BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS
BERLIN APRÈS LA
RÉVOLUTION
I
Nous avions laissé Berlin silencieux et froid,
avec ses rues monotones, ses visages ennuyés, son
parc dépouillé, et seulement quelques
volées tournoyantes de pigpons pour égayer
son ciel somnifère: Nous le retrouvons
inondé d'un soleil éblouissant, et sous la
fraîche verdure des marronniers et des tilleuls, du
milieu des grappes épanouies des sorbiers, au
Parc, sur les places à squares, du fond des
allées et des jardins trop rares
s'élèvent de joyeux chants d'oiseaux. Mais
la ville a subi une bien autre métamorphose. Dix
mille drapeaux tricolores, aux couleurs
révolutionnaires, noir, rouge et or, proscrites
par la saintealliance, ont flotté nuit et jour
pendant six semaines sur toutes les maisons, les
édifices publics et le palais du roi,
déteints par la pluie, pâlis par le soleil,
déchirés par le vent, ils commencent
à peine depuis quelques jours à battre en
retraite. L'aigle à deux têtes ;
plantée au balcon de l'Université et au
portail de l'Académie des beaux-arts.avait
remplacé l'aigle de Prusse. La bannière des
Hohenzollern, noire et blanche, se cachait comme
honteuse. Aujourd'hui , en revanche , la double aigle
s'est envolée, et sur le château le drapeau
prussien a grandi , tandis que le drapeau germanique
s'est réduit à une flamme : symbole visible
de la marche suivie par le gouvernement. Dans les rues,
où ont disparu les voitures, alternent la solitude
et les foules. Tantôt passent des corps de
métier, enseignes déployées, en
habits de fête; tantôt des processions
funèbres, l'arme au bras, musique et drapeaux en
tète, accompagnant avec les honneurs militaires le
cercueil de quelque citoyen longtemps disputé
à ses blessures. Au palais, au corps-de-garde, aux
portes de la ville, la nuit dans chaque rue circulent les
bourgeois armés. La cocarde tricolore brille
à tous les chapeaux, même à
l'église. Les couleurs patriotiques prennent
toutes les formes, s'enroulent en casquette, en
chaînes de montre pour les hommes, se fixent en
noeuds sur le sein et en rosettes dans la chevelure des
dames. Les costumes frappent par leur bigarrure
extrême; mais leur désordre même s'est
organisé. Le chapeau noir se revêt, outre la
cocarde de rigueur , quelquefois d'une carte, quelquefois
de chiffre de métal. Le feutre calabrais à
l'aile gaillardement retroussée et surmonté
d'une plume de héron , le feutre noir des
volontaires destinés à la Pologne, les
képis de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se
promènent dans les rues. Ces différences
sont des signes de ralliement. Chacun a maintenant chez
soi sabre ou fusil, et fait sa patrouille à son
tour. Les militaires brillent par leur absence; quelques
régiments cependant sont rentrés.
Les habitudes ne sont pas moins bouleversées que
les dehors. La voix est plus haute, le geste plus libre,
la conversetion plus animée. On se rassemble, on
discute. Il est facile de voir que toute la vie est plus
pleine, plus abondante qu'auparavant. Le club fait
concurrence à la brasserie. Les pierres même
ont changé d'aspect. Toute une littérature
murale a surgi. Chaque matin les angles des rues se
tapissent de vingt adresses, proclamations, convocations,
justifications. Particuliers et corporations, souverains
de la veille ou du jour, emploient cette
publicité. C'est le journalisme du passant. Des
flots de caricatures, de brochures satiriques
s'éparpillent sous le verre des étalages ,
sur les tables des revendeurs, jusque sur les escaliers
du prince de Prusse, que l'on y tourne en ridicule.
Voyons maintenant ce qui s'est passé pour
transformer à ce point nos bons Berlinois?
II.
Je suppose connus tous les faits principaux du drame
qui se déroule en Allemagne depuis la chute de
LouisPhilippe. Jamais la solidarité des peuples ne
fut mieux démontrée que par cette
répercussion universelle et instantanée du
coup de foudre de Février. Mais le rayon
fulgurant, simple et net en France, en tombant dans le
magasin de cristaux de l'Allemagne, s'y brisa en mille
lueurs entrecroisées. Rien n'est plus difficile
à comprendre que la révolution allemande.
L'Allemagne, à l'état normal , exerce
déjà suffisamment la sagacité et la
patience, même d'un Allemand : qu'est-ce donc quand
l'Allemagne s'em. brouille? Aussi on ne peut exiger de
moi une clarté qui n'existe pour personne.
J'essaierai de mon mieux de dégager quelques-uns
des caractères de ce mouvement qui rappelle
çà et là le chaos, entreprise, au
reste, fort ingrate, puisque les positions changent
pendant qu'on les calcule, et que l'insignifiant
d'aujourd'hui devient considérable demain.
Le trait saillant de cette crise, c'est la
complication. Trois révolutions s'entrelacent dans
cette agitation, une révolution nationale, une
révolution politique et une révolution
sociale. Pour son début, l'honnête Michel '
joue de malheur. Moins pratique que John Bull , moins
adroit que Jacques Bonhomme, il s'impose un fardeau sous
lequel ceux-ci fléchiraient. II se trouve avoir
à faire en un jour et à la fois ce que ses
aînés plus habiles ont employé des
siècles à accomplir. D'un génie peu
pratique, parce qu'il est peu simplificateur et peu
résolu, on ne peut s'étonner qu'avec la
meilleure volonté du monde il ne perde quelque peu
la tête dans cette forêt (le
difficultés. Pour se figurer cette complication ,
qu'on s'imagine toute l'histoire de France, depuis Louis
XI jusqu'à la seconde république,
aujourd'hui proclamée, à refaire en un an,
on aura une sorte d'aperçu de l'enfantement
actuel. Richelieu , Louis XIV, 1789, 1830, 1848,
l'unité du territoire, du gouvernement , de
l'administration, la chute de la monarchie absolue et de
la féodalité, l'égalité
politique, l'avènement du tiers-état,
l'éducation de la bourgeoisie, l'avènement
du quatrième état et la démocratie
réelle, tout cela se presse sur le même
plan. La division du travail a été
inventée pour les autres peuples ; les Allemands
ne la connaissent pas encore. Ayant beaucoup vécu
par la pensée, et opéré in petto
toutes les révolutions historique., qui ont fait
tant de fracas dans le monde , une fois qu'ils se jettent
dans la pratique, ils pensent pouvoir d'un bond regagner
tout le terrain perdu. Il est à craindre qu'ils ne
s'abusent. La politique est un art, et si aucun art ne
peut se passer de temps, le plus élevé
d'entre eux ne saurait se soustraire à celle
condition.
Cette complication est un malheur plutôt qu'une
faute; car elle naît de la situation même. II
est vrai que la situation de l'Allemagne est imputable
à son peuple ; mais elle résultait autant
des qualités de ce peuple que de ses faiblesses.
La fidélité et la patience de la race
germanique ont contribué à ses souffrances
autant que son inertie et sa déstunion , et
doivent faire absoudre son passé. Mais dans le
présent, combien d'obstacles se dressent entre les
espérances de l'Allemagne et leur
réalisation. Ce sont autant de nouveaux
caractères qui se présentent:
L'illusion. Ce n'est pourtant pas le défaut
ordinaire des Allemands, car aucun peuple ne se
connaît mieux et ne se raille plus souvent
lui-même. Mais on aurait tant besoin
(l'enthousiasme, d'union, d'énergie, qu'on cherche
de bonne foi à en avoir, et qu'on se bat les
flancs en toute sincérité. On espère
en criant: Unité ! agissons ! se transformer
magiquement et devenir unis et pratiques. On veut le but
et non les moyens. La foi commence, du reste, à
chanceler; et les Berlinois peu poétiques doutent
de plus en plus de l'unité allemande, en
dépit des cent mille drapeaux et des millions de
cocardes tricolores.
L'imitation. Fait singulier ! avec un besoin ardent
d'originalité, l'Allemagne, en politique, imite
toujours. La raison en est dans l'impuissance de trouver
à ce besoin son expression. Toute sa
fécondité est dans le monde
intérieur. Son génie n'est pas encore
sécularisé. Dans les premières
assemblées que soulevèrent les nouvelles de
Paris du 24 février, des voix
s'élevèrent contre l'imitation de la France
; mais ce fut en vain : l'orage les emporta. Chaque
événement de Paris eut sa contr
épreuve exacte à Vienne, à Berlin et
ailleurs: les échos furent fidèles, l'a
leçon parfaitement suivie. Il y eut
parallélisme soit dans l uvre, soit clans
les acteurs, jusque dans les méprises et les
hasards, avec un détail singulier. Tout le
vocabulaire politique français entra de plein saut
dans le journalisme, même dans les écrits ou
discours adressés aux classes peu
éclairées, et j'ai entendu , par exemple,
une longue harangue dans une assemblée populaire
pour réclamer eine Manifestation aber keine
Demonstration ' contre le ministère provisoire
d'Arnim : synonymie qui n'était que peu lucide
pour moi et je crois beaucoup moins pour les ouvriers et
bourgeois présents. Ces grands mots-là sont
l'asile assuré des bavards ; aussi n'est-.il pas
à redouter de les voir écarter de
sitôt. - Remarquons , à propos de cette
imitation , d'abord que l'emprunt se fait en protestant
toujours, et que c'est pour défendre les
Etats.germaniques contre la France qu'on a
répété la France ;, ensuite , que la
crise allemande de 1848 ressemblera beaucoup au 1830
français, les probabilités étant
au'système constitutionnel à. bases
démocratiques.
L'ambiguité prolongée est an autre
caractère. Elle provient naturellement du fait que
les souverains ont conservé leur trône, et
que les assemblées constituantes n'ont pas encore
pris ou décrété la
souveraineté. Le provisoire est toujours louche :
mais ce qui est à. noter c'est la com plaisance
avec laquelle on y reste. Il semble que chacun
espère pêcher en eau trouble.. Le principe
absolutiste donne sans doute la partie perdue ; mais le
principe mo narchique se maintient , et, en temporisant,
compte regagner les pions perdus dans une attaque si
brusque. A Berlin, par exemple, il n'est pas même
bien établi qu'il y ait eu une révolution.
4n marchande le mot avec une pruderie significative. La
réunion de la défunte diète ,
quiùze jours après la nuit des barricades.,
a mis dans tout son jour le vague des esprits. Des gens
qui avaient fait feu sur les troupes ne voulaient pas
avoir fait une révolution ; le roi avait
accordé, disaient-ils, ce qu'on demandait. C'est
à heu près comme le voyageur surpris dans
un bois qui accorde sa bourse à celui qui lui
demande la bourse ou la vie. Encore à l'heure
qu'il est, à Berlin, on peut lire quotidiennement
dans les insertions (Eingesandi) , ce produit curieux du
journalisme local, des morceaux de prose et de vers
à l'honneur du roi , des dithyrambes d'amour et
d'admiration pour sa noble conduite , et (ce qui est bien
plus significatif quand on sait que le prince de Prusse
est devenu pour le peuple le bouc émissaire de la
haine, et que son palais n'a été
sauvé de l'incendie que par l'inscription de "
Propriété nationale n ) on rencontre des
demandes de rappel de ce même prince, venues, il
est vrai, de la royaliste Poméranie. - En Prusse,
en Autriche, au Hanovre, même ambiguité,
découlant de la même complication. L'avenir
est si indécis, les droits sont si flottants que
les attitudes franches deviennent impossibles.
La contradiction ne peut manquer dans une pareille
confusion. Ainsi, dans sa révolution nationale,
l'Allemagne pose le principe de nationalité pour
elle-même , et contre la Lombardie, la Gallicie, la
Pologne, le Schleswig, où elle le combat; en
politique, au même instant où l'on
réclame l'égalité des confessions et
des cultes, on persécute les juifs; dans le
commerce, on réclame à la fois le libre
échange et la protection ; dans l'industrie , on
veut que l'État dirige le travail et que le
travail soit libre, etc.
Enfin, le plus grand obstacle est ce que j'appellerai,
en un mot, l'acéphalisme, ou, si vous aimez mieux,
l'amour d'indépendance individuelle, l'absence de
chef et de subordination. Sa devise intraduisible en
français est : Selbst ist der Mann, que nous ne
pouvons guère rendre que par un mot
étranger : Autonome est l'individu.. C'est le
principe apporté dans le monde par la race
germaine. Il fait la valeur historique de celte race, sa
grandeur religieuse , morale et scientifique, mais aussi:
sa faiblesse politique. C'est contre le défaut de
sa qualité que l'Allemagne lutte , quand elle
cherche à s'unir. Elle aborde le problème
de la conciliation de l'individu avec l'ensemble par le
côté de l'individu, comme la France par le
côté opposé. Aussi sa liberté
incline toujours un peu à l'anarchie, comme la
liberté française au despotisme. --
L'acéphalisme peut se nommer également bien
poly- céphalisme; quand tout le monde commande,
c'est comme s'il n'y avait pas de chefs. Les Allemands se
chantent souvent à eux-mèmes le vieil
aphorisme d'Homère : Qu'il n'y ait qu'un seul roi
(Eiç xo: pocvoç earw):; mais entrez dans
une assemblée, et vous verrez tous les avis
opposés s'y, faire successivement applaudir., Dans
les élections, il faut quinze heures à une,
réunion de cent ou deux cents électeurs
pour choisir trois ou quatre noms., Vous ne trouvez que
des partisans, mais pas de partis. Le journalisme traduit
fidèlement cette anar-. chie. Telle feuille met
tous les événements d'Allemagne sous la
rubrique : " Etats~Unis d'Allemagne " , telle autre sous
celle : cc Empire germanique in spe. ". Ce que nous avons
décrit des. oppositions scientifiques de
l'université se reproduit star la scène
extérieure.. Chacun élève autel
contre autel., Le cantonalisme est dans le coeur,
pendant, que l'unité est dans les lèvres.
Voyez seulement ce qui s'est passé à
Francfort pendant le mois d'avril. Trois corps
législatifs fonctionnaient parallèlement,
les 17 de la diètemomie, les 17 hommes de
confiance (Vertrauensmänner), et le comité
des 50, issu du parlement provisoire des 200. Maintenant
que l'assemblée constituante germanique va se
réunir, il n'est pas bien certain que toutes ces
petites chambres disparaissent; en revanche il est
probable que l'assemblée constituante de Prusse
ouvrira sa session le même jour, de façon
que jamais une volonté supérieure ne
surgisse. C'est la bascule perpétuelle. Toutefois
cette terreur de la centralisation n'est pas un obstacle
insurmontable, sinon à la propre force
intérieure de l'Allemagne , au moins sous la
pression de la nécessité. Les guerres
napoléoniennes ont condensé 300 Dais en 38;
un nouveau conflit européen pourrait
réduire les 38 'a trois. La crainte du danger ne
suffirait pas à déterminer
l'agglomération certaines combinaisons ne
s'opèrent que sous le choc de J'étincelle
électrique,
III.
Et maintenant revenons à Berlin , et donnons un
coup d'il à l'ancien régime en
déroute. Les révolutionnés, c'est
tout le monde. Mais il convient de distinguer, parmi les
victimes de la bataille, les morts qui ne reviendront
pas, des blessés, susceptibles de convalescence.
Les morts sont: la monarchie absolue avec tout son
état-major, la bureaucratie mystérieuse et
accusée de servilisme, l'armée
aristocratique et insolente envers les citoyens,
l'état chrétien , le droit historique, la
diète moyen âge, le ministère
piétiste, la tutelle d'état, les
priviléges exclusifs de la noblesse, la
séparation artificielle des provinces, Du moins
ces morts, sont officiellement morts , et les
exécuteurs testamentaires sont déjà
entrés en fonction. Les morts sont les principes
et les hommes attachés
désespérément à leur ruiine.
Les blessés sont les personnes et avant tout celle
du roi,
Frédéric-Guillaume IV est une
énigme pour les étrangers et une question
pour ceux qui le connaissent le mieux. Comment la
révolution a-t-elle pu l'accepter, ou lui la
révolution? Voilà ce qu'on se demande, et,
en effet, le cas est singulier. Roi absolu ,
légiférant , ordonnant ,
réprimandant sans intermédiaire, seul
maître, par conséquent seul responsable,
entre autres, de son système politique et de la
mitraillade de sa capitale pendant quinze heures ,
comment ne porte-t-il pas la peine de sa défaite ?
Vaincu dans cette lutte personnelle , humilié,
brisé, comment n'a-t-il pas abdiqué? A la
première difficulté je réponds
L'opinion publique a reporté la
responsabilité sur d'autres têtes, sur son
entourage, soit sur le prince de Prusse, frère du
roi et héritier présomptif, soit sur les
ministres. La bourgeoisie qui aime le roi l'a cru
trompé. Ceux qui ne l'ont pas cru l'ont
laissé croire. Le prince de Prusse , partisan
déclaré de l'armée et de la
noblesse, qui doit avoir traité la bourgeoisie de
canaille, a payé pour tous. Le mot qui lui a
été attribué : " Servez ces chiens
avec de la mitraille ' !" lui a sans.doute
coûté le trône. La déposition
du roi, à la supposer possible , aurait d'ailleurs
amené immédiatement la guerre civile et le
siège de la capitale , car Berlin ne fait pas la
loi aux provinces; l'armée, qui n'a
prêté de serment qu'au roi, lui était
dévouée, et toutes les provinces centrales
(Brandebourg, Saxe, Poméranie), sont furieuses
contre Berlin, et n'attendaient qu'un signe pour marcher
contre la capitale ouverte.
A la seconde difficulté je réponds : Le
roi n'a pas abdiqué, d'abord à cause de la
monarchie , ensuite en raison de son caractère
personnel. Son abdication entraînait la perte
immédiate de sa dynastie (elle n'est
peut-être pas sauvée), car son frère,
devenu odieux et d'ailleurs exilé volontairement,
était impossible, et le fils de celui-ci est
mineur. Les deux autres frères, Charles et Albert,
peu capables et peu estimés , ont cherché ,
sans y parvenir, à se faire les premiers jours une
sorte de popularité à bon marché;
ils étaient également impossibles. Le
dévouement pouvait donc river le roi à son
trône. Mais cela n'était pas
nécessaire. Son caractère suffit à
expliquer sa conduite.
Frédéric-Guillaume IV est un homme
d'imagination et de chevaleresques instincts, qui
obéit à son sentiment plus qu'au calcul. On
en a fait un tyran, un Néron. Tout cela est
ridicule. Il n'y a pas d'homme plus
généreux, plus humain, plus aimable, plus
irréprochable dans sa vie privée, plus
consciencieux dans sa profession de souverain. Son seul
défaut, c'est son éducation romantique;
c'est d'être déplacé à notre
époque. On lui avait donné la religion du
droit divin et la foi à l'inspiration directe des
rois. Certain de ses bonnes intentions, il les a prises
pour de bonnes pensées. II a été roi
absolu en toute conscience et en toute conviction. Ayant
plus d'énergie d'imagination que de vraie force,
mobile et irritable, ce n'est pas un caractère
proprement politique; mais ceeur excellent, intelligence
distinguée, tempérament d'artiste, il
aurait été un prince chéri du temps
où les peuples aimaient les rois absolus, et il
sera un roi constitutionnel modèle, s'il peut se
faire à cette nouvelle vie.
Avec ce caractère et cette éducation, on
s'explique l'attachement et l'antipathie qu'il excite, sa
direction politique et religieuse, sa création de
la diète, et aussi son attitude au 18 mars et
depuis. La fusillade de quinze heures reste seule moins
compréhensible. Il faut admettre qu'ayant
accordé le 18 au matin presque toutes les
libertés réclamées, croyant à
une conspiration républicaine, dont les traces
n'ont , d'ailleurs, pas complètement
échappé , fier de prouver qu'il ne
concédait rien que volontairement, et que la
royauté, " grandie par l'épée "
(allusion au discours royal d'ouverture de la
première diète réunie), même
quand le sceptre absolu des Habsbourg se brisait, saurait
bien se soutenir par l'épée, colère,
conviction, orgueil lui ont fait commander le feu. Une
nuit de lutte horrible, 800 barricades coupant sa
capitale, 24,000 soldats impuissants à
réduire la ville soulevée et presque
dépourvue d'armes et de munitions ont enfin
dessillé les yeux du roi. Les guidons tricolores
flottant sur les barricades l'ont éclairé.
En homme d'élan, il a saisi l'idée au bond.
De là sa cavalcade avec le drapeau
révolutionnaire dans la main et sa proclamation
à la nation allemande. Il y avait dans cet acte si
critiqué, non-seulement diversion à sa
défaite, mais enthousiasme pour ce nouveau
rôle entrevu.
La position actuelle du roi est triste. La cour , la
noblesse et l'armée se sont vus abandonnés
et se détournent.. Dans le royaume, c'est le
ministère provisoire qui règne. En
Allemagne, la nuit du 18 mars en soulevant l'horreur, et
la proclamation du 19, la colère, ont fait perdre
au roi sa candidature supposée au trône
impérial. Vienne a protesté, Munich a
brûlé le portrait de l'ambitieux en effigie,
et par un hasard malheureux,
Frédéric-Guillaume IV recueille des
boisseaux d'amertume et d'humiliations pour une ambition
qu'il n'a pas ou n'a plus. Je crois savoir de source
parfaitement certaine qu'en s'offrant à guider
l'Allemagne au jour du danger, il ne consentirait jamais
à échanger le trône de Prusse contre
un trône à Francfort. Le roi est abattu et
découragé.
Je ne sais s'il faut compter le prince de Prusse et
son parti au nombre des morts ou des blessés de la
révolution. II serait curieux, mais non pas
impossible, que les déchirures de sa
popularité se raccommodassent en partie. Cependant
ne pas proclamer la déchéance du prince,
c'est prononcer celle de la révolution, ou du
moins la risquer. La cour ne fait pas mine de
réconciliation. Potsdam est devenu le Coblentz des
émigrés, car Berlin a son
émigration. Les craintes de pillage avaient
été si répandues que le sauve qui
peut des riches s'était déclaré. On
avait calomnié les pauvres. L'ordre maintenu par
la garde nationale, les habitudes de sept semaines
rassurent les fuyards qui commencent à
revenir.
IV.
Les révolutionnaires aussi, c'est tout. le
monde dans un certain sens, le roi, l'ancien
ministère, l'ancien système qui ont
pesé sur le ressort, aussi bien que le ressort
dont la détente les a renversés. Mais si un
soufflet suppose une main (lui le donne et une joue qui
le reçoit, il nous sera permis de regarder la main
après avoir considéré la joue. Les
révolutionnaires proprement dits sont cette
main.
La comparaison d'une révolution avec ses agents
est une preuve catégorique de la Providence , et
non pas seulement (le loin , au point de vue religieux ,
mais de tout près au point de vue historique. Pour
celui qui a vu de ses yeux s'emmêler l'effrayante
confusion des esprits et des .actes, (lui s'est convaincu
qu'aucun des acteurs ne savait quelle pièce se
jouait et ne possédait le secret de son propre
rôle, l'histoire n'est d'abord qu'une angoissante
comédie jouée par le hasard avec les
marionnettes humaines. La rédemption du hasard ne
s'opère que difficilement dans le présent
pour les événements qui nous enveloppent;
mais cependant elle peut se faire. Et
précisément de cette confusion des agents
ressort la puissance de l'idée, la
démonstration tic cette sagesse anonyme et
supérieure aux individus, qu'on appelle, suivant
les sphères, Providence, logique historique,
destinée, âme générale,
instinct de l'humanité, génie national
(Weltgeist des philosophes). Pour rester à Berlin,
qui sont les auteurs des barricades? Des hommes de
lettres, ennemis de la bureaucratie et de 1a censure, des
étudiants que les lauriers de la jeunesse de
Munich , de Vienne et de Paris empêchaient de
dormir, des Polonais qui voulaient délivrer les
chefs encore prisonniers de la conspiration de 1846, des
ouvriers sans ouvrage et inquiets, mais sans plan ,
peut-être des émissaires étrangers ,
affiliés à quelque trame lointaine, enfin
des bourgeois menés par le nez, mécontents
de l'insolence militaire et désirant un
ministère moins pieux.
Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta
querelle
Il n'y avait ni projet, ni chefs; les libertés
réclamées comme partout avaient
été accordées. Une méprise a
lieu sur la place du château. La colère
trouve aussi son issue les soldats hors la ville! nuit de
combats. Le roi cède, et tout ce chaos se
résume par un mot : Révolution.
Quel spectacle instructif! une révolution ne se
comprend elle-même que quand elle est finie, et
cependant tout en elle marche à un but. Il y a
donc une âme sociale. Quand on en a trouvé
le mot , il est d'un intérêt profond
dé remonter pas à pas le cours des
événements , de voir comment l'idée
inconsciente et voilée à tous les yeux
entre dans les faits par un coin, par un autre,
jusqu'à ce qu'elle disparaisse, dans l'eau trouble
du fleuve, pour ne revenir à la surface qu'au
delà du grand tournant.
Montrer l'enchaînement nécessaire des
faits de celte révolution, ce sera la tâche
de son futur historien ; ce sera aussi la
légitimation de cette dernière. Ici je dois
me contenter de vous indiquer le point de vue rassurant
où l'étude de ces faits m'a semblé
conduite. Celui qui, fatigué des bruits
assourdissants et discords de la rue et de la foule,
gravit la tour élevée est tout surpris, en
embrassant du regard la ville et la plaine, d'entendre
ces mille cris aigres, agités, éclatants se
fondre dans une douce et universelle harmonie.
Descendons de la tour pour faire connaissance avec le
nouveau régime. Qu'a- t-on ? et que veut-on ? - Ce
qu'on a, ce sont des droits : la liberté de la
parole et de la presse, de réunion et
d'association , égalité des cultes , garde
nationale, ministère responsable , suffrage
universel (indirect pour commencer).
Avec cela, on peut être plus coulant sur le
reste ; car ce fond-là fera facilement
éclater toutes les formes insuflisautes. Ce qu'on
veut, c'est la réalisation de ces principes " sur
les bases les plus larges, " terme vague par lequel le
pouvoir évite de déterminer la question (le
souveraineté. Le système constitutionnel
à bases démocratiques semble être le
milieu de transaction vers lequel on gravite. Mais, comme
je l'ai dit, tout est dans le provisoire. Voyons un peu
les hommes.
Le roi, après avoir choisi son ministère
Molé, a choisi un ministère Odilon-Barrot.
La combinaison d'Arnim n'a duré que l'espace d'un
matin. Le ministère actuel , Kamphausen,
Hausemann, d'Auerswald, est formé des hommes du
centre gauche de l'ancienne troisième curie de la
Diète. Il est populaire, et les mécontents
sont une faible minorité.
La bourgeoisie revenue de sa stupeur a voulu tenir la
jeune révolution sur les fonts de baptême
pour ne pas laisser arriver un autre parrain. Elle monte
la garde énergiquement autour de la
propriété, et jette de bonnes pa
Tableau
manque une page
On imprime beaucoup à Berlin, mais si vous
voulez lire un bon journal, c'est encore à Cologne
ou à Heidelberg que vous êtes obligé
de vous adresser. Après avoir conquis la
liberté de la presse, il reste encore aux
Berlinois à acquérir l'aptitude au
journalisme. C'est du reste une des illusions ordinaires
aujourd'hui de prendre la possibilité pour la
puissance, le droit de penser ou d'agir pour la
capacité ou pour la force, ou la liberté
d'être libre pour la liberté même
Cette illusion , toute dangereuse et toute palpable
qu'elle soit, n'en est pas moins générale.
Ce n'est pas le lieu d'en montrer les
conséquences, surtout dans la sphère
politique. Il ne s'agit maintenant que du journalisme
berlinois. Si on considère ailleurs un journal
comme ayant pour but, tout en vous mettant au courant des
faits, d'en dégager le sens, de les ramener
à un point de vue, de centraliser l'opinion et de
défendre un certain ensemble de principes et un
système défini, ici un journal sert
plutôt à grossir le dossier d'un
procès qu'à le vider, à disperser
les idées qu'à les résumer, à
suspendre l'opinion qu'à la décider, car il
a des sympathies plus ou moins vives, mais pas de
programme. Sous forme d'insertions, il ouvre ses colonnes
à toute espèce d'opinions, de projets, de
polémiques grosses et petites, dans le
dédale desquels il laisse se perdre son lecteur
sans guide. Il respecte tellement le lecteur qu'il lui
laisse faire tout l'ouvrage. Il n'est ni
digéré, ni formulé. Un journal
berlinois est un animal auquel il manque seulement
l'estomac et le cerveau.
Espérons que la première ville
intellectuelle de l'Allemagne prendra bientôt dans
la presse le rang qui lui con vient ; qu'il se formera
des sociétés osant avancer leurs capitaux
en espèces sonnantes, et des rédactions
apportant les leurs en idées politiques. Il serait
surprenant et presque humiliant qu'il n'en fût pas
ainsi , et que le journalisme en restât à
ses fusillades de guérillas. Qu'il gagne ses
épaulettes en organisant l'opinion, et qu'une
armée régulière de la plume se
forme.
Si l'institution n'a pas encore beaucoup gagné
au nouvel ordre de choses, les individus au moins ont
profité. Les proclamations, les insertions ont
formé la main; les clubs, les assemblées
populaires, les réunions électorales ont
formé la parole ; la lutte publique a formé
le caractère. Il s'est fait dans ce genre des
revirements curieux : les premiers sont souvent devenus
les derniers et inversement. Tel baron ou tel conseiller
s'est vu éclipser par son bottier ou son tailleur.
Le talent oratoire s'est développé d'une
façon imprévue, plus peut-être que le
talent d'écrivain. Comme on n'est maintenant
quelque chose que par l'influence, qu'on ne gagne
celle-ci que par sa valeur personnelle, et que cette
valeur ne vaut qu'autant qu'elle se manifeste, chacun a
dû faire ses preuves directes. Cette secousse
extraordinaire a été très-favorable.
Une vie publique toute nouvelle en est
résultée, et chacun a pu donner sa vraie
mesure. Si je ne craignais d'abuser de la patience du
lecteur, je chercherais les conséquences de la
révolution sur les moeurs actuelles et prochaines.
Mais cela nous mènerait un peu loin.
A propos des révolutionnaires, je ne vous ai
rien dit de l'opinion républicaine. Elle existe
cependant, et même sous deux formes. De
républicains francs, résolus et convaincus,
il n'en existe ici, et presque partout en Prusse, qu'un
nombre imperceptible. Mais de républicains pour
l'avenir, de gens qui se disent républicains dans
leur pensée, mais monarchiques et constitutionnels
dans les faits , leur nombre est légion.
L'attitude est fort commode dans son équivoque.
Sous prétexte de pis-aller, d'éducation
nécessaire, on sert à la fois tous les
maîtres, on se déclare pour ce qui est et
pour ce qui peut être, on est au niveau de chaque
événement et prêt à tout sans
attacher sa fortune à rien. Aussi cette nuance a
beaucoup de partisans. Ce sont les
crypto-républicains versicolores.
Vu dans son ensemble , le débat en Prusse comme
en Allemagne est, depuis longtemps, entre la
liberté anglaise et la liberté
française. Les sympathies d'en haut étaient
pour la première, d'en bas pour la seconde. La
dernière révolution de Paris a donné
une prépondérance décidée
à la liberté française. Le droit
naturel a battu le droit historique. Rousseau l'emporte
sur Burkes, la démocratie sur la balance des
pouvoirs. Toutefois, comme l'Allemagne sacrifie moins la
liberté à )'égalité que ne le
fait la France, qu'elle n'est pas centralisée, que
son génie national, plus profond, s'il est moins
énergique, est différent, la liberté
allemande deviendra une troisième
réalisation de la liberté, qui sans doute
ne sera pas inférieure, et peutêtre sera
plus complète que ses deux
aînées.
A quelle étape sommes-nous donc sur cette route
d'affranchissement?
Depuis deux mois beaucoup de chemin a
été parcouru, infiniment plus que pendant
trentre-trois ans de patience. La triple
révolution a posé ses principes
Pour la nationalité, nécessité
urgente d'une organisation extérieure de
l'unité des quarante millions d'Allemands. En
politique, la toute-puissance et la
légitimité de la volonté des
peuples, d'un côté brisant la
résistance venue des princes , de l'autre
résistant à l'oppression des
minorités turbulentes (les tentatives
armées des républicains du sud-ouest. )
Pour la société, la révision des
conditions faites au travail et aux classes
souffrantes.
L'ouvrage à faire c'est de trouver la
réalisation de ces principes, de constituer la
nationalité, la forme politique et l'organisation
sociale, trois problèmes très-complexes et
terriblement épineux. Leur ordre d'urgence est
celui dans lequel je les ai
énumérés, mais leur ordre de
difficulté réelle est en sens contraire, ce
qui est assez heureux.
Le problème social n'a rien de
spécifiquement allemand; la solution des
antinomies économiques déborde les limites
de toute nation particulière, et appartient au
siècle entier et à la civilisation
générale. Cette solution n'est même
abordable que par le concours universel. Un peuple
fût-il de quarante millions d'habitants ne peut
régler seul les questions d'industrie, de
débouchés, de travail. II ne faut pour
cette régulation rien moins que ce qu'a
proposé un des plus intelligents organes de la
presse française : un congrès industriel
européen. Et même avec ce congrès con
tinental, il y a encore à redouter l'annulation de
tant d'efforts pour la retraite d'Achille sur ses
vaisseaux , je veux dire par le refus de collaboration de
l'Angleterre et de l'Amérique. En Allemagne ,
cette difficulté est du reste beaucoup moins
pressante qu'en France, où elle s'est posée
au sommet des affaires et a donné son nom à
la révolution de Février. Elle est
destinée à grandir. Pour le moment, sauf
dans les grands centres, Berlin et Vienne, et dans
quelques provinces malheureuses, telles que la
Silésie , la classe ouvrière n'a pas tendu
la main vers le pouvoir. Ici , le ministère du
Commerce, de l'Industrie et des Travaux publics vient
d'instituer une Commission spéciale pour la
question du travail, et les ouvriers ont
déjà créé des
sociétés et deux journaux pour la
défense de leurs intérêts.
Le problème politique est l'organisation de
monarchies constitutionnelles sur des bases
démocratiques. L'essai a sa nouveauté. Ce
que Louis-Philippe n'a pas voulu tenter, on le tentera
sans doute en Allemagne. Le système
constitutionnel bourgeois est condamné. On a vu
qu'il pouvait être faussé et corrompu par un
souverain habile. En le fondant sur le suffrage
universel, à deux degrés d'abord pour
n'omettre aucun intermédiaire, on espère
arriver à un gouvernement moral , populaire et
progressif et cependant stable. La question du nombre des
chambres et de l'élection directe ou indirecte
n'est pas vidée devant l'opinion. Mais quelle que
soit la forme à laquelle on se décide, ce
n'est plus pour les peuples qu'une question de vitesse.
Rien n'est plus capable d'entraver la volonté
populaire, car on sait maintenant où est la force.
La liberté ne peut plus guère se perdre que
par ses fautes.
Le problème national a eu la priorité et
la primauté, et cependant c'est le moins
avancé des trois , parce que c'est celui qui
rencontre le plus d'obstacles dans l'histoire et le
caractère des peuples allemands, car le peuple
allemand n'est encore qu'un article de foi
poétique. De quatre difficultés
extérieures, deux ont été vaincues,
mais deux restent encore menaçantes. Les deux
premières sont la guerre danoise et les invasions
républicaines parties de Suisse et de France; les
deux dernières sont la guerre lombarde et la
question slave. Au nord, la confédération
germanique a eu la honte et la douleur de voir un petit
peuple amphibie , qui ne pouvait tenir la campagne devant
lui , s'embosser avec quelques vaisseaux de guerre aux
embouchures de l'Elbe, du Weser, de l'Eider, de la Trave,
de l'Eder et de la Vistule , ruiner tout son commerce de
la Baltique et de la Mer du Nord (appelée la Mer
d'Allemagne!) et confisquant à son aise des
centaines de bâtiments , se rire dans ses
îles des troupes prussiennes qui , l'arme au bras,
debout sur le rivage du Jutland, à quelques
encablures desDanois, en sont réduites à
éteindre de rage, dans l'eau railleuse des Belt,
la mèche allumée de leurs canons.
Heureusement l'Angleterre, qui perd à cette rixe,
a offert sa médiation qui a été
acceptée. Le résultat de l'arbitrage,
encore inconnu , sera sans doute le partage oblique du
Schleswig d'après les nationalités.
Le soulèvement du sud-ouest, qui aurait
déchiré la patrie en allemande
républicaine et Allemagne constitutionnelle, a
été aussi étouffé , comme on
le sait. Hecker et Herwegh en sont aux
récriminations et aux injures.
Mais au sud , l'Italie enthousiaste, non contente de
délivrer les Italiens:, parle de porter sa
bannière aux trois couleurs théologales
jusqu'aux sources de l'Adige, jusque sur les sommets du
Brenner , ce qui confisquerait un tiers du Tyrol.
Là encore, il faut faire triompher le principe de
nationalité sur le principe
géographique.
A l'est, c'est ce principe même qui ronge le
flanc de l'Allemagne. Les populations slaves ont
accepté le mot de passe, et veulent passer. Ce mot
démembrera l'Autriche , car il coupe le fil qui
rattachait ses royaumes épars. Croates, Illyriens,
Dalmates, Slovaques, Slavons, s'agitent et parlent de
séparation. Les Czèques de Moravie et de
Bohême refusent d'élire des envoyés
à Francfort et viennent de convoquer à
Prague leurs frères slaves du sud. Les Hongrois se
sont déjà affranchis. Les Magyares de
Transylvanie vont les suivre. Les Polonais de Galicie et
de Posnanie sont en pleine insurrection. Si les Serbes du
royaume de Saxe et de la Haute-Silésie se
soulèvent , regardez sur la carte cette
échancrure immense, ce triangle de 30 millions
d'hommes pesant comme un coin de fer sur le coeur de la
Germanie et menaçant de l'entrouvrir. Et
derrière tous ces dangers, le grand fantôme
russe, silencieux et sombre, qui abandonne le Caucase
pour accumuler ses forces sur la Vistule, où, non
content de 108,000 bayonnettes qui s'y aiguisent
déjà , il réunit encore , ce
mois-ci, trois corps d'armée et demi,
c'est-à-dire à 33,000 hommes par corps
(55,000 sur le papier) , 115,000 h. , total environ
220,000 soldats. Le pauvre Michel doit se ceindre les
reins.
Pour la Prusse, en particulier, la question polonaise
est grosse de périls, et Berlin ne regarde pas
sans quelque angoisse du côté de
Pétersbourg. Restituer purement et simplement la
Posnanie est facile à dire à Paris ; mais
1° il y a là 300,000 Allemands (minimum) qui
demandent à grands cris de rester Allemands, et
jouent leur tête à devenir Polonais.' Ils
occupent les districts de l'ouest jusqu'à la
Warte. 2° Les Russes passeraient
immédiatement la frontière et les provinces
de Prusse orientale et occidentale seraient presque
infailliblement coupées.--- Le gouvernement a pris
le parti de diviser la province en partie surtout
allemande et surtout polonaise, de garder la forteresse
de Posen , et d'offrir aux Polonais de se
réorganiser à leur guise, mais sous la
protection du drapeau prussien pour ôter à
la Russie le prétexte de guerre, et en remettant
leurs armes comme garantie de paix. Allemands et Polonais
ont protesté contre l'arrangement, et la guerre
civile désole la malheureuse province. Les
Polonais ont gâté leur cause en Allemagne,
et la sympathie générale commencé
à se refroidir. Ce peuple brillant et incomplet
m'inspire une admiration douloureuse. Il est trop vivace
pour mourir et n'a pas la force de vivre. L'agonie
perpétuelle, le supplice de
Prométhée, qu'on l'opprime ou qu'il soit
rendu à lui-même, semble être sa
condition. Ce n'est pas le crime du partage seulement,
c'est encore plus le caractère du peuple polonais
qui en fait le cauchemar de ses voisins. Pourquoi faut-il
qu'il soit l'anarchie incarnée. La France, qui ne
connaît que l'aristocratie polonaise, et encore de
son côté chevaleresque, a beau jeu dans sa
tendresse. Qu'elle vienne voir les Polonais en Pologne,
comme ils sont et non comme ils paraissent , les millions
et non pas quelques nobles individualités, et je
ne parierais point pour la durée de ses
illusions.
Les difficultés intérieures pour
l'organisation de la nationalité sont encore plus
grandes s'il est possible. Régler les attributions
du centre et des états individuels; décider
si le pouvoir central sera un empereur électif ou
héréditaire, à vie ou à
temps, un directoire ou un président; si le
pouvoir législatif sera une ou deux chambres;
régler les groupes, car trente-huit Etats aussi
inégaux que la principauté de Lichtenstein
et les Etats d'Autriche ou de Prusse auront quelque peine
à se maintenir dans cette situation ; coordonner
les ambitions rivales de Berlin, Francfort et Vienne;
assurer la force au pouvoir central contre les rebelles
trop puissants et couronnés; faire sortir une
unité de ce conflit d'indépendances
susceptibles, de populations qui tiennent à leur
individualité, une unité qui tolère
et protége la diversité , tel est le
problème multiple qui va se débattre
à Francfort. L'assemblée constituante
s'ouvrira le 18. Les représentants élus que
l'on connaît déjà parlent tous en
faveur d'une direction fermement patriotique. La bonne
volonté est là, chez tous. Il en
résultera nécessairement quelque chose.
Mais sera-ce tout ce qu'on avait espéré ?
La nation germanique triomphera-t-elle de tous les
obstacles ?
De nos jours rien n'est plus impossible. Seulement la
plus difficile victoire demeure toujours de se vaincre
soimême. Car, pour les nations comme pour les
individus, il est un destin. Ce destin, que chacun porte
en soi-même, c'est son propre caractère. Le
génie d'un peuple , source de sa grandeur et de sa
faiblesse, est à la fois sa divinité
tutélaire et sa fatalité. L'Allemagne lutte
maintenant avec elle-même. Il est vrai qu'un choc
inattendu, comme je l'ai déjà
indiqué, peut lui venir en aide.
Deux mots encore en terminant. Ces vastes mouvements,
dont j'ai essayé d'esquisser quelques
détails, ne sont pourtant que les cercles
secondaires dans cette agitation des ondes morales de
l'Europe. Déjà une politique, une religion,
une société, un équilibre nouveaux
s'élèvent visiblement des eaux de ce
déluge. Mais j'ai dû combattre
l'entraînement vers ces considérations d'un
autre ordre, pour rester conséquent avec le sujet
plus restreint donné à cette étude.
Devant décrire Berlin, j'ai déjà
laissé errer bien assez ma curiosité au
delà.
I. Z. L.
BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS