BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS


Avertissement

Je dois dire pour mes lecteurs étrangers, si, par hasard, j'en ai, que ce Mémoire a été composé pour un concours, et pour mes juges, qu'il m'en coûte vivement de leur présenter un travail dont, arrivé au terme, je sens plus que personne tous les défauts. Si d'une part, j'eusse consacré à cette Thèse quelquesuns des jours que m'a pris l'étude des sources, son insuffisance serait sans doute moins grande. D'autre part, si j'eusse pu relire ces feuilles après les avoir écrites, je n'aurais peut-être pas eu le courage de les publier telles qu'elles sont. Qu'on me permette donc, dans le sentiment de ce qu'elles contiennent, et surtout de ce qui leur manque, de les placer sous les auspices de la jeunesse.




A la Jeunesse de la Suisse romane.

A toi dont l'image flottait devant mes yeux tandis que ma main traçait ces lignes, à toi fille et reine insouciante de nos destinées, héritière d'un passé qui s'en va et maîtresse d'un avenir que tu peux faire naître, à toi cette revue rapide de notre horizon présent, et ce coup d'oeil furtif vers l'aube de ce qui n'est pas encore. De ces pages hâtives, et qui ne sont pas de celles qui restent, extrais seulement leur pensée, et en jetant au vent leur enveloppe imparfaite, comme on jette un fruit dont on a exprimé le parfum, pardonne à mon zèle ma faiblesse et à nies intentions ma témérité.




Appartenant par son nom de roman à une race européenne, et par le nom de Suisse à un groupe géographique, à un territoire politique et à une histoire spéciale, la Suisse occidentale ou de langue française est, pour le géographe , ce coin de terre triangulaire qui s'interpose entre la France, la Savoie et la Suisse de langue germanique, établi en équilibre sur la ligne de partage des eaux de l'Europe, et versant équitablement ses fleuves au nord et au midi ; pour le linguiste, c'est -le prolongement des langues d'oï et d'oc qui, toutes deux représentées dans les dialectes du pays, ont, pour frontière, à peu près la même ligne de partage que les eaux'; pour le statisticien, c'est ce demi-million d'hommes peuplant les cantons de Genève, Vaud et Neuchâtel en entier, ceux de Berne pour un cinquième, du Valais pour un tiers, et de Fribourg pour la moitié , et se distribuant, pour la religion, en 300,000 réformés, groupés au centre, et 200,000 catholiques dispersés à la périphérie; pour le commerçant, c'est le pays de l'horlogerie, de la bijouterie, des vins, des banques, etc.; pour le théologien, c'est l'asile du protestantisme français, le berceau et la pépinière des églises d'Ecosse, de France, de Hollande; pour le voyageur, c'est la ruche active, laborieuse, le peuple aux moeurs solides, ait caractère tenace et à l'esprit ferme et mordant; pour l'historien, c'est la patrie de Calvin, de Le Fort, de La Harpe, de Davel, la terre d'essai de toutes les révolutions religieuses et politiques; pour le savant, c'est là qu'enseigna la théologie austère du 16me siècle, là qu'ont brillé et que brillent les sciences physiques et naturelles, les Trembley, les De Saussure, les Bonnet, les De Candolle ; pour l'artiste, c'est la mère de Petitot, de Grimoux, de Léopold Robert, de Lugardon, de Hornung, de Diday, de Calame; pour la littérature, c'est la terre natale de Rousseau, de Mde Staël, de M` de Charrière, de Benjamin Constant, de Sismondi, de Töpffer, de Vinet, etc. ; pour le Vaudois, le Genevois, le Neuchâtelois, c'est tout cela ensemble, et bien autre chose encore, c'est le pays des grands lacs et des horizons aimés, le sol des souvenirs, des espérances, c'est le passé et le présent; en un mot, c'est la patrie, ou si elle ne l'est pas encore, si Genève, Lausanne, Neuchâtel, faute de vie commune, de base identique, lui cachent cette patrie plus large, cette patrie latente est appelée à sortir de l'ombre et à se produire plus visiblement au jour. Le nom de Suisse romane exprime autant un voeu qu'un fait; c'est une anticipation symbolique de l'unité spirituelle que l'avenir pourra réaliser. Nous verrons de quelle nature cette unité peut être et doit être.

Il n'y a pas de littérature sans vie nationale; mais la vie nationale, dans la plénitude de ses énergies diverses, déborde de beaucoup la littérature. La littérature, dans son sens le plus étendu, est la vie nationale en tant que manifestée par la parole écrite. Ainsi définie, elle comprend les produits de toutes les sciences, les oeuvres de toute espèce, qui enrichissent le fonds national des connaissances où des pensées. Dans le sens resteeint, la littérature exclut toutes les oeuvres qui n'ont pas le beau, soit pour accompagnement, soit pour but. Dans l'un et l'autre cas, la littérature se préoccupe, soit des ouvrages, soit des auteurs.

Mais le Mouvement littéraire est plutôt le résultat impersonnel, qu'il n'est l'étude individuelle des oeuvres. Il est le courant des esprits, plus que les esprits mêmes en mouvement. Il trace la ligne suivie, plutôt qu'il ne s'attache à ceux qui la parcourent. On peut demander à un mouvement d'où il vient; c'est l'histoire du passé: par où il passe ; c'est le tableau du présent: et où il va; c'est le coup d'oeil d'avenir. Cette dernière quel tion, la plus intéressante, sera la nôtre.

Ce petit travail ne sera donc, en raison de son point de vue, ni une série de monographies, puisqu'il envisage moins les individus que l'ensemble; ni une histoire littéraire, puisqu'il n'étudie les oeuvres que pour en tirer autre chose qu'ellesmêmes; et d'ailleurs, on ne fait pas (histoire du présent, par respect pour les vivants qui n'ont d'ailleurs pas tout dit, et par respect pour l'histoire qui réclame une impartialité et un détachement complets. Il sera plutôt un coup d'oeil de philosophie littéraire. Son moindre défaut n'est pas la restriction, car il a le droit de se restreindre, mais la rapidité de sa réd action. Indifférente au sujet et au public qui dit avec Alceste
Le temps ne fait rien à l'affaire,

cette circonstance a beaucoup d'importance pour celui qui tient la plume. D'un travail écrit en quatre jours, pour des causes indépendantes de ma volonté, on n'interprétera pas à injustice les erreurs inévitables où les omissions involontaires de noms; et l'imperfection du style rencontrera sans doute quelque indulgence.

L'esquisse du mouvement littéraire, étant un résultat, suppose, comme moyen, l'étude préalable des faits. Même en taisant les faits, nous les sous-entendons. Il est cependant mieux de ne pas tout à fait les sous-entendre. Ainsi, quoique notre point de vue se trouve reléguer l'étude de la littérature romane, soit au sens étendu, soit au sens restreint du mot, parmi les travaux préparatoires antérieurs au sujet, j'indiquerai au moins brièvement le champ parcouru. Dans cet inventaire succinct de nos richesses présentes, je ne noterai, pour plus de simplicité, que les noms d'auteurs, afin de ne pas changer en un catalogue bibliographique, avec lequel il aura déjà assez de ressemblance, un résumé littéraire. Cet inventaire offrira divers avantages. Aux étrangers il déroulera le ......manque une ligne

vêlera les lacunes à combler; à ceux qui désireraient traiter le même sujet dans l'un des points de vue délaissés (monographique et historique), ou dans tel autre, il sera un secours, sinon un guide; pour ce travail-ci enfin, il formera le tableau de ses sources, et prouvera que je n'ai négligé volontairement aucun des éléments à considérer.

La littérature (sens large) comprend la littérature scientifique qui ne cherche que le vrai, et la littérature proprement dite. Celle-ci à son tour renferme la littérature sérieuse, où le vrai est élevé jusqu'au beau, et la littérature pure, qui fait primer le beau sur tout le reste. Cette première observation nous servira à diviser les matériaux, jointe à une seconde: l'ordre que nous suivrons dans chaque branche sera de noter d'abord les recueils généraux, puis les livres , représentés uniquement par le nom de leurs auteurs. Les savants qui n'auront rien publié à part, quelque distingués qu'ils soient à d'autres égards, n'intéressent donc pas notre liste, déjà assez longue sans cela. Reprenons, et faisons l'appel, dans un ordre que nous rendrons ascendant, si possible, mais sans prétention de rigueur ni de complet.

A. LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE. (Cherchant le vrai.

I. L'Érudition philologique nous offre Pour les littératures ORIENTALES: MM. Ad. Pictet, Humbert, Ch. Rieu [Genève]. - PerretGentil [Neuchâtel].

2. Pour les langues CLASSIQUES: Vaucher, Bétant, Adert [Gen.].-- Châtelain de Meuron [Neucb.]. La modestie et le silence de Firmin Abauzit ont fait ici lignée, et ici moins qu'ailleurs le nombre des oeuvres correspond au nombre des savants.

3. Langues MODERNES: Feusier [Jura].

4. TRADUCTIONS des historiens grecs: Bétant, Rilliet-deCandolle et Turrettini.- De l'Allemand:Collections des traductions de la Société neuchâteloise pour la traduction d'ouvrages d'édification.

Pour l'ÉRUDITION HISTORIQUE, les Sociétés d'Histoire et d'Archéologie de Genève, de Lausanne et de Fribourg, dans leurs Recueils volumineux MM. Galiffe, Grenus, Gaudy-Lefort, Ed. Mallet, Huber [Gen.].--Bridel f, dé Gingins, Gaullieur [Vaud]. - Trouillat et Quiquerez [Jura]. - Daguet [Frib.].-Matile [Neucb.], dans leurs recherches, offrent une ample moisson de faits curieux.
II. Sciences exactes.

i . MATHÉMATIQUES PURES: MM. Sturm, Aubert , G. Oltramare [Gen.].-L. A. de Pourtalès [Neuch.]. 2. ASTRONOMIE : Gautier, Wartmann, Plantamour [Gen.] - Durand [Jura].

3. MÉCANIQUE : Colladon [Gen.]. 4. ART MILITAIRE : général Du four.

III. Sciences naturelles.

l . RECUEIL GENERAUX : Mémoires de la Société des Sciences naturelles, à Neuchâtel (depuis 1835). - Bibliothèque universelle de Genève , partie scientifique.-Ouvrages généraux: Mme Marcet f .

2. PHYSIQUE : MM. De la Rive, Élie Wartmann [Gen.].

3. CHIMIE : Sace, père et fils [Neuch.].

4. GÉOLOGIE ET MINÉRALOGIE: Neckcer [Genj. - Godefroy, Charpentier, Thurmann, [Jura]. ---Fr. Osterwald, Ladame, Nicolet, Marcou, deux Montmolin [Neucb.].

5. BOTANIQUE: De Candolle, Vaucher Reuter, Viridet, Ed. Boissier [Gen.].-Godet, Bosset, Les quereux [Neucb.].

6. ZOOLOGIE: Pictet-De la Rive [Gen.].-Agassiz, L. Coulon, Vogt [Neuch.].

7. GÉOGRAPHIE: Rougemont [Neuch.].-Guinand [Laus]. - Chaix [Gen.].

IV. Sciences médicales.

MM. Prévost, Gosse, Coindet, Lombard [Gen.]. V. Sciences juridiques.

MM. Belle (+), Odier [Gen.].

VI. Sciences politiques et sociales.

MM. Sismondi (-j-), Rossi Ani. Cherbuliez [Gen.].

VII.. Théologie.

1. ORGANE GÉNÉRAL: La Réformation au XIX' siècle, 4 ans (1844 - 48).

2. THÉOLOGIE EXEGETIQUE : MM. Cellérier fils, Gaussen, H. Oliramare, Alb. Rilliet [Gen.]. - Rougemont [Neuch.].

3. HISTORIQUE: Merle, Chastel, Couriard

4. DOGMATIQUE : Chenevière, Schérer [Gen.]. - Chapuis [Laus.].

5. PRATIQUE : Cellérier fils [Gen. ]. - Vinet [Laus.].-POLÉMIQUE: Rougemont, Godet.-Le Protestant (1831-39).-Feuille protestante (1843-47).

6. QUESTIONS ECCLÉSIASTIQUES : Vinet ; ses adversaires: Bautz, Rougemont; et ses auxiliaires: Burnier, Merle.

7. ÉDIFICATION : Productions nombreuses.

La littérature d'édification fait une transition facile de la littérature scientifique à la littérature sérieuse, si elle n'appartient pas plutôt à celle-ci.

 

 

B. LITTÉRATURE SÉRIEUSE. (Amenant le vrai au beau.)

I. Organes généraux.

LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE de Genève, 53 ans d'existence, date de 1796, d'abord nommée Bibliothèque britannique, commence une quatrième série.

Sa trempe solide l'a fait survivre à bien des orages. Son tenace bon sens et la prudente circonspection de ses vues, ont, avec ses qualités avérées de sincérité, d'érudition , d'impartialité, et malgré le fond souvent trop négatif de sa sagesse, contribué justement à faire d'elle une des illustrations les mieux établies du nom genevois.

2. LA REVUE SUISSE, depuis 1838, d'abord à Lausanne, maintenant à Neuchâtel. Plus nationale et plus littéraire que la précédente.

3. LE SEMEUR, depuis 1831 , feuille de Paris, mais dont presque tous les articles s'écrivent en Suisse. Rédacteurs suisses: MM. Lèbre (+), Vinet (+), Ed. et Ch. Secrétan, Frossard, de Félice [Laus.]. -Alb. Rilliel, Roget, Sayous [Gen.].

II. Histoire.

1. -ÉTRANGÈRE: MM. Sismondi, Lullin-de Chateauvieux (T), Roget [Gen.].

2. HISTOIRE SUISSE GÉNÉRALE: Monnard, Vulliemin [Vaud].

3. HISTOIRE SUISSE LOCALE: J. Fa.zy, Pictet de Sergy [Gen.]. - Olivier, Vidliemin [Laus.]. - Chambrier, Huguenin, Tribolet, Montmolin [Neuch.].-Boccard [Valais].

4. ÉTUDES BIOGRAPHIQUES: Ch. Eynard, MIIe Chavannes [Laus.].- -De la Rive [Gen.].

5. VOYAGES: Lullin-de Chdteauvieux, Moré, Blondel, Mme de Gasparin, Ch.. Didier [Gen.].-Duis de Montperreux [Neuch.].

6. MÉM0IRES : Dumont

III. Philosophie.

1. La PHILOSOPHIE PURE, infiniment peu travaillée, et seulement par des Vaudois: Lèbre encore critique; Pichard et surtout Ch. Secrétan plus positifs.

2. Plusieurs des branches de la PHILOSOPHIE PRATIQUE ont trouvé quelque culture

a) L'éducation surtout, grâce aux méditations de MM. Naville etA. L. Pons, deMmes Necker-de Saussure f , et De la Rive [Gen.]. - Du père Girard [Frib.]. - De MM. Gendroz [Laus.]. - Andrié, Caumont, Alph. Guillebert, A. F. Pétavel [Neuch.].

b) M. Duby a traité assez ingénieusement une partie de la psychologie.

c) M. Ad. Pictet a professé avec éclat l'esthétique, et M. A. Constantin a éclairé de ses observations pénétrantes la théorie de la peinture.

d) Morale: Mme de Gasparin.

e) La philosophie du langage peut mentionner quelques belles pages de Vinet, et plusieurs ouvrages d'Ad. Pictet.

IV. Éloquence.

1. L'éloquence de la tribune ou du barreau, s'il y en a, est engloutie dans les procès-verbaux des Conseils ou des Tribunaux.

2. La Chaire tonnait d'éloquents sermonnaires MM. Cellérier, Chenevière, Bouvier (+), Munier, Basset (+), Martin [Gen.]. -- Vinet, Manuel (+) [Laus.]. - Petitpierre, Guillebert, Delachaux [Neuch.].

V. Critique et histoire littéraires. Traitées avec des mérites divers par MM. Martine, Peschier, Joël Cherbuliez, Sayous, Monnard, et portée à un haut degré de perfection par Vinet. VI. Enfin le Roman qui oscille entre la littérature sérieuse et la littérature pure

1. Le ROMAN HISTORIQUE a eu des représentants en MM. Ch. Didier, J. Fazy et Rilliet-Constant, [Gen.]. - De Bores [Valais].

2. M. G. Mallet, Mme Tourte-Cherbuliez ont plutôt écrit le roman de mœurs.

3. Mmes Gasparin et Long ont étendu le genre du roman religieux.

4. ROMAN PHILOSOPHIQUE : M. A. Pictet.

5. . ROMAN HISTORICO -PHILOSOPHIQUE : M. Bungener. C.

 

LITTÉRATURE PURE.

(Cherchant surtout le Beau.) I. Organes généraux.

[Gen.] 1. LE FANTASQUE, journal littéraire, en prose et en vers, écrit de verve, et qui dans les 121 numéros, parus dans la durée de cinq ans (1832-36), a déployé, entre les mains prodigues de M. Pettit-Senn, aidé de quelques collaborateurs, des ressources surprenantes d'esprit, de malice et de grâce. De ces collaborateurs, la plupart s'étant fait connaître autrement, soit avant leurs articles au Fantasque, soit après, nous ne mentionnerons que MM. Muston, Goubert et Dufour de Bourg, qui ne reviendront pas.

2. L'année 1833 voit surgir et flotter parallèment au Fantasque, ou plutôt dans son sillage, deux autres journaux littéraires : LE PORTEFEUILLE DES JEUNES GENS (12 où d'autres jeunes talents (MM. Auriol, Blanvalet, Ch. Chenevière, Carteret, Viridet, et une foule d'autres trop bien dissimulés sous leurs initiales) viennent s'essayer à ouvrir leurs voiles.

3. Les Sociétés de Belles-Lettres de Lausanne et de Genève, conservent également dans leurs recueils autographiés bien des fleurs qui mériteraient de sortir de l'herbier.

4. L'ALBUM LITTÉRAIRE DE LA SUISSE ROMANDE, qui cesse malheureusement, après six années de durée et de succès (1843-48), de faire paraître ces cahiers mensuels, ou l'art (dans les dessins), aussi bien que la littérature genevoise de cette période, ont déposé des documents de leur activité.

[taus.] 1. La REVUE SUISSE déjà mentionnée, restée, après la retraite des journaux précédents, presque la seule arène ouverte aux jeunes littérateurs.

2. Les quatre ou cinq charmantes FEUILLES DU JOUR DE L'AN.

[Frib.] L'ÉMULATION, qui a révélé et sans doute réveillé une vie littéraire où nous n'en attendions guère, et a contribué à rapprocher Fribourg des autres parties de la Suisse romane. Je ne sais si l'Émulation, commencée en 1841, paraît encore. Elle contient également des poésies.II. Prose de style.

Dans cette catégorie assez douteuse, nous rangerons les productions où la main-d'oeuvre a plus d'importance que la matière, et la grâce de l'exécution que le fond des pensées : - Les nouvelles de Töpffer f, et les Boutades de M. Petit-Senn. III. Poésie.

1. RECUEIL :Les Poésies Genevoises (3 vol., 1826), offrant dans le pèle-mêle pittoresque d'une halte de caravane, toutes les productions joyeuses, malignes, bachiques, guerrières ou mélancoliques de l'inspiration genevoise, pendant cette course agitée de dix ans, depuis notre Restauration à la fin du premier quart de ce siècle. - Le jovial D (M. Cougnard), le gai et fécond E (M. Chaponière), le fin, discret et musqué Y (M. Gaudy-LeFort), M. Petit-Senn, aussi malicieux que sensible, M. Albert Richard, d'une ardeur passionnée dans l'élégie amoureuse, et d'une ardeur sombre et mâle dans ces ballades athlétiques, qui font dire comme des anciens Suisses

Leur mine est rude : ils font peur et plaisir à voir. (Olivier, la Bataille de Grandson).

-- tels sont les principaux poètes mis à contribution par le recueil. D'autres fournissent aussi leur contingent . MM..Auquier, Tavan, Verre, sans compter les nombreux anonymes.

2. Le genre ÉPIQUE, inscrit sur ses tables : MM. Petit-Senn (épopée comique), Richard (pour le bandit guerrier) [Gen.].-et Pétavel (pour la tentative du poème religieux) [Neuch.].

3. Dans la POÉSIE DIDACTIQUE, depuis le lugubre poème de Salchli (Des causes finales et de la direction du mal! 1784), saufla Typographie (Pelletier) et le Loto, nous ne voyons guère célébrer que des sujets de circonstance. La mise à flot du Bateau à vapeur l'Union, le passage de Marie-Louise à Genève, l'érection de la statue de JA. Rousseau, ont été chantés par plusieurs personnes, qu'il est peu utile de nommer.

Dans l'APOLOGUE, MM. Gaudy et Porchat; dans le CONTE, MM. Gaudy et Petit-Senn; dans l'ÉPIGRAMME, M. Petit-Senn, ont mérité les suffrages.

4. La POÉSIE LYRIQUE, comme il est naturel, a été 1a plus féconde.

Elle a chanté même en patois : Recueil de morceaux choisis en prose et en vers en patois, 10 livraisons, Lausanne, "1842; -en patois vaudois, MM. Delarue et Bourgeois; en patois gruyérin, MM. Pithon et Bornet; en patois jurassien, M. Feusier.

Quant aux lyriques de langue française, si flous pouvions les étudier individuellement, nous aurions à apprécier

a) à Genève: outre les sept déjà connus par le Recueil des poésies genevoises, MM. Ch. Didier, Galloix (+), Blanvalet, Mülhauser, Delâire, J. Vuy, Corsai. Les recueils de Chants zofingiens ne devraient pas être négligés, et nous arriverions ainsi jusqu'aux productions nouvelles et pleines de sève d'une jeune génération , que guident quelques étudiants distingués : MM. De Saussure, Sordel, Tournier et Monnier.

b) à Lausanne : MM. Fréd. Monneron (+), Henri Durand (+), Vinet (+), Olivier, Fréd. Chavannes, Oyex, et Mme Olivier, éclipsés en nombre par les précédents, rivalisent pour le mérite, et disputent sur certains points la supériorité.

c) à Neuchâtel : MM. de Sandoz-Travers, Calame, de Bellefontaine, d'Ivernois, Kramer, Wolfrath, Gerster, et l'improvisateur Pradel, tiennent à honneur de prouver, à l'occasion, que la main neuchâteloise sait aussi toucher la lyre.

d) Fribourg nous présente les poésies de M. Glasson.

e) Porentruy, celles de M. Kohler.

5. La POÉSIE DRAMATIQUE ne peut citer que les intéressantes tentatives de NI. Porchat, sait dans le

drame, soit dans le vaudeville; à moins que M. Marc Fournier ne se laisse rattacher à la littérature de la Suisse romane.

La comédie, l'opéra se taisent.

6. Nous aurions aussi quelques TRADUCTIONS EN vERs à examiner : MM. Miéville et Mülhauser.

Pour achever cette revue, faite au pas de charge, il nous reste un point à toucher

 

D. LITTÉRATURE POLÉMIQUE.

Sous ce dernier titre, nous rangerions le Journalisme et le Pamphlet. Nous pourrions étudier le Journalisme, ce Protée moderne, qui, ainsi que le génie vaporeux sorti de la cassette, dans les Mille et une Nuits, change incessamment de dimensions, de forme, de couleur, d'organes, et n'a d'identité personnelle que dans son but; tout le reste, variant à l'infini : agents, symboles, mots d'ordre, questions. Nous pourrions le suivre à Genève, et voir par exemple le JOURNAL DE GENÈVE depuis 1826, changeant vingt fois de lame et de manche, comme le couteau proverbial, et passant à travers mille aventures (Rabent sua fata libelli), avant d'arriver à sa forme actuelle. Nous pourrions

compter et décrire toutes les coques successive ment revêtues et dépouillées, par exemple la SENTINELLE (1830), le NATIONAL (1833), l'EUROPE CENTRALE (1834-36), le FÉDÉRAL (1832-46), le REPRÉSENTANT (1842), le COURRIER DE GENÈVE (1842-43), avant de se résoudre dans la triplicité qui subsiste maintenant : Le JOURNAL DE GENÈVE, la REVUE, et l'OBSERVATEUR.

A Neuchâtel, nous verrions, depuis 1831, les nuances se séparer ou se réunir trois fois, avant la constitution de l'antagonisme actuel.

En 1831, 4 journaux échelonnés à peu près selon la théorie des Quatre partis de Rohmer.

En 1832, leur groupement en deux.

En 1848, même division, mais sur un terrain nouveau.

A Lausanne, la série des aventures parcourues par le journalisme depuis la GAZETTE DE LAUSANNE (1810) jusqu'aux journaux actuels, le COURRIER et le NOUVELLISTE est analogue.

Tout ce chapitre serait une addition aux Métamorphoses d'Ovide. L'histoire du Pamphlet et de la Brochure politiques aurait aussi quelque intérêt; mais nous laissons toute cette quatrième partie de côté, d'abord parce que c'est de l'histoire, et surtout parce que c'est de la politique. L'essence de la vie politique et du journalisme par conséquent

est dans l'antagonisme; un journal est exclusif pour être fort; il représente nécessairement un parti, ce qui revient à dire qu'il ne représente pas tout le monde , et n'intéresse qu'une partie de la nation. Or la littérature appartient à tout le monde; son essence est d'être en dehors de la politique; elle ne tonnait pas les partis, et s'appuie sur ce qui les renferme tous, sur la vie nationale. La littérature, qu'elle soit scientifique, sérieuse ou purement littéraire, n'est le patrimoine de personne et constitue le bien de tous. Notre point de vue, repoussant donc de lui-même cette quatrième branche de notre activité de plume, quoiqu'elle ne soit pas la moins productive, nous commande de l'abandonner à l'historien.

Il nous a imposé de bien plus grands sacrifices, et ce n'est pas sans regrets, sans nous faire une espèce de violence, que nous avons pu, après des lectures assez considérables, traverser les trois pays dont nous avons esquissé les ressources, le pays sévère de la science, le parc plus boisé, plus mêlé d'ombrages et de pelouses de la littérature sérieuse, surtout le jardin fleuri et embaumé de la poésie, sans nous y attarder, sans y promener avec le lecteur nos loisirs et nos rêveries, et sans y cueillir quelque fruit savoureux. A peine sorti de ce jardin des Hespérides, dont le parfum, chargé de séductions, nous arrive encore par-dessus les murailles, nous sentons plus vivement tout ce que nous laissons en arrière. Mais nous y reviendrons peut-être un jour; aujourd'hui il faut marcher.

Deux mots encore. " Ces sortes de résumés, " dit Nisard, a sont toujours moins appréciés pour ce " qu'ils contiennent, que critiqués, pour ce qu'ils " omettent. " Je n'entends point me faire de cette remarque un bouclier. Au contraire, je regrette de n'avoir pas eu plus de sources et de notices à ma disposition, en particulier sur le canton de Vaud, auquel mon tableau fait tort, je le crains. Mais je laisse le lecteur attentif suppléer mes lacunes, et discuter lui-même, par des comparaisons faciles, cette ébauche statistique de notre Suisse romane intellectuelle au temps présent. Du présent, tournons-nous vers l'avenir. Nous avons esquissé l'état. réel; essayons d'entrevoir l'état possible.

III.

Les formes sont ce qu'en fait l'esprit qui les anime. Il nous convient d'insister sur l'esprit; c'est l'esprit qu'il s'agit de nourrir, de restaurer. C'est de là que dépend la conservation de notre patrie.

(JEAN DE MÜLLER.)

Au fond, dans tout ce qui précède, nous avons préjugé une question, et laissé subsister sans réponse un doute qui compromet tout notre examen. Cette question, c'est celle-ci : Existe-t-il vraiment une Suisse romane? N'est-ce peut-être pas là une désignation purement géographique, comme le nom d'Allemagne, selon une décision fameuse du prince de Metternich? ou, littérairement, ne serait-ce pas un terme commode pour grouper un ensemble de noms et de pays, qui n'ont d'autre chose en commun que le voisinage et l'exiguité de renommée et de territoire, en sorte qu'on les réunit pour faire masse, soit à l'oeil, soit à la pensée? Un artifice ingénieux de nomenclature nous a-t-il fait supposer une nationalité absente? L'illusion serait forte, et sans doute que bien des esprits se seront arrêtés court devant cette difficulté.

" Permettez," medira-t-on, "n'allonspassi vite " en besogne. Nous avons aussi considéré les " faits, et, tout bien pesé, ils nous semblent " très-peu favorables à votre patriotique hypo" thèse. Que voyons-nous? Quatre ou cinq petits " peuples qui suivent chacun leur voie, sans trop " se préoccuper de leurs voisins. A Genève, ne " connaît-on pas mieux les moindres variations " du thermomètre d'Édimbourg, de Marseille " ou de Paris, que les plus grandes affaires de " Sion:' N'y a-t-il pas à parier qu'un Neuchâtelois u est mieux informé sur la langue des Guanches " que sur le dialecte Quetso du canton de Fri" bourg? Et non-seulement on s'ignore, mais on " se raille : le Neuchâtelois tourne en ridicule le " Vaudois, le Vaudois le rend libéralement à la

" ronde, et ainsi, de suite, de proche en pro" che, chacun pique et est piqué.

" La moquerie serait peu de chose, mais nous " apercevons davantage, hélas! l'antipathie, près" que l'aversion; ce dont, par charité, nous ne " donnons pas d'exemple. En comparant enfin, " nous n'apercevons que des différences, toujours " plus saillantes à mesure qu'on approche: diffé" rentes de goûts, d'aptitudes, de caractère, d'é" ducation, et surtout d'histoire et de religion. A " vrai dire: nous découvrons toujours moins une " Suisse romane et toujours mieux des cantons. "

" Et d'autre part, pour une littérature natio" nale, il faut mille choses que vous n'avez pas " Une grande ville, un public étendu. " -J'y reconnais bien un avantage, mais non une indispensable nécessité; les républiques grecques et italiennes s'en sont passé. - " Il faut du luxe, des " loisirs, de l'argent. "--Nous n'en manquons pas plus que Weymar. - " Nous vous accordons, " poursuit-on, " la nature visible la plus capable

" d'inspirer le génie des arts; même, si vous le voua lez, dessouvenirs historiques en commun; mais, a pour une littérature nationale, il faut tout d'a" bord une nationalité, et une nationalité ne se " fonde que sur une base spirituelle identique, sur " une parenté profonde, sur une consanguinité a de souvenirs, d'émotions, d'espérances, de ten" dances et d'éducation. Où est cette atmosphère " générale dans laquelle vient s'épanouir une lit" térature? Où est le sol commun dans lequel a toutes ces plantes diverses viennent entrelacer " leurs racines? Dissemblance au départ, dissem" blance au point d'arrivée. Voilà où vous en êtes. " Où trouvez-vous donc cette Suisse romane, dont a vous parlez si couramment? Y en a-t-il même " une? n

Hélas! non; votre cause est gagnée. Soyez contents. Pas trop tôt ni trop haut cependant; car si une Suisse romane n'existe pas, elle pourrait être.

Cette réponse aussi nous l'avons préjugée, quand nous avons parlé d'une patrie latente. Pour les étrangers déjà, il y a une école de géologie, une école de peinture de la Suisse française. Vue en gros et de loin, celle-ci a donc un caractère d'ensemble. Étudions cette diversité qui a tant frappé notre interlocuteur; mieux observée et plus profondément comprise, peut-être nous mettra-t-elle sur la trace de l'unité qui nous échappait.

La première diversité est celle des communions : Deux cantons sont protestants (Vaud et Neuchâtel) ; un mixte (Genève) ; le reste, sauf quelques parties réformées du Jura français, est catholique. Cependant la partie catholique de la Suisse romane, quoique importante par le chiffre des populations (les 2/5 du tout), étant restée jusqu'ici très-secondaire, et la partie protestante ayant surtout porté les fatigues de l'histoire, vécu d'une vie plus riche, produit plus d'hommes illustres, créé le renom et frayé les destinées de la Suisse romane, la partie protestante étant d'ailleurs la plus nombreuse des deux confessions, attirera donc surtout nos regards, sans nous faire oublier l'autre. Ce partage n'est pas une affaire de choix, mais simplement de justice.

Les populations protestantes se séparent à leur tour entre elles par leur différence de génie. Essayons de caractériser l'esprit genevois, l'esprit vaudois et l'esprit neuchâtelois : sujet singulièrement délicat et difficile, mais que nous ne pouvons éviter. Au risque de déplaire, je chercherai à être vrai; je chercherai, je ne promets pas davantage, n'étant heureusement comptable que de mon impartialité, non de la réussite. Qu'on n'oublie pas que cette critique n'est pas là pour ellemême. Nous ne voulons ni blâmer ni louer, ce serait un rôle puérilement présomptueux; mais comprendre, comprendre les défauts comme les qualités, afin de dégager de ce qui est, ce qui pourrait être, et de la diversité de ces génies particuliers, l'élément par où ils concourent à une unité plus générale.

La psychologie des nationalités est analogue à la psychologie des individus, mais bien supérieure en difficultés. En revanche, elle est d'un attrait infini, car elle donne la vie à l'histoire, et d'une haute importance, car elle donne à l'histoire un sens. C'est de ce point de vue qu'on peut, avec Lessing, considérer l'histoire comme une éducation divine, celle de ces nobles et rudes élèves, qu'on appelle les peuples. Tout est ressource à cette psychologie, aussi bien ce qui se voit, la physionomie, la stature, le teint, les formes, les mouvements, que ce qui s'entend, le timbre de la voix. Le tempérament, les goûts, les costumes, les moeurs, les habitudes; les faits involontaires encore plus que les faits de réflexion; le système grammatical, les tics de langage, le caractère du patois local, la mythologie du village, les fêtes, les bons mots, les plaisirs du peuple, traduisant sa secrète pensée, servent à la découvrir.

En réalité, rien n'est moins caché que la nature d'un peuple, car elle ne peut pas faire autrement que de se produire incessamment et de toutes les manières; il ne s'agit que de voir. Mais que voir est chose peu simple, et qu'il est rare de voir!

Qu'est-ce que le génie genevois? Relisons les trois volumes de Senebier, ce cimetière littéraire où dorment, couchées sous de longues épitaphes que chargent leurs listes de services et leurs titres à la gloire, toutes les illustrations de Genève pendant trois siècles; rassemblons nos souvenirs divers et concluons. - L'esprit genevois a d'éminentes qualités; il a marqué dans la théologie, dans la jurisprudence, dans l'histoire, dans la philologie, dans les mathématiques, dans toutes les sciences physiques et naturelles; il a la pénétration, la précision, la fermeté, l'étendue, la constance, la rigueur, la solidité. Toutefois, il lui manque deux qualités essentielles : il ne monte pas assez haut, et ne descend pas assez bas; il est étendu et solide; toutefois il n'est point assez étendu, car il est incomplet, et point assez solide, car il n'est pas profond. En deux mots, il manque à la fois de poésie et de philosophie. Ceci peut surprendre; je m'explique.

Il y a des poètes à Genève, mais la poésie y paraît perpétuellement exotique. Les poètes s'y sentnet et y restent toujours des singularités, et ne deviennent pas populaires, les chansonniers exceptés, exception qui confirme la règle, car, dans la chanson, l'esprit, la gaité et l'occasion sont l'important et la poésie l'accessoire.

Pourquoi cette impopularité de la poésie? C'est que l'imagination n'est pas la qualité nationale. Le Genevois, il est vrai, n'est froid qu'en apparence , mais sous ce phlegme, c'est la sensibilité qui se cache plutôt que l'imagination. Il a quelque chose de dorien.

Passe encore pour la grâce et la poésie, l'esprit genevois en fera peut-être bon marché ; mais il croit être au moins vraiment scientifique. On a regret à le dire, mais là aussi il se trompe, ou du moins il prend la partie pour le tout, d'excellentes qualités scientifiques, pour le génie scientifique. L'école précieuse des sciences exactes et des sciences d'observation, l'ont habitué à chercher les lois, les rapports; mais il ne gravit pas jusqu'aux principes. Il en a la terreur, et raille la métaphysique, parce qu'il la comprend peu et la redoute. Plus spéculateur que spéculatif, plus habile organisateur qu'inventeur scientifique, il sort d'ordinaire d'un sujet quand la philosophie y entre. Satisfait du comment, il pousse rarement jusqu'au pourquoi, et s'arrange aisément de l'inconciliable, de la contradiction. Peut-être le calvinisme, en glorifiant trop l'incompréhensible, et en habituant l'intelligence à se voir repoussée du Paradis de la vérité par le glaive menaçant de la foi, est-il l'origine de cette résignation indolente de la pensée. Le fond de cette tendance est de croire la vérité inaccessible, et les relations des choses seules abordables 'pour nous : dualisme commode, mais funeste, et presque aussi nuisible à la religion, que favorable à la paresse.

L'esprit genevois isole les qualités; il est logique, mais non dialectique; il ignore la métamorphose des vérités, leur balancement, leur mélange. Et de la logique, il n'accepte pas même tout, car il n'ose aller jusqu'au bout de ses assertions; il craint, et avec raison, la rigueur des conséquences. Il est donc logique sans l'être bien; de là sa nature négative, sa crainte de se compromettre, son juste-milieu intellectuel, sa conviction composée souvent de réticences, de demivérités, agglomérées.comme elles le peuvent.

L'esprit genevois n'est donc ni au centre, ni à la surface; il n'a ni la profondeur des principes (en théologie, en morale, en philosophie, etc.), ni l'élégance de la forme. Il nage confusément entre deux eaux. Il reste dans le partiel, dans l'extérieur, dans l'observation, au plus dans la loi et les rapports; il n'arrive guère à la substance, à la vie. Une cause unique fait ses deux faiblesses. La poésie et la philosophie ont la même source : l'identification, l'assimilation, la consubstantialité de l'esprit et des choses. L'esprit qui conserve sèchement son quant-à-soi, qui se sent constamment détaché et séparé des êtres, qui n'a pas de sympathie, ne peut ni reproduire la vie (ce qui est la poésie), ni l'expliquer (ce qui est la philosophie). Sans inspiration , c'est-à-dire abandon, l'homme reste dans le fini, le changeant, le faux; il n'entre pas dans l'infini, il ignore la profondeur de l'homme, c'est-à-dire tout, Dieu et l'univers. La religion, l'art, la philosophie l'environnent de mystères inpénétrables

Il aura le mystère, et n'aura plus l'amour. Laprade (Psyché. Pourquoi insister sur les côtés faibles de l'esprit genevois? S'il n'y avait pas de remède, la critique serait inutile et cruelle. On ne blâme pas un homme dévié de taille, mais bien celui qui peut se redresser. L'esprit genevois n'est pas usé, Dieu merci, mais il a usé certaines formes de sa pensée; il a laissé engourdir plusieurs de ses puissances intérieures, et il a perdu peu à peu son centre. Il doit chercher un centre de vie nouveau.
Pour se conserver, il doit se renouveler; et pour se renouveler, s'approfondir. A une certaine profondeur, il verra se concilier ces oppositions, qu'il supporte, faute de pouvoir les résoudre; les lettres cesseront chez lui de railler les sciences, et les sciences de dédaigner les lettres, quand les unes auront reconnu qu'il y a une poésie des sciences, et les autres une science de la poésie, et quand toutes s'appuieront, justifiées, sur un même fond de vie.

Le génie vaudois est moins sévère, moins exact, moins positif et moins universel que le genevois; il a moins de suite et de force d'achèvement, moins d'énergie et de virilité que lui, mais il le complété. Les côtés forts du Vaudois sont justement les côtés faibles de son voisin. Son caractère indolent ne féconde pas toujours les dons Heureux de son esprit, et l'or de ses facultés se dégage rarement de toute leur gangue assez terreuse. Mais en dépit de ses défauts et de l'immense disproportion entre la somme de ses produits intellectuels et celle dont s'honore Genève, l'esprit vaudois est en réalité plus poétique et même plus philosophique que l'esprit genevois. Seulement il est efféminé, un peu jeune, insouciant, et réclame l'aiguillon. La poésie tient une plus grande place dans la vie du Vaudois, et sa vie elle-même est plus poétique, 3

mais d'une poésie vague, douce, rêveuse, qui n'est pas celle de Genève. Si Genève a quelque chose de dorien, Vaud rappellerait davantage les mollesses de l'Ionie, avec le talent artistique de moins, car le Vaudois sent plus qu'il n'exprime, songe plus qu'il ne pense, et pense plus qu'il n'écrit. Il fait habituellement plus espérer qu'il ne donne, et traîne trop souvent avec soi quelque larve incommodequi lui enlève la liberté des ailes.

Quand je l'appelle plus philosophique, j'entends qu'il est plus près du vrai centre de la philosophie, qu'il a plus de vie intérieure, une psychologie plus profonde, plus d'attraction pour les questions d'origine, de principe; plus d'aptitude pour l'ensemble et l'unité,o plus d'instinct et de talent spéculatifs. Il me semble, en un mot, avoir plutôt les qualités primaires de la philosophie, quoique souvent à l'état informe, et Genève s'être trop acclimatée dans les qualités secondaires.

Le naturel genevois est décidément plus français, et le naturel vaudois plus allemand. Le premier précis, clair, distributeur, est plus fécondant, formel, masculin. Le second indécis, trouble, embrouillé, est plus fécond, substantiel, féminin. Le chiffre donne à tout ce que fait l'un, une mathématique fermeté, un contour accusé; l'autre, poursuivi de. plus de pressentiments, moins vif de coup d'oeil et de main, en reste trop à l'ébauche maladroite. L'esprit genevois trouve ce qu'il cherche, mais il ne cherche pas assez profond; l'esprit vaudois cherche plus avant mais il ne trouve pas tout ce qu'il cherche. Ces deux génies se compensent donc; chacun d'eux peut apprendre de l'autre, et gagner à une combinaison:

Neuchâtel tend la main, par-dessus Lausanne, à Genève qui lui plaît davantage et avec laquelle elle a une assez grande parenté. Même aptitude aux arts de précision et à ceux de dessin, même inclination à la théologie et aux sciences naturelles; esprit analogue, clair et caustique; goût pareillement audacieux d'entreprises et de voyages; indéfinie subdivision des classes sociales: défauts et qualités, tout a quelque similitude. Neuchâtel rappelle Genève, mais comme une soeur cadette rappelle une soeur aînée, avec moins d'énergie, d'initiative, de concentration et d'expérience. Une histoire plus difficile, et des destinées plus orageuses ont donné à l'aînée une trempe de caractère que n'a pas sa soeur. Néanmoins ici la parenté, comme plus haut l'opposition, servant à établir un rapport, les trois cantons principaux de la Suisse romane, dans leur différence, font déjà pressentir une unité. Que serait cette unité? Elle serait acquise et non pas donnée, car elle est en avant du présent et non eu arrière. Mais en serait-elle moins solide? Oui, si elle était factice. Non, si elle n'était que la réalisation de ce qui demande à être, la satisfaction d'un besoin obscur, l'accomplissement d'un désir encore indistinct. Cette unité serait d'éducation , si l'on veut, plutôt que faite par l'histoire ; mais si l'histoire n'est qu'une éducation, l'éducation vaut une histoire. Parce que l'intelligence aidera l'instinct, l'action en sera-t-elle moins vraie? parce que nous ne serons pas seulement poussés vers cette unité, mais que nous y pousserons, en sera-telle moins légitime, moins naturelle? l'affirmer, serait condamner les nationalités à n'être jamais qu'aveugles, et à ne pouvoir participer à la direction de leurs destinées.

Les destinées spirituelles de la Suisse romane ont traversé, depuis trois siècles, deux grandes périodes ; nous sommes au seuil d'une troisième. Ces trois points ont une suprême importance.

Les deux premières périodes sont : le Calvinisme et la Révolution. Nous nommerons bientôt la troisième.

Genève a l'avantage de présenter le plus clairement la série et la génération de ces époques, et de compter au nombre des siens, les deux noms qui les résument. Toutefois, pour être plus nettes chez elle, ces métamorphoses n'en sont point locales; Genève représente ces mouvements, les devance et les concentre, mais ne les enferme point. Ces périodes sont même devenues européennes; et considérées à part, dans la Suisse romane, elles l'embrassent toujours plus complétement. La Suisse romane n'est pas comprise tout entière dans le cercle calviniste, mais bien dans le cercle révolutionnaire, et plus tard aussi, dans le troisième cercle que nous aurons à parcourir.

Le Calvinisme, qu'on s'est trop habitué à identifier avec l'esprit genevois lui-même, n'en est qu'une forme particulière, qu'une période, mais la plus illustre, la plus riche et la plus austère. Le Calvinisme est, je ne dirai pas, un épisode dans la vie de Genève, mais son époque climatérique, sa plus profonde initiation, la vigoureuse école qui a imprimé le plus fortement ses traits au caractère et au nom genevois, qui lui a inoculé ses dispositions les plus précieuses, et qui lui a ouvert les horizons européens. Genève se mutilerait, s'abdiquerait elle-même, et imprimerait de sa propre main sur son front le sceau flétrissant de l'ingratitude, si elle pouvait jamais oublier ce qu'elle doit au Calvinisme. Ce serait d'ailleurs aussi absurde qu'odieux, et quand Genève aurait le torde renier le bienfait, elle ne pourrait pas y renoncer; c'est-à-dire qu'elle ferait à la fois une injustice et une sottise.

Le Calvinisme a été, pendant deux siècles, l'âme de la Suisse romane; il a fait sa gloire, la substance de toute son activité, le centre de sa législation, de sa littérature, de sa diplomatie, de sa morale, de sa religion; le noeud de ses relations avec tous les coins de l'Europe: en un mot, à l'intérieur et à l'extérieur, il a été le foyer vivifiant et rayonnant de lumière et de chaleur, le principe vital imposant sa forme et son sens à tout. On comprend donc la reconnaissance, l'attachement qu'il inspire; on comprend la terreur douloureuse et la désolation gémissante quand ce principe s'en va; car il s'en va.

Il ne meurt pas: il a trop de vérité pour périr tout entier, mais il cesse de régner; il n'est plus à la première place, il n'est plus la préoccupation réelle, et, souverain déchu, ne fait plus que conseiller et soupirer, là où il avait donné des ordres. C'est qu'après tout, le Calvinisme ne suffit plus à l'esprit genevois; le Calvinisme est débordé. On voit trop maintenant que le Calvinisma est plus petit que le Protestantisme, et le Protestantisme plus étroit que le Christianisme. On se détache de Calvin qui isole et fixe une partie de saint Paul, lequel, à son tour, ne représente pas toute la religion du Christ.

Il y a plus encore. Ce n'est pas seulement le Calvinisme qui est débordé, mais tout l'intérêt

religieux. La vie politique a surgi à son tour, et devient l'idée dominante de l'époque; nous voilà dans la seconde période, dans la Révolution; con tenue en principe dans la Réformation, elle arrive à son tour sur la scène, parait, grandit, lutte et triomphe. Aux langes, il y a moins de cent ans, dans le Contrat Social de Rousseau (1756), aujourd'hui colosse, la Révolution, quelquefois terrassée mais non vaincue, se relevant plus furieuse de ses chutes, mise hors la loi, fait enfin la loi. A travers le sang, les larmes et les décombres, sur les ruines fumantes de la féodalité, sur les débris des trônes ou sur les trônes eux-mêmes, elle a planté ' le drapeau victorieux de l'égalité, et proclamé de

sa voix retentissante le dogme de la souveraineté du peuple. La révolution n'est pas encore partout maîtresse, elle a encore desbatailles à livrer, mais elle a foi en elle, et ne s'arrêtera pas avant d'avoir tout soumis. C'est là que nous en sommes et que le monde en viendra.

Est-ce là une fin? Oui, mais toute fin est un commencement; tout fruit qui tombe est un arbre qui germe. Quand la Révolution aura triomphé partout, elle se demandera, et là où elle n'a plus d'ennemi à vaincre, elle se demande déjà : Que faire de la victoire? S'affranchir des obstacles est une occupation, mais ce n'est pas un but. La destruction de toute entrave, le renversement anime l'âme, mais il ne la remplit pas. Plus tôt ou plus tard, la Révolution arrive â son terme, elle doit toucher ses illusions, ouvrir les yeux; elle reconnaît alors ou avec rage ou avec mélancolie, que la délivrance n'est pas encore le bonheur, que l'indépendance n'est pas encore la liberté. La révolution est au fond chose négative. Elle efface tout ce qui ne doit pas être, mais la critique ne supplée pas l'invention, et les nations ne vivent pas de critique. La révolution se sent alors un grand vide, et, descendant en elle-même, elle s'avoue avec angoisse que son rôle est fini, sa force inutile et son coeur aride.

A ce moment s'ouvre une troisième période, et le principe qui se présente pour la remplir, c'est la Démocratie. La Démocratie affranchit de la Révolution, comme la Révolution s'est affranchie du Calvinisme. La démocratie a une mission positive. Elle doit construire où la révolution a détruit. Elle doit trouver un but, où la révolution n'a conquis que le moyen. Elle distingue fondamentalement l'indépendance de la vraie liberté. La révolution réclame et proclame des droits; la démocratie dira ce qu'il faut faire de ses droits. Aux peuples affamés par un régime de décrets, elle donnera une tâche, elle montrera un idéal, une mission. La souveraineté du peuple n'est encore qu'un principe négatif, qui exclut toutes les souverainetés imparfaites; mais que faire de sa souveraineté? Décréter pour décréter, pour faire acte de volonté et d'indépendance, c'est un plaisir un peu puéril. " Je veux, parce que je veux " est la formule de tous les despotismes, mais rien n'est moins libre que le despote. Il faut vouloir quelque chose pour être raisonnable; il faut vouloir le bien pour être moral; il faut avoir une mission, réaliser une idée, pour compter parmi les peuples.

La responsabilité grandit avec la liberté, et c'est quand on peut tout, qu'il importe d'apprendre ce qu'on doit. La toute-puissance conduit â la bonté. Si noblesse oblige, la première des noblesses, le principe de toute noblesse, la liberté lie. Ce ne sont que les esprits peu développés ou les coeurs peu nobles qui peuvent confondre l'émancipation avec l'indépendance, et l'indépendance avec la liberté. La liberté, c'est de n'obéir qu'à sa loi, mais à une loi, de trouver sa propre ' loi en soi-même. C'est l'émancipation de,tout le reste, l'assujettissement au devoir seul.

La liberté, affranchie de toutes les lois extérieures, mais découvrant sa règle intérieure, son organisation, son but, son devoir, tel est le problême de la démocratie. Bouder la démocratie est un enfantillage; irrésistible comme un élément, elle balaiera devant elle, ainsi qu'une poussière, tout ce qui s'opposera à son avènement. En revanche, c'est de lumière sur elle-même qu'elle a besoin; elle doit terrasser le sphinx qu'elle porte en son sein pour lui arracher le mot de sa propre destinée. Elle a soif de justice, ce n'est que dans la vérité qu'elle la trouvera.

Tenter la réalisation de la démocratie, telle est la grande oeuvre que peut se prescrire la Suisse romane; philosophie théorique et pratique de la liberté positive, telle peut être l'âme de cette oeuvre, le mot d'ordre de l'unité spirituelle que nous cherchons, le sens de cette troisième période.

Le Calvinisme opère le déplacement salutaire de l'autorité; la Révolution est la négation de toute autorité; la Démocratie est l'organisation de la liberté, ou la liberté devenue autorité. La base métaphysique de Calvin, c'est la méchanceté originelle; celle de Rousseau est la bonté originelle : toutes les doctrines du calvinisme et de la révolution se déduisent de ces dogmes. La troisième période posera à sa base que ni le mal ni le bien ne sont originels, c'est-à-dire que le mal et le bien et la liberté, ne sont pas, mais deviennent.

En prenant un centre, la vie de la Suisse romane se renouvellera; autour de la philosophie de l'homme, s'élèvera la philosophie du langage, des arts, de l'histoire, du droit, etc. Les sciences et la poésie recevront leur vraie signification, trouveront leur aboutissement, et dans l'unité des efforts, les esprits augmenteront réciproquement leurs forces.

Cette unité aura peu de danger pour l'individualité des différents cantons, car les intérêts, les positions, et surtout les caractères divers, assurent la durée de la diversité. D'ailleurs les rôles se répartiront tout naturellement, d'après les aptitudes; et les devoirs, croissant avec la capacité, le premier rôle ne sera que celui du plus dévoué. Genève, comme douée de plus de constance et de vigueur d'esprit que sa voisine, de plus d'initiative et de puissance que Neuchâtel, chargée d'ailleurs de la responsabilité d'un passé plus riche, ayant fourni Calvin et Rousseau, a, peutêtre, entre les trois villes, les droits ou plutôt les devoirs d'aînesse. Mais seule elle est trop faible et doit se compléter par Lausanne, plus naïvement poétique et plus spéculative, comme nous l'avons vu. Neuchâtel renforcerait le faisceau, et la partie catholique de la Suisse -romane, loin d'être déshéritée, viserait à rivaliser avec la partie réformée. Déjà même Fribourg et le Jura apportent un tribut important à l'oeuvre commune. Les demi- cantons catholiques sont des alliés naturels; ce sont les racines par lesquelles nous plongeons dans la Savoie, dans la Suisse allemande et les petits cantons, comme par les protestants du Midi, nous plongeons en France. D'ailleurs, la question n'est plus entre le catholicisme et le protestantisme. Il ne s'agit plus d'un intérêt confessionnel, mais de l'intérêt de tous, d'un bien national. En effet cette unité spirituelle placerait la Suisse romane en face de la Suisse allemande, de la Savoie, de la France et de l'Europe dans une situation aussi intéressante que nouvelle.

La Suisse allemande se récriera peut-être: " Mais " c'est une ligue , une conjuration, un Sonder" bund français que vous proposez! comment, " lorsque tous nos efforts réunis tendent à re" constituer l'unité suisse, vous cherchez de nou - " veau à la briser? Prenez garde vous frisez la " trahison. " -- Calmez-vous. Il ne s'agit d'insurrection d'aucune sorte, pas même scientifique. Ce n'est pas pour nous détacher de la Suisse, c'est au contraire pour lui faire hommage d'une plus riche dot, que nous nous développons. Au lieu de diviser, nous voulons unir. Il y a deux sortes d'unité, l'unité niveleuse de Tarquin et l'unité conciliante de la sympathie. Certainement la Suisse serait une, si l'allemand chassait ou extirpait peu à peu le français et l'italien du sol helvétique, si l'élément dominant s'assimilait tousles autres; c'est peut-être ainsi que l'entendent beaucoup de personnes, et cette sorte d'unité pourrait bien arriver à la longue si l'élément français ne se donne pas la peiue de vivre, et ne vaut pas la peine d'être conservé. Mais on peut concevoir la Suisse unie autrement, chaque génie se faisant son droit, vivant de sa vie, enrichissant l'autre et lui empruntant à son tour, la Suisse romane se pénétrant de la Suisse germanique, et la comprenant sans se laisser effacer par elle; apportant enfin dans le mariage politique qui les associe, une personne, non une esclave. A ce point de vue, plus la vie de la Suisse romane sera intense, plus la patrie commune y gagnera. Soyons nuls et nous serons annulés, mais la Suisse y perdra.

Outre ce motif général de sympathique tolérance , il y en a un plus pressant encore, c'est la communauté de but. Le problème poursuivi est le même pour les deux parties de la Suisse. Les solutions trouvées par l'une sont immédiatement le bien de l'autre.

Une originalité énergique nous servira également en face de la Savoie de protection et d'attraction. De nombreuses affinités de caractère et de goûts, d'intérêts et de position poussent la Savoie vers nous. Longtemps combattues par des rivalités historiques et des antipathies religieuses qui s'affaiblissant à mesure que la foi monarchique décline, que le Piémont pèse plus sur le Pô, et que les querelles dérivent de la religion à la politique, ces affinités reprennent leur courant naturel. Déjà, pour Paris les écrivains de la Sa voie et de la Suisse ne forment qu'un groupe, la littérature alpestre. MM. Xavier de Maystre et Guiraud donnent la main à Töpffer et à Juste Olivier. Le versant méridional du Léman incline du côté du Nord. Laissons l'attraction se faire; tentons par une vie riche, qui nous défende en même temps, car c'est à nous qu'on doit s'assimiler, et non pas l'inverse. Que l'oscillation de la Savoie entre la Suisse et la France se décide ensuite comme elle voudra.

En face de la France, la position de la Suisse romane est encore plus délicate et remarquable. Elle nous semble faire naître une question littéraire, une question politique et une question morale.

Genève, Lausanne, Neuchâtel sont-elles des villes de province? La Suisse romane peut-elle avoir une littérature indépendante? ou doit-elle se résigner aux vertus de son état, et n'ayant, à elle tout entière, que la population d'un département français, en accepter la modestie et l'effacement? Ces demandes doivent paraître, comiques ailleurs, et un Français trouverait assurément fort plaisant que le Département du Var ou du Lot s'inquiétât de son individualité. Nos scrupules pourraient bien lui paraître même plus ridicules, leur objet étant encore plus microscopique, car ce sont ici des arrondissements qui réclament. Cependant le rieur aurait tort; c'est précisément ce qui distingue nos républiques, d'être non pas des départements, mais des centres, de jouer un rôle très-peu proportionné au chiffre de leur population. Ce qu'on trouverait comique, est justement ce qui a fait la grandeur de ces petits états, et si Genève au 16e siècle, quand elle préoccupait l'Europe, et se posait comme la Rome protestante, s'était rappelé qu'elle n'avait que 13,000 habitants, sa résignation arithmétique lui aurait épargné l'embarras de la gloire, et les soucis de la liberté. C'est justement le privilége de la liberté de diminuer la valeur du nombre, et de grandir celle de l'esprit; et c'est pourquoi les petites républiques grecques pèsent plus dans les balances de l'histoire, que les immenses empires de l'Orient. Ainsi renoncez à faire rougir les modestes républiques suisses de leur petitesse; car c'est leur orgueil. Découpez dans une partie quelconque de la France un espace égal à notre territoire; comparez ce que les habitants de ces deux coins de terre ont fait pour la civilisation, la littérature ou la science, et vous serez moins sévère contre le sentiment qui a pu produire ces résultats. La France elle-même n'a qu'à gagner à notre indépendance.

Mais nos écrivains y gagnent-ils? Peut-être Ceux qui ne passent pas le Jura, n'auraient pas eu plus de renommée, quand ils auraïent écrit au delà des Vosges; et ceux qui le passent, se présentent avec une originalité qui devient alors d'un grand prix. Ne peut-on pas discerner tout un affluent suisse dans le grand courant littéraire de la France?

Le style suisse a des défauts bien connus; mais quand il parvient à s'en purifier, sa saveur étrangère ne lui messied pas. De quelle nature doit-il être? Il doit passer. par le pur langage avant de s'individualiser. Au lieu d'une seule éducation littéraire, l'écrivain suisse en a deux; la première par laquelle il se dépouille de ses défauts nationaux, et s'initie à la langue française des maîtres; la seconde dans laquelle il redescend du langage traditionnel français à ses propres qualités suisses, et se crée son style particulier. " Soyons de chez " nous; c'est à la fois le conseil du proverbe, et " la plus sûre manière de nous faire accueillir " des étrangers'; s telle est la poétique d'un charmant écrivain qui a mis sa maxime en pratique, et s'en est bien trouvé. Dégager notre propré idéal et l'affirmer résolument, c'est notre droit et même notre avantage. Mais ne perdons pas de vue la principale question.

Il ne s'agit pas de savoir comment il y a des écrivains suisses, ni comment ils se forment. Il y en a, cela nous suffit; nous devons demander seulement si l'unité spirituelle qui nous occupe, ne favoriserait pas l'originalité et l'indépendance littéraires. Il est de fait que, dans les pays de langue française, la Suisse seule, malgré sa petitesse, maintient son point de vue, son franc parler, son individualité particulière, et contrôle le goût et les sentences de Paris. Ce que la Belgique cherche, la Suisse le possède. L'esprit français a le défaut de ses qualités, et sa centralisation fait payer cher ses avantages. Peut-être le rajeunissement de la littérature parisienne viendra-t-il de la vie provinciale. Déjà celle-ci manifeste son activité par un journalisme plus hardi. La province en appelle de sa longue déchéance. La décentralisation modérée est un des besoins de la France. L'indépendance spirituelle de la Suisse est une pierre d'attente de cette émancipation provinciale. En attendant, et jusque là, sa littérature fera bien de tempérer par une sage réserve sa sympathie envers Paris. Notre sympathie politique pour la France nous menace de dangers plus graves que celui de la servitude littéraire. Elle risque de nous entraîner dans le labyrinthe des angoisses de la grande nation, dans les revirements incessants de sa bascule sociale. Les Français ne veulent pas voir clair en eux-mêmes, et s'efforcent de s'étourdir par l'enthousiasme et le mouvement sur les schismes de leur esprit. Au fond, ils sont révolutionnaires et non pas démocrates. Ils voudraient sincèrement être républicains, et ils se l'affirment, mais ils né le croient guère et ils ne le sont pas. Ils mettent toujours le mal sur le compte des circonstances, et ne s'aperçoivent pas qu'il est en eux; aussi épuisent-ils des forces magnifiques à remplir le tonneau des Danaïdes, à trouver un texte de loi qui remplace des moeurs, une formule qui supplée à une vie, une organisation politique qui, en marchant devant le peuple comme un tambour et des officiers, l'entraîne malgré lui et militairement. La France a fait son dieu de la révolution, et son dieu, fidèle à ses fidèles, ne veut pas l'abandonner.Notre unité spirituelle, par son principe, nous gardera de ces douleurs, parce qu'il nous en fait saisir la cause. " La destinée sociale de la <, Suisse est de réaliser en petit le principe de la fraternité, de prouver pratiquement que l'individu peut être libre dans la commune, la com" mure dans le canton, le canton dans la confédé" ration, la confédération dans l'humanité. " C'est la Démocratie pacifique qui a prononcé ces paroles'; elles sont bonnes à méditer. Mais pour appliquer le conseil, il faut ne pas imiter la généreuse et trop légère France.

Son influence philosophique et morale ne peut non plus nous être d'un grand secours. Comment la France nous donnerait-elle ce qu'elle n'a pas, l'harmonie intérieure, la vraie liberté ? Sa raison et sa foi se ni ent, son coeur et ses lèvres se contredisent, sa liberté est la négation de l'autorité, son autorité l'oppression ou la suppression de la liberté. Elle ne vit que dans les extrêmes, et sa vie se passe à osciller impétueusement entre les contraires, sans réussir à les concilier. Faute de mieux, elle ravage; quitte à adorer ce qu'elle avait brûlé, après avoir brûlé ce qu'elle avait adoré. Elle a le génie logique dans toute sa vigueur et dans toute son impuissance. Elle ne respecte que ce qu'elle ne comprend pas. C'est pour cela qu'elle a encore la religion-mystère et qu'elle a adoré la monarchie-mystère. C'est pour cela qu'elle se raille des constitutions qu'elle a faites; pour cela qu'elle ne peut vivre en république, car elle ne respecte la loi qu'autant qu'elle ne sait pas d'où elle vient.

Si la France ne peut en ce point nous aider, peut-être que nous ne lui serons pas inutiles. Du haut de nos montagnes, nous avons moins de peine à dominer son tourbillon et à lui dire où va sa trombe. Et comme notre période révolutionnaire a précédé la sienne de près d'un siècle, qui sait si nous ne sommes pas destinés à lui montrer en miniature la solution du problème démocratique. L'horizon de la Suisse romane n'a d'ailleurs pas la France pour bornes; il s'étend à l'Europe.

Si nous embrassons du regard les deux races qui portent la fortune actuelle de notre Occident, et dont les influences rivales se balancent, nous verrons que la Suisse, comme l'Angleterre, occupe la lisière entre ces deux génies, le génie germanique et le génie roman. Cette combinaison parait être la plus favorable à la liberté. L'esprit anglo-saxon dans la vieille Angleterre et surtout dans son prolongement, la jeune Amérique, a donc son analogue dans le caractère suisse. En suivant cette idée, bien des faits curieux s'expliqueraient. Je pourrais également rechercher pourquoi cette combinaison a de tels avantages; mais ces considérations nous mèneraient trop loin, et le lecteur méditatif s'y acheminera bien tout seul. Il ressort seulement de notre position une signification européenne qui est un encouragement à respecter notre individualité et à la retremper, puis que sa perte serait regrettable, même au point de vuegénéral de la civilisation, où les nations s'effacent un peu devant les races. Et qui ne voit que notre unité spirituelle, en redonnant plus d'énergie à notre vie et en la renforçant précisément dans son propre sens, doublerait cette faculté de résistance et de durée? Appendus au flanc des Alpes comme un essaim immense, nous pouvons envoyer au Midi, à l'Est et à l'Ouest, des abeilles travailleuses, qui nous rapportent de l'Italie le goût des arts, de l'Allemagne le pensée sérieuse et profonde, de la France l'élan rapide et la vigueur nette, et de tous ces trésors divers composer un miel un peu montagnard et âpre, s'il le faut, mais tonique, salubre, et, à tout prendre, agréable. Le fruit de nos peines en compenserait le labeur, et ce ne serait pas en vérité de trop; car de tels effets, pour se produire, imposent de rudes conditions; cette harmonie intérieure est une difficile conquête,

Et la liberté vend ce qu'on croit qu'elle donne'. Pour être, cette unité spirituelle demande une philosophie qui résolve toute une série de problêmes et d'oppositions; l'opposition de la Démocratie et de l'Individualité, De la Science et de la Foi,

De la Science et de la Vie,

DuDroit naturel et du Droit historique, De l'État et de l'Église,

Du Protestantisme et du Catholicisme, De l'Esprit et de la Matière,

De la Divinité et de l'Humanité, etc. Et cette philosophie doit devenir une religion, entrer dans les moeurs, se transformer en seconde nature, en activité et en lieu commun, en pain quotidien de la vie, en habitude de la pensée et de la volonté.

Et cette religion doit devenir militante. Le temps des réticences est passé. Les batailles de notre siècle sont terribles, car elles mettent à nu les derniers principes. César à Pharsale faisait frapper au visage, aujourd'hui l'on frappe au coeur. C'est bien le moment des circonlocutions agréables, quand le dilemme passionné serre toute vérité entre ses mordantes tenailles! Ni les soupirs de componction, ni le vacarme de la colère, ni le dédain , ni la terreur ne sont des réponses. Il faut des raisons à des raisons, audace contre audace , acier contre acier. L'esprit de conciliation, les bonnes intentions sont louables, mais le glaive acéré de la dialectique transperce toutes ces tendresses, comme il fend tous les nuages oratoires dont s'enveloppent les raisonnements débiles. La vision vague du vrai n'est rien, la conviction de sentiment est quelque chose, mais ici l'énergique contention de l'intelligence, et la vigueur de ses coups, seules sont utiles. Il faut être prêt à tout, pousser sa pensée jusqu'au bout, et pro portionner la défense à l'attaque.

Deux hommes, différents par tout le reste, et dont les noms " hurlent d'effroi de se voir accou" plés, " Vinet et Proudhon, sont cependant semblables par cette inexorable franchise de la parole qui ne recule jamais devant la pensée, par cette intrépidité rectiligne de l'esprit qui ne déguise aucune conséquence d'un principe, par ce rayon aigu et perpendiculaire du regard qui pénètre, comme un dard, les joints et les moelles des questions, et ne dévie ni ne s'émousse, jusqu'à ce qu'il en ait atteint le noeud. Telle est la condition faite à la discussion dans notre siècle de principes. Pour y prendre part, il faut manier les mêmes armes, seulement, s'il se peut, au profit de principes plus complets. Du reste la franchise est plus utile encore qu'elle n'est redoutable. Ce sont les esprits impétueux et logiques qui, en faisant bondir les consciences. sur leur couche de paresse, les obligent à s'inquiéter de la vérité. En épuisant le principe qu'ils posent, ils le jugent; ils épargnent mille angoisses à la société, et la servent, même en la tourmentant. Toute question posée veut être résolue. Tout principe faux éclate par ses conséquences et laisse voir, dans ses débris, une vérité plus profonde dont il n'était que le masque. Mais quand la guerre est aussi meurtrière, il faut ceindre ses reins et concentrer sa vigueur. Il faut creuser plus profond que la mine, pour la déjouer. On ne détruit l'erreur qu'en entrant chez elle; on ne sauve un navire en détresse qu'en se jetant dans sa tourmente, mais avec une amarre.

Pour être militante, cette religion doit être profonde; elle ne peut pas s'isoler des grands mouvements de l'esprit, elle doit connaître les métamorphosesde la théologie et de la philosophie surtout en Allemagne et de la société surtout en France; elle doit se mettre à la hauteur de son temps, si elle veut le comprendre.

On dira : Quels sont les moyens d'atteindre à ce résultat? Le premier, le seul indispensable de ces moyens, c'est de vouloir. La volonté cherchera les autres. La question pratique est proprement en dehors de notre sujet; nous indiquerons cependant un de ces moyens: La création d'une université fédérale, ou simple ou double. Si " l'éducation vaut une histoire, n l'université, qui centraliserait l'éducation dans la Suisse romane, serait certaine ment un des agents les plus puissants de son unité spirituelle. Qui dit université dit unité: les termes mêmes l'indiquent. Quant à l'individualité cantonale, nous avons vu qu'elle n'était pas compromise.

L'organisation de cette université, son siège, ses ressources, ses rapports avec les établissements existants d'instruction publique, et vingt autres questions contenues dans la première, ne peuvent pas davantage être ici abordées.

La question est d'ailleurs posée dans les esprits, et ce n'est pas là un des moindres symptômes que la vie nouvelle cherche à se frayer son chemin. Neuchâtel, le Jura, Fribourg, Vaud, le Valais et Genève se rapprochent, apprennent à se mieux connaître, et s'intéressent davantage les uns aux autres; la similitude politique conduit à l'alliance politique, qui prépare l'alliance morale. Notas voyons plus d'échanges et de relations, sinon enire les hommes, auxquels manquent souvent les loisirs, au moins entre les jeunes gens. Des fêtes joyeuses et littéraires réunissent fréquemment la jeunesse studieuse des trois pays : réunions qui rappellent celles où les étudiants des trois royaumes du Nord viennent, au chant des airs nationaux et au choc des coupes, resserrer les liens trop détendus des trois pays scandinaves, réunions qui, sur, le Léman comme sur la Baltique, peuvent influencer l'avenir. Il n'est pas jusqu'au choix du sujet imposé à ce concours qui ne soit presque un indice de plus. Tout nous convie donc à cette association spirituelle. En fait, tout y marche c'est la meilleure preuve qu'elle est possible. Mais pour hâter cette marche, il ne sera pas superflu de montrer à la Suisse romane que tout délai pour elle est une perte, et tout retard un risque. Cette richesse spirituelle n'était qu'une possibilité; elle devient ici, pour ainsi dire, une injonction.

Si la Suisse romane peut avoir une vie plus intense et plus profonde, elle ne peut s'en dispenser, c'est sa mission et son devoir. Si elle peut dégager de la Révolution la Démocratie, c'est une tâche à laquelle elle ne saurait se soustraire. Le devoir se mesure au pouvoir. C'est son devoir envers sa propre dignité, envers ses voisins, auxquels elle peut servir, envers la commune patrie, envers la civilisation enfin, qui ne licencie aucun de ses soldats valides, et qui a un travail à imposer à chaque peuple, au chétif comme au puissant.

Son devoir sera sa gloire. D'une vie intérieure, énergique et rafraichie aux sources cachées de l'être, sortira cette harmonie morale, si favorable à la science et à la littérature, à la littérature surtout, cet écho extérieur de l'intérieur de l'âme. Toutes les qualités présentes seront conservées, il n'y aura rien de sacrifié, mais tout prendra une valeur plus haute. Éducation, poésie, religion, beaux-arts, sciences, au lieu de courir parallèles et sans relations, auront un foyer paternel d'oie elles partiront pour faire leur oeuvre, et où elles reviendront pour en jouir. L'esprit, plus serein et plus central, créera des productions plus fortes, et ce qu'il y a encore de provincial dans notre pensée, s'effacera dans le commerce avec les grandes choses. Par là, un résultat qui a la chance d'être aux yeux des autres de la gloire, sera pour nous du bonheur.

Cette gloire est même une nécessité. Ce qui est fort, seul a le droit d'être, et il n'y a de fort que la vie. L'énergie de la vie est notre meilleure garantie contre l'annulation et la destruction. Dans 1a nature, c'est le principe vital qui défend l'organisme contre la dissolution; c'est lui qui le soutient dans sa lutte perpétuelle contre les éléments, lesquels l'écrasent dès qu'il cesse, lui, de les dompter et de se les assimiler. Dans l'histoire, c'est l'esprit qui maintient les peuples. Pourquoi ? parce que, chez eux, il n'y a pas de masse qui, par sa résistance d'inertie, puisse donner l'apparence de la vie à cc qui ne l'a plus. Leur enveloppe plus mince laisse plus tôt transparaître le mal qui les dévore et tombe bientôt en poussière quand la mort les a envahis. " Les for" mes sont ce qu'en fait l'esprit qui les anime; c'est l'esprit qu'il s'agit de nourrir, de cultiver, de restaurer; c'est de là que dépend la conservation de notre patrie. "

Ces belles paroles qui nous ont servi d'épigraphe, vraies dans tous les temps, le sont particulièrement au nôtre. Nous voyons tout se niveler réputations, autorités, institutions. Le nivellement a bien un but profond, un principe secret c'est que rien ne doit subsister sans justifier sans cesse son existence; plus de momies! Aussi abaisset-il d'abord sous son pesant rouleau, tout l'état intellectuel ; la civilisation minée, comme le cône vide d'un volcan, s'écroule, mais elle se soulève de nouveau sur une base plus large. Cette croissance toute volcanique de la démocratie a sa grandeur ; ses dangers sont encore plus évidents. Les petits peuples qui ne légitiment pas leur existence, qui ne sont là que pour faire nombre et qui n'ont pas une idée à représenter, un principe à réaliser, n'ont pas de chance de conservation ; à quoi servent-ils et pourquoi rester à part? Nous voyons dans toute l'Europe, en Scandinavie, en Italie, en Allemagne, en Belgique , dans les pays Slaves (l'Autriche et la Russie), les races, attirant leurs parties homogènes, se centraliser. La France opère la même attraction sur la Savoie, la Belgique et la Suisse. Il est vrai qu'ailleurs un instinct opposé et aussi puissant d'individualité transforme l'union en fédéralisme; mais la France n'offre pas cet asile aux nationalités qu'elle absorbe. C'est pourquoi celles-ci doivent être sur la défensive.

Cette énergie de vie se manifeste par le renouvellement. Pour l'esprit, c'est la métamorphose qui est la vraie conservation, comme pour le corps lui-même. Ce renouvellement est également une nécessité. Tout passe et aujourd'hui tout passe vite. Pour ne pas vieillir, un peuple doit se tenir toujours au niveau des problèmes qui surgissent, et quand jamais en a-t-il surgi de plus grands et de plus nombreux que maintenant? Se récuser, c'est abdiquer. Il faut donc se renouveler avec les questions et grandir avec elles. Celle qui presse, est la question de la Démocratie, et sous celle-là combien d'autres : la question politique et la question sociale qui agitent maintenant le monde, et cette question qui n'est qu'ajournée, la question religieuse, qui renaîtra dans la Démocratie triomphante, maisqui renaîtra transformée; voilà ce que nous déroule l'avenir. Soyons donc forts et jeunes pour n'être pas. engloutis et pour survivre.

Arrivés sur ces hauteurs de notre sujet et près de lui faire nos adieux, jetons un regard en arrière pour revoir le chemin parcouru. On demandera si nous n'avons pas oublié le mouvement littéraire dans cette course hasardeuse; on pourrait, en effet, le croire; il n'en n'est rien néanmoins. Comment donc nous en trouvonsnous si éloignés en apparence?

Reprenons rapidement notre itinéraire. Commençant par accepter provisoirement le sujet tel qu'il se présentait ; admettant, sans discussion, une Suisse romane, une littérature de la Suisse romane et un mouvement de cette littérature, nous avons circonscrit notre thème et nous nous sommes proposé, à l'exclusion de plusieurs autres points de vue, de chercher où tendait ce mouvement ? C'est notre première partie.

Alors, nous mettant à l'oeuvre, nous avons passé en revue tous les acteurs de . ce mouvement, et rassemblé, pour le comprendre, tout ce qui pouvait servir à le faire connaître C'est notre seconde partie.

Mais parvenu à ce point, un scrupule nous saisit et nous arrêta. Un mouvement littéraire suppose une littérature, une littérature suppose une vie nationale ; une vie nationale suppose une âme, une foi, un principe. Si pourtant ces prémisses que nous avions accordées, étaient fausses ou plutôt n'existaient pas? Voyons. Y a-t il une Suisse romane dans le sens véritable et philosophique du mot? Première question.- La réponse négative nous conduisit à une seconde: Une Suisse romane est-elle possible ? A travers toutes ses diversités de religion, de génies, nous avons trouvé la possibilité d'une unité réelle. Ceci fait, nous avons étudié la nature de cette unité, c'est-à-dire ce qui la constituerait; puis ses effets, c'est-à-dire l'attitude qu'elle nous donnerait en face des nationalités environnantes et en Europe; puis les conditions de son efficacité, c'est-à-dire les problèmes qu'elle doit résoudre et les qualités d'esprit qu'elle réclame; puis nous avons signalé en passant un de ses moyens pratiques de réalisation, et enfin les symptômes positifs de son avènement. - La seconde question vidée, une troisième lui a succédé? Cette Suisse romane possible est-elle désirable? doit-elle être? A la poursuite ardente de cette unité de vie nous avons reconnu trois motifs: un devoir, une gloire et une nécessité. Tel est le point culminant auquel nous avons gravi par degrés et d'où nous regardons maintenant autour de nous. Il ne nous reste plus qu'à redescendre.

- Le principe que nous avons dégagé créera l'unité de la vie nationale (une Suisse romane) ; l'unité de la vie nationale inspirera une littérature (la littérature suisse romane) ; et le fond substantiel de cette littérature donnera à son mouvement un sens (mouvement littéraire de la Suisse romane). Nous voilà, en finissant, revenus au point de départ. Nous n'avions promis ni des portraits, ni une histoire littéraires, mais un coup d'oeil de philosophie littéraire. Il nous semble sinon d'avoir bien traité le sujet, au moins de n'en être pas sortis. C'est du mouvement littéraire dans la Suisse romane que nous nous sommes constamment occupés. Nous n'avons pas prétendu résoudre les nombreuses difficultés que nous avons agitées. Si nous avions réussi à attirer l'attention sur des points importants et à donner à de plus habiles, l'occasion de nous instruire nous-même et d'éclairer l'opinion publique par quelques indications intéressantes, notre but serait complétement atteint.

Pour résumer, selon l'usage, en quelques lignes les résultats de ce travail, nous poserons les thé ses suivantes, plus tranchantes que de raison , mais c'est la nature des thèses

Y a-t-il une Suisse romane? Non.

Une Suisse romane peut-elle être? Oui. Une Suisse romane doit-elle être ? Oui.

Et qu'est-ce que le mouvement littéraire dans la Suisse romane? Un corps qui cherche une âme Genève, le 2s Mars 1849.

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FIN.