BERLIN AVANT LES DERNIERS ÉVÉNEMENTS
Premier récit d'une brochure publiée à Genève en 1849 sous le titre:
Berlin au printemps de l'année 1848
et réunissant les deux articles publiés dans la Bibliothèque universelle
Tous ces textes sont signés ." I. Z. L. ", soit: Henri-Fritz Amiel.
BPU-Br 117
 

 

BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS

 


BERLIN AVANT LES DERNIERS ÉVÉNEMENTS

I

Ce n'est pas chose facile que de retracer le caractère d'une ville. Peut-être le meilleur moyen est-il d'aller du dehors au dedans, de la ville extérieure à la ville morale. C'est ce que nous allons faire pour Berlin, espérant saisir ainsi l'originalité de cette grande ruche d'hommes.
Berlin croît comme une ville d'Amérique; c'est la même absence du passé, la même avidité d'avenir. Cité insignifiante avant Frédéric-le-Grand, elle renferme maintenant, d'après le dernier recensement fait en janvier 1848, 403'895 habitants, non compris 8 à 9000 hommes de garnison. En cent ans elle a donc atteint la grandeur de Vienne. L'accroissement annuel de la population est aujourd'hui de 14'500 âmes, dont 11'193 nouveaux venus; il va toujours grandissant. En le supposant seulement uniforme, un siècle suffirait pour faire de Berlin la rivale de Pékin et de Londres. Toutefois il est probable que la croissance rapide du prolétariat arrêtera avant ce temps cette progression ou amènera une catastrophe.
L'extension de la ville est en rapport avec la population. Dans cette plaine rase, elle ne rencontre aucun obstacle. Son mur d'enceinte actuel a plus de quatre lieues de tour, son plus grand diamètre une lieue et demie de long. Etudions la forme de sa croissance. On ne sait pas assez qu'il y a une organogénie des villes, et que le plan d'une ville est une section anatomique qui fait pénétrer dans les secrets de sa vie. Cette physiologie des capitales est une science à faire. Elle a un fondement si réel, que pour Paris, par exemple, on peut fixer presque d'avance le degré de richesse et de culture d'un quartier, la position normale de tous les établissements publics, la distribution de l'industrie, de la richesse, du commerce, de la science, de la misère, le déplacement graduel du centre de l'activité. Les résultats du travail que Mr. Rosenkrantz a publié en 1847 dans les Jahrbücher der Gegenwart sur la topographie de Paris confirment pleinement la régularité de cette loi de formation. La nouvelle géographie a démontré la correspondance parfaite du pays et du peuple qui l'habite. Une capitale est la condensation du royaume, sa géographie sera donc d'autant plus intelligible qu'ici c'est l'homme qui produit le pays. La ville est le décalque solide de la population qu'elle renferme, les murs sont la coquille à mille jours et à dix mille replis dont s'enveloppe ce grand mollusque; ils sont, en un mot, la traduction visible de son intérieur.
La naissance des villes laissée à elle-même se fait tantôt par spires d'enroulement , tantôt par zones concentriques. La volonté réfléchie modifie l'évolution naturelle; c'est le cas à Berlin , nous verrons comment.

Par le 32ème 1/2 degré de latitude, la lente et fangeuse Sprée, qui descend de la Lusace , dessine au milieu de son désert de sable un bel arc de forme chinoise, avec une forte inflexion au centre, et visant au nord-est: sa flèche, s'il en décochait jamais une, irait frapper Saint-Pétersbourg. C'est là que se trouve une île destinée à devenir le noyau d'une capitale. Cette île portait une ville nommée Cologne-sur­Sprée. A cheval sur l'île deux bourgades enfermaient Cologne, l'une Berlin sur la rive droite, l'autre Frederichswerder sur la rive gauche. Le zigzag d'un large fossé inondé fit des trois petites villes une seule cité. Autour d'elles se groupèrent peu à peu sept quartiers immenses nommés villes. Ce n'est plus un fossé d'eau, mais un simple mur de pierre qui forme la ceinture du Berlin mo­derne. Trois de ces sept quartiers sont en dedans de l'arc ; ils se nomment les villes de Dorothée, de Frédé - rie et de Louise, quatre sont en dehors, les villes de Frédéric-Guillaume, du Roi et les quartiers de Spandau et de Stralau:
La forme générale de l'enceinte est un losange dont la Sprée fait la grande diagonale serpentine. Au centre du losange sont les trois quartiers primitifs de Berlin; c'est le siège du commerce, entouré au nord, à l'est et au midi par la grande zone de l'industrie, des fabriques et du prolétariat. La partie la plus occidentale qui regarde la France, est la région dominatrice, celle de l'intelligence et du pouvoir. Six casernes échelonnées sur la ligne de démarcation semblent la flanquer. C'est encore dans cette région occidentale, en partie sur la rive gauche de la Sprée, que se trouve le quartier latin de Berlin, les hôpitaux. Deux magnifiques rues transversales , la rue de Leipzig et Unter der Linden, forment , en trois bandes parallèles, trois grandes divisions: 1° la zone de la science (Dorotheenstadt) où se trouvent l'université, les bibliothèques, l'académie des sciences, le musée, les rues des étudiants ; 2° la zone de la puissance (ministères, fonctionnaires, noblesse et de la richesse), banquiers, étrangers, théâtres; enfin la zone de l'instruction secondaire et de l'aisance (gymnases, rentiers, hommes d'enseignement, petits fonctionnaires).
Cette région occidentale fait la célébrité de Berlin. C'est la ville de Frédéric; sa rue principale, le Friedrichstrasse, n'a pas moins de trois quarts de lieue de longueur. Tandis que le reste de la ville s'arrondit concentriquement autour de la cité, et s'y rattache par des rues en éventail , la ville de Frédéric appartient à un autre système, dont le foyer est à la périphérie à la place de la Belle-Alliance. Dans ce quartier de la réflexion la géométrie y domine.
Dix-sept portes percent les côtés de ce losange. Les quatre portes de l'ouest sont les plus belles et ont un caractère commun. Les rues qui y aboutissent s'élargissent en grandes places, sorte de bouches dont les portes sont les lèvres et qui aspirent la population et renvoient la pensée. Ces faubourgs prolongent dans toutes les directions leurs lignes de maisons, au nord et au sud pour la pauvreté, à l'est pour l'industrie , à l'ouest pour le luxe et le loisir. L'ouest est le côté du pare.
Telle est la division extérieure de Berlin. Ces rues sans égoûts, solitaires à dix heures du soir , sur lesquelles tournoient de grands vols de pigeons . accusent une jeune capitale. La vue de ce désert, transformé en grande ville, de cette création toute historique réalisée en dépit de la nature, vous fait admirer dans Berlin la puissance de la volonté humaine. Mais l'uniformité de ces interminables rues à angle droit, de ces maisons régulières comme des greniers à blé ou comme des filatures, l'inconsistante fragilité de ces palais de briques qu'on démonte, remonte et charrie à volonté; l'hypocrisie plâtrée de cette architecture, belle sur la façade, incommode, mesquine, malsaine dans la maison ou dans la cour; la froideur tranquille et silencieuse de quartiers entiers, je ne sais quoi d'artificiel et de superficiel vous montre que la nature se venge.

II.

Le caractère de la ville sert à expliquer celui des habi­tants. Les Berlinois ne sont pas aimés en Allemagne, et malheureusement ils ne sont pas complétement aimables. Il me semble que les reproches qu'on leur adresse peuvent se déduire tous du manque de nature et de naturel. Ce qu'on appelle la naïveté, la cordialité, la candeur allemande, n'est pas du tout dans le caractère berlinois. Quand Ma­clame de Staël signalait l'enthousiasme comme la qualité fondamentale des Allemands, elle n'avait pas vu ou avait oublié la Prusse et surtout la Sprée; car Königsberg et Cologne ne sont déjà plus Berlin. En général , on nous a créé en France un type allemand tout d'une pièce, amu­sant, mais bien peu vrai: en regardant mieux, ou appren­dra à faire des différences. Au manque de nature du Ber­linois se rattache son absence d'élan , de spontanéité, de sympathie, de chaleur, d'exaltation, de force créatrice instinctive , son horreur de l'entraînement. De son manque de naturel découle la pruderie, l'importance exagérée des formes, le guindé, le raffinement, l'affectation pincée ou gourmée des manières, le dédain par bon ton, le ton blasé par vanité, travers qu'il fait trop souvent paraître. Le Ber­linois est délié, fier, narquois. Ses bons mots (Witz), son dialecte, ont une réputation établie. L'acquis l'emporte en lui sur les dispositions, l'intelligence sur le sentiment, la réceptivité sur la production, la perception du général sur celle de l'individuel. Son idéal est plutôt négatif; c'est l'affranchissement des préjugés et de l'immédiat , l'épura­tion de la pensée. Sa direction et sa force est le criticisme, l'un des deux grands organes du développement spirituel, et dont récemment Bruno Bauer a voulu faire l'unique. Il n'y a pas de dogme en politique, en religion, en philosophie que cette critique n'ait passé à la coupelle. De là une, sévérité excessive : les plus grandes réputations sont souvent venues faire fiasco à Berlin. L'inconvénient de cette tendance, c'est la sécheresse qui peut aller jusqu'à l'aridité : le sable du sol est dans une certaine corrélation avec le caractère des habitants. La grandeur de ce genre d'es­prit, c'est l'impérieux besoin de clarté, de complet, de rigueur scientifique et systématique : Berlin est la capitale des théories. Il va sans dire qu'on trouve de tous les contraires dans, ces grandes villes une caractéristique fugitive ne peut relever que les traits saillants., Outre les. facteurs naturels de ce caractère , il y a les facteurs historiques : le manque de racines séculaires, le protestantisme, la monarchie absolue et la verge de fer de l'éducation militaire.. II serait, intéressant de poursuivre cette quadruple influence, mais,

Mi (accu il lungo tema t.

Pour la Prusse, Berlin est une image fidèle de la monarchie. Neuve comme elle, grandie comme elle à l'ombre de l'épée, et sous la rosée de la volonté, elle fait l'unité de ce royaume hétérogène, le parloir commun de ces huit provinces encore étrangères l'une à l'autre, mais qui cherchent vigoureusement et plus que ne le veut le pouvoir, à démolir les cloisons qui les enferment depuis la première Diète Réunie de l'an passé.
Berlin est la tête de la monarchie,, mais n'en est pas le coeur. Un fait à remarquer, c'est que tandis qu'en France, le libéralisme, va croissant de la circonférence au centre, et s'épanouit à Paris; en Prusse il est centrifuge, et grandit en raison de l'éloignement de la capitale. En Prusse les mauvaises têtes sont à Königsberg et à Cologne. En France, elles sont déjà en dedans des retranchements. C'est l'absolutisme et la révolution dans leurs effets opposés.
Pour l'Allemagne, Berlin est le pôle d'avenir, en face de Vienne le pôle du passé. L'Allemagne septentrionale et moyenne gravite plus on moins par ses espérances et par ses intérêts autour de ce centre. Mais lais elle ne cède à l'action centralisante que pour les intérêts sociaux et économiques.
Il y a franche résistance à la suprématie intellectuelle ; pour la politique, il y a encore hésitation. Ni les Universités, ni les parlements hors de Prusse ne veulent baisser pavillon devant Berlin. L'Allemagne, la vieille patrie du morcellement et de l'isolement féodal, s'unira pour la bourse et pour la bouteille, pour les monnaies et pour les douanes, mais repoussera la centralisation de la pensée, qui est un monopole, c'est-à-dire un despotisme aussi.
Pour l'Europe et le monde civilisé, Berlin a aussi une signification. C'est la capitale de la pensée. Berlin revise et systématise; la pensée l'emporte ici sur la vie. Berlin est surtout la cité théorétique, la ville de l'érudition, de la critique et de la science, une pensée à l'abri d'un manteau militaire. Berlin est un couvent dans une caserne, une académie au sein d'un camp. C'est là sa valeur européenne.
Telle est la caractéristique générale de Berlin. Pour sa caractéristique particulière , profitant de ce qui précède, nous laisserons de côté tous les ministères, sauf celui de l'instruction et des cultes, et négligeant le Berlin commercial, industriel; politique même, nous examinerons un peu­plus en détail le Berlin spirituel.

III.

Et d'abord dans sa vie littéraire remarquons dès l'entrée que cette nombreuse classe d'hommes de talent, lévites du style, chevaliers de la plume, qu'on nomme littérateurs et écrivains, n'existe pas à Berlin. II y a ici des Litteraten, qui font de la Belletristik, mais que l'on dédaigne, et des savants qui font de gros livres , et que l'on considère. Futilité ou science sont les deux termes; le milieu proprement littéraire fait défaut; comme en général les livres classiques par la forme, et sévères pour le fond (nos Rousseau,. Montesquieu, Buffon), sont excessivement rares dans la littérature allemamde. Les livres graves de l'Allemagne ne s'adressent qu'à une aristocratie de lecteurs, aux gens du métier, ou par extrême condescendance aux Gebildete (notre ancienne catégorie des lettrés}; mais ces derniers ouvrages cessent, par cela même d'être lus de ceux qui ont la prétention de science (les Gelehrte). Cette décomposition découle immédiatement du manque de vie publique ; le milieu national manquant, on s'adresse à telle ou telle caste ou classe.
A Berlin on parle peu, mais on lit énormément. Ce besoin de lecture a créé pour la vie courante deux espèces (le locaux , où l'on ne cause ni ne joue, ni ne fume, mais où l'on dévore la presse périodique : ce sont pour les journaux les innombrables Conditoreien, pour les revues et les livres nouveaux, les Cabinets de lecture. ll y a des conditoreien partout, et pour toutes les classes. Les quatre plus fréquentées sont tenues par des Suisses Grisons. La plus fournie , celle de Spargnapani, a 50 à 60 journaux en cinq langues. On ne paie pas d'entrée; les frais sont soldés par la consommation. Chacune de ces localités a son public spécial; Spargnapani, les fonctionnaires et les étudiants; Stehely, les journalistes, les Litteraten, la jeune Allemagne, les radicaux; Josti, les militaires, etc. Parmi les cabinets de lecture, je citerai celui du libraire Besser, le Litterarische Institut pour les nouveautés , et le Berliner Lesecabinet. Mais ils ont été complétement éclipsés par la Zeitungshalle, établissement fondé il y a dix-sept mois, en octobre 1846, lequel reçoit une centaine de journaux dans les douze langues de l'Europe, et près de cinq cents revues sur toutes les branches de l'activité humaine , depuis. la théologie jusqu'aux modes, depuis la théorie des engrais jusqu'à la science des échecs. L'établissement offre toutes, les ressources désirables en fait de lexiques, cartes, encyclopédies, etc., et devient café à l'un des bouts, salon pour les dames et pour la conversation à l'autre bout. La bibliothèque royale a aussi un cabinet pour les revues, mais réservé aux savants attachés à l'université et à quelques privilégiés.
Quant à la production, vous savez que l'Allemagne noircit presque autant de papier d'imprimerie que tout le reste de l'Europe ensemble. Berlin y tient son rang, quoique pas en proportion de sa population. La production embrasse journaux , revues, brochures et livres.
Le journalisme à Berlin est, grâce à la censure, une profession facile mais peu brillante; il s'agit d'extraire, de relater les faits, de traduire les autres journaux, et de critiquer l'étranger. Les articles dé fond sont des. raretés, l'opposition nulle. Ces journaux-là exercent surtout la mémoire. Ils sont au nombre de quatre: la Gazette de Prusse, journal des fonctionnaires; la Gazette de Spener, journal de la société; la Gazette de Voss, journal de la bourgeoisie et du petit négoce; la Zeitungshalle, journal des hommes d'alfaires , des spéculateurs et 'des lecteurs pressés , car c'est la gazette qui renferme le plus de choses dans le moindre espace, et épargne le plus de temps par son style et son arrangement ingénieux. Il faut noter aussi que Berlin produit, je ne dis pas nourrit, deux feuilles françaises, le Journal français de Berlin (rédacteur Mr. Duvivier) qui descend, et le Courrier français de Berlin (rédact. Mr. Mellier, autre Français), qui monte. La première ne vivait plus que d'emprunts, la seconde a plus de sève. Elles essaient (le jeter quelques fleurettes de gaieté et d'esprit dans ce monde si sérieux de la docte Prusse.

Berlin produit 65 publications périodiques, revues servant d'organes à tous les divers intérêts: Commerce, cliemins de fer, mines, agronomie, industrie, architecture civetc. ; 8 sont consacrées aux intérêts religieux évangéliques, catholiques, juifs; 6 à la géographie et à l'histoire; 4 à la pédagggie et à la philologie; administration 5; justice 3 ; sciences naturelles 3 ; guerre 5 ; médecine 10 ; la musique en a 2; le théâtre 2 aussi; la littérature générale 2. Presque toutes sont instructives et consciencieuses, mais presque aucune intéressante. Ces grands articles sur les mouvements généraux qui font l'attrait de la Revue des Deux Mondes et des meilleures revues anglaises, n'ont pas d'analogue véritable dans la presse périodique berlinoise. La Lillerarische Zeitung (réd. Brandes), très-avantageusement connue à plusieurs égards, en particulier pour la bibliographie, n'offre guère que des comptes rendus critiques. La Litteratur des Auslandes (réd. Lehmann) qui se rapprocherait davantage de la direction indiquée, est forcée de se proportionner à son cadre: elle paraît par feuilles volantes.

Les brochures comme les orages ne grondent pas en toute saison. Après la crise des catholiques-allemands , et celle de la Patente du 3 mars, qui ont beaucoup déchargé l'atmosphère, nous sommes relativement entrés clans une saison calme.

La librairie n'est pas dans l'état le plus prospère. Malgré ses nombreux libraires , Berlin publie deux fois et demi moins d'ouvrages que Leipzig, et quoique neuf à dix fois plus considérable que Stuttgard , il n'imprime guère que moitié plus de livres que la résidence des Colla. Pour indiquer des chiures, le catalogue semestriel de Leipzig a fait paraître dans le semestre finissant à Pâques 1847: à Leipzig 1000 ouvrages, à Berlin 464, à Stuttgard 300.

Ici, comme en Allemagne, la cherté de la librairie engendre une librairie de seconde main, nommée Antiquariat, qui suit parallèlement la première et sur la plus grande échelle, Beaucoup de maisons unissent les deux spécialités, parmi lesquelles celle de Gsellius est ici la plus considérable.

La vie littéraire s'est créé peu d'organes, et Berlin n'offre pas ces associations de gens de lettres qu'on rencontre à Paris en si grand nombre. La science et les intéfêts sociaux en revanche, en ont formé beaucoup.

La classe des hommes de lettres, si elle n'a pas ici une position sociale établie, comme ailleurs, n'est pas cependant dépourvue de représentants. On peut citer des poëtes de mérite, Mâl. Kopisch, aussi peintre, et Kleike; Mr. Carl Beck, jeune homme plein d'avenir, et l'inépuisable Rcic-. kert, dont la gloire est européenne. Le roman est surtout cultivé par les dames. Les oeuvres de Mesdames Paalzow, morte dernièrement , de Hahn Ilahn, Ida de Diiriiigsfeld , Clara Mundi (pseudonyme Mühlbach) , et de la célèbre Veltina d'Arnim, se sont fait une certaine clientèle de, lecteurs. Une autre dame, Mme Rirch-Pfciffer, a pris sur la scène, par ses pièces taillées dans toutes les nouvelles et romans du jour, une domination et une popularité que tentent sans succès de battre en brèche soit les jaloux, soit les critiques, soit le publie d'un goût plus difficile. Sa dernière pièce dramatisée d'après une nouvelle du souabe Auerbach , a donné lieu à un procès littéraire qui a fait beaucoup de bruit, et traîne encore dans l'Allgemeine Zeitung. La propriété littéraire n'est pas fixée par la loi, et l'opinion balance, penchant néanmoins plutôt pour le dramaturge que pour le nouvelliste. Les écrivains les plus renommés sont Tieclc et Varnhagen von Ense, qui datent de loin, et dont le premier appartient déjà au passé; puis vient Théodore Mundt, écrivain fécond, énergique, et de tendance très-libérale, professeur de littérature à l'université. Prutz, dont la comédie aristophanesque, Politische Wo-chenstube (l'accouchement politique) a eu beaucoup d'éclat, et dont la querelle avec le ministère de l'instruction et de la police, n'a pas moins, l'an passé, attiré l'attention. Il s'est vu interdire ses leçons sur la littérature contemporaine, sans que son recours au roi ait fait changer l'arrêt. Ici se place toute la jeune école critique et politique, née de l'extrême gauche hégélienne, jacobins systématiques , qui, transportant la négation de la logique à la réalité, démolissent philosophiquement la philosophie, la religion et l'litat par la critique, et la critique par elle-même.

Mr. Schinùlt (Max. Stirner pseudonyme) homme doux et aimable, ne laisse surnager au=dessus de cet universel naufrage que l'égoïsme brutal et convaincu. Stirner, qui semblait être une conclusion , est maintenant dépassé ; on l'a traité de a mystique; n il faut savoir que ce mot-là est ici la condamnation définitive. Strauss, pour cette école sans préjugés, est très-mystique; Feuerbach l'est encore trop; Stirner croyait les avoir tous mystifiés ; on le lui a rendu. Le centre de cette jeune phalange est chez le confiseur Stehely. Ce sont des montagnards en gants glacés ; une pépinière de Camille Desmoulins théorétiques. Naturellement leurs ouvrages paraissent hors de Prusse. Ce qui les rend moins dangereux, c'est qu'ils sont tellement en avant des populations, qu'ils seraient à peine compris en France même. Ce qui console ces radicaux (le la pensée, c'est que l'avenir leur appartient. Pour le présent ils ont assez à faire avec la police et la forteresse. MM. Edgar et Bruno Rauer, Ludwig Ruhl, Aleyen, Rutenberg , Droialce et Schmidt (Stirner), sont les principaux d'entre eux. Ce qui les honore, c'est leur persévérance, leur intrépidité logique, leur ardeur d'affranchissement et leur sincérité. Ce qui les rend utiles, c'est leur conséquence. Quand, en poursuivant leur pensée jusqu'à son extrême résultat, ils n'auraient contrihué qu'à la faire rejeter tout entière, ils n'auraient pas travaillé en vain. La science leur en saura gré; leur plume aura épargné à la vie de longues et terribles expériences. Cet homme qui, dans un rêve d'une heure, avait vécu vingt années de sa vie, n'était-il pas plus riche en se réveillant, sans être plus usé?

IV.

L'exposition des beaux-arts, qui s'ouvrira dans deux mois, nous fournira l'occasion de parler de Berlin sous ce rapport. Berlin musical mérite une mention particulière. Il n'y a sans doute pas de capitales où l'on fasse plus de musique et de meilleure qualité qu'à Berlin. Ceci doit servir de correction à la caractéristique essayée plus haut, du genre d'esprit de ses habitants. La musique étant l'art (lu Mur, il est clair que les Berlinois ne doivent pas être dépourvus de sentiment. Cependant il ne faut rien exagérer dans ce sens, et ne pas oublier que la musique est aussi un moyen de masquer, dans la société, l'indigence (le la conversation, et dans les locaux publics, en compagnie du cigare, l'absene c de spontanéité et de gaieté. La musique est aussi bien l'oreiller de l'indolence passive, le leurre de l'âme, que sa consolation. L'opéra a plus souvent endormi les peuples qu'il ne les a réveillés. Enfin même pour la musique, le Berlinois paraît goûter encore plus le plaisir critique que la jouissance de l'abandon. Il veut plutôt juger (lue sentir. Les occasions ne lui manquent pas. La ville est pavée de musiciens. Pour la musique instrumentale, qui est ici d'une excellence comme, l'amateur peut s'abonner aux soirées symphoniques, aux soirées de Quarletti ou de Trios; une demi-douz:?ine (le locaux publics, chacun avec un orchestre, lui ouvrent chaque soir son enceinte; enfin il a toutes les fêtes données par les virtuoses en passage. Pour la musique vocale, il a les Oratorios à l'académie (le chant, les concerts de musique sacrée à l'Eglise (le la Garnison et au Dôme le dimanche ; et s'il n'est retenu par aucun duo de salon , un opéra allemand et un opéra italien l'attendent.

Trois théâtres où jouent cinq troupes, dont deux en langué étrangère (vaudeville français et opéra italien) suffisent à ces 400,000 âmes. L'opéra allemand, le théâtre allemand (Schauspielhaus) et le théâtre français, sont de propriété royale. Le roi fait les frais et les recettes. Le public est dans ces salles en invité et non en maître. Aussi tic peut-il siffler, mais seulement applaudir. On sent cornrne ce régime théâtral s'accorde bien avec le reste. Le public comme le peuple, est un assistant respectueux de la vie de l'art ou de l'état, non un collaborateur actif.

Les deux premiers théâtres, très-voisins l'un de l'autre, situés dans la ville du luxe (I'riedriclistadt) , non loin de l'université, sont les plus fréquentés. Le troisième, situé par delà la vieille cité circulaire, en dehors du fossé en zigzag, est frappé d'une sorte de discrédit; c'est l'Odéon de Berlin. Sa troupe allemande , qui donne la farce et le mélodrame et vit de traductions de pièces françaises ( le Chiffonnier de Paris, le chevalier de Maison-Rouge, l'ont défrayée longtemps), n'attire guère que le public de la ville industrielle. Il n'est pas de bon ton de le visiter. Une pièce de mocurs locales intitulée : Cent mille Thalers, satire des parvenus (le Berlin, jouit maintenant d'une grande vogue. L'auteur se nomme Kalisch. Le discrédit de convention (lui s'attache à ce théâtre déteint sur l'opéra italien , qui se joue en alternant dans la même salle, et qui mériterait plus de justice qu'on ne lui en rend. Pour l'auditeur impartial, qui ne consulterait que ses oreilles dans la comparaison des deux opéras, la troupe lyrique allemande risquerait fort de perdre l'avantage que lui donnent sa salle magnifique , la richesse de ses costumes et l'excellence de son orchestre. Le premier théâtre d'Allemagne est actuellement moins bien monté en voix que ce modeste ibéatre italien, heureux, lui, quand il n'a que la moitié de ses places vides. Son rival, le grand opéra royal, un des plus riches et des plus splendides qu'il y ait actuellement en Europe, un des mieux montés pour les décorations, et dont l'orchestre est célèbre, a éternellement besoin d'artistes en passage (ce qu'on nomme Gast-rollen) pour dissimuler sa faiblesse. La moitié des rôles du Barbier, par exemple, sont joués et non chantés. Encore ici , connaissance et intention, mais manque de nature, insuffisance d'organes. La troupe française est une aimable troupe de vaudeville; mais son public prend un peu trop ces soirées comme des leçons de langue. Elles sont pour lui moins un délassement qu'une tâche. C'est un cachet payé qu'il faut mettre à profit.-La troupe allemande est la meilleure. Mais l'inconvénient radical, c'est qu'elle doit faire face à tous les besoins que se partagent six à huit théâtres à Paris. Elle doit représenter le théâtre Français, le Vaudeville, la Gaîté, les Variétés. Ce théâtre unique doit trouver (lu temps et de la place pour les classiques allemands; pour les classiques anciens: Sophocle; les classiques étrangers: Racine (Athalie) et -Shakespeare (Othello, Marchand de Venise, Songe d'une nuit d'été, Roméo et Juliette, Hamlet, les pièces historiques, etc.), pour les vivants et les morts, pour le cornique et le tragique, pour les pièces légères et les drames en cinq actes. C'est une tâche difficile ; aussi l'intendant, Mr. de Küstner, n'y suffit-il pas. L'administration théâtrale étant la seule branche du service public sur lequel la critique puisse s'exercer librement, on a usé largement de la permission, et les attaques les plus violentes ont été dirigées soit contre la direction spéciale de Mr. de Küstner, soit contre la tutelle royale du théâtre en général. On a accusé l'une d'abaisser le goût par calcul, la seconde d'amortir l'esprit public par un théâtre artificiel. Mais je crois qu'on a un peu confondu l'embarras avec le machiavélisme, et là où il fallait dire: pente des choses, on a crié trop vite: trahison.

Nous avons aussi deux théâtres d'amateurs, dont l'un , l'Orania, sert d'école aux jeunes talents qui se destinent it la scène; et en été, dans le faubourg Schôneberg, une sorte de théâtre de banlieue, populacier, tapageur, où les audileurs servent d'orchestre, sifflent, chantent, aposirophent, droit précieux pour étudier en déshabillé et à l'aise ce bon peuple berlinois, ailleurs si bien dressé, bridé et sanglé.

La critique est une vraie tour de Babel. Chacun y parle sa langue, et les coq-à-l'âne y abondent. Si la grâce et l'esprit suppléaient au moins aux incertitudes du jugement! Du reste les plaintes s'élèvent contre cette critique, et une amélioration s'y fera bientôt sentir. Un esthéticien distitrgué de l'école hégélienne, Mr. Rôtscher, essaie de rallier les idées sur le terrain de l'art dramatique et de l'art du comédien, et a même fondé une revue pour cette spécialité. Mais il a beaucoup d'adversaires, qui l'accusent de formalisme creux, et proclament la vie historique et les préoccupations du présent potjr les seules sources dramatiques. C'est toujours l'école de la poésie politique. Du reste si la culture esthétique des critiques laisse beaucoup à désirer, la politesse est encore plus en souffrance. Les plus intelligents se donnent des torts en ce point, et leurs comptes rendus rappellent parfois involontairement le mot acerbe de Gœthe

En Allemand, étre poli c'est mentir'.
V.

La Prusse, état de nouvelle formation, œuvre de l'habileté et non de la nature, devait avoir la science pour palladium. La réflexion et non l'instinct, la persévérance et non le hasard, l'intelligence encore plus que la force l'ont faite ce qu'elle est. La pensée, son principe créateur, devait demeurer son perpétuel soutien. Et ce qui devait être a été. La Prusse, monarchie absolue , a fait de la science sa raison d'état. Son absolutisme est donc libéral. Là est sa grandeur, là sera la nécessité de sa métamorphose. La gloire de la monarchie est d'avoir créé une grande puissance protestante, consolidé un royaume né d'hier, d'avoir; par des soins soutenus, purifié, agrandi, élevé toujours plus haut dans la vie de l'intelligence et du bien, les millions d'hommes dont elle avait conquis la direction ; en un mot, d'avoir été une noble institutrice de ses peuples. Mais l'éducation a pour fin de devenir tous les jours moins nécessaire. La royauté forte et paternelle, inspirée par une volonté généreuse est guidée par une vaste intelligence; mais quelle que soit la supériorité d'un père, ou plutôt en raison de cette supériorité, ses enfants tendent à devenir dignes de lui en cessant d'être des enfants. Or l'absolutisme libéral est encore un peu trop absolutisme pour être aussi libéral. Il veut développer toutes les nobles facultés de l'individu, mais il ne va que jusqu'à l'individu, et s'arrête avant le citoyen. Il ouvre une excellente école , mais il ne veut pas laisser sortir de l'école. Il élève des hommes, et il ne veut que des enfants. Parla science il mûrit les populations, les initie à la vie générale, les affranchit de l'ignorance, de l'obéissance passive , les rend capables de vouloir, et leur dit: Vous ne voudrez point. II y a évidemment là une inconséquence. Les temps ont marché. L'État a couvé sous ses ailes la science et la religion , les intérêts généraux ; c'était son droit. Mais sa couvée a grandi, les ailes lui sont venues, et elle ne peut plus tenir dans le nid paternel. C'est sa destinée. L'absolutisme prussien est plein de bonnes intentions, mais il ne fait pas son droit à l'histoire. Il veut rester tuteur bon gré mal gré, en tout et partout; tutelle de la pensée, tutelle de l'Église, gourmette par ici, bride par là, et il ne voit pas assez que, grâce à son habile tutelle, le pupille a pris de la raison, qu'il devient majeur, et demande un peu plus de liberté. Impatience de la tutelle trop continuée, telle est la situation de la Prusse actuelle. La nation désire faire acte de virilité, prendre part à ses affaires, devenir une personne pour le roi son père. Ce n'est pas de l'indocilité, c'est la loi de la nature. Les codes ont tranché la difficulté pour la vie de famille, en fixant fâge de la majorité. La crise est plus embarrassante pour une nation. La nation se dit mûre pour l'émancipation, la royauté le lui conteste : il faut donc le prouver. Pour la Prusse, la preuve s'est faite, l'an dernier, à la diète réunie. Il n'a fallu que quelques séances à cette grande assemblée pour organiser une vie parlementaire et prendre une attitude politique. Une royauté qui voit son élève devenir par ses soins digne d'être son associé, doit être fière et non pas attristée, surtout si l'élève n'est pas ingrat.

Ce résultat a été produit par de longs sacrifices. La Prusse a toujours donné une grande place aux intérêts sp',rituels. Aussi la science n'a-t-elle pas été inutile à l'État, encore moins aux individus. Le niveau de l'instruction est très-élevé en Prusse. Tout le monde st instruit, et les savants le sont au delà du vraisemblable. L'État met des conditions extrêmement exigeantes à l'entrée de toutes fonctions, et la société n'est pas moins sévère. Aussi peuton dire : docte comme un Prussien.

En Allemagne, les plus grands combats sont encore ceux des théories. Les héros nationaux sont encore les penseurs. On a déjà comparé l'histoire de la philosophie allemande depuis Kant à celle de la révolution française. Chaque période de l'une trouvait son parallèle dans l'autre. Seulement on ne guillotinait ici que des idées, et l'épée de Napoléon avait pour pendant la plume de Hegel. Le trait est caractéristique. Cette vie profonde et idéale, née d'une ardeur insatiable de vérité, qui engendre ou la béatitude de la contemplation sereine, ou le désespoir de Faust, a créé la science allemande, ce monument imposant de l'activité humaine. La philosophie et la théologie ont fait le centre de cette vie nationale. Mais ce centre se déplace. La pratique enlève chaque jour du terrain à la contemplation. Les faits disputent l'attention à l'idée. La société secoue le penseur. On ne veut plus seulement raisonner, mais vivre; ni savoir, mais agir; ni concevoir, mais réaliser. L'Allemagne se raccommode avec les occupations humaines. Toutefois elle se modifie sans se renier. Le inonde spirituel sera toujours le Canaan de son âme. Berlin en particulier a beau devenir industriel, il est surtout capitale scientifique. Analysons-le à ce point de vue.

Distinguons les choses qui restent des individus qui passent. Dans les choses il y a les forces accumulées ou organes en repos, et les forces accumulantes ou organes en action. Nous appelons ici forces accumulées lés ressources de tout genre sur lesquelles s'appuie le développement scientifique: en un seul mot les collections, collections des produits de la nature, de l'art, de l'industrie, de la pensée, musées et bibliothèques. Berlin, quoique ville toute moderne, et encore fort jeune à d'autres égards, rivalise en ce point avec les plus vieilles cités. Ses musées minéralogique, botanique, zoologique, anatomique, sont au niveau de ce qu'il y a de plus grand en Europe. Son observatoire tient un rang distingué. Ses musées de sculpture et de peinture, quoique pour ce genre de collections la jeunesse soit un tort sans remède, sont remarquables, et suppléent à la rareté des chefs-d'eeuvre par le complet des écoles et la parfaite disposition des couvres. Ne pouvant plus primer au point de vue esthétique, les grands chefs-d'eeuvre étant depuis longtemps classés, ces musées ont dû viser à la valeur historique, et ils ont atteint leur but. Le musée des plâtres, complément indispensable pour l'histoire de l'art plastique, est conçu sur une grande échelle. Gemmes , vases, antiquités germaniques, musée de gravures, de petits objets d'arts , tout a sa place. Si le musée ethnologique (compris dans le Kunstkâmmer, situé dans le palais du roi) est fort élémentaire, en revanche le musée égyptien auquel on travaille maintenant, sera peut-être le plus beau qui existe. Partout l'ordre le plus intelligent, l'habileté remplaçant la richesse ou la triplant par son emploi. La science étant fonction d'Etat , l'Etat se fait un point d'honneur de sa générosité. Un budget qui n'est à celui de la France que comme 1 : 6, pour une population qui est comme t : 2, trouve moyen de consacrer à l'instruction publique une somme absolument moitié aussi forte, c'està-dire trois fois plus forte comparativement'

Un mot encore des bibliothèques. Chez ce peuple liseur, tout le monde se fait sa bibliothèque; les savants en ont d'énormes. Berlin n'a que deux bibliothèques publiques, la Bibliothèque royale et celle de l'Université. Toutes deux prêtent les livres à domicile , et sont sous le même chef, le savant Pertz, l'éditeur des Monumenta Gerananice, La dernière a 40,000 volumes, et pour, s'accroître une allocation de 600 thalers (2250 francs), et le droit à un exemplaire de tous les ouvrages publiés à Berlin. La Bibliothèque Royale dépasse 500,000 volumes et 5,000 manuscrits avec une allocation annuelle de 37,500 francs (10,000 thalers), et le droit à un exemplaire de tous les ouvrages publiés dans le royaume. Un budjet aussi large et des dons nombreux expliquent son accroissement rapide, et nous ne comptons pas les achats des collections prérieuses pour lequel le roi donne des sommes à part,

Les fbrces accumulantes comprennent les inst'itut'ions savantes publiques et privées. Leur caractère général est la réceptivité plutôt critique que sympathique, et la productivité plutôt réfléchie que spontanée. Avant de faire du neuf, on veut ici être maître de tout le vieux. L'assimilation de tout le passé scientifique, sa distillation et sa critique, sont la condition de toute autorité intellectuelle._ On, veut continuer, et. non recommencer;, on n'accepte pas le génie impatient. La première loi imposée ici au génie, caest d'absorber le monde avant d'être lui-même., On a horreur du caprice subjectif; la logique des choses,, l'objectivité est le postulat sine quâ non. Tu travailleras six jours et tu ne te reposeras pas le septième , telle est la loi de la pensée allemande. L'intelligence oblige au lieu de délier. La ténacité laborieuse, la persévérance invincible (le fameux Dentciter Fleiss) est la qualité nationale.

VI[.

L'instruction primaire et secondaire rentre moins dans notre sujet qui est le Berlin scientifique. Mais on sait toute l'importance donnée en Prusse à cette branche de la vie générale. L'école est le boulevard de la civilisation, c'en est aussi la propagande. La civilisation moderne engendre sa propre barbarie, qui menace de la submerger: le prolétariat. Nulle ville n'a fait plus d'efforts que Berlin pour pratiquer des trouées dans cet élément ténébreux et envahissant, pour pénétrer de lumière et de chaleur, pour instruire et moraliser ces masses toujours plus épaisses qui enveloppent l'arche de la vie supérieure; efforts sincères sinon efficaces. Ecoles des pauvres, écoles du dimanche, écoles de paroisses, écoles de la ville, écoles industrielles, écoles royales, écoles d'asiles pour les petits enfants, établissements pour les enfants moralement abandonnés, pour les jeunes criminels, pour les femmes repenties; obligation par la loi d'envoyer les enfants à l'école, et nombreuses commissions de surveillance. Ainsi, instruction élémentaire de tous les degrés, et, pour l'instruction secondaire, six grands gymnases, dont l'organisation a dès longtemps excité l'attention des gouvernements étrangers. Les professeurs de gymnases à Berlin seraient capables ailleurs de siéger dans les universités. Méthodes, livres d'études sont l'objet d'améliorations incessantes ; la pédagogie est devenue une science entière. Pour comparer l'état de l'éducation ici et ailleurs, il n'y a qu'à comparer les livres de classe, même en un seul point, les grammaires. Tandis que des générations en France ont vécu sous la dynastie Lhomond, Burnouf au Chapsal, livres médiocres, en Allemagne les ouvrages excellents_ se succèdent et se détrônent sans discontinuer. En France, une grammaire use une gértération de maîtres et d'écoliers; en Allemagne, un maître use des générations de grammaires. On croit ici que les livres et les méthodes sont faites pour l'élève; ailleurs il semble que les élèves sont faits pour le livre.

La science compte à Berlin deux institutions royales l'Université et l'Académie des Sciences. (II y a aussi une Académie des Beaux-Arts.)

L'Université- est la première de l'Allemagne, quoique la dernière venue. Occupant les trois côtés d'un parallélogramme, dont le côté libre s'ouvre sur la plus belle rue de la capitale, cet édifice immense, situé au centre de la ville du luxe et du pouvoir, entouré de l'Opéra, de la Bibliothèque royale, de l'Académie des Sciences, du palais du prince de Prusse et de l'Arsenal , symbolise clairement la place faite à la science dans l'Etat prussien. D'une architecture imposante, divisé en deux étages, contenant sous le même toit quatre ou cinq vastes musées (physique, minéralogique, zoologique, chirurgical, anatomique), trentetrois auditoires, les bureaux du sénat du tribunal académique, du secrétariat et de la comptabilité, et la grande salle de cérémonie dite l'Aula, ce bâtiment est une petite ville, où 2,000 néophytes viennent recueillir les enseignements de la science qu'administrent 170 maîtres. C'est bien là une de ces almce maties auxquelles l'en tbousiasme des étudiants allemands voue une sorte de tendresse mystique'. Indiquons, en courant, les caractères les plus saillants des professeurs allemands. C'est d'abord la négligence de la forme : infiniment peu de professeurs improvisent et se donnent quelque soin pour la prononciation , la netteté et l'élégance du débit. Plusieurs des plus célèbres sont mêmes classiques pour leurs tics et leurs attitudes maladroites.ou risibles.

La solidité (la Gründlichkeil) est la réquisition capitale; on lui sacrifie tout le reste, et il est certain que c'est ce qui importe le plus. L'écueil , c'est l'encombrement qui

' Quelques chiffres plus exacts feront mieux juger de sa grandeur.

Voici deux tableaux, l'un des personnes, l'autre des cours, tous deux pour cet hiver 1847-1848.

Personnes.

Professeurs Professeurs Docteurs Nombre ordinaires. eitranrdin. privés. d'étudiants. 1. Faculté de théologie. 5 5 4 241 73

11. a de droit . . . 9 3 5 622 145 ~A

111. s de médecine. . 13 10 15 232 62 v

1V. a de philosophie. 33 31 32 445 155

Sommes. . . . . 60 49 56 1540

Enseignants. . . 165 (ou mieux 170, en y comprenant cinq membres de l'Académie, qui donnent des cours facultatifs.)

A ces 15So (dont étrangers, 435)

il faut ajouter 534 auditeurs non -immatriculés. 2074 auditeurs.

On connaît cette organisation des enseignants à trois degrés. Les docteurs privés (privat-docenten), après s'être habilités, suivant la loi, proposent des cours, cherchent à se faire connaître, pu, blient et professent. Ceux qui se sont fait le plus remarqner sont promus au rang de professeurs extraordinaires et touchent peut s'alourdïr jusqu'au fatras. Beaucoup restent embourbés dans l'érudition et n'arrivent pas jusqu'à la pensée. Le moyen entrave quelquefois le but. A choix, ou préfère se passer d'inspiration que d'érudition.

La disproportion. Il est peu de professeurs qui savent tailler un cours à la longueur du temps qu'ils prennent; à la dixième fois, ils ne réussissent pas mieux qu'à la première.

Le complet en est la cause. On ne distingue pas un bli. Ces traitements sont aussi variés. Outre l'ascension progressive, il y a encore la voie des appels (Beruf) pour enlever une réputation à une autre université par un titre ou un traitement supérieur. De là l'échelonnement des honoraires.

Cours anoncés.

Cours privés Cours pubtics Totat. (payés.) (gratuits.)

1. Théologie . . . . . . . . . . . 21 12 33

Il. Droit. . . . . . . . . . . . . . 35 18 53

111. Médecine. . . . . . . . . . . . 50 25 75

1V. Philosophie Philosophie . . . 20 9

Mathématiques.. 10 4

(sept branches Sciences natur. . 23 15

différentes.) Politiq. Econom. 16 6 181

Hist. et géogr. 14 9

Art . . . . . . . . 8 5

Philologie . . . . 30 15 ,

En philosophie . . . . . . 121 63 ,_..

Sommes . . . . . . . 227 118 345 345 cours ont été annoncés. En calculant que le 1/3 ou la 1/2 ne trouve pas d'auditeurs, et n'a, par conséquent, pas lieu, on ne s'éloignera pas beaucoup de la vérité en estimant à 180 le nombre

cours d'un livre. C'est la principale différence d'avec les cours parisiens qui effleurent la matière, tracent à grands traits, donnent les contours et les aperçus. Ici on serre le sujet de tout près; on l'épuise. Le professeur français excite l'appétit; le professeur berlinois le rassasie. Ainsi, l'un vous fait superficiel, l'autre vous rend gltitndlich. On doit étudier après le premier; après le second on sait. Avec ce système, le professeur commence, mais il rte finit pas toujours.

Les assistants ont aussi une physionomie particulière je dis à dessein assistants, car les étudiants sont moins des auditeurs que des secrétaires. Toutes ces têtes assidues, couchées sur leur pupitre, et ces plumes qui courent sur le papier font le pendant naturel de ce professeur qui lit. Le rapport est impersonnel ; la pensée parle à la pensée; mais les acteurs ne se voient pas. On pourrait croire les uns ou les autres passifs: ce serait une erreur. L'attention est souvent à sa plus haute concentration pendant l'opération mécanique que chacun poursuit. Vous imaginez voir un homme qui dicte et ses sténographes qui écrivent. Pas du tout, ce sont deux manières de se recueillir.

Un autre spectacle plus intéressant, comique pour un esprit léger, mais d'un comique grave, comme la comédie de la vie, est celui qu'offre le rapprochement de tous ces enseignements divers. Je ne sais plus quel poëte allemand a dit

proches dans le cerveau habitent les pensées, Mais loin, dans le monde, se repoussent les faits. L'université ressemble plus au cerveau qu'au monde; car les contrastes y demeurent porte à porte, et souvent s'installent au même fauteuil. Celui qui pourrait entendre un seul jour ces 120 leçons à la fois deviendrait certainement fou de rire ou de désespoir. L'un construit, l'autre démolit; l'un dit, l'autre dédit. Une chaire combat la voisine. On vous a prouvé une thèse ici, de l'autre côté de la muraille, on la réfute. Vous avez entendu un orthodoxe; il est remplacé par un rationaliste, auquel succède un spéculatif qui vient railler un physiologiste. Le n° 1 renverse radicalement le n° 2 ; une heure annulle la précédente. Ayez un peu de patience et vous ne saurez plus à quoi vous en tenir. C'est là le côté comique ou tragique, suivant que vous tournez au Démocrite ou à l'Héraclite. Mais ayez plus de patience encore, et vous ferez peut-être une autre découverte : vous reconnaîtrez que vous avez dans une université une équation à mille termes, une miniature de la grande équation de la vie. Les facteurs se croisent, se repoussent, se combinent, s'entre-détruisent, mais la fin de ce carnage n'est pas le néant, c'est la simplification de la formule, le rapprochement graduel vers la vérité. Un résultat à constater, c'est que tandis que le nombre des enseignants croit, et que l'Etat fait plus de frais pour l'université, le nombre des étudiants décroît. En 1840, l'université comptait 2236 étudiants pour 142 enseignants des trois classes (professeurs ordinaires, extraordinaires et docteurs privés). En 1848, elle ne compte que 2074 étudiants pour 170 enseignants, c'est-à-dire 28 professeurs de plus et 168 étudiants de moins. Le nombre des étudiants tend à diminuer en général; mais c'est la diminution relative, le déplacement de la vogue qui importe, et

il est curieux de suivre cette histoire du crédit universitaire. Ainsi Gottingen, depuis 22 ans, a perdu graduellement les deux tiers de sa clientèle; Heidelberg va, au contraire, croissant. Il y a hausse et baisse des universités, ou bien des facultés et même des professeurs. La cherté proportionnelle de la vie , la réputation individuelle des professeurs, la direction politique de l'Etat, et enfin les oscillations de la pensée générale sont les principales causes qui influent sur cette bourse de la science.

Un autre résultat parallèle, c'est que l'ardeur scientifique baisse en même temps que les étudiants. On remarque l'abandon graduel des études désintéressées, la réduction des cours au strict nécessaire et l'accroissement continu des Brod-Studenten (étudiant pour se faire un gagne-pain et non pour la science même). La cause de ce fait réside, dans le déplacement des préoccupations générales autant que dans l'affaissement spirituel.

Comparée avec les autres universités, Berlin montre les étudiants dans un autre rapport avec la ville : ils ne sont plus ici rois et seigneurs et se perdent dans la capitale. Entre eux, ils ne font plus société organisée et close, la vie de corps disparaît presque , et avec les professeurs ils ne sont plus sur le pied de collaboration et de commerce amical, comme dans les universités du centre et du sud , les rapports sont plus rares et plus cérémonieux. Les séré. nades (Stàndchen) , les séminaires et le bal de l'université entretiennent néanmoins les relations, et la plupart des professeurs un peu en renom ont en outre la coutume, pour fournir une issue à l'empressement de leurs étudiants, d'établir un soir de réception, où la causerie se provoque autour d'une table à thé; malheureusement la gêne ou la timidité passe quelquefois à la ronde avec l'infusion chinoise. Mais cet embarras tient ordinairement au manque d'usage dans les jeunes gens, qui n'entrent pas dans la vie sans façon des étudiants de petite ville , dans les moeurs plus choisies des salons berlinois, sans perdre un peu l'équilibre.

 

L'Académie des sciences, fondée 110 ans avant l'université sur les directions de Leibnitz (1700), est le corps savant supérieur. Elle réunit toutes les notabilités intellectuelles du pays : tel est du moins son but. Fondée par un philosophe, elle ne s'en est pas toujours souvenue, et parfois a fermé sa porte aux plus illustres héritiers de son fondateur, par exemple à Fichte et à Hé£el. Pour être juste, il faut reconnaître qu'elle a accueilli dans son sein Schleiermacher , mais sans doute comme philologue, et qu'elle possède aujourd'hui Schelling : ne serait-ce pas comme théologien ? Elle aurait ainsi éludé deux philosophes, tout en s'enrichissant de deux grands hommes. Il est vrai que sou titre est Académie des Sciences.

L'Académie se divise en deux classes : la classe physico-mathématique , qui compte 29 membres, et la classe philosophico-historique , qui en compte 24. Total, 53 académiciens. Au titre est attaché un honoraire annuel de 300 thalers, et l'obligation de fournir à son tour de rôle un mémoire pour les séances mensuelles de l'Académie. MM. Encke et Bceckh, l'astronome célèbre et l'illustre helléniste, sont les secrétaires perpétuels. L'Académie, qui tient une seule séance publique en janvier, est placée sous le protectorat de Sa Majesté, et publie in-1,° un choix des mémoires lus dans son sein. Elle s'est fait beaucoup de tort dans l'opinion par l'affaire du conseiller de Raumer , l'année passée, et la lettre d'excuse adressée par elle au roi, lettre qu'elle ne s'attendait pas à voir livrée à la publicité, et qu'on a trouvée singulièrement humble.

L'Académie se recrute presque entièrement dans l'uni-, versité. De ces 52 membres, 30 sont encore professeurs et la plupart des autres l'ont été.

Au-dessous de_ ces deux grands corps savants se sont formées une foule d'associations particulières, reconnues et patentées par l'Etat. Berlin est la ville des comités et des sous-comités. On fabrique une société à propos de tout, du plus futile comme du plus grave intérêt. Chacun veut être coté, enregistré, patenté et titré, fût-ce du titre de va-nu-pieds. On désire pouvoir garder dans les cabarets son chapeau sur la tête, vite la société des Hut- freunde. On trouve convenable d'avoir de la musique â son enterrement, vite le Trouer-Verein ehemaliger M`ilitairpersonen: On va, dit-on, fonder une société philanthropique pour faire laver les nègres, et une autre pour faire tailler les ongles aux cannibales. Du reste, sauf ses exagérations, cette tendance peut avoir de bons résultats, soit pour la vie, soit pour la science. Quelques chiffres vous montreront où l'on en est à cet égard. Berlin possède 19 sociétés pour l'intérêt des arts et métiers, 23 pour l'avancénient de la religion et de la moralité, 55 établissements privés d'utilité générale, 115 fondations pieuses et sociétés de bienfaisance, et ce qui rentre surtout dans notre point de vue, 123 bourses ou stipendia pour favoriser l'instruction; enfin 1 société de belleslettres et 25 sociétés scientifiques. Parmi ces dernières il faut signaler la Société zoologique qui, au moyen d'actions, a donné à Berlin le complément nécessaire de ses collections zoologiques mortes: un jardin des animaux.

VII.

Après les institutions, un mot sur les personnes. Berlin voulant être la tête intellectuelle, le pôle d'avenir de l'Allemagne, attire naturellement à lui toutes les supériorités de partout où il. les trouve. Ses finances prépondérantes permettent en particulier à l'université de soustraire à toutes ses rivales leurs plus grandes capacités, et l'honneur de paraître sur un plus grand théâtre laisse rarement résister à la tentation. Cela s'est vu pourtant. Wangerow, le plus grand pandectiste de l'Allemagne, a refusé de quitter Heidelberg pour remplacer Puchta à Berlin. Plusieurs de ceux qui ont cédé à l'appel berlinois, même parmi les illustres, ont eu lieu de se repentir de n'avoir pas eu la même sagesse. Les sables de Brandebourg sont arides et boivent vite les espérances. Le criticisme berlinois est corrosif, il mord quelquefois jusqu'au diamant du génie, et dissout tout ce qui est moins réfractaire.

Cette attraction incessante a réuni dans Berlin une armée d'esprits d'élite, qui fait sa plus belle couronne. Le pôle du sud ne groupe que quatre étoiles; Berlin offre une constellation beaucoup plus riche d'étoiles de première grandeur. Des chefs de la science allemande une bonne part est réunie fans ses murs. Le daguerréotype d'une séance de l'Académie de Berlin serait une page toute faite du Panthéon des hommes illustres. Les représentants de chaque discipline en sont les maîtres: Pour la géologie, de Buch; pour la chimie, Mitscherlich et les deux Rose; pour les sciences naturelles , Link et Lichtenstein ; pour l'infiniment grand , Encke; pour l'infiniment petit , Ehrenborg ; pour la physiologie comparée, Jean Müller; pour les mathématiques, Jacobi; pour la physique, Dove; pour l'univers, Alexandre de Humboldt. Pas un qui n'ait fait faire à la science cosmologique un pas décisif. Et si nous passons à la seconde classe : Boeckh, Lachmann et Bekker, les grands philologues; Bopp et Jacob Grimm, les fondateurs de la grammaire comparée; les historiens Ranke et de Raumer; l'orientaliste Schott; le bénédictin Pertz; de Savigny, le jurisconsulte; Néander, l'historien de l'Eglise; Carl Ritter, le père de la vraie géographie; Lepsius, l'égyptologue pénétrant; de Schelling, l'homme de génie créateur. L'aréopage est majestueux. Chacune de ces têtes , chargée d'un monde de souvenirs ou de pensées, offre un noble exemplaire de la grandeur humaine. Chacune, concentration merveilleuse, résume des siècles de vie, et marque ce produit au coin de son individualité.

L'université, outre les professeurs académiciens, compte encore parmi les célébrités : dans la faculté de Théologie , Nitzsch , Twesten (école de Schleiermacher mitigée) et Vatke (école de Hegel). Dans celle dé Droit, Stahl (phi los. du droit), Keller de Zurich (droit romain), He ffter (droit des gens) et Gneist (droit civil). Dans la faculté dé Médecine, Schônlein (médecin du roi), Romberg (pathologie), Jüngken(chirurgie), le célèbre opérateur Diefenbach, mort il y a deux mois, la même semaine que Mendelsohn Bartholdi, C.-H. Schulz, observateur original et fondateur d'un système entier de botanique, de physiologie et de pathologie; Ideler (psychiatrie). Dans la faculté de philosophie, Gabler, Michelet, Hotho (hégéliens); Trendelenburg et Gruppe (indépendants) ; Waagen et Foelken (histoire de l'art). Nous en passons, et des meilleurs, pour ne pas faire dégénérer cette notice en catalogue. Quand nous parlerons du mouvement intellectuel, les noms moins connus, et de réputation naissante pourront se présenter sous notre plume.

vil.

Berlin religieux est un quatrième aspect du Berlin spirituel. Le mouvement religieux à Berlin est trop lié au mouvement général pour pouvoir convenablement s'isoler, et doit être réservé; c'est d'ailleurs le Berlin au repos qui nous occupe: esquissons donc aussi en peu de mots sa physionomie religieuse, non dans son action , mais dans son état. Je demanderai la permission d'être très-bref. Extérieurement on prendrait une idée plus défavorable que vraie de la vie religieuse à Berlin. Les églises sont petites et en petit nombre relativement à la population. Telle paroisse de 40,000 à 50,000 âmes n'a qu'une église, et la moyenne est de 12,000 âmes par paroisse. On pourrait croire au moins que les églises doivent être pleines. Pas du tout. Elles sont encore beaucoup trop grandes et trop nombreuses pour le nombre des visitants. Je ne voudrais rien exagérer, et les détails qui suivent sont évidemment des minima. Mais l'Allgemeine Kirchen Zeitung (rédact. dort. Bruns) a fait le relevé du nombre des fidèles qui assistaient au culte dans les principales églises de la ville, les dimanches 9 et 16 janvier 1848. Ces chiffres sont de 100, 80, 20, et même 11, et notez que les prédicateurs étaient parmi les plus goûtés. A l'église de Sophie , de laquelle dépendent 40,000 ouailles, le service a dû se faire le 9 janvier dans la sacristie, parce qu'il n'y avait que 20 auditeurs! Il faut dire, pour être juste, que toutes les églises ne sont pas pareillement abandonnées. On petit objecter aussi la saison. Ces églises, non chauffées, sauf deux ou trois nouvelles, qui sont en même temps les plus pleines, sont en hiver d'une température intolérable, et les mains du ministre officiant tremblent à faire frémir en soutenant le livre de liturgie. Mais la vraie raison de la solitude des églises n'est pas la. Elle n'est pas non plus dans l'indifférence religieuse, car les questions de ce genre commencent à redevenir singulièrement brûlantes. La vraie raison est dans la signification donnée au culte. Cette signification est ici beaucoup moindre que dans les autres pays protestants, Suisse, France, Écosse surtout. Dans le protestantisme allemand , on met plutôt la religion dans la vie que dans le culte. De là l'importance très-secondaire attachée aux actes extérieurs de dévotion.

Un sentiment pénible que fait naître la disposition intérieure des églises luthériennes , c'est leur inhospitalité. Toutes les places y sont parquées, cloisonnées, fermées à clef. Le nouveau venu s'y sent un étranger, j'allais dire nu intrus. Le cadastre, transporté dans la maison de prière, a quelque chose de presque irréligieux. L'église est un bien commun , l'asile des âmes , le caravansérail ouvert à tous les pèlerins qui passent , la cité de l'égalité et de l'amour. Elle doit être à tous comme la lumière, comme la vérité, comme ]'Évangile qu'elle annonce. Retrouver dans la maison de Dieu l'exclusion propriétaire, c'est-àdire l'égoïsme dans le lieu de charité, est une dissonance blessante pour le coeur.

Le caractère berlinois ne prête pas à l'éloquence. Aussi. les triomphes de la chaire sont-ils plus rares ici qu'ailleurs. L'illustre Théremin n'a pas encore été vraiment remplacé. Cependant les prédicateurs de mérite ne manquent pas. Si j'osais hasarder sur cette prédication une remarque, fondée, il est vrai, sur un cercle restreint d'observations, la tendance didactique m'y parait l'emporter beaucoup sur l'élan oratoire ou sur l'inspiration (lu coeur. On veut éclairer et faire réfléchir, plus qu'émouvoir ou entraîner. La position des pasteurs est loin d'être aussi considérée qu'elle l'est à Genève, par exemple. On n'a pas oublié le grand mot de Luther, que tous les fidèles sont prêtres, et le pasteur n'est guère ici qu'un collègue. L'indépendance d'esprit est d'ailleurs générale. Puis, dans ces immenses paroisses, les rapports personnels sont presque nuls entre le berger et son troupeau, sauf les cas de pauvreté et de maladie. L'influence pastorale est donc très-restreinte, soit la semaine, soit le dimanche, soit à l'église, soit en dehors. Le culte lui-même tend à s'abréger, ou plutôt on l'abrége ; on arrive après l'immense liturgie, et l'on s'en va avant la fin. L'attention se simplifie toujours plus.-"C'est comme chez nous. a -C'est comme partout. Deux nouvelles acquisitions importantes faites cet hiver pour la chaire, sont Mr.le pasteur Krummacher pour l'éclat chaleureux , et Mr. le professeur Nitzsch , pour la solidité tempérée d'onction. Le premier, Krummacher, dans la chaire de Schleiermacher, et le second, Nitzsch, comme prédicateur de l'université.

Intérieurement , quel est le caractère religieux de Berlin? Encore une fois, ne pouvant donner que les grands traits , il va sans dire que dans le détail toutes réserves sont à faire. Les exceptions à la couleur générale sont nombreuses, mais c'est cette couleur générale qui nous intéresse dans ce moment.

Le Prussien est Allemand, mais Allemand du nord. Au point de vue religieux, ce qu'il y a d'allemand, c'est le besoin de vie divine. Ce qu'il y a de prussien dans l'Allemand , c'est le besoin spéculatif, le report du particulier dans l'absolu. Naturellement le Prussien est avant tout Prussien.

Cette religion de raison trouve dans les classes éclairées et savantes de Berlin son système; dans la bourgeoisie son application. C'est évidemment la plus populaire et la plus en harmonie avec l'état général des esprits. Le mysticisme , ce qu'on appelle ici Schwürmerei, est mis à l'index par la majorité, et l'on enferme dans cette catégorie bien des directions qu'ailleurs on appellerait seulement religieuses, sérieuses, etc. La religion pieuse réside dans lts hauteurs du pouvoir, et descend du trône vers le peuple par une inversion surprenante de la direction ordinaire de la propagande religieuse. Le missionnaire est ici l'homme couronné. L'apostolat va du haut en bas, et c'est par les cercles de plus en plus larges du monde officiel que l'influence essaie de communiquer avec la vie nationale. Par les ministères, la hiérarchie des fonctionnaires, la nomination aux chaires de l'université, les encouragements et les disgrâces, ce prosélytisme sincère exerce une action qui pourrait être considérable. Mais l'inoculation est difficile, et la docilité peu manifeste. En disant résistance sourde et même antipathie déclarée, on peindrait mieux les sentiments qu'excitent ces tentatives faites à si bonne intention qu'on se rappelle la démonstration oppositionnelle faite l'année dernière en corps , par la municipalité de Berlin , pour réclamer contre la direction religieuse des ministres, députation que le roi a si vertement réprimandée. Ces tentatives d'en haut ont même un plus grave inconvénient que celui d'animer les esprits de contradiction, c'est de favoriser la piété factice, pour ne pas dire l'hypocrisie. Quand la piété devient de bon ton, elle risque fort de dégénérer, et de devenir complaisance, ou pis encore, dans les cercles où elle s'introduit, tandis qu'elle était pure et vraie dans celui qui n'a personne à flatter, parce qu'il n'a pas de supérieur. Du reste , se trop préoccuper des intérêts religieux et spirituels de son peuple, est, pour un souverain, un reproche qui est presque un éloge , même quand il y a erreur sur les moyens.

Berlin possède vingt-trois sociétés pour l'avancement de la religion et de la moralité. Ce chiffre prouve-t-il pour ou contre la moralité de la ville? C'est selon. On peut se demander si le grand nombre des hôpitaux démontre la., santé ou seulement la charité publique. Le remède indique habituellement la présence du mal , toutefois l'abondance des remèdes n'est pas un signe infaillible de l'abondance des maux, pas plus qu'une garantie de leur guérison. Ainsi ne tirons aucune conséquence de chiffres au sens équivoque.

Mais l'observation directe du Berlin moral donne un résultat malheureusement moins douteux.. On reconnaît dans cette jeune capitale déjà des rides de décrépitude , qui affligent plus qu'ailleurs parce qu'on les y attendait moins, et surtout parce que le caractère allemand leur donne une signification plus grave. Quand l'Allemand , et surtout le Prussien, laisse perdre sa moralité, il descend plus bas que tous les autres peuples, parce qu'il n'a pas la nature riche et pleine de ressort du Français ou des peuples du midi, L'échec citez lui est plus irréparable, parce qu'il atteint plus profondément les sources de la vie. Comme il y a dans l'Allemand moins d'entraînement et depassion , l'altération se communique plus vite aux principes, et d'autant plus, que l'honneur, cette sauvegarde puissante quoique imparfaite , ne vient pas servir de point d'appui à ce coeur ébranlé. Le peuple allemand est condamné à être plus honnête que tous les autres, s'il ne veut l'être infiniment moins. Aussi quand on entend des ob3ervateurs constater, que, dans tes relations d'intérêt, les traditions de probité déclinent, et que le charlatanisme, la cupidité, même la tromperie augmentent et se propagent; remarquer que la vie de famille déchoit peu à peu dans le peuple, perd de sa hauteur et de son prix, relâche ses liens sacrés et ouvre de plus en plus dans certaines classes la porte au vice et au déshonneur; quand on voit le chiffre des enfants illégitimes atteindre bientôt le sixième des naissances (en 1847 il est de 2,053 sur 13,410) ; la prostitution étendre et multiplier toujours plus les mailles de son hideux et immense filet, tellement qu'un livre publié il y a deux ans, sur cette face de la vie berlinoise, par un des fonctionnaires de la police, et d'après des documents officiels, estime à environ 10,000 le nombre des femmes perdues'; quand on réfléchit que tout ceci est encore en deçà de la prison et de la statistique criminelle, et par conséquent dans le sein de la société civile, dite honnête, on a bien quelque droit de s'affliger et de s'inquiéter. Berlin, il est vrai , n'est pas au-dessous de la moyenne des capitales; mais il doit bien prendre garde. Du reste, il ne s'aveugle pas sur lui-même, et nous avons déjà vu les efforts (le réaction tentés contre cette invasion des ténèbres.

VIII.

Cette esquisse serait incomplète sans un coup d'oeil sur le Berlin social. Mais comme c'est le Berlin spirituel qui nous occupe, et que nous avons éliminé tous les autres points de vite, nous n'avons à considérer ici que le reflet renvoyé par l'organisation politique et sociale sur les mœurs. Qui désire des détails, en trouvera dans l'ouvrage bien fait et instructif, mais très-polémique, d'un journaliste berlinois, Mr. Sass (Berlin im Jahr 1846).

Voyons d'abord les personnes, puis les mœurs.

Les personnes dans leur ressemblance ont pour élément commun ce qu'on appelle le caractère berlinois. Nous avons essayé, dans la partie générale, d'en donner une idée. Rassemblons-en encore une fois les principaux traits, On peut les ramener à trois , l'un donné, les deux autres, historiques : le manque de nature, la discipline , l'absolutisme.

Du manque de nature, qu'on peut nommer par son aspect positif la prépondérance de la réflexion, il résulte que le côté faible des Berlinois est , dans la sphère extérieure, la grâce; dans l'intelligence, la fécondité; dans la vie de sentiment, la sympathie; dans la volonté, l'élan; dans la làntaisie, l'imagination.

Leur côté fort est, en revanche de la grâce, la ténacité; de la fécondité, la réceptivité; de la sympathie, la vigueur critique ; de l'élan, la possession de soi-même; de l'inspiration, la puissance architectonique.

La discipline, second élément de leur caractère, se rattache au premier. II y a peu de villes oh l'originalité personnelle soit moins acceptée. La régularité du régiment, (lui a été dans l'éducation de ce peuple, a laissé son analogue dans son esprit. Si l'armée prussienne est remarquablement intelligente, l'intelligence prussienne est singulièrement militaire. Les écarts ne sont pas admis ; la règle courbe tout.. Le génie lui-même doit être discipliné pour être reconnu. Cet air ne laisse pas prospérer la plante de l'individualisme, et si Schleiermacher l'a semée et arrosée, il y a longtemps que ses racines. ont séché. Ce climat spirituel ne la comporte pas. La discipline l'emporte. " Soumettre la pensée aux règles du devoir" est la devise berlinoise. On rencontre aussi par réaction violente l'extrême indiscipline, L'exception plus que jamais prouve ici la loi.

L'absolutisme dérive aisément de la discipline. Le despotisme monarchique a son correspondant spirituel dans la science absolue ou de l'absolu. L'ahsolu, c'est la discipline de l'univers. Toutes les vacillations, ondulations, recurrences de la vie sont enfermées dans la règle inflexible. Le monarque absolu des sphères et des esprits, c'est la loi (lu destin. La logique est le centre de Dieu et le secret (le la création. L'absolu , tel est le but suprême vers lequel la pensée prussienne tend de toutes les forces de sa science et de sa discipline. Deux philosophes, deux pontifes de l'absolu , sont venus lui révéler leur Dieu. Pourquoi Schelling et Hegel, tous deux Souabes pourtant, ontils fait une fortune si différente à Berlin ? Hegel est plutôt une nature allemande du nord, Mr. de Schelling une nature du sud. Le génie discipliné a eu raison , à Berlin, contre le génie impétueux, l'idée contre la vie. Ailleurs le résultat de la lutte eût été contraire. Il est bien entendu que cette petite explication ne touche pas la question scientifique, mais seulement la question de popularité. Elle n'a d'ailleurs aucune prétention.

Dans leur différence, les personnes s'échelonnent en classes. On en peut distinguer quatre à Berlin: le prolétariat industriel, la bourgeoisie, les fonctionnaires et la noblesse. l.a noblesse, puissance territoriale et encore féodalement privilégiée, dispute la suprématie à la classe fonctionnaire; mais elle descend vers son ouest, tandis que l'autre monte vers le zénith. Sur les fonctionnaires repose l'édifice monarchique prussien. On l'a défini par Beamten-Staat (l'état des fonctionnaires). La bureaucratie est en Prusse dans un bel état d'épanouissement. La royauté enrégimente toutes les forces pour civiliser son peuple de haut en bas, et trente et une espèces d'ordres ou de croix servent à échelonner les hommes que le pouvoir distingue et rattache à l'Etat par le fil doré des honneurs et (les espérances, toutes les vanités comme toutes les nobles ardeurs. Le roi étant évêque, il y a les fonctionnaires d'État et ceux d'Église. Les fonctionnaires d'État sont pour le militaire ou pour le civil. La fonction militaire est la plus considérée de l'État; les ordres supérieurs, les deux degrés de l'Aigle noir lui appartiennent, pour ainsi dire, exclusivement. Le civil comprend tout le reste, administration , justice, instruction, etc.

C'est la troisième classe qui joue le grand rôle à Berlin. La noblesse, importante en province l'est peu dans la capitale.

Politiquement, un mouvement déplace peu à peu ces classes. La bourgeoisie et la noblesse tendent à entrer dans la vie de l'état et à l'influencer : la première diète réunie en fait preuve; la noblesse en particulier a fourni plusieurs des orateurs libéraux. En revanche, la science et l'Église tendent à l'émancipation.

L'échelonnement de la fortune met la bourgeoisie et la noblesse en tête , l'une pour la finance, l'autre pour la propriété. Mais la noblesse s'appauvrit tous les jours, une partie est même déjà ruinée et se réfugie dans l'armée, son asile naturel , dont les hauts grades sont devenus son monopole. Le citoyen non titré ne dépasse jamais les grades inférieurs. En somme, Berlin n'est pas une ville riche, et contient peu de ces grandes fortunes qui contribuent à l'éclat de Petersbourg, de Londres et de Paris.

L'échelonnement de la culture place naturellement la classe des fonctionnaires au sommet, et ici s'applique ce que nous disions plus haut de l'extrême instruction exigée par l'État.

Voyons les mœurs. Si de l'état des classes nous passons à leurs relations entre elles, nous devrons signaler le fractionnement qui les sépare comme ailleurs, mais sans avoir son contre-poids dans une vie publique. Sauf au théâtre , et encore pas même au théâtre, vu sa parfaite discipline , il n'y a nulle part de rapprochement entre les classes. Un aristocratisme dédaigneux et froid les protège chacune contre les influences du dehors. Un observateur malin attribue à cette cause l'interdiction de fumer dans les rues , défense singulière pour un pays où le cigare est dans les mocurs ; mais le cigare rapproche les hommes en donnant le droit d'emprunter le feu du voisin, et de lui respirer dans le visage, et la fumée crée un milieu commun , sorte d'intimité forcée : c'en est assez pour les faire proscrire.

II y a peu de fêtes à Berlin. Presque tous les étrangers qui passent sont saisis du caractère de froideur un peu morne de cette grande ville, et n'en emportent quelquefois qu'un souvenir d'ennui. Une jeune dame viennoise faisait avec surprise l'observation de la différence de Vienne et de Munich d'avec Berlin , à l'égard des plaisirs : " Chez nous, la société fait toujours des projets d'amusements; ici on n'entend parler que de travail. v L'observation est piquante. Cependant c'est moins la poursuite du plaisir, que sa trouvaille qui fait défaut. Le Berlinois n'est ni gai ni inventeur. Chaque capitale a certaines fêtes, crée certains divertissements originaux. II est remarquable qu'à Berlin on emprunte toujours. On imite la promenade en gondoles de Venise, le Corso italien, le Prater de Vienne, les montagnes russes; on donne des nuits espagnoles, chinoises, japonaises, des bals à la Musard ; on possède des clowns anglais, des paillasses français ; mais on n'a pas même une cabriole berlinoise. Dans les restaurants , la carte ne contient que des noms étrangers. Les modes, l'industrie, comme la cuisine et les divertissements vivent ici d'imitation. Cette ardeur d'emprunt et de copie comprime notre observation de l'absence de spontanéité et d'individualité. On emprunte parce qu'on ne produit pas. Au théâtre c'est en partie la même chose. La vanité berlinoise est un peu comme celle du geai , elle fait la roue avec les plumes d'autrui. Ce que Berlin offre encore de plus original, ce sont, d'abord , les Jardins pavillons pour la musique (entre lesquels Tivoli situé sur la montagne de 60 pieds de haut, le Kreutzberg, seul exemplaire des Alpes pour le citoyen berlinois, et l'édifice colossal de Kroll dans le parc, grandiose monument de plaisir sont des monuments à noter); et secondement les expositions drolatiques de Noël , où la causticité berlinoise (berliner Witz) peut se donner carrière.

Dans les manières, les Berlinois ont aussi à lutter avec eux-mêmes. On les a nommés les Français de l'Allemagne; et leur flexibilité, leur malice, leur dextérité plus vive de langage et d'action permet le rapprochement. Cependant ce n'est pas sans peine qu'ils reviennent au natuiel, et l'abandon facile du geste et de la parole, la grâce primesautière n'est pas dans leur tempéremment. Le 'sentiment qu'ils ont de cette imperfection leur ôte la confiance, qui empêche l'aisance, laquelle est indispensable à la distinction. l.e mot Vornehm accuse à la fois le désir et l'échec : il devrait signifier distingué, et désigne encore plus souvent la prétention à la distinction , la morgue. La ti'ornehm-thuerci, le rengorgement hautain et gonflé de soi, l'importance majestueusement raide et susceptible, est souvent reprochée aux Berlinois par les autres Allemands, qui remarquent que certaines positions sociales y prédisposent. Les convenances, l'étiquette, le formalisme rigide ont une toute-puissance incontestée. On parle beaucoup de la pruderie berlinoise; j'avoue que j'ai plutôt été frappé d'autre chose, d'une certaine rudesse d'épiderme,, d'une délicatesse assez peu chatouilleuse qui laissaient dire en société ou passer à la scène des choses qui n'auraient pas été prononcées ou pas été tolérées dans un autre pays. Le tact et le goût ne sont pas les qualités nationales, ils sont acquis , c'est-à-dire forment un privilége. Nous avons déjà parlé du ton des critiques théâtrales, qui ne participent qu'insuffisamment à ce privilége. Les toilettes, même an bal, laissent beaucoup à désirer. Ceci nous amène à dire un mot du beau sexe berlinois, sur lequel on ne saurait, même dans une esquisse rapide, se taire sans être impoli et incomplet.

Les femmes de Berlin sont fort bien douées, et ont à plusieurs égards une supériorité marquée sur leurs soenrs des zones plus méridionales de l'Allemagne. Leurs formes sont peut-être plus déliées, leurs traits plus délicats, leur race plus fine. Les agréments extérieurs ne leur sont pas répartis d'une main trop avare, et on peut dire que les jolies têtes se rencontrent ici plus souvent que dans le sud. Les Berlinoises ont en général beaucoup plus de flexibilité et d'aptitude à s'assimiler les manières et les usages, elles sont très-éducables et reçoivent beaucoup d'éducation. Les jeunes filles de bonne famille sont très-instruites, parlent régulièrement plusieurs langues, lisent beaucoup de littérature étrangère et un peu trop de la toute moderne, sont musiciennes, dessinent, souvent peignent sur porcelaine ou même à l'huile, et déploient parfois un talent critique intrépide qui ne s'effraie de rien. On me parlait de jeunes demoiselles faisant la critique de Schleiermacher ! Ces qualités font pressentir le défaut. Le défaut des femmes de Berlin ne leur est pas complétement imputable : leur défaut c'est d'être Berlinoises. 11 est connu que les femme.? sont telles que les font les hommes, Rousseau l'a déjà dit. Aussi les défauts des Berlinois reparaissent , quoique adoucis, dans la partie féminine de la population. Ce qui manque à celle-ci, au milieu de ses qualités, c'est un peu la tendresse. Je le dis avec beaucoup de réserve, car ici les exceptions sont nombreuses, mais en comparant avec d'autres parties de l'Allemagne, cette remarque me paraît peu contestable. Les autres facultés l'emportent sur le sentiment, plus du moins qu'on ne le souhaite dans l'équilibre féminin. On comprend comme cette direction de l'âme influe sur toutes ses manifestations ; comment la grâce, la bonté, la sympathie, la délicatesse, le goût risquent de pâtir aux dépens de qualités moins aimables. Une chose qui étonne parfois chez les jeunes personnes , c'est un certain manque de sens féminin , cette fleur délicate qu'on n'aime pas à analyser de crainte d'en blesser le tissu de sensitive. La froideur du sang prussien donne aux jeunes filles une liberté relative d'action, qu'on interprêterait fort mal en lui cherchant une autre cause. Cette proportion psychologique garantit contre les entraînements (le la passion, mais tourne, suivant l'échelle de la culture, en bas, à la frivolité, à la vanité , à l'amour des colifichets, en haut, à la curiosité intellectuelle. Du reste plus on monte, plus le développement spirituel tend à se corriger par lui-même et à revenir à l'équilibre. Cependant le désidératum reste plus ou moins. Berlin , dans ses cercles cultivés, compte beaucoup de femmes distinguées. Le caractère de leur distinction est toutefois encore plus la capacité que l'esprit, et leur supériorité conserve une teinte de sérieux légèrement sévère.

La situation faite aux femmes serait peut-être plus haute que dans la moyenne de l'Allemagne, mais toujours beaucoup moins que dans les moeurs françaises. La femme est en Allemagne plus respectée, mais moins honorée qu'en France. On la traite plus sans façon, et la galanterie chevaleresque pour le sexe, en public ou dans les salons est une importation étrangère qui ne s'est qu'inégalement acclimatée.

Le talent de la conversation est encore passablement à l'état embryonnaire. De même que peu de professeurs improvisent , et que parmi les hommes les plus éminents de la science, la plupart seraient singulièrement émus et embarrassés d'avoir à élever la voix en public , pour tenir même un très-simple discours , de même la conversation végète d'une façon assez languissante. Les sociétés sont peu gaies et presque silencieuses, et quand on réfléchit à la quantité de pensées et de connaissances qui sont présentes dans un de ces cercles, on se prend à souhaiter vivement un peu plus de talent de communication, ou un peu moins de contrainte dans la volonté. Quant au ton particulier des salons, il diffère considérablement depuis ceux où l'exagération des défauts berlinois domine, où l'étiquette, le vide et l'ennui ralentissent les heures, jusqu'aux salons où ces défauts disparaissent dans l'élégance de la culture supérieure, atmosphère commune aux classes d'élite en tout pays civilisé. Une légère couleur locale les caractérise toutefois encore; c'est la gravité et la conscience de soi, et peu d'entrain.

Notre'revue du Berlin spirituel est terminée. Un mot encore pour finir. Berlin n'a pas seulement la prétention de guider la Prusse. Déjà dans tous les rangs de sa pope. lation a pénétré l'instinct et la conscience d'un rôle plus considérable. La thèse que la Prusse doit prendre en main la direction de l'Allemagne, est devenue un axiome, qui sert de considérant aux projets, même de la bourgeoisie. Ainsi le plan d'une Société générale de tir (Allgemeine Landes-Schiitzen-Gilden-Bund) du 6 janvier 1848, commence son exposé des motifs par ces mots: "Attendu que la Prusse doit être à la tête de tous les mouvements vraiment grands de la vie allemande, " etc. Berlin aspire à l'hégémonie de l'Allemagne. Mais pour y réussir il lui faut deux choses

Concilier les esprits en corrigeant ses défauts du nord par les qualités du sud de l'Allemagne. Il faut reconnaître qu'on tend à ce but par l'appel des capacités de toutes les régions, comme on concilie les intérêts par la création du Zollverein.

Concilier les sentiments et les besoins en corrigeant sa tendance théorétique par sa tendance morale et pratique, sa discipline par l'affranchissement individuel, son absolu - tisme par l'élargissement des libertés et la fondation d'une vie publique véritable.

L'heure a sonné où les monarchies doivent être à l'avant-garde de leurs peuples, si elles ne veulent être laissées par eux à l'arrière. Les Prussiens aiment et veulent la royauté; mais ils sont mûrs pour une participation plus large à la vie publique , et la glace de leur tempérament politique serait capable, si la royauté n'y prend garde, de se réchauffer à l'enthousiasme de la France. Toute l'Allernagne de l'ouest est déjà violemment agitée. Les prédictions de Béranger pour l'an deux mil pourraient bien être réalisées avant l'an 1900.

I. Z. L.

TIRÉ DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. (Avril et mai 1848.)

 

 

BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS