entendu que
cette petite explication ne touche pas la question
scientifique, mais seulement la question de
popularité. Elle n'a d'ailleurs aucune
prétention.
Dans leur différence, les personnes
s'échelonnent en classes. On en peut distinguer
quatre à Berlin: le prolétariat industriel,
la bourgeoisie, les fonctionnaires et la noblesse. l.a
noblesse, puissance territoriale et encore
féodalement privilégiée, dispute la
suprématie à la classe fonctionnaire; mais
elle descend vers son ouest, tandis que l'autre monte
vers le zénith. Sur les fonctionnaires repose
l'édifice monarchique prussien. On l'a
défini par Beamten-Staat (l'état des
fonctionnaires). La bureaucratie est en Prusse dans un
bel état d'épanouissement. La
royauté enrégimente toutes les forces pour
civiliser son peuple de haut en bas, et trente et une
espèces d'ordres ou de croix servent à
échelonner les hommes que le pouvoir distingue et
rattache à l'Etat par le fil doré des
honneurs et (les espérances, toutes les
vanités comme toutes les nobles ardeurs. Le roi
étant évêque, il y a les
fonctionnaires d'État et ceux d'Église. Les
fonctionnaires d'État sont pour le militaire ou
pour le civil. La fonction militaire est la plus
considérée de l'État; les ordres
supérieurs, les deux degrés de l'Aigle noir
lui appartiennent, pour ainsi dire, exclusivement. Le
civil comprend tout le reste, administration , justice,
instruction, etc.
C'est la troisième classe qui joue le grand
rôle à Berlin. La noblesse, importante en
province l'est peu dans la capitale.
Politiquement, un mouvement déplace peu
à peu ces classes. La bourgeoisie et la noblesse
tendent à entrer dans la vie de l'état et
à l'influencer : la première diète
réunie en fait preuve; la noblesse en particulier
a fourni plusieurs des orateurs libéraux. En
revanche, la science et l'Église tendent à
l'émancipation.
L'échelonnement de la fortune met la
bourgeoisie et la noblesse en tête , l'une pour la
finance, l'autre pour la propriété. Mais la
noblesse s'appauvrit tous les jours, une partie est
même déjà ruinée et se
réfugie dans l'armée, son asile naturel ,
dont les hauts grades sont devenus son monopole. Le
citoyen non titré ne dépasse jamais les
grades inférieurs. En somme, Berlin n'est pas une
ville riche, et contient peu de ces grandes fortunes qui
contribuent à l'éclat de Petersbourg, de
Londres et de Paris.
L'échelonnement de la culture place
naturellement la classe des fonctionnaires au sommet, et
ici s'applique ce que nous disions plus haut de
l'extrême instruction exigée par
l'État.
Voyons les murs. Si de l'état des classes
nous passons à leurs relations entre elles, nous
devrons signaler le fractionnement qui les sépare
comme ailleurs, mais sans avoir son contre-poids dans une
vie publique. Sauf au théâtre , et encore
pas même au théâtre, vu sa parfaite
discipline , il n'y a nulle part de rapprochement entre
les classes. Un aristocratisme dédaigneux et froid
les protège chacune contre les influences du
dehors. Un observateur malin attribue à cette
cause l'interdiction de fumer dans les rues ,
défense singulière pour un pays où
le cigare est dans les mocurs ; mais le cigare rapproche
les hommes en donnant le droit d'emprunter le feu du
voisin, et de lui respirer dans le visage, et la
fumée crée un milieu commun , sorte
d'intimité forcée : c'en est assez pour les
faire proscrire.
II y a peu de fêtes à Berlin. Presque
tous les étrangers qui passent sont saisis du
caractère de froideur un peu morne de cette grande
ville, et n'en emportent quelquefois qu'un souvenir
d'ennui. Une jeune dame viennoise faisait avec surprise
l'observation de la différence de Vienne et de
Munich d'avec Berlin , à l'égard des
plaisirs : " Chez nous, la société fait
toujours des projets d'amusements; ici on n'entend parler
que de travail. v L'observation est piquante. Cependant
c'est moins la poursuite du plaisir, que sa trouvaille
qui fait défaut. Le Berlinois n'est ni gai ni
inventeur. Chaque capitale a certaines fêtes,
crée certains divertissements originaux. II est
remarquable qu'à Berlin on emprunte toujours. On
imite la promenade en gondoles de Venise, le Corso
italien, le Prater de Vienne, les montagnes russes; on
donne des nuits espagnoles, chinoises, japonaises, des
bals à la Musard ; on possède des clowns
anglais, des paillasses français ; mais on n'a pas
même une cabriole berlinoise. Dans les restaurants
, la carte ne contient que des noms étrangers. Les
modes, l'industrie, comme la cuisine et les
divertissements vivent ici d'imitation. Cette ardeur
d'emprunt et de copie comprime notre observation de
l'absence de spontanéité et
d'individualité. On emprunte parce qu'on ne
produit pas. Au théâtre c'est en partie la
même chose. La vanité berlinoise est un peu
comme celle du geai , elle fait la roue avec les plumes
d'autrui. Ce que Berlin offre encore de plus original, ce
sont, d'abord , les Jardins pavillons pour la musique
(entre lesquels Tivoli situé sur la montagne de 60
pieds de haut, le Kreutzberg, seul exemplaire des Alpes
pour le citoyen berlinois, et l'édifice colossal
de Kroll dans le parc, grandiose monument de plaisir sont
des monuments à noter); et secondement les
expositions drolatiques de Noël , où la
causticité berlinoise (berliner Witz) peut se
donner carrière.
Dans les manières, les Berlinois ont aussi
à lutter avec eux-mêmes. On les a
nommés les Français de l'Allemagne; et leur
flexibilité, leur malice, leur
dextérité plus vive de langage et d'action
permet le rapprochement. Cependant ce n'est pas sans
peine qu'ils reviennent au natuiel, et l'abandon facile
du geste et de la parole, la grâce
primesautière n'est pas dans leur
tempéremment. Le 'sentiment qu'ils ont de cette
imperfection leur ôte la confiance, qui
empêche l'aisance, laquelle est indispensable
à la distinction. l.e mot Vornehm accuse à
la fois le désir et l'échec : il devrait
signifier distingué, et désigne encore plus
souvent la prétention à la distinction , la
morgue. La ti'ornehm-thuerci, le rengorgement hautain et
gonflé de soi, l'importance majestueusement raide
et susceptible, est souvent reprochée aux
Berlinois par les autres Allemands, qui remarquent que
certaines positions sociales y prédisposent. Les
convenances, l'étiquette, le formalisme rigide ont
une toute-puissance incontestée. On parle beaucoup
de la pruderie berlinoise; j'avoue que j'ai plutôt
été frappé d'autre chose, d'une
certaine rudesse d'épiderme,, d'une
délicatesse assez peu chatouilleuse qui laissaient
dire en société ou passer à la
scène des choses qui n'auraient pas
été prononcées ou pas
été tolérées dans un autre
pays. Le tact et le goût ne sont pas les
qualités nationales, ils sont acquis ,
c'est-à-dire forment un privilége. Nous
avons déjà parlé du ton des
critiques théâtrales, qui ne participent
qu'insuffisamment à ce privilége. Les
toilettes, même an bal, laissent beaucoup à
désirer. Ceci nous amène à dire un
mot du beau sexe berlinois, sur lequel on ne saurait,
même dans une esquisse rapide, se taire sans
être impoli et incomplet.
Les femmes de Berlin sont fort bien douées, et
ont à plusieurs égards une
supériorité marquée sur leurs soenrs
des zones plus méridionales de l'Allemagne. Leurs
formes sont peut-être plus déliées,
leurs traits plus délicats, leur race plus fine.
Les agréments extérieurs ne leur sont pas
répartis d'une main trop avare, et on peut dire
que les jolies têtes se rencontrent ici plus
souvent que dans le sud. Les Berlinoises ont en
général beaucoup plus de flexibilité
et d'aptitude à s'assimiler les manières et
les usages, elles sont très-éducables et
reçoivent beaucoup d'éducation. Les jeunes
filles de bonne famille sont très-instruites,
parlent régulièrement plusieurs langues,
lisent beaucoup de littérature
étrangère et un peu trop de la toute
moderne, sont musiciennes, dessinent, souvent peignent
sur porcelaine ou même à l'huile, et
déploient parfois un talent critique
intrépide qui ne s'effraie de rien. On me parlait
de jeunes demoiselles faisant la critique de
Schleiermacher ! Ces qualités font pressentir le
défaut. Le défaut des femmes de Berlin ne
leur est pas complétement imputable : leur
défaut c'est d'être Berlinoises. 11 est
connu que les femme.? sont telles que les font les
hommes, Rousseau l'a déjà dit. Aussi les
défauts des Berlinois reparaissent , quoique
adoucis, dans la partie féminine de la population.
Ce qui manque à celle-ci, au milieu de ses
qualités, c'est un peu la tendresse. Je le dis
avec beaucoup de réserve, car ici les exceptions
sont nombreuses, mais en comparant avec d'autres parties
de l'Allemagne, cette remarque me paraît peu
contestable. Les autres facultés l'emportent sur
le sentiment, plus du moins qu'on ne le souhaite dans
l'équilibre féminin. On comprend comme
cette direction de l'âme influe sur toutes ses
manifestations ; comment la grâce, la bonté,
la sympathie, la délicatesse, le goût
risquent de pâtir aux dépens de
qualités moins aimables. Une chose qui
étonne parfois chez les jeunes personnes , c'est
un certain manque de sens féminin , cette fleur
délicate qu'on n'aime pas à analyser de
crainte d'en blesser le tissu de sensitive. La froideur
du sang prussien donne aux jeunes filles une
liberté relative d'action, qu'on
interprêterait fort mal en lui cherchant une autre
cause. Cette proportion psychologique garantit contre les
entraînements (le la passion, mais tourne, suivant
l'échelle de la culture, en bas, à la
frivolité, à la vanité , à
l'amour des colifichets, en haut, à la
curiosité intellectuelle. Du reste plus on monte,
plus le développement spirituel tend à se
corriger par lui-même et à revenir à
l'équilibre. Cependant le
désidératum reste plus ou moins. Berlin ,
dans ses cercles cultivés, compte beaucoup de
femmes distinguées. Le caractère de leur
distinction est toutefois encore plus la capacité
que l'esprit, et leur supériorité conserve
une teinte de sérieux légèrement
sévère.
La situation faite aux femmes serait peut-être
plus haute que dans la moyenne de l'Allemagne, mais
toujours beaucoup moins que dans les moeurs
françaises. La femme est en Allemagne plus
respectée, mais moins honorée qu'en France.
On la traite plus sans façon, et la galanterie
chevaleresque pour le sexe, en public ou dans les salons
est une importation étrangère qui ne s'est
qu'inégalement acclimatée.
Le talent de la conversation est encore passablement
à l'état embryonnaire. De même que
peu de professeurs improvisent , et que parmi les hommes
les plus éminents de la science, la plupart
seraient singulièrement émus et
embarrassés d'avoir à élever la voix
en public , pour tenir même un très-simple
discours , de même la conversation
végète d'une façon assez
languissante. Les sociétés sont peu gaies
et presque silencieuses, et quand on
réfléchit à la quantité de
pensées et de connaissances qui sont
présentes dans un de ces cercles, on se prend
à souhaiter vivement un peu plus de talent de
communication, ou un peu moins de contrainte dans la
volonté. Quant au ton particulier des salons, il
diffère considérablement depuis ceux
où l'exagération des défauts
berlinois domine, où l'étiquette, le vide
et l'ennui ralentissent les heures, jusqu'aux salons
où ces défauts disparaissent dans
l'élégance de la culture supérieure,
atmosphère commune aux classes d'élite en
tout pays civilisé. Une légère
couleur locale les caractérise toutefois encore;
c'est la gravité et la conscience de soi, et peu
d'entrain.
Notre'revue du Berlin spirituel est terminée.
Un mot encore pour finir. Berlin n'a pas seulement la
prétention de guider la Prusse. Déjà
dans tous les rangs de sa pope. lation a
pénétré l'instinct et la conscience
d'un rôle plus considérable. La thèse
que la Prusse doit prendre en main la direction de
l'Allemagne, est devenue un axiome, qui sert de
considérant aux projets, même de la
bourgeoisie. Ainsi le plan d'une Société
générale de tir (Allgemeine
Landes-Schiitzen-Gilden-Bund) du 6 janvier 1848, commence
son exposé des motifs par ces mots: "Attendu que
la Prusse doit être à la tête de tous
les mouvements vraiment grands de la vie allemande, "
etc. Berlin aspire à l'hégémonie de
l'Allemagne. Mais pour y réussir il lui faut deux
choses
Concilier les esprits en corrigeant ses défauts
du nord par les qualités du sud de l'Allemagne. Il
faut reconnaître qu'on tend à ce but par
l'appel des capacités de toutes les
régions, comme on concilie les
intérêts par la création du
Zollverein.
Concilier les sentiments et les besoins en corrigeant
sa tendance théorétique par sa tendance
morale et pratique, sa discipline par l'affranchissement
individuel, son absolu - tisme par l'élargissement
des libertés et la fondation d'une vie publique
véritable.
L'heure a sonné où les monarchies
doivent être à l'avant-garde de leurs
peuples, si elles ne veulent être laissées
par eux à l'arrière. Les Prussiens aiment
et veulent la royauté; mais ils sont mûrs
pour une participation plus large à la vie
publique , et la glace de leur tempérament
politique serait capable, si la royauté n'y prend
garde, de se réchauffer à l'enthousiasme de
la France. Toute l'Allernagne de l'ouest est
déjà violemment agitée. Les
prédictions de Béranger pour l'an deux mil
pourraient bien être réalisées avant
l'an 1900.
I. Z. L.
TIRÉ DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
DE GENÈVE. (Avril et mai 1848.)
BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS