Aussitôt arrivé à Lausanne,
Vladimir Dimitrijevic se rendit dans une librairie pour
acheter les Fragments de Journal intime d'Amiel. A
sa grande stupéfaction, il apprit que cette
édition était épuisée depuis
longtemps.
Au commencement des années 70, Vladimir
Dimitrijevic, ayant fondé la maison
d'édition L'Âge d'Homme, se proposa de
publier le Journal d'Amiel, estimant qu'il devait figurer
in extenso dans la bibliographie suisse. Il se renseigna
et apprit que le manuscrit était conservé
à la Bibliothèque Publique et Universitaire
de Genève, qu'il comptait 16.840 pages (environ
180 cahiers) , et ne serait pas publié avant le
centenaire de la mort d'Amiel, qui devait tomber en 1981.
Cet embargo avait été
décrété par un comité de
surveillance constitué par un représentant
des héritiers d'Amiel, un professeur de la
faculté des lettres, et le directeur de la
Bibliothèque.
Par testament, Amiel avait confié son Journal, sa
correspondance, ses cours manuscrits et ses souvenirs de
jeunesse à l'une de ses amies, Fanny Mercier,
tandis qu'il destinait ses poésies inédites
à une autre amie, Berthe Vadier.
Les papiers de famille et quelques autres documents
échurent à ses surs Fanny Guillermet
et Laure Stroehlin. Vers la fin de sa vie, Amiel avait
appris de la bouche de sa sur Fanny qu'elle avait
détruit toutes les lettres qu'il lui avait
écrites, ainsi que d'autres correspondances
familiales, aussi a-t-il dû éviter dans la
mesure du possible que ses papiers n'échouassent
entre ses mains, de peur qu'elle ne les
détruisît. Jules Guillermet a cependant
légué des cahiers du Journal d'Amiel
à la BPU en 1917.
Les dispositions testamentaires successives prises par
Amiel, jamais remaniées, mais ajoutées les
unes aux autres, se révélèrent peu
claires et parfois contradictoires.
Il avait désigné comme exécuteur
testamentaire son ancien étudiant Charles Ritter,
avec lequel il était resté en relation
amicale jusqu'à sa mort; mais Ch. Ritter se
récusa, vexé qu'il ne lui aie pas
légué ses papiers, et c'est Joseph-Marc
Hornung, son ancien camarade d'études, qui se
dépensera avec dévouement pour faire
aboutir les intentions du défunt.
Berthe Vadier, également déçue, car
elle avait soigné Amiel avec dévouement
jusqu'à sa mort et l'avait beaucoup aidé
dans la publication de ses derniers recueils de
poèmes, se retira également de
l'entreprise.
Quant à la famille d'Henri-Frédéric,
elle fut d'abord irritée d'avoir été
écartée du projet, mais elle exécuta
honnêtement les dernières volontés
d'Amiel.
Fanny Mercier a extrait du Journal intime 400 à
500 pages de réflexions esthétiques et
philosophiques, qu'elle envoya à Paris à
Edmond Scherer, sénateur, critique
littéraire du Temps, avec lequel Amiel avait
gardé des liens d'amitié. Sceptique, il mit
des mois avant d'y jeter un coup d'il. Mais, en les
lisant, il fut frappé de la profondeur de vue et
de la rigueur de pensée de l'écrivain et
accepta de les faire publier. En 1882 et 1884 ont paru
les deux petits volumes des Fragments d'un Journal
intime préfacés par Edmond Scherer, qui
furent réimprimés 13 fois jusqu' en
1919.
Ce travail achevé, !e manuscrit devait retourner
à la famille; mais Fanny Mercier - qui connaissait
les réticences d'Amiel quant au traitement que les
proches réservent souvent aux héritages,
surtout intimes comme un journal, réussit en 1917,
après de longues tractations, à signer une
convention avec le neveu d'Amiel, le Dr Jules Guillermet,
et le Conseil Administratif de la ville de Genève,
par laquelle ils faisaient don à la BPU des
manuscrits d'H.-F. A.., ce qui permettrait de les
conserver dans les meilleures conditions et donnait
également la possibilité de les mettre un
jour en valeur. Ils ne pourraient être rendus
publics qu'en 1950. En 1938, la commission de
surveillance décida de prolonger l'embargo sur le
Journal jusque en 1981, 100 ans après le mort
d'Amiel, vu son caractère intime, pour
éviter l'indiscrétion.
^
Bernard Bouvier, neveu de Fanny Mercier et
héritier après elle de tous les papiers
d'Amiel qu'elle détenait encore, devenu professeur
de littérature à l'université de
Genève établit à son tour une
édition d'extraits du Journal comportant trois
tomes, publiée en 1923,
rééditée en 1927 et il fit
connaître des essais critiques et de nombreuses
pages de la correspondance.
Vladimir Dimitrijevic écrivit à
Genève au professeur Marcel Reymond, pour lui
demander s'il accepterait de participer à une
édition intégrale. Le professeur Reymond,
déjà à la retraite, adressa
lui-même cette requête à Philippe
Monnier, conservateur des manuscrits de la BPU, qui avait
déjà publié en 1973 une
édition intégrale du Journal
couvrant la période de janvier à juin 1854,
pour la " Bibliothèque romande ", une collection
groupant une trentaine d'uvres du XVIe au XXe
siècle, assurée en commun par les
éditions Rencontre et Payot.
Philippe Monnier accepta cette tâche, sous
réserve d'en recevoir l'autorisation du
comité de surveillance constitué par un
professeur de littérature française, le
directeur de la Bibliothèque et un
représentant des héritiers. Ce
comité de surveillance, constitué par le
professeur Jean Starobinski, par Philippe Monnier,
délégué par le directeur de la
B.P.U. Marc-Auguste Borgeaud, et une tierce personne,
décida d'autoriser la publication de ce
manuscrit.
Philippe Monnier entreprit aussitôt des
démarches pour trouver les moyens de
concrétiser ce projet. Une rencontre au
café Lyrique, à Genève,
réunit alors l'éditeur Vladimir
Dimitrijevic, le professeur honoraire Marcel Reymond, le
directeur de la B.P.U. M.A.. Borgeaud, le professeur Jean
Starobinski et Mme Lise Girardin , alors
conseillère administrative de la ville de
Genève, chargée du Département de la
culture, auxquels Philippe Monnier avait eu l'idée
d'adjoindre le professeur Bernard Gagnebin, doyen de la
faculté des lettres qui, dirigeant
déjà de nombreuses éditions,
apporterait l'expérience nécessaire pour
mener à bien cette entreprise. Bien introduit
auprès de la section des sciences humaines du
Fonds national suisse de la recherche scientifique, le
professeur Gagnebin obtint l'aide de cette institution
afin de financer ce travail de longue haleine. C'est
ainsi qu'un poste d'assistant a été
attribué à cette recherche pour trois ans,
renouvelable. Pierre Dido, mon
prédécesseur, a occupé ce poste
dès le 1er mai 1974. Philippe Monnier et lui
fixèrent tout d'abord un certain nombre de
règles d'édition, conscients qu'elles les
engageaient pour la durée de la publication, alors
que ni l'un ni l'autre n'avait lu le journal dans son
entier.
En avril 1977 j'ai succédé à Pierre
Dido pour 16 ans et 6 mois. Durant un mois il m'a
initiée à la tâche que j'aurais
à continuer. L'établissement de cette
édition a donc pris 19 ans et demi au total.
^
En juin 1839, Amiel, qui n'a que 18 ans, commence
à tenir un journal de ses pensées, qu'il
interrompt au bout de six semaines; il le reprendra
épisodiquement de 1840 à 1847.
Le Journal devient régulier dès son retour
à Genève, à fin décembre
1847.
Entre temps Amiel voyagea en Italie et à Malte
(1841), à Paris, en Normandie, en Belgique, en
Rhénanie, il assista à des cours à
l'université de Heidelberg et finit par s'inscrire
à l'université de Berlin en octobre 1844,
pour y suivre les cours de philosophie de Helfferich,
Trendelenbourg et surtout Schelling. En plus, il suivit
des enseignements de philologie, d'esthétique,
d'histoire, de géographie, d'anthropologie, de
psychologie et même de théologie. D'avril
1846 à décembre 1847, il commença
à rédiger son journal plus souvent, mais ni
chaque jour, ni chaque mois, tant s'en faut. Il ne le
tint vraiment régulièrement qu'à
partir de 1848.
En 1848, le gouvernement de James Fazy, qui fut
établi après la révolution radicale
de 1847, élabora une loi sur l'instruction
publique qui réduisait le nombre des enseignants
et eut pour conséquence la destitution de 6
professeurs jugés trop conservateurs. Cette
mesure, unique dans les anales de l'université de
Genève, venait s'ajouter à la
démission de huit professeurs, la plupart
éminents, qui refusaient de servir le nouveau
régime. Plusieurs postes se trouvèrent donc
à repourvoir. Averti de cette occasion
inespérée par son beau-frère, le
pasteur François Guillermet, Amiel revint à
Genève en décembre 1848 pour se
présenter au concours destiné à
repourvoir le poste de professeur d'esthétique et
de littérature française à
l'Académie - dénommée ainsi car elle
ne comprenait pas encore toutes les facultés,
privée qu'elle était, notamment, de
faculté de médecine - . Ce concours
consistait en une dissertation dont
l'énoncé était: Du mouvement
littéraire dans la Suisse romane.
Depuis lors, Amiel vécut à Genève,
n'y interrompant son séjour que pour des vacances,
des voyages ou des cures. Pendant ses
déplacements, il continuait son journal,
généralement sur de petits carnets plus
adaptés aux voyages que les cahiers qu'il
confectionnait lui-même. Ces carnets de voyage
n'ont pas été inclus dans l'édition
intégrale, ni ses carnets de jeunesse.
^
L'établissement du texte
Tout d'abord, le Journal a été
entièrement photocopié en trois
exemplaires.
L'un de ces exemplaires était fourni à une
étudiante engagée pour dactylographier le
texte. Chaque mois elle rapportait la photocopie du
manuscrit et une copie dactylographiée à
double interligne d'un cahier d'Amiel. Le dactylogramme
était photocopié à son tour, afin de
disposer de trois exemplaires.
Notre premier contact avec le texte consistait en une
lecture à deux, l'un lisant la copie
dactylographiée, le second vérifiant sur le
manuscrit qu'elle était conforme au texte d'Amiel.
Très vite, nous en sommes arrivés à
nous spécialiser : je lisais à haute voix
tandis que Philippe Monnier suivait sur le manuscrit et
signalait les erreurs de transcription, que je corrigeais
aussitôt sur ma copie. Cela nous occupait environ
deux heures par jour, avec une petite interruption pour
se reposer la voix et recentrer notre attention.
Le reste du temps je m'occupais de l'établissement
du texte et de l'annotation. L'établissement du
texte consistait à relire le texte
dactylographié et collationné, en le
comparant s'il y avait doute avec la photocopie du
manuscrit ou le manuscrit lui-même, à la
loupe, si le texte comportait des ratures, une surcharge,
une tache ou une graphie peu claire.
Le parti-pris par les éditeurs était de
corriger les fautes d'inattention: accords fautifs,
marques du pluriel oubliées, etc., et de
rétablir l'orthographe courante à
l'époque de l'écriture du Journal. Pour ce
faire, je disposais en permanence sur ma table de travail
d'une bonne douzaine de dictionnaires et
d'encyclopédies: le Dictionnaire de
l'Académie (6e édition, 1835, et le
Complément de 1842), le précieux
Dictionnaire National de Bescherelle (1845),
généralement peu considéré
car il n'est pas systématique; il contient
cependant le plus grand nombre d'entrées des
dictionnaires de cette époque, ce qui permet de
vérifier et l'orthographe et ses variantes, et
signale aussi des formes vieillies, qu'il est le seul
à mentionner. Viennent ensuite le
Littré, qui avait commencé à
paraître en fascicules dès 1863,
l'extraordinaire Grand Dictionnaire universel du XIXe
s. de Pierre Larousse, et, bien évidemment le
Robert et le Thésaurus de la Langue
française. Cela permettait de vérifier
l'orthographe et le ou les sens des mots utilisés
dans le Journal. Malgré cela, il importait de
rester très circonspects, car j'ai eu plus d'une
fois la surprise de constater que des formes
orthographiques qui ne figuraient dans aucun des
dictionnaires consultés, étaient bel et
bien usitées dans les revues et les romans du XIXe
siècle qu'Amiel lisait, par exemple "frimats",
"truchemen", "comfort", "enfans", etc. De plus, Amiel
comme tous ses contemporains, n'était pas toujours
fixé sur la graphie des noms propres, ainsi que je
pus le constater sur les documents de l'époque,
jusque dans les registres d'état civil.
^
L'annotation
La place étant réservée au texte
avant tout, les notes en bas de page devaient être
des plus succinctes. Lorsque les lecteurs peuvent trouver
le renseignement dans le Grand Dictionnaire Larousse
du XXe siècle en sept volumes, qui est assez
complet et bien répandu, nous n'avons pas fait de
note. Elles devaient signaler les variantes du texte, la
traduction des citations et des termes étrangers,
l'identification des personnes et des lieux, des auteurs
des citations et la référence des oeuvres
d'où elles étaient tirées, ainsi que
divers renseignements nécessaires à la
compréhension du texte.
Dans la mesure du possible, toute vérification de
date, d'orthographe, d'identité, ou quelle qu'elle
soit, devrait émaner de trois sources
concordantes. Cela n'est évidemment pas toujours
possible.
Le texte du Journal, écrit au courant de la plume,
comporte évidemment peu de variantes. Des
corrections s'y rencontrent parfois, le plus souvent
apportées par Amiel lors d'une relecture à
une ou des époques ultérieures; il arrive
ainsi qu'Amiel indique dans son Journal qu'il a relu tel
cahier, te telle date à telle date
Il faut signaler que sauf une exception, aucune page du
Journal n'a été arrachée. Quelques
mots, parfois, ont été
caviardés.
Amiel, comme la plupart de ses contemporains, cite
énormément ; en français surtout,
mais aussi en allemand, en latin, en grec, en anglais
(bien qu'il n'ait pas étudié ce dernier).
Il nomme parfois l'auteur, mais peu souvent, et ne
précise presque jamais le titre de l'uvre
d'où il a tiré ce qu'il cite. Pour la
traduction de la prose et surtout des vers
étrangers, des spécialistes de
différentes littérature m'aidèrent
en m'apportant des précisions sur le sens des
mots, dans leur contexte local et temporel, en relisant
mes notes et en y apportant les corrections ou les
précisions nécessaires, et aussi à
identifier l'auteur lorsqu' Amiel ne le mentionnait pas
et à trouver de quelles oeuvres ils
provenaient.
L'identification des personnes mentionnées
était plus aisée, grâce à de
nombreux ouvrages: le Livre du Recteur de
l'Académie de Genève, que Mme
Stelling-Michaud était alors en train de terminer,
donne sous une forme claire et ramassée une foule
de renseignements sur tous ceux qui ont
fréquenté l'Académie, depuis sa
fondation par Jean Calvin jusqu'en 1878, date où
elle fut convertie en Université; le
Dictionnaire historique et biographique de la Suisse
(DHBS) et le Grand dictionnaire universel du XIXe
siècle, les différents dictionnaires
historiques, géographiques et biographiques, les
encyclopédies britannique, espagnole, italienne,
l'Almanach de Gotha, l'Annuaire de la noblesse
française, l'Annuaire des protestants de
France, etc., etc., sans compter les annuaires
d'adresses de Genève, et les nombreux ouvrages de
la BPU qu'il serait impossible de citer ici.
Fréquemment, j'avais à consulter les
recueils des actes d'état civil aux Archives
d'Etat, qui donnent aussi, sous une forme succincte, de
nombreuses indications sur une personne et son entourage,
les archives du Conservatoire, du Collège, etc.,
et j'avais aussi la chance que le Département des
manuscrits de la BPU possédât quelques
journaux intimes de contemporains d'Amiel, dont deux
notamment d'amis proches, Charles Heim et Joseph Marc
Hornung - ce dernier étant arrivé à
la BPU alors que notre édition était
déjà en cours - qui m'ont permis de
comprendre certaines allusions à des
épisodes de la vie genevoise rapportés par
Amiel, ou de préciser la nature des relations
entre certains protagonistes ou des groupes de son
entourage.
Enfin, l'apport le plus précieux, l'auxiliaire
éclairant et parfois révélateur, fut
la vaste correspondance conservée à la BPU,
émanant aussi bien d'Amiel que de ses amis et
relations.
^
Quant aux citations qui émaillent le Journal,
elles ont demandé souvent un long travail
d'identification. Nous avons pris le parti de les prendre
toutes en considération, même les plus
connues, dans l'idée que des lecteurs
étrangers ne disposeraient peut-être pas des
mêmes références que ceux qui sont de
culture francophone.
Dans le cas où Amiel en indiquait l'auteur, il
fallait encore donner le titre et l'endroit exacts de
l'uvre d'où le passage était extrait,
passage qui se réduisait parfois à un
membre de phrase. Si l'énoncé, écrit
de mémoire, en avait été
légèrement altéré par Amiel,
il était nécessaire de rétablir le
texte original dans la note.
Lorsque le nom de l'auteur n'est pas donné, le
champ des recherches est vaste. Si après avoir
fait appel à un fond commun de citations
"classiques", dont chacun possède en
mémoire un répertoire petit ou grand, on
n'a pas encore identifié la citation, on peut
examiner le vocabulaire, la grammaire, la métrique
s'il s'agit d'un ou de plusieurs vers, afin de
déterminer le siècle dans lequel ce
fragment a été écrit, en cerner le
ton, le vocabulaire, le langage, pour essayer d'en
deviner le ou les auteurs possibles, puis l'uvre
dans laquelle on a le plus de chances de trouver ce
fragment, et ainsi de suite par éliminations
successives.
Lorsqu'on se trouve en présence d'un vers, ou
mieux, de deux, ou même de quatre vers, la
tâche est simplifiée car on peut alors
parcourir l'uvre où l'on espère les
rencontrer en ne lisant que les rimes. C'est rapide, mais
frustrant; au bout d'un certain temps de ce travail
mécanique et ingrat, l'attention peut baisser, et
la rime passer sous vos yeux sans vous interpeller... Ces
lectures durent parfois longtemps, et il est difficile de
savoir à quel moment renoncer à chercher
plus avant. Très souvent, j'ai continué ces
recherches durant mes loisirs, ce qui n'était pas
sans charme, car il m'a été donné
ainsi de découvrir ou de relire avec d'autres yeux
une quantité d'uvres auxquelles je ne me
serais peut-être pas intéressée
spontanément. Il est évident
également que de connaître le contenu des
lectures d'Amiel était un moyen de mieux
comprendre son Journal et sa vision du monde.
Si toutes ces tentatives d'identification
échouaient, il me restait encore la ressource de
mettre à contribution mon entourage, amis ou
parents, qui m'ont plus d'une fois apporté la
référence ou le renseignement
désirés. Des spécialistes des
littératures européennes anciennes et
modernes, en histoire, en théologie, ainsi que des
parents, des amis à Genève et à
l'étranger, m'ont ainsi très obligeamment
éclairée de leurs lumières dans tous
les domaines imaginables.
Heureusement, les citations d'auteurs classiques lus et
étudiés au cours de sa scolarité
sont fréquentes chez Amiel; chacun sait que les
sujets mémorisés durant la jeunesse restent
longtemps à l'esprit, et se comptent en nombre
limité, devenant ainsi facilement identifiables.
Nous connaissons aussi, du moins en partie, le contenu de
la bibliothèque d'Amiel; mais celle-là ne
lui fournissait qu'un petit nombre de ses lectures. Il
commandait régulièrement des ouvrages en
Allemagne, qu'il ne pouvait trouver dans les
bibliothèques publiques genevoises.
Amiel cite aussi des extraits d'articles, copiés
dans des revues ou des ouvrages. Comme il donne la liste
de ses lectures quotidiennes dans son Journal, on peut y
rechercher ces passages. Lorsqu'il s'agit d'un article,
reste encore à trouver dans quelle revue et
à quelle date a été publié
l'article en question; cela comporte certaines
difficultés, car il les lisait souvent bien
après leur parution, plusieurs semaines, plusieurs
mois, voire des années plus tard; il semble qu'il
les empruntait soit à un cabinet de lecture, soit
à des amis.
En dehors des citations, je recherchais tout ouvrage ou
article mentionné dans le Journal et je les
lisais ou les parcourais. S'il ne figurait pas dans les
collections de la BPU, celles de la Société
de Lecture, de la bibliothèque du Conservatoire de
musique, ou celle du Musée d'Art et d'Histoire de
Genève, je le réclamais par
l'intermédiaire du prêt
inter-bibliothèques, ou je faisais à
l'occasion des incursions à la Bibliothèque
de l'Université de Lausanne, ou à la
Bibliothèque et aux Archives nationales à
Berne. Cela m'a fait connaître l'étendue des
intérêts et de la curiosité d'Amiel,
non seulement pour la littérature, la philosophie
ou l'histoire, mais également, et dans une large
mesure, pour les découvertes scientifiques et les
inventions qui foisonnèrent durant le XIXe
siècle en Europe et en Amérique du Nord,
ainsi que pour les découvertes que firent à
cette époque de nombreux voyageurs. Les principaux
journaux et revues parcourus régulièrement
par Amiel étaient, outre le Journal de
Genève, le Journal des Débats et
le Temps, la Revue des Deux Mondes, la
Revue de Paris, la Bibliothèque
Universelle, la Revue britannique, etc.,
etc.
Je transmettais mon travail cahier après cahier
à Philippe Monnier afin qu'il donnât son
avis sur l'annotation, pour éventuellement
ajouter, compléter ou retrancher une note.
^
La relecture
Une fois le texte corrigé, je transcrivais les
corrections et les appels de notes sur une seconde
photocopie du dactylogramme ; cette dernière
était collationnée à son tour avec
le manuscrit, selon le même procédé
qu'à la première lecture, ce qui permettait
de découvrir encore d'éventuelles
divergences.
Les notes, dactylographiées, étaient
jointes au texte corrigé et le tout envoyé
aux éditions de l'Âge d'Homme, qui se
chargeaient des relations avec les compositeurs d'abord,
puis l'imprimeur.
Je rédigeais la Chronologie synoptique
commencée par Pierre Dido, au moyen de
chronologies déjà existantes, d'ouvrages
historiques, et des notes que j'avais prises sur les
événements de la vie d'Amiel à
retenir. Les données fournies par les
différents ouvrages ne concordaient pas toujours,
ce qui demandait un nouveau travail de recherche afin de
donner des indications aussi exactes que possible.
Plusieurs spécialistes m'ont aidée et ont
passé du temps à vérifier mes notes
et les traductions qu'elles comportent parfois, ainsi que
la chronologie synoptique.
Lorsque les premières épreuves arrivaient
de l'imprimerie, munies déjà des titres
courants, et de la pagination, nous les collationnions
à nouveau avec le manuscrit, j'y notais les
corrections à faire, elles étaient ensuite
renvoyées à l'imprimerie.
Plus tard arrivait une deuxième série
d'épreuves, nous en relisions chacun de notre
côté un exemplaire, je vérifiais
qu'elles comportassent toutes les corrections que nous
avions indiquées sur les premières
épreuves, puis nous comparions et
complétions les corrections que chacun avait
ajoutées, avant de renvoyer les épreuves
à l'imprimeur.
Les troisièmes et dernières épreuves
ne contenant en principe plus d'erreurs, nous les
relisions chacun séparément en soulignant
en diverses couleurs les noms que nous voulions faire
figurer dans les différents index (Noms de
personnes fréquemment cités, Noms de lieux,
Index général), puis nous les comparions
avec les précédentes épreuves pour
vérifier que les corrections avaient
été reportées correctement, et que
les notes étaient en place.
Le professeur Bernard Gagnebin en prenait ensuite
connaissance et suggérait éventuellement
quelque adjonction ou amélioration dans les
notes.
Enfin, plusieurs jours étaient consacrés
à reporter dans un fichier préparé
d'avance les occurrences des noms que nous avions retenus
pour l'index..
Le texte corrigé, annoté, indexé, lu
neuf fois en entier par deux personnes, auquel
s'ajoutaient les différentes annexes, était
alors prêt à être imprimé.
A la fin des douze volumes, nous avons consacré
chacun plusieurs mois à compléter l'index
thématique portant sur l'ensemble du Journal, qui
avait été commencé par Daniel Ryser,
qui fut malheureusement interrompu par son état de
santé.
Cette expérience de longue durée ne fut
jamais lassante, nous nous réjouissions chaque
jour de découvrir la suite du Journal qui nous
réservait des émotions, des coups de
théâtre, des révélations, et
bien des connaissances nouvelles, avec, en plus, l'humour
d'Amiel.
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