III.
Les formes sont ce qu'en fait l'esprit qui les anime.
Il nous convient d'insister sur l'esprit; c'est l'esprit
qu'il s'agit de nourrir, de restaurer. C'est de là
que dépend la conservation de notre patrie.
(JEAN DE MÜLLER.)
Au fond, dans tout ce qui précède, nous
avons préjugé une question, et
laissé subsister sans réponse un doute qui
compromet tout notre examen. Cette question, c'est
celle-ci : Existe-t-il vraiment une Suisse romane?
N'est-ce peut-être pas là une
désignation purement géographique, comme le
nom d'Allemagne, selon une décision fameuse du
prince de Metternich? ou, littérairement, ne
serait-ce pas un terme commode pour grouper un ensemble
de noms et de pays, qui n'ont d'autre chose en commun que
le voisinage et l'exiguité de renommée et
de territoire, en sorte qu'on les réunit pour
faire masse, soit à l'oeil, soit à la
pensée? Un artifice ingénieux de
nomenclature nous a-t-il fait supposer une
nationalité absente? L'illusion serait forte, et
sans doute que bien des esprits se seront
arrêtés court devant cette
difficulté.
" Permettez," medira-t-on, "n'allonspassi vite " en
besogne. Nous avons aussi considéré les "
faits, et, tout bien pesé, ils nous semblent "
très-peu favorables à votre patriotique
hypo" thèse. Que voyons-nous? Quatre ou cinq
petits " peuples qui suivent chacun leur voie, sans trop
" se préoccuper de leurs voisins. A Genève,
ne " connaît-on pas mieux les moindres variations "
du thermomètre d'Édimbourg, de Marseille "
ou de Paris, que les plus grandes affaires de " Sion:'
N'y a-t-il pas à parier qu'un Neuchâtelois u
est mieux informé sur la langue des Guanches " que
sur le dialecte Quetso du canton de Fri" bourg? Et
non-seulement on s'ignore, mais on " se raille : le
Neuchâtelois tourne en ridicule le " Vaudois, le
Vaudois le rend libéralement à la
" ronde, et ainsi, de suite, de proche en pro" che,
chacun pique et est piqué.
" La moquerie serait peu de chose, mais nous "
apercevons davantage, hélas! l'antipathie,
près" que l'aversion; ce dont, par charité,
nous ne " donnons pas d'exemple. En comparant enfin, "
nous n'apercevons que des différences, toujours "
plus saillantes à mesure qu'on approche:
diffé" rentes de goûts, d'aptitudes, de
caractère, d'é" ducation, et surtout
d'histoire et de religion. A " vrai dire: nous
découvrons toujours moins une " Suisse romane et
toujours mieux des cantons. "
" Et d'autre part, pour une littérature natio"
nale, il faut mille choses que vous n'avez pas " Une
grande ville, un public étendu. " -J'y reconnais
bien un avantage, mais non une indispensable
nécessité; les républiques grecques
et italiennes s'en sont passé. - " Il faut du
luxe, des " loisirs, de l'argent. "--Nous n'en manquons
pas plus que Weymar. - " Nous vous accordons, "
poursuit-on, " la nature visible la plus capable
" d'inspirer le génie des arts; même, si
vous le voua lez, dessouvenirs historiques en commun;
mais, a pour une littérature nationale, il faut
tout d'a" bord une nationalité, et une
nationalité ne se " fonde que sur une base
spirituelle identique, sur " une parenté profonde,
sur une consanguinité a de souvenirs,
d'émotions, d'espérances, de ten" dances et
d'éducation. Où est cette atmosphère
" générale dans laquelle vient
s'épanouir une lit" térature? Où est
le sol commun dans lequel a toutes ces plantes diverses
viennent entrelacer " leurs racines? Dissemblance au
départ, dissem" blance au point d'arrivée.
Voilà où vous en êtes. " Où
trouvez-vous donc cette Suisse romane, dont a vous parlez
si couramment? Y en a-t-il même " une? n
Hélas! non; votre cause est gagnée.
Soyez contents. Pas trop tôt ni trop haut
cependant; car si une Suisse romane n'existe pas, elle
pourrait être.
Cette réponse aussi nous l'avons
préjugée, quand nous avons parlé
d'une patrie latente. Pour les étrangers
déjà, il y a une école de
géologie, une école de peinture de la
Suisse française. Vue en gros et de loin, celle-ci
a donc un caractère d'ensemble. Étudions
cette diversité qui a tant frappé notre
interlocuteur; mieux observée et plus
profondément comprise, peut-être nous
mettra-t-elle sur la trace de l'unité qui nous
échappait.
La première diversité est celle des
communions : Deux cantons sont protestants (Vaud et
Neuchâtel) ; un mixte (Genève) ; le reste,
sauf quelques parties réformées du Jura
français, est catholique. Cependant la partie
catholique de la Suisse romane, quoique importante par le
chiffre des populations (les 2/5 du tout), étant
restée jusqu'ici très-secondaire, et la
partie protestante ayant surtout porté les
fatigues de l'histoire, vécu d'une vie plus riche,
produit plus d'hommes illustres, créé le
renom et frayé les destinées de la Suisse
romane, la partie protestante étant d'ailleurs la
plus nombreuse des deux confessions, attirera donc
surtout nos regards, sans nous faire oublier l'autre. Ce
partage n'est pas une affaire de choix, mais simplement
de justice.
Les populations protestantes se séparent
à leur tour entre elles par leur différence
de génie. Essayons de caractériser l'esprit
genevois, l'esprit vaudois et l'esprit neuchâtelois
: sujet singulièrement délicat et
difficile, mais que nous ne pouvons éviter. Au
risque de déplaire, je chercherai à
être vrai; je chercherai, je ne promets pas
davantage, n'étant heureusement comptable que de
mon impartialité, non de la réussite. Qu'on
n'oublie pas que cette critique n'est pas là pour
ellemême. Nous ne voulons ni blâmer ni louer,
ce serait un rôle puérilement
présomptueux; mais comprendre, comprendre les
défauts comme les qualités, afin de
dégager de ce qui est, ce qui pourrait être,
et de la diversité de ces génies
particuliers, l'élément par où ils
concourent à une unité plus
générale.
La psychologie des nationalités est analogue
à la psychologie des individus, mais bien
supérieure en difficultés. En revanche,
elle est d'un attrait infini, car elle donne la vie
à l'histoire, et d'une haute importance, car elle
donne à l'histoire un sens. C'est de ce point de
vue qu'on peut, avec Lessing, considérer
l'histoire comme une éducation divine, celle de
ces nobles et rudes élèves, qu'on appelle
les peuples. Tout est ressource à cette
psychologie, aussi bien ce qui se voit, la physionomie,
la stature, le teint, les formes, les mouvements, que ce
qui s'entend, le timbre de la voix. Le
tempérament, les goûts, les costumes, les
moeurs, les habitudes; les faits involontaires encore
plus que les faits de réflexion; le système
grammatical, les tics de langage, le caractère du
patois local, la mythologie du village, les fêtes,
les bons mots, les plaisirs du peuple, traduisant sa
secrète pensée, servent à la
découvrir.
En réalité, rien n'est moins caché
que la nature d'un peuple, car elle ne peut pas faire
autrement que de se produire incessamment et de toutes
les manières; il ne s'agit que de voir. Mais que
voir est chose peu simple, et qu'il est rare de voir!
Qu'est-ce que le génie genevois? Relisons les
trois volumes de Senebier, ce cimetière
littéraire où dorment, couchées sous
de longues épitaphes que chargent leurs listes de
services et leurs titres à la gloire, toutes les
illustrations de Genève pendant trois
siècles; rassemblons nos souvenirs divers et
concluons. - L'esprit genevois a d'éminentes
qualités; il a marqué dans la
théologie, dans la jurisprudence, dans l'histoire,
dans la philologie, dans les mathématiques, dans
toutes les sciences physiques et naturelles; il a la
pénétration, la précision, la
fermeté, l'étendue, la constance, la
rigueur, la solidité. Toutefois, il lui manque
deux qualités essentielles : il ne monte pas assez
haut, et ne descend pas assez bas; il est étendu
et solide; toutefois il n'est point assez étendu,
car il est incomplet, et point assez solide, car il n'est
pas profond. En deux mots, il manque à la fois de
poésie et de philosophie. Ceci peut surprendre; je
m'explique.
Il y a des poètes à Genève, mais
la poésie y paraît perpétuellement
exotique. Les poètes s'y sentnet et y restent
toujours des singularités, et ne deviennent pas
populaires, les chansonniers exceptés, exception
qui confirme la règle, car, dans la chanson,
l'esprit, la gaité et l'occasion sont l'important
et la poésie l'accessoire.
Pourquoi cette impopularité de la
poésie? C'est que l'imagination n'est pas la
qualité nationale. Le Genevois, il est vrai, n'est
froid qu'en apparence , mais sous ce phlegme, c'est la
sensibilité qui se cache plutôt que
l'imagination. Il a quelque chose de dorien.
Passe encore pour la grâce et la poésie,
l'esprit genevois en fera peut-être bon
marché ; mais il croit être au moins
vraiment scientifique. On a regret à le dire, mais
là aussi il se trompe, ou du moins il prend la
partie pour le tout, d'excellentes qualités
scientifiques, pour le génie scientifique.
L'école précieuse des sciences exactes et
des sciences d'observation, l'ont habitué à
chercher les lois, les rapports; mais il ne gravit pas
jusqu'aux principes. Il en a la terreur, et raille la
métaphysique, parce qu'il la comprend peu et la
redoute. Plus spéculateur que spéculatif,
plus habile organisateur qu'inventeur scientifique, il
sort d'ordinaire d'un sujet quand la philosophie y entre.
Satisfait du comment, il pousse rarement jusqu'au
pourquoi, et s'arrange aisément de
l'inconciliable, de la contradiction. Peut-être le
calvinisme, en glorifiant trop l'incompréhensible,
et en habituant l'intelligence à se voir
repoussée du Paradis de la vérité
par le glaive menaçant de la foi, est-il l'origine
de cette résignation indolente de la
pensée. Le fond de cette tendance est de croire la
vérité inaccessible, et les relations des
choses seules abordables 'pour nous : dualisme commode,
mais funeste, et presque aussi nuisible à la
religion, que favorable à la paresse.
L'esprit genevois isole les qualités; il est
logique, mais non dialectique; il ignore la
métamorphose des vérités, leur
balancement, leur mélange. Et de la logique, il
n'accepte pas même tout, car il n'ose aller
jusqu'au bout de ses assertions; il craint, et avec
raison, la rigueur des conséquences. Il est donc
logique sans l'être bien; de là sa nature
négative, sa crainte de se compromettre, son
juste-milieu intellectuel, sa conviction composée
souvent de réticences, de
demivérités,
agglomérées.comme elles le peuvent.
L'esprit genevois n'est donc ni au centre, ni à
la surface; il n'a ni la profondeur des principes (en
théologie, en morale, en philosophie, etc.), ni
l'élégance de la forme. Il nage
confusément entre deux eaux. Il reste dans le
partiel, dans l'extérieur, dans l'observation, au
plus dans la loi et les rapports; il n'arrive
guère à la substance, à la vie. Une
cause unique fait ses deux faiblesses. La poésie
et la philosophie ont la même source :
l'identification, l'assimilation, la
consubstantialité de l'esprit et des choses.
L'esprit qui conserve sèchement son
quant-à-soi, qui se sent constamment
détaché et séparé des
êtres, qui n'a pas de sympathie, ne peut ni
reproduire la vie (ce qui est la poésie), ni
l'expliquer (ce qui est la philosophie). Sans inspiration
, c'est-à-dire abandon, l'homme reste dans le
fini, le changeant, le faux; il n'entre pas dans
l'infini, il ignore la profondeur de l'homme,
c'est-à-dire tout, Dieu et l'univers. La religion,
l'art, la philosophie l'environnent de mystères
inpénétrables
Il aura le mystère, et n'aura plus l'amour.
Laprade (Psyché. Pourquoi insister sur les
côtés faibles de l'esprit genevois? S'il n'y
avait pas de remède, la critique serait inutile et
cruelle. On ne blâme pas un homme
dévié de taille, mais bien celui qui peut
se redresser. L'esprit genevois n'est pas usé,
Dieu merci, mais il a usé certaines formes de sa
pensée; il a laissé engourdir plusieurs de
ses puissances intérieures, et il a perdu peu
à peu son centre. Il doit chercher un centre de
vie nouveau.
Pour se conserver, il doit se renouveler; et pour se
renouveler, s'approfondir. A une certaine profondeur, il
verra se concilier ces oppositions, qu'il supporte, faute
de pouvoir les résoudre; les lettres cesseront
chez lui de railler les sciences, et les sciences de
dédaigner les lettres, quand les unes auront
reconnu qu'il y a une poésie des sciences, et les
autres une science de la poésie, et quand toutes
s'appuieront, justifiées, sur un même fond
de vie.
Le génie vaudois est moins
sévère, moins exact, moins positif et moins
universel que le genevois; il a moins de suite et de
force d'achèvement, moins d'énergie et de
virilité que lui, mais il le
complété. Les côtés forts du
Vaudois sont justement les côtés faibles de
son voisin. Son caractère indolent ne
féconde pas toujours les dons Heureux de son
esprit, et l'or de ses facultés se dégage
rarement de toute leur gangue assez terreuse. Mais en
dépit de ses défauts et de l'immense
disproportion entre la somme de ses produits
intellectuels et celle dont s'honore Genève,
l'esprit vaudois est en réalité plus
poétique et même plus philosophique que
l'esprit genevois. Seulement il est
efféminé, un peu jeune, insouciant, et
réclame l'aiguillon. La poésie tient une
plus grande place dans la vie du Vaudois, et sa vie
elle-même est plus poétique, 3
mais d'une poésie vague, douce, rêveuse,
qui n'est pas celle de Genève. Si Genève a
quelque chose de dorien, Vaud rappellerait davantage les
mollesses de l'Ionie, avec le talent artistique de moins,
car le Vaudois sent plus qu'il n'exprime, songe plus
qu'il ne pense, et pense plus qu'il n'écrit. Il
fait habituellement plus espérer qu'il ne donne,
et traîne trop souvent avec soi quelque larve
incommodequi lui enlève la liberté des
ailes.
Quand je l'appelle plus philosophique, j'entends qu'il
est plus près du vrai centre de la philosophie,
qu'il a plus de vie intérieure, une psychologie
plus profonde, plus d'attraction pour les questions
d'origine, de principe; plus d'aptitude pour l'ensemble
et l'unité,o plus d'instinct et de talent
spéculatifs. Il me semble, en un mot, avoir
plutôt les qualités primaires de la
philosophie, quoique souvent à l'état
informe, et Genève s'être trop
acclimatée dans les qualités
secondaires.
Le naturel genevois est décidément plus
français, et le naturel vaudois plus allemand. Le
premier précis, clair, distributeur, est plus
fécondant, formel, masculin. Le second
indécis, trouble, embrouillé, est plus
fécond, substantiel, féminin. Le chiffre
donne à tout ce que fait l'un, une
mathématique fermeté, un contour
accusé; l'autre, poursuivi de. plus de
pressentiments, moins vif de coup d'oeil et de main, en
reste trop à l'ébauche maladroite. L'esprit
genevois trouve ce qu'il cherche, mais il ne cherche pas
assez profond; l'esprit vaudois cherche plus avant mais
il ne trouve pas tout ce qu'il cherche. Ces deux
génies se compensent donc; chacun d'eux peut
apprendre de l'autre, et gagner à une
combinaison:
Neuchâtel tend la main, par-dessus Lausanne,
à Genève qui lui plaît davantage et
avec laquelle elle a une assez grande parenté.
Même aptitude aux arts de précision et
à ceux de dessin, même inclination à
la théologie et aux sciences naturelles; esprit
analogue, clair et caustique; goût pareillement
audacieux d'entreprises et de voyages; indéfinie
subdivision des classes sociales: défauts et
qualités, tout a quelque similitude.
Neuchâtel rappelle Genève, mais comme une
soeur cadette rappelle une soeur aînée, avec
moins d'énergie, d'initiative, de concentration et
d'expérience. Une histoire plus difficile, et des
destinées plus orageuses ont donné à
l'aînée une trempe de caractère que
n'a pas sa soeur. Néanmoins ici la parenté,
comme plus haut l'opposition, servant à
établir un rapport, les trois cantons principaux
de la Suisse romane, dans leur différence, font
déjà pressentir une unité. Que
serait cette unité? Elle serait acquise et non pas
donnée, car elle est en avant du présent et
non eu arrière. Mais en serait-elle moins solide?
Oui, si elle était factice. Non, si elle
n'était que la réalisation de ce qui
demande à être, la satisfaction d'un besoin
obscur, l'accomplissement d'un désir encore
indistinct. Cette unité serait d'éducation
, si l'on veut, plutôt que faite par l'histoire ;
mais si l'histoire n'est qu'une éducation,
l'éducation vaut une histoire. Parce que
l'intelligence aidera l'instinct, l'action en sera-t-elle
moins vraie? parce que nous ne serons pas seulement
poussés vers cette unité, mais que nous y
pousserons, en sera-telle moins légitime, moins
naturelle? l'affirmer, serait condamner les
nationalités à n'être jamais
qu'aveugles, et à ne pouvoir participer à
la direction de leurs destinées.
Les destinées spirituelles de la Suisse romane
ont traversé, depuis trois siècles, deux
grandes périodes ; nous sommes au seuil d'une
troisième. Ces trois points ont une suprême
importance.
Les deux premières périodes sont : le
Calvinisme et la Révolution. Nous nommerons
bientôt la troisième.
Genève a l'avantage de présenter le plus
clairement la série et la génération
de ces époques, et de compter au nombre des siens,
les deux noms qui les résument. Toutefois, pour
être plus nettes chez elle, ces
métamorphoses n'en sont point locales;
Genève représente ces mouvements, les
devance et les concentre, mais ne les enferme point. Ces
périodes sont même devenues
européennes; et considérées à
part, dans la Suisse romane, elles l'embrassent toujours
plus complétement. La Suisse romane n'est pas
comprise tout entière dans le cercle calviniste,
mais bien dans le cercle révolutionnaire, et plus
tard aussi, dans le troisième cercle que nous
aurons à parcourir.
Le Calvinisme, qu'on s'est trop habitué
à identifier avec l'esprit genevois
lui-même, n'en est qu'une forme
particulière, qu'une période, mais la plus
illustre, la plus riche et la plus austère. Le
Calvinisme est, je ne dirai pas, un épisode dans
la vie de Genève, mais son époque
climatérique, sa plus profonde initiation, la
vigoureuse école qui a imprimé le plus
fortement ses traits au caractère et au nom
genevois, qui lui a inoculé ses dispositions les
plus précieuses, et qui lui a ouvert les horizons
européens. Genève se mutilerait,
s'abdiquerait elle-même, et imprimerait de sa
propre main sur son front le sceau flétrissant de
l'ingratitude, si elle pouvait jamais oublier ce qu'elle
doit au Calvinisme. Ce serait d'ailleurs aussi absurde
qu'odieux, et quand Genève aurait le torde renier
le bienfait, elle ne pourrait pas y renoncer;
c'est-à-dire qu'elle ferait à la fois une
injustice et une sottise.
Le Calvinisme a été, pendant deux
siècles, l'âme de la Suisse romane; il a
fait sa gloire, la substance de toute son
activité, le centre de sa législation, de
sa littérature, de sa diplomatie, de sa morale, de
sa religion; le noeud de ses relations avec tous les
coins de l'Europe: en un mot, à l'intérieur
et à l'extérieur, il a été le
foyer vivifiant et rayonnant de lumière et de
chaleur, le principe vital imposant sa forme et son sens
à tout. On comprend donc la reconnaissance,
l'attachement qu'il inspire; on comprend la terreur
douloureuse et la désolation gémissante
quand ce principe s'en va; car il s'en va.
Il ne meurt pas: il a trop de vérité
pour périr tout entier, mais il cesse de
régner; il n'est plus à la première
place, il n'est plus la préoccupation
réelle, et, souverain déchu, ne fait plus
que conseiller et soupirer, là où il avait
donné des ordres. C'est qu'après tout, le
Calvinisme ne suffit plus à l'esprit genevois; le
Calvinisme est débordé. On voit trop
maintenant que le Calvinisma est plus petit que le
Protestantisme, et le Protestantisme plus étroit
que le Christianisme. On se détache de Calvin qui
isole et fixe une partie de saint Paul, lequel, à
son tour, ne représente pas toute la religion du
Christ.
Il y a plus encore. Ce n'est pas seulement le
Calvinisme qui est débordé, mais tout
l'intérêt
religieux. La vie politique a surgi à son tour,
et devient l'idée dominante de l'époque;
nous voilà dans la seconde période, dans la
Révolution; con tenue en principe dans la
Réformation, elle arrive à son tour sur la
scène, parait, grandit, lutte et triomphe. Aux
langes, il y a moins de cent ans, dans le Contrat Social
de Rousseau (1756), aujourd'hui colosse, la
Révolution, quelquefois terrassée mais non
vaincue, se relevant plus furieuse de ses chutes, mise
hors la loi, fait enfin la loi. A travers le sang, les
larmes et les décombres, sur les ruines fumantes
de la féodalité, sur les débris des
trônes ou sur les trônes eux-mêmes,
elle a planté ' le drapeau victorieux de
l'égalité, et proclamé de
sa voix retentissante le dogme de la
souveraineté du peuple. La révolution n'est
pas encore partout maîtresse, elle a encore
desbatailles à livrer, mais elle a foi en elle, et
ne s'arrêtera pas avant d'avoir tout soumis. C'est
là que nous en sommes et que le monde en
viendra.
Est-ce là une fin? Oui, mais toute fin est un
commencement; tout fruit qui tombe est un arbre qui
germe. Quand la Révolution aura triomphé
partout, elle se demandera, et là où elle
n'a plus d'ennemi à vaincre, elle se demande
déjà : Que faire de la victoire?
S'affranchir des obstacles est une occupation, mais ce
n'est pas un but. La destruction de toute entrave, le
renversement anime l'âme, mais il ne la remplit
pas. Plus tôt ou plus tard, la Révolution
arrive â son terme, elle doit toucher ses
illusions, ouvrir les yeux; elle reconnaît alors ou
avec rage ou avec mélancolie, que la
délivrance n'est pas encore le bonheur, que
l'indépendance n'est pas encore la liberté.
La révolution est au fond chose négative.
Elle efface tout ce qui ne doit pas être, mais la
critique ne supplée pas l'invention, et les
nations ne vivent pas de critique. La révolution
se sent alors un grand vide, et, descendant en
elle-même, elle s'avoue avec angoisse que son
rôle est fini, sa force inutile et son coeur
aride.
A ce moment s'ouvre une troisième
période, et le principe qui se présente
pour la remplir, c'est la Démocratie. La
Démocratie affranchit de la Révolution,
comme la Révolution s'est affranchie du
Calvinisme. La démocratie a une mission positive.
Elle doit construire où la révolution a
détruit. Elle doit trouver un but, où la
révolution n'a conquis que le moyen. Elle
distingue fondamentalement l'indépendance de la
vraie liberté. La révolution réclame
et proclame des droits; la démocratie dira ce
qu'il faut faire de ses droits. Aux peuples
affamés par un régime de décrets,
elle donnera une tâche, elle montrera un
idéal, une mission. La souveraineté du
peuple n'est encore qu'un principe négatif, qui
exclut toutes les souverainetés imparfaites; mais
que faire de sa souveraineté?
Décréter pour décréter, pour
faire acte de volonté et d'indépendance,
c'est un plaisir un peu puéril. " Je veux, parce
que je veux " est la formule de tous les despotismes,
mais rien n'est moins libre que le despote. Il faut
vouloir quelque chose pour être raisonnable; il
faut vouloir le bien pour être moral; il faut avoir
une mission, réaliser une idée, pour
compter parmi les peuples.
La responsabilité grandit avec la
liberté, et c'est quand on peut tout, qu'il
importe d'apprendre ce qu'on doit. La toute-puissance
conduit â la bonté. Si noblesse oblige, la
première des noblesses, le principe de toute
noblesse, la liberté lie. Ce ne sont que les
esprits peu développés ou les coeurs peu
nobles qui peuvent confondre l'émancipation avec
l'indépendance, et l'indépendance avec la
liberté. La liberté, c'est de
n'obéir qu'à sa loi, mais à une loi,
de trouver sa propre ' loi en soi-même. C'est
l'émancipation de,tout le reste,
l'assujettissement au devoir seul.
La liberté, affranchie de toutes les lois
extérieures, mais découvrant sa
règle intérieure, son organisation, son
but, son devoir, tel est le problême de la
démocratie. Bouder la démocratie est un
enfantillage; irrésistible comme un
élément, elle balaiera devant elle, ainsi
qu'une poussière, tout ce qui s'opposera à
son avènement. En revanche, c'est de
lumière sur elle-même qu'elle a besoin; elle
doit terrasser le sphinx qu'elle porte en son sein pour
lui arracher le mot de sa propre destinée. Elle a
soif de justice, ce n'est que dans la
vérité qu'elle la trouvera.
Tenter la réalisation de la démocratie,
telle est la grande oeuvre que peut se prescrire la
Suisse romane; philosophie théorique et pratique
de la liberté positive, telle peut être
l'âme de cette oeuvre, le mot d'ordre de
l'unité spirituelle que nous cherchons, le sens de
cette troisième période.
Le Calvinisme opère le déplacement
salutaire de l'autorité; la Révolution est
la négation de toute autorité; la
Démocratie est l'organisation de la
liberté, ou la liberté devenue
autorité. La base métaphysique de Calvin,
c'est la méchanceté originelle; celle de
Rousseau est la bonté originelle : toutes les
doctrines du calvinisme et de la révolution se
déduisent de ces dogmes. La troisième
période posera à sa base que ni le mal ni
le bien ne sont originels, c'est-à-dire que le mal
et le bien et la liberté, ne sont pas, mais
deviennent.
En prenant un centre, la vie de la Suisse romane se
renouvellera; autour de la philosophie de l'homme,
s'élèvera la philosophie du langage, des
arts, de l'histoire, du droit, etc. Les sciences et la
poésie recevront leur vraie signification,
trouveront leur aboutissement, et dans l'unité des
efforts, les esprits augmenteront réciproquement
leurs forces.
Cette unité aura peu de danger pour
l'individualité des différents cantons, car
les intérêts, les positions, et surtout les
caractères divers, assurent la durée de la
diversité. D'ailleurs les rôles se
répartiront tout naturellement, d'après les
aptitudes; et les devoirs, croissant avec la
capacité, le premier rôle ne sera que celui
du plus dévoué. Genève, comme
douée de plus de constance et de vigueur d'esprit
que sa voisine, de plus d'initiative et de puissance que
Neuchâtel, chargée d'ailleurs de la
responsabilité d'un passé plus riche, ayant
fourni Calvin et Rousseau, a, peutêtre, entre les
trois villes, les droits ou plutôt les devoirs
d'aînesse. Mais seule elle est trop faible et doit
se compléter par Lausanne, plus naïvement
poétique et plus spéculative, comme nous
l'avons vu. Neuchâtel renforcerait le faisceau, et
la partie catholique de la Suisse -romane, loin
d'être déshéritée, viserait
à rivaliser avec la partie réformée.
Déjà même Fribourg et le Jura
apportent un tribut important à l'oeuvre commune.
Les demi- cantons catholiques sont des alliés
naturels; ce sont les racines par lesquelles nous
plongeons dans la Savoie, dans la Suisse allemande et les
petits cantons, comme par les protestants du Midi, nous
plongeons en France. D'ailleurs, la question n'est plus
entre le catholicisme et le protestantisme. Il ne s'agit
plus d'un intérêt confessionnel, mais de
l'intérêt de tous, d'un bien national. En
effet cette unité spirituelle placerait la Suisse
romane en face de la Suisse allemande, de la Savoie, de
la France et de l'Europe dans une situation aussi
intéressante que nouvelle.
La Suisse allemande se récriera
peut-être: " Mais " c'est une ligue , une
conjuration, un Sonder" bund français que vous
proposez! comment, " lorsque tous nos efforts
réunis tendent à re" constituer
l'unité suisse, vous cherchez de nou - " veau
à la briser? Prenez garde vous frisez la "
trahison. " -- Calmez-vous. Il ne s'agit d'insurrection
d'aucune sorte, pas même scientifique. Ce n'est pas
pour nous détacher de la Suisse, c'est au
contraire pour lui faire hommage d'une plus riche dot,
que nous nous développons. Au lieu de diviser,
nous voulons unir. Il y a deux sortes d'unité,
l'unité niveleuse de Tarquin et l'unité
conciliante de la sympathie. Certainement la Suisse
serait une, si l'allemand chassait ou extirpait peu
à peu le français et l'italien du sol
helvétique, si l'élément dominant
s'assimilait tousles autres; c'est peut-être ainsi
que l'entendent beaucoup de personnes, et cette sorte
d'unité pourrait bien arriver à la longue
si l'élément français ne se donne
pas la peiue de vivre, et ne vaut pas la peine
d'être conservé. Mais on peut concevoir la
Suisse unie autrement, chaque génie se faisant son
droit, vivant de sa vie, enrichissant l'autre et lui
empruntant à son tour, la Suisse romane se
pénétrant de la Suisse germanique, et la
comprenant sans se laisser effacer par elle; apportant
enfin dans le mariage politique qui les associe, une
personne, non une esclave. A ce point de vue, plus la vie
de la Suisse romane sera intense, plus la patrie commune
y gagnera. Soyons nuls et nous serons annulés,
mais la Suisse y perdra.
Outre ce motif général de sympathique
tolérance , il y en a un plus pressant encore,
c'est la communauté de but. Le problème
poursuivi est le même pour les deux parties de la
Suisse. Les solutions trouvées par l'une sont
immédiatement le bien de l'autre.
Une originalité énergique nous servira
également en face de la Savoie de protection et
d'attraction. De nombreuses affinités de
caractère et de goûts,
d'intérêts et de position poussent la Savoie
vers nous. Longtemps combattues par des rivalités
historiques et des antipathies religieuses qui
s'affaiblissant à mesure que la foi monarchique
décline, que le Piémont pèse plus
sur le Pô, et que les querelles dérivent de
la religion à la politique, ces affinités
reprennent leur courant naturel. Déjà, pour
Paris les écrivains de la Sa voie et de la Suisse
ne forment qu'un groupe, la littérature alpestre.
MM. Xavier de Maystre et Guiraud donnent la main à
Töpffer et à Juste Olivier. Le versant
méridional du Léman incline du
côté du Nord. Laissons l'attraction se
faire; tentons par une vie riche, qui nous défende
en même temps, car c'est à nous qu'on doit
s'assimiler, et non pas l'inverse. Que l'oscillation de
la Savoie entre la Suisse et la France se décide
ensuite comme elle voudra.
En face de la France, la position de la Suisse romane
est encore plus délicate et remarquable. Elle nous
semble faire naître une question littéraire,
une question politique et une question morale.
Genève, Lausanne, Neuchâtel sont-elles
des villes de province? La Suisse romane peut-elle avoir
une littérature indépendante? ou doit-elle
se résigner aux vertus de son état, et
n'ayant, à elle tout entière, que la
population d'un département français, en
accepter la modestie et l'effacement? Ces demandes
doivent paraître, comiques ailleurs, et un
Français trouverait assurément fort
plaisant que le Département du Var ou du Lot
s'inquiétât de son individualité. Nos
scrupules pourraient bien lui paraître même
plus ridicules, leur objet étant encore plus
microscopique, car ce sont ici des arrondissements qui
réclament. Cependant le rieur aurait tort; c'est
précisément ce qui distingue nos
républiques, d'être non pas des
départements, mais des centres, de jouer un
rôle très-peu proportionné au chiffre
de leur population. Ce qu'on trouverait comique, est
justement ce qui a fait la grandeur de ces petits
états, et si Genève au 16e siècle,
quand elle préoccupait l'Europe, et se posait
comme la Rome protestante, s'était rappelé
qu'elle n'avait que 13,000 habitants, sa
résignation arithmétique lui aurait
épargné l'embarras de la gloire, et les
soucis de la liberté. C'est justement le
privilége de la liberté de diminuer la
valeur du nombre, et de grandir celle de l'esprit; et
c'est pourquoi les petites républiques grecques
pèsent plus dans les balances de l'histoire, que
les immenses empires de l'Orient. Ainsi renoncez à
faire rougir les modestes républiques suisses de
leur petitesse; car c'est leur orgueil. Découpez
dans une partie quelconque de la France un espace
égal à notre territoire; comparez ce que
les habitants de ces deux coins de terre ont fait pour la
civilisation, la littérature ou la science, et
vous serez moins sévère contre le sentiment
qui a pu produire ces résultats. La France
elle-même n'a qu'à gagner à notre
indépendance.
Mais nos écrivains y gagnent-ils?
Peut-être Ceux qui ne passent pas le Jura,
n'auraient pas eu plus de renommée, quand ils
auraïent écrit au delà des Vosges; et
ceux qui le passent, se présentent avec une
originalité qui devient alors d'un grand prix. Ne
peut-on pas discerner tout un affluent suisse dans le
grand courant littéraire de la France?
Le style suisse a des défauts bien connus; mais
quand il parvient à s'en purifier, sa saveur
étrangère ne lui messied pas. De quelle
nature doit-il être? Il doit passer. par le pur
langage avant de s'individualiser. Au lieu d'une seule
éducation littéraire, l'écrivain
suisse en a deux; la première par laquelle il se
dépouille de ses défauts nationaux, et
s'initie à la langue française des
maîtres; la seconde dans laquelle il redescend du
langage traditionnel français à ses propres
qualités suisses, et se crée son style
particulier. " Soyons de chez " nous; c'est à la
fois le conseil du proverbe, et " la plus sûre
manière de nous faire accueillir " des
étrangers'; s telle est la poétique d'un
charmant écrivain qui a mis sa maxime en pratique,
et s'en est bien trouvé. Dégager notre
propré idéal et l'affirmer
résolument, c'est notre droit et même notre
avantage. Mais ne perdons pas de vue la principale
question.
Il ne s'agit pas de savoir comment il y a des
écrivains suisses, ni comment ils se forment. Il y
en a, cela nous suffit; nous devons demander seulement si
l'unité spirituelle qui nous occupe, ne
favoriserait pas l'originalité et
l'indépendance littéraires. Il est de fait
que, dans les pays de langue française, la Suisse
seule, malgré sa petitesse, maintient son point de
vue, son franc parler, son individualité
particulière, et contrôle le goût et
les sentences de Paris. Ce que la Belgique cherche, la
Suisse le possède. L'esprit français a le
défaut de ses qualités, et sa
centralisation fait payer cher ses avantages.
Peut-être le rajeunissement de la
littérature parisienne viendra-t-il de la vie
provinciale. Déjà celle-ci manifeste son
activité par un journalisme plus hardi. La
province en appelle de sa longue déchéance.
La décentralisation modérée est un
des besoins de la France. L'indépendance
spirituelle de la Suisse est une pierre d'attente de
cette émancipation provinciale. En attendant, et
jusque là, sa littérature fera bien de
tempérer par une sage réserve sa sympathie
envers Paris. Notre sympathie politique pour la France
nous menace de dangers plus graves que celui de la
servitude littéraire. Elle risque de nous
entraîner dans le labyrinthe des angoisses de la
grande nation, dans les revirements incessants de sa
bascule sociale. Les Français ne veulent pas voir
clair en eux-mêmes, et s'efforcent de
s'étourdir par l'enthousiasme et le mouvement sur
les schismes de leur esprit. Au fond, ils sont
révolutionnaires et non pas démocrates. Ils
voudraient sincèrement être
républicains, et ils se l'affirment, mais ils
né le croient guère et ils ne le sont pas.
Ils mettent toujours le mal sur le compte des
circonstances, et ne s'aperçoivent pas qu'il est
en eux; aussi épuisent-ils des forces magnifiques
à remplir le tonneau des Danaïdes, à
trouver un texte de loi qui remplace des moeurs, une
formule qui supplée à une vie, une
organisation politique qui, en marchant devant le peuple
comme un tambour et des officiers, l'entraîne
malgré lui et militairement. La France a fait son
dieu de la révolution, et son dieu, fidèle
à ses fidèles, ne veut pas
l'abandonner.Notre unité spirituelle, par son
principe, nous gardera de ces douleurs, parce qu'il nous
en fait saisir la cause. " La destinée sociale de
la <, Suisse est de réaliser en petit le
principe de la fraternité, de prouver pratiquement
que l'individu peut être libre dans la commune, la
com" mure dans le canton, le canton dans la
confédé" ration, la
confédération dans l'humanité. "
C'est la Démocratie pacifique qui a
prononcé ces paroles'; elles sont bonnes à
méditer. Mais pour appliquer le conseil, il faut
ne pas imiter la généreuse et trop
légère France.
Son influence philosophique et morale ne peut non plus
nous être d'un grand secours. Comment la France
nous donnerait-elle ce qu'elle n'a pas, l'harmonie
intérieure, la vraie liberté ? Sa raison et
sa foi se ni ent, son coeur et ses lèvres se
contredisent, sa liberté est la négation de
l'autorité, son autorité l'oppression ou la
suppression de la liberté. Elle ne vit que dans
les extrêmes, et sa vie se passe à osciller
impétueusement entre les contraires, sans
réussir à les concilier. Faute de mieux,
elle ravage; quitte à adorer ce qu'elle avait
brûlé, après avoir brûlé
ce qu'elle avait adoré. Elle a le génie
logique dans toute sa vigueur et dans toute son
impuissance. Elle ne respecte que ce qu'elle ne comprend
pas. C'est pour cela qu'elle a encore la
religion-mystère et qu'elle a adoré la
monarchie-mystère. C'est pour cela qu'elle se
raille des constitutions qu'elle a faites; pour cela
qu'elle ne peut vivre en république, car elle ne
respecte la loi qu'autant qu'elle ne sait pas d'où
elle vient.
Si la France ne peut en ce point nous aider,
peut-être que nous ne lui serons pas inutiles. Du
haut de nos montagnes, nous avons moins de peine à
dominer son tourbillon et à lui dire où va
sa trombe. Et comme notre période
révolutionnaire a précédé la
sienne de près d'un siècle, qui sait si
nous ne sommes pas destinés à lui montrer
en miniature la solution du problème
démocratique. L'horizon de la Suisse romane n'a
d'ailleurs pas la France pour bornes; il s'étend
à l'Europe.
Si nous embrassons du regard les deux races qui
portent la fortune actuelle de notre Occident, et dont
les influences rivales se balancent, nous verrons que la
Suisse, comme l'Angleterre, occupe la lisière
entre ces deux génies, le génie germanique
et le génie roman. Cette combinaison parait
être la plus favorable à la liberté.
L'esprit anglo-saxon dans la vieille Angleterre et
surtout dans son prolongement, la jeune Amérique,
a donc son analogue dans le caractère suisse. En
suivant cette idée, bien des faits curieux
s'expliqueraient. Je pourrais également rechercher
pourquoi cette combinaison a de tels avantages; mais ces
considérations nous mèneraient trop loin,
et le lecteur méditatif s'y acheminera bien tout
seul. Il ressort seulement de notre position une
signification européenne qui est un encouragement
à respecter notre individualité et à
la retremper, puis que sa perte serait regrettable,
même au point de vuegénéral de la
civilisation, où les nations s'effacent un peu
devant les races. Et qui ne voit que notre unité
spirituelle, en redonnant plus d'énergie à
notre vie et en la renforçant
précisément dans son propre sens,
doublerait cette faculté de résistance et
de durée? Appendus au flanc des Alpes comme un
essaim immense, nous pouvons envoyer au Midi, à
l'Est et à l'Ouest, des abeilles travailleuses,
qui nous rapportent de l'Italie le goût des arts,
de l'Allemagne le pensée sérieuse et
profonde, de la France l'élan rapide et la vigueur
nette, et de tous ces trésors divers composer un
miel un peu montagnard et âpre, s'il le faut, mais
tonique, salubre, et, à tout prendre,
agréable. Le fruit de nos peines en compenserait
le labeur, et ce ne serait pas en vérité de
trop; car de tels effets, pour se produire, imposent de
rudes conditions; cette harmonie intérieure est
une difficile conquête,
Et la liberté vend ce qu'on croit qu'elle
donne'. Pour être, cette unité spirituelle
demande une philosophie qui résolve toute une
série de problêmes et d'oppositions;
l'opposition de la Démocratie et de
l'Individualité, De la Science et de la Foi,
De la Science et de la Vie,
DuDroit naturel et du Droit historique, De
l'État et de l'Église,
Du Protestantisme et du Catholicisme, De l'Esprit et
de la Matière,
De la Divinité et de l'Humanité, etc. Et
cette philosophie doit devenir une religion, entrer dans
les moeurs, se transformer en seconde nature, en
activité et en lieu commun, en pain quotidien de
la vie, en habitude de la pensée et de la
volonté.
Et cette religion doit devenir militante. Le temps des
réticences est passé. Les batailles de
notre siècle sont terribles, car elles mettent
à nu les derniers principes. César à
Pharsale faisait frapper au visage, aujourd'hui l'on
frappe au coeur. C'est bien le moment des circonlocutions
agréables, quand le dilemme passionné serre
toute vérité entre ses mordantes tenailles!
Ni les soupirs de componction, ni le vacarme de la
colère, ni le dédain , ni la terreur ne
sont des réponses. Il faut des raisons à
des raisons, audace contre audace , acier contre acier.
L'esprit de conciliation, les bonnes intentions sont
louables, mais le glaive acéré de la
dialectique transperce toutes ces tendresses, comme il
fend tous les nuages oratoires dont s'enveloppent les
raisonnements débiles. La vision vague du vrai
n'est rien, la conviction de sentiment est quelque chose,
mais ici l'énergique contention de l'intelligence,
et la vigueur de ses coups, seules sont utiles. Il faut
être prêt à tout, pousser sa
pensée jusqu'au bout, et pro portionner la
défense à l'attaque.
Deux hommes, différents par tout le reste, et
dont les noms " hurlent d'effroi de se voir accou"
plés, " Vinet et Proudhon, sont cependant
semblables par cette inexorable franchise de la parole
qui ne recule jamais devant la pensée, par cette
intrépidité rectiligne de l'esprit qui ne
déguise aucune conséquence d'un principe,
par ce rayon aigu et perpendiculaire du regard qui
pénètre, comme un dard, les joints et les
moelles des questions, et ne dévie ni ne
s'émousse, jusqu'à ce qu'il en ait atteint
le noeud. Telle est la condition faite à la
discussion dans notre siècle de principes. Pour y
prendre part, il faut manier les mêmes armes,
seulement, s'il se peut, au profit de principes plus
complets. Du reste la franchise est plus utile encore
qu'elle n'est redoutable. Ce sont les esprits
impétueux et logiques qui, en faisant bondir les
consciences. sur leur couche de paresse, les obligent
à s'inquiéter de la vérité.
En épuisant le principe qu'ils posent, ils le
jugent; ils épargnent mille angoisses à la
société, et la servent, même en la
tourmentant. Toute question posée veut être
résolue. Tout principe faux éclate par ses
conséquences et laisse voir, dans ses
débris, une vérité plus profonde
dont il n'était que le masque. Mais quand la
guerre est aussi meurtrière, il faut ceindre ses
reins et concentrer sa vigueur. Il faut creuser plus
profond que la mine, pour la déjouer. On ne
détruit l'erreur qu'en entrant chez elle; on ne
sauve un navire en détresse qu'en se jetant dans
sa tourmente, mais avec une amarre.
Pour être militante, cette religion doit
être profonde; elle ne peut pas s'isoler des grands
mouvements de l'esprit, elle doit connaître les
métamorphosesde la théologie et de la
philosophie surtout en Allemagne et de la
société surtout en France; elle doit se
mettre à la hauteur de son temps, si elle veut le
comprendre.
On dira : Quels sont les moyens d'atteindre à
ce résultat? Le premier, le seul indispensable de
ces moyens, c'est de vouloir. La volonté cherchera
les autres. La question pratique est proprement en dehors
de notre sujet; nous indiquerons cependant un de ces
moyens: La création d'une université
fédérale, ou simple ou double. Si "
l'éducation vaut une histoire, n
l'université, qui centraliserait
l'éducation dans la Suisse romane, serait certaine
ment un des agents les plus puissants de son unité
spirituelle. Qui dit université dit unité:
les termes mêmes l'indiquent. Quant à
l'individualité cantonale, nous avons vu qu'elle
n'était pas compromise.
L'organisation de cette université, son
siège, ses ressources, ses rapports avec les
établissements existants d'instruction publique,
et vingt autres questions contenues dans la
première, ne peuvent pas davantage être ici
abordées.
La question est d'ailleurs posée dans les
esprits, et ce n'est pas là un des moindres
symptômes que la vie nouvelle cherche à se
frayer son chemin. Neuchâtel, le Jura, Fribourg,
Vaud, le Valais et Genève se rapprochent,
apprennent à se mieux connaître, et
s'intéressent davantage les uns aux autres; la
similitude politique conduit à l'alliance
politique, qui prépare l'alliance morale. Notas
voyons plus d'échanges et de relations, sinon
enire les hommes, auxquels manquent souvent les loisirs,
au moins entre les jeunes gens. Des fêtes joyeuses
et littéraires réunissent
fréquemment la jeunesse studieuse des trois pays :
réunions qui rappellent celles où les
étudiants des trois royaumes du Nord viennent, au
chant des airs nationaux et au choc des coupes, resserrer
les liens trop détendus des trois pays
scandinaves, réunions qui, sur, le Léman
comme sur la Baltique, peuvent influencer l'avenir. Il
n'est pas jusqu'au choix du sujet imposé à
ce concours qui ne soit presque un indice de plus. Tout
nous convie donc à cette association spirituelle.
En fait, tout y marche c'est la meilleure preuve qu'elle
est possible. Mais pour hâter cette marche, il ne
sera pas superflu de montrer à la Suisse romane
que tout délai pour elle est une perte, et tout
retard un risque. Cette richesse spirituelle
n'était qu'une possibilité; elle devient
ici, pour ainsi dire, une injonction.
Si la Suisse romane peut avoir une vie plus intense et
plus profonde, elle ne peut s'en dispenser, c'est sa
mission et son devoir. Si elle peut dégager de la
Révolution la Démocratie, c'est une
tâche à laquelle elle ne saurait se
soustraire. Le devoir se mesure au pouvoir. C'est son
devoir envers sa propre dignité, envers ses
voisins, auxquels elle peut servir, envers la commune
patrie, envers la civilisation enfin, qui ne licencie
aucun de ses soldats valides, et qui a un travail
à imposer à chaque peuple, au chétif
comme au puissant.
Son devoir sera sa gloire. D'une vie
intérieure, énergique et rafraichie aux
sources cachées de l'être, sortira cette
harmonie morale, si favorable à la science et
à la littérature, à la
littérature surtout, cet écho
extérieur de l'intérieur de l'âme.
Toutes les qualités présentes seront
conservées, il n'y aura rien de sacrifié,
mais tout prendra une valeur plus haute.
Éducation, poésie, religion, beaux-arts,
sciences, au lieu de courir parallèles et sans
relations, auront un foyer paternel d'oie elles partiront
pour faire leur oeuvre, et où elles reviendront
pour en jouir. L'esprit, plus serein et plus central,
créera des productions plus fortes, et ce qu'il y
a encore de provincial dans notre pensée,
s'effacera dans le commerce avec les grandes choses. Par
là, un résultat qui a la chance
d'être aux yeux des autres de la gloire, sera pour
nous du bonheur.
Cette gloire est même une
nécessité. Ce qui est fort, seul a le droit
d'être, et il n'y a de fort que la vie.
L'énergie de la vie est notre meilleure garantie
contre l'annulation et la destruction. Dans 1a nature,
c'est le principe vital qui défend l'organisme
contre la dissolution; c'est lui qui le soutient dans sa
lutte perpétuelle contre les
éléments, lesquels l'écrasent
dès qu'il cesse, lui, de les dompter et de se les
assimiler. Dans l'histoire, c'est l'esprit qui maintient
les peuples. Pourquoi ? parce que, chez eux, il n'y a pas
de masse qui, par sa résistance d'inertie, puisse
donner l'apparence de la vie à cc qui ne l'a plus.
Leur enveloppe plus mince laisse plus tôt
transparaître le mal qui les dévore et tombe
bientôt en poussière quand la mort les a
envahis. " Les for" mes sont ce qu'en fait l'esprit qui
les anime; c'est l'esprit qu'il s'agit de nourrir, de
cultiver, de restaurer; c'est de là que
dépend la conservation de notre patrie. "
Ces belles paroles qui nous ont servi
d'épigraphe, vraies dans tous les temps, le sont
particulièrement au nôtre. Nous voyons tout
se niveler réputations, autorités,
institutions. Le nivellement a bien un but profond, un
principe secret c'est que rien ne doit subsister sans
justifier sans cesse son existence; plus de momies! Aussi
abaisset-il d'abord sous son pesant rouleau, tout
l'état intellectuel ; la civilisation
minée, comme le cône vide d'un volcan,
s'écroule, mais elle se soulève de nouveau
sur une base plus large. Cette croissance toute
volcanique de la démocratie a sa grandeur ; ses
dangers sont encore plus évidents. Les petits
peuples qui ne légitiment pas leur existence, qui
ne sont là que pour faire nombre et qui n'ont pas
une idée à représenter, un principe
à réaliser, n'ont pas de chance de
conservation ; à quoi servent-ils et pourquoi
rester à part? Nous voyons dans toute l'Europe, en
Scandinavie, en Italie, en Allemagne, en Belgique , dans
les pays Slaves (l'Autriche et la Russie), les races,
attirant leurs parties homogènes, se centraliser.
La France opère la même attraction sur la
Savoie, la Belgique et la Suisse. Il est vrai qu'ailleurs
un instinct opposé et aussi puissant
d'individualité transforme l'union en
fédéralisme; mais la France n'offre pas cet
asile aux nationalités qu'elle absorbe. C'est
pourquoi celles-ci doivent être sur la
défensive.
Cette énergie de vie se manifeste par le
renouvellement. Pour l'esprit, c'est la
métamorphose qui est la vraie conservation, comme
pour le corps lui-même. Ce renouvellement est
également une nécessité. Tout passe
et aujourd'hui tout passe vite. Pour ne pas vieillir, un
peuple doit se tenir toujours au niveau des
problèmes qui surgissent, et quand jamais en
a-t-il surgi de plus grands et de plus nombreux que
maintenant? Se récuser, c'est abdiquer. Il faut
donc se renouveler avec les questions et grandir avec
elles. Celle qui presse, est la question de la
Démocratie, et sous celle-là combien
d'autres : la question politique et la question sociale
qui agitent maintenant le monde, et cette question qui
n'est qu'ajournée, la question religieuse, qui
renaîtra dans la Démocratie triomphante,
maisqui renaîtra transformée; voilà
ce que nous déroule l'avenir. Soyons donc forts et
jeunes pour n'être pas. engloutis et pour
survivre.
Arrivés sur ces hauteurs de notre sujet et
près de lui faire nos adieux, jetons un regard en
arrière pour revoir le chemin parcouru. On
demandera si nous n'avons pas oublié le mouvement
littéraire dans cette course hasardeuse; on
pourrait, en effet, le croire; il n'en n'est rien
néanmoins. Comment donc nous en trouvonsnous si
éloignés en apparence?
Reprenons rapidement notre itinéraire.
Commençant par accepter provisoirement le sujet
tel qu'il se présentait ; admettant, sans
discussion, une Suisse romane, une littérature de
la Suisse romane et un mouvement de cette
littérature, nous avons circonscrit notre
thème et nous nous sommes proposé, à
l'exclusion de plusieurs autres points de vue, de
chercher où tendait ce mouvement ? C'est notre
première partie.
Alors, nous mettant à l'oeuvre, nous avons
passé en revue tous les acteurs de . ce mouvement,
et rassemblé, pour le comprendre, tout ce qui
pouvait servir à le faire connaître C'est
notre seconde partie.
Mais parvenu à ce point, un scrupule nous
saisit et nous arrêta. Un mouvement
littéraire suppose une littérature, une
littérature suppose une vie nationale ; une vie
nationale suppose une âme, une foi, un principe. Si
pourtant ces prémisses que nous avions
accordées, étaient fausses ou plutôt
n'existaient pas? Voyons. Y a-t il une Suisse romane dans
le sens véritable et philosophique du mot?
Première question.- La réponse
négative nous conduisit à une seconde: Une
Suisse romane est-elle possible ? A travers toutes ses
diversités de religion, de génies, nous
avons trouvé la possibilité d'une
unité réelle. Ceci fait, nous avons
étudié la nature de cette unité,
c'est-à-dire ce qui la constituerait; puis ses
effets, c'est-à-dire l'attitude qu'elle nous
donnerait en face des nationalités environnantes
et en Europe; puis les conditions de son
efficacité, c'est-à-dire les
problèmes qu'elle doit résoudre et les
qualités d'esprit qu'elle réclame; puis
nous avons signalé en passant un de ses moyens
pratiques de réalisation, et enfin les
symptômes positifs de son avènement. - La
seconde question vidée, une troisième lui a
succédé? Cette Suisse romane possible
est-elle désirable? doit-elle être? A la
poursuite ardente de cette unité de vie nous avons
reconnu trois motifs: un devoir, une gloire et une
nécessité. Tel est le point culminant
auquel nous avons gravi par degrés et d'où
nous regardons maintenant autour de nous. Il ne nous
reste plus qu'à redescendre.
- Le principe que nous avons dégagé
créera l'unité de la vie nationale (une
Suisse romane) ; l'unité de la vie nationale
inspirera une littérature (la littérature
suisse romane) ; et le fond substantiel de cette
littérature donnera à son mouvement un sens
(mouvement littéraire de la Suisse romane). Nous
voilà, en finissant, revenus au point de
départ. Nous n'avions promis ni des portraits, ni
une histoire littéraires, mais un coup d'oeil de
philosophie littéraire. Il nous semble sinon
d'avoir bien traité le sujet, au moins de n'en
être pas sortis. C'est du mouvement
littéraire dans la Suisse romane que nous nous
sommes constamment occupés. Nous n'avons pas
prétendu résoudre les nombreuses
difficultés que nous avons agitées. Si nous
avions réussi à attirer l'attention sur des
points importants et à donner à de plus
habiles, l'occasion de nous instruire nous-même et
d'éclairer l'opinion publique par quelques
indications intéressantes, notre but serait
complétement atteint.
Pour résumer, selon l'usage, en quelques lignes
les résultats de ce travail, nous poserons les
thé ses suivantes, plus tranchantes que de raison
, mais c'est la nature des thèses
Y a-t-il une Suisse romane? Non.
Une Suisse romane peut-elle être? Oui. Une
Suisse romane doit-elle être ? Oui.
Et qu'est-ce que le mouvement littéraire dans
la Suisse romane? Un corps qui cherche une âme
Genève, le 2s Mars 1849.
30
FIN.