BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS
Sujet immense que celui-ci, et qu'il est
peut-être téméraire à nous
d'entreprendre. Mais nous l'avons rencontré sur
notre chemin, il nous barrait la route, et il a bien
fallu l'aborder.
Arrivés, en rendant compte de l'ouvrage de Mr. Rio
sur la Peinture chrétienne, à
l'époque fameuse du quinzième
siècle, à cette époque où
l'art chrétien, un siècle plus tard que
l'Eglise, va offrir aussi son Grand Schisme d'Occident ;
où l'idéalisme, autre pape
découronné,va voir également un
concurrent heureux lui disputer la tiare superbe
jusque-là son partage incontesté, et
où le naturalisme, son adversaire d'instinct et de
naissance, lui ravit enfin la souveraineté de
l'art ; arrivés là, nous n'avons pu aller
plus loin, sans vider cette question. Deux principes
ennemis se trouvent en présence, se rencontrent
face à face dans
.........manque une ligne
parfaite que l'âme
lui sera accordée. C'est Dédale, tirant
Vénus d'un bloc rebelle de Paros. Le sculpteur,
à genoux devant l'uvre de ses mains, repolit
et retouche , assouplit et épure, et quand l'heure
solennelle est arrivée , quand le ciseau se repose
devant la forme accomplie, l'artiste éperdu jette
un regard au ciel. Il prie, et quelquefois, comme pour
Pygmalion , la déesse de pierre descend de son
piédestal , le feu de la vie vient rayonner dans
ses paupières glacées, et le cur se
met à battre dans la poitrine de marbre. Les
Olympiens ont exaucé la prière ; la
matière à cette hauteur leur a paru digne
de la pensée, et ils lui en ont fait le don.-Ici
c'est la forme qui est montée jusqu'à
l'idée; c'est le corps qui a pour ainsi dire
conquis l'âme.
Les seconds, prosternés
devant les visions qui descendent visiter leurs veilles,
contemplent dans l'extase les magnificences de
l'idéal, prennent en pitié le monde des
sens, et adorent. Mais bientôt une pensée
généreuse les illumine ; ils veulent
reproduire pour les hommes, leurs frères , ces
apparitions sublimes, ces jouissances ineffables. Alors
ils se recueillent, et prenant le pinceau , ils essaient
de trouver dans le monde matériel une enveloppe
assez pure pour que ces images immortelles daignent y
descendre, assez transparente pour que leur
majesté suprême n'y perde pas
entièrement sa splendeur. C'est frère
Angélique dans sa cellule, implorant tout en
larmes la sainteté du cur, pour qu'il lui
soit donné (le peindre la divine expression de
béatitude et d'amour des figures célestes
qu'il a vues dans ses rêves.-N'est-ce pas
l'idée qui appelle ici sa forme? Ne croiton pas
voir l'idéal, jeune ange lumineux, qui errait,
léger et incorporel, dans le ciel sa patrie,
demander à l'artiste de l'incarner dans ce monde ,
pour y venir consoler et ennoblir l'humanité?
N'est-ce pas en quelque sorte l'âme qui se
conquiert un corps?
Chose remarquable ! Nous ne
l'avions pas prémédité, nous ne
voulions parler que de naturalisme et d'idéalisme,
et déjà
les exemples arrivés si naturellement
sous notre plume ont dépassé notre
pensée. Nous n'étions occupés que de
théorie, et nous voilà presque dans
l'histoire. Pourquoi involontairement, instinctivement,
le naturalisme nous a-t-il fait songer à la
sculpture, et l'idéalisme à la peinture?
N'y a-t-il rien là qui donne à penser?
N'est-ce qu'une forme de style, un rapprochement
d'images, qui ne recouvre rien de plus sérieux, et
qu'on doive traiter comme toute autre image?
Indifférents dans notre choix, c'est la
Grèce qui nous a présenté le type du
premier, le Christianisme le type du second. Est-ce
simple hasard, pur accident?
Non, non. Ce n'est ni hasard, ni accident : c'est un
trait de lumière. Jamais l'opposition
tranchée des deux principes ne se manifesta d'une
manière plus éclatante que dans
l'hellénisme et le christianisme. Etudiez les
origines de l'art grec, et celles de l'art
chrétien : c'est presque le naturalisme pur et
l'idéalisme pur, dans toute la
sévérité de l'abstraction.
Allez à Palerme, considérez ces dix
métopes trouvées à Sélinonte,
monuments précieux des premiers âges de la
sculpture, où l'on suit les conquêtes
graduelles (le cet art chez les Grecs. Qu'y verrez-vous?
Des ébauches grossières sans doute; mais
par où commence la perfection? Par la partie la
plus éloignée de la vie, par ce qui
participe le moins à l'expression de la
pensée, par les extrémités
inférieures, par les pieds.
Sortez de la ville , remontez la vallée que les
orangers parfument, et entrez dans la vieille
cathédrale de Monte-Reale, qui de la montagne
regarde la mer. Quand votre oeil se sera fait à
l'obscurité des arceaux gothiques, voyez à
travers ces ténèbres religieuses, sur les
parois, sur les voûtes, dans les chapelles,
partout, resplendir cette infinie mosaïque, aux
fonds d'or, qui revêt la basilique entière
d'une lueur étrange, et semble en faire 1e
séjour d'une éternelle apparition d'en
haut. Considérez maintenant les figures qui
règnent dans ce ciel si réveur. Elles sont
informes, primitives, incultes. Mais qu'est-ce qui vous
frappe? Qu'est-ce qui a commencé à
être parfait? La tête.
Si ce fait-là ne parle pas, nous n'avons rien
à ajouter. Que dire à ceux qui n'y
découvrent pas tout un monde ?
L'un des arts attaque l'homme par le bas, l'autre par
le haut. L'un va d'abord à la pensée,
l'autre à la parole. L'un cherche le vase avant la
liqueur, l'autre la liqueur avant le vase. En un mot,
l'art grec part de la forme, l'art chrétien de
l'idée. Ne sont-ce pas là deux pôles
contraires? Ne tenons-nous pas en germe deux
civilisations ?
A la direction de la tige , on juge du lieu
d'où elle aspire sa vie. Le génie grec et
le génie chrétien sont comme deux plantes
renversées. L'un des arts, celui qui commence par
le point d'attache de l'homme au sol, et, remontant avec
lenteur jusqu'aux endroits où palpite la vie,
n'arrive au visage qu'après tout le reste,
celui-là n'a-t-il pas donné pour base
à ses racines la terre?- Le second, qui descend en
l'homme par le regard, puis du visage gagne de proche en
proche les parties plus terrestres, n'a-t-il pas
donné pour base aux siennes le ciel ?
Ne reconnaît-on pas là deux
manières de voir la vie? deux manières de
comprendre l'homme? et, si l'on nous permet de dire toute
notre pensée, deux manières de comprendre
Dieu même? En effet, le génie des arts garde
toujours les traits de son père, le génie
de la religion ; et, selon que la religion part du
visible ou de l'invisible, l'art part de la terre ou du
ciel.
Une fois l'opposition clairement établie, nous
demandera-ton de la juger? de décider lequel des
points de départ vaut le mieux? Cette
appréciation serait prématurée.
L'idéalisme etle naturalisme prétendent
tous deux faire arriver à une fusion; c'est leur
but suprême. Attendons le produit de leurs efforts,
avant de prononcer. lis ne sont pour le moment ni bons ni
mauvais ; ils sont, tout simplement, et ils ne pouvaient
pas ne pas être, vu qu'ils sont fondés en
nature. Tout ce qu'on peut remarquer, c'est que l'un
semble plus facile, et l'autre plus grand.
L'idéalisme paraît plus grand, parce
qu'il s'adresse surtout à l'intelligence, à
l'imagination créatrice, et qu'il fait produire
pensées qui ont au moins servi à
élever l'âme de l'artiste, quand elles
n'auraient pas encore réussi à trouver leur
expression pour les autres, but qui, d'ailleurs,
s'atteint longtemps avant la perfection des formes.
Le naturalisme, au contraire, s'adressant tout
spécialement à l'instinct d'imitation, et
n'appelant que beaucoup plus tard l'exercice de
facultés plus généreuses,
paraît d'une nature moins relevée. On serait
aussi tenté de trouver l'un plus libre et l'autre
plus servile. Mais ces distinctions seraient
superficielles et fausses; car, comme nous le verrons,
les deux méthodes ne peuvent guère
être ainsi séparées que par
abstraction, et elles se mélangent
forcément jusqu'à un certain point, ce
à quoi l'on pouvait s'attendre, puisqu'elles
procèdent d'ailleurs du même besoin, le
besoin du beau.
Mais laquelle est la plus naturelle, la plus facile?
II y a deux réponses à faire. Absolument
parlant, il est incontestable que le naturalisme ne
s'imposant pour son début que la copie graduelle
des objets qui tombent sous les sens, se donne une
tâche infiniment plus simple que l'idéalisme
; qu'il est plus adapté à la faiblesse,
plus facile en un mot. D'autre part, si l'on se rappelle
que tous deux sont des moyens pour arriver à la
création du beau, c'est-à-dire d'un
mélange d'idéal et de naturel., et si l'on
se demande lequel a le plus de chances d'arriver au but,
lequel, sous ce point de vue, y mène le plus
facilement , alors ce pourrait bien être la
réponse contraire. Celui des deux , et c'est
l'idéalisme , qui aborde en principe la plus
grande difficulté, la représentation de la
partie immatérielle, supra-sensible, risque moins
de l'oublier ensuite, ou de s'en distraire, ou de la
méconnaître même à travers les
préoccupations du travail technique , et les
labeurs du procédé.
Mais je crois entendre l'objection. N'est-ce pas une
souveraine illusion que de vouloir débuter par
l'inaccessible? Quand est-ce jamais qu'on enfonça
le coin par le plus large côté? Comment
pouvez-vous croire cela possible?
Nous le croyons possible, clans le domaine de l'esprit,
d'abord parce que historiquement cela est. C'est à
leur origine que les peuples ont résolu les
questions devant lesquelles reculent nos philosophes.
C'est à leur origine qu'ils ont eu des sages, des
prophètes , des législateurs , des
poètes , dont la portée a
écrasé d'avance tous les âges qui
devaient suivre. De même, pour rentrer dans notre
sujet, c'est à son début que l'art
chrétien s'est proposé la tâche la
plus gigantesque, qu'il a abordé de front les
problèmes les plus effrayants que l'art ait
à résoudre. On peut donc bien poser en fait
que c'est toujours en commençant que
s'entreprennent les choses qui étonnent le
monde.
Nous le croyons , en second lieu , parce que
psychologiquement cela doit être. Dans le domaine
de l'esprit il semble que ce soit la loi d'aller du grand
au petit, du difficile au simple. C'est peut-être
un paradoxe, ce n'en est pas moins une
vérité.
Demandez-le à ceux qui ont vécu.
Dites-le-nous grands hommes ! quand est-ce que vous avez
été le plus réellement grands?
N'est-ce pas quand vous n'étiez que jeunes hommes?
N'est-ce pas à votre entrée dans la
sphère des intelligences que vous y avez
volé à plus grande aile? N'est-ce pas dans
les veilles ardentes de votre forte jeunesse, que votre
oeil plein d'éclairs a mesuré le plus
d'espace, et préparé la pâture
à tout votre avenir ? Hélas, combien
d'années de vos élucubrations
ultérieures donneriez-vous contre quelques-uns de
ces magnifiques élans, de ces idées de
génie qui jaillissaient de vos vingt ans ?
Ce n'est donc pas un reproche philosophique à
faire à l'idéalisme que de le voir
procéder du difficile au facile, car il
procède aussi suivant une loi naturelle, mais
seulement d'un ordre supérieur.
Nous en avons assez dit sur le point de départ
de nos deux principes. Il nous reste deux choses à
faire . les suivre dans leur développement, et les
juger.
Leur développement, comme nous l'avons
annoncé, tendra à diminuer toujours plus la
distance qui les sépare. Leur développement
est une convergence. Ils marchent à la rencontre
l'un de l'autre, et se proposent également
d'absorber leur contraire ou de se l'assimiler.
Mais tels que nous les avons pris d'abord y
peuvent-ils arriver? Soyons francs. Dans la rigueur des
termes, en prenant au pied de la lettre l'exclusisme
fondamental de chacun des points de départ, tel
que nous l'avons posé par l'abstraction, alors
non, résolument non. Non, il n'y a pas moyen de
sortir de l'idéalisme pour entrer dans le
naturalisme, ni vice versâ. Ils se sont
réciproquement étrangers,
impénétrables, incompréhensibles. Ce
sont deux sphères dont les circonférences
se ferment avant de s'atteindre, bien que leurs deux
rayons aspirassent à s'unir.
Non, l'idéalisme ni le naturalisme ne peuvent
se déduire l'un de l'autre; aucun d'eux ne
contient dans sa prémisse un germe qui puisse
donner son contraire pour conséquence. Si le
premier veut relever exclusivement de la matière,
et le second exclusivement de l'esprit, il n'y aura
jamais à espérer de les voir se donner la
main, ils ne le peuvent pas. La saine philosophie doit
renoncer à conclure l'invisible du visible, le
monde extérieur du monde de la pensée, la
matière de l'esprit, ou l'inverse, parce qu'aucun
des deux n'est ni un produit, ni une évolution de
l'autre. Reconnaissons ici le même problème,
et donnons-lui la même solution. Avouons que,
posés en face l'un de l'autre, comme se basant le
premier seulement sur la forme, le second sur
l'idée, quoiqu'ils tendent à se
réunir, ils ne le pourront pas.
Or le beau est au prix de cette fusion puisqu'il n'est
ni une idée pure, ni une forme morte, comme nous
l'avons déjà souvent
répété, mais une combinaison, un
composé né de leur pé
nétration mutuelle. Signalons donc, pour
n'être pas systématiques et faux, que, dans
la réalité des choses, aucun des deux
principes n'a jamais pu supplanter complétement
son antagoniste; qu'ils ont toujours vécu en
même temps, concurremment, et malgré qu'ils
en eussent; qu'ils sont condamnés à se
trouver toujours en lutte , et qu'étant immortels
tous les deux , ils ne peuvent que se terrasser
momentanément , mais en dépit des plus
terribles coups de massue se relèvent chacun
à leur tour, comme les guerriers scandinaves dans
les joûtes toujours renaissantes du Walhalla. Ainsi
l'essor le plus brillant, ou le triomphe le plus brutal,
ne peuvent assurer que la prédominance de l'un,
mais jamais l'ex-termination de son adversaire, et un
changement de fortune, un flux ou un reflux du monde de
la pensée, ramèneront bientôt dans le
ciel de la gloire l'astre rival un instant
éclipsé.
Et dans l'artiste lui-même,
considéré comme individu, qu'il arbore les
couleurs de l'idéalisme, ou qu'il vogue sous le
pavillon opposé, ou même, qu'en hardi
écumeur il ne fasse flotter à ses
mâts aucune bannière et ne blasonne d'aucun
écusson ses fiers canons de bronze, toujours il
aura en lui quelque chose de commun avec tous, jamais il
ne pourra répudier complétement une partie
de lui-même au profit d'une autre partie de
lui-même, quelque énergiquement qu'il le
voulût. 11 ne pourra pas, même en s'acharnant
en faveur du naturalisme, n'avoir pas quelque lueur
idéaliste ; même en combattant avec fureur
pour les sens, pour la forme, pour la matière, ne
pas éprouver parfois quelque vague ressouvenir de
besoins plus timides, mais plus relevés et plus
purs.
Ou s'il le peut, tant pis, car on peut bien se rendre
aveugle pour nier la lumière. Mais qu'importe au
soleil ? II brille quand même. L'idéalisme
et le naturalisme coexistent dans la faculté
esthétique de chaque individu, à peu
près comme l'âme et le corps dans l'individu
lui-même. Et pourtant , quelle prodigieuse
opposition d'opinion sur leur propre nature, dans
manque une
ligne
uns à force de se plonger dans la
matière, de vivre par les sens et pour les sens,
et d'obscurcir le rayon divin, la divinoe particulam
auroe, sont arrivés à ne plus voir sa
flamme vacillante, et ils ont nié leur âme.
D'autres, à force de vivre par la pensée,
de s'élever hors du monde des sens et de planer
dans les subtiles régions de la spéculation
ou de l'extase , ont cru sentir mourir leur partie
matérielle, et ils ont douté de leur corps.
Leur erreur est bien différente, l'une est bien
plus belle que l'autre, mais néanmoins tous ont
tort.
Donc mélange et rapprochement
nécessaire. Nous n'en voudrions d'autre preuve que
le mot resté dans la langue, et que chaque artiste
s'approprie pour désigner son plus haut but, le
degré le plus élevé de perfection
qu'il conçoit, le rêve qu'il caresse, le
dernier terme , le sommet qu'il propose à ses
efforts . chacun appelle cela son idéal. Ce mot
n'est qu'un vague reflet de l'idéalisme, car les
artistes qui dévouent toutes leurs forces au
service du naturalisme le plus bas, les Caravage, par
exemple, ou les Pierre de Cosimo, qui placent le beau
dans l'imitation la plus exacte des objets, tout
grossiers ou ignobles ou abjects qu'ils soient, appellent
aussi cela leur idéal. II ne faut donc pas donner
à ce mot plus de valeur qu'il n'en a. Mais pas
moins il nous semble révéler une
étincelle égarée de la
vérité, un pressentiment confus de ce qui
doit être, même dans les plus
aveuglés.
Peut-être le but suprême est-il
l'équilibre ? Peut-être la perfection de
l'art est-elle dans le partage égal des deux
natures? Peut-être l'art qui plonge ses racines
dans le ciel, et celui qui les fixe à la terre, se
trompent-ils tous deux? Considérez de plus
près le végétal, il ne fait ni comme
l'un, ni comme l'autre. Deux systèmes
opposés, renversés en quelque sorte, se
croisent dans ses tissus, et se pénètrent
pour le constituer. Le tronc, être complexe et
pourtant unique, le tronc qui est le vrai
végétal s'épanouit par les
extrémités dans deux régions et
puise sa vie à deux sources. Par son feuillage,
racines aériennes, il plonge dans le libre espace
pour y aspirer le vent et la lumière, le fluide
électrique, son principe idéal pour ainsi
dire ; par ses racines , feuillage souterrain, il plonge
dans le sol fécond pour y aspirer la sève ,
et l'élément robuste de la
réalité. Ne touchons-nous pas à un
mystère? Toute existence n'est-elle pas semblable
au végétal? N'est-ce pas peut-être la
condition de toute vie dans ce monde , que d'être
composée de deux substances, et que de s'abreuver
à deux fleuves, l'un ! qui jaillit de la TERRE,
l'autre qui descend du CIEL?
C'est ce que nous ne voulons pas résoudre ;
mais qu'une formule appuie et complète notre
image. Leibnitz a défini le génie : la
puissance de voir toujours l'abstrait dans le concret, et
le concret dans l'abstrait. Ceci est le génie
philosophique. Le génie des arts ne serait-il pas
la puissance de voir toujours l'idéal dans le
réel et le réel dans l'idéal ?
Toutefois si cette unité est le but, elle est
aussi le terme auquel il est bien rare d'arriver, et la
conciliation théorique n'empêche pas
l'opposition de fait de nos deux tendances. On a dit
souvent qu'on avait les défauts de ses
qualités. C'est parfaitement vrai. Dans un
bouquet, chacun est surtout charmé par une fleur.
Dans un résultat complexe, chacun insiste surtout
sur une des choses qui doivent s'y. trouver ; et pour
obtenir cette chose essentielle, il force la mesure dans
ce sens. Crainte d'oublier son favori dans
l'héritage , il penche à le faire
légataire universel. Pour ne pas manquer de lui
donner quelque chose, il va quelquefois jusqu'à
lui donner tout.
Cela explique la prédominance de
l'idéalisme ou du naturalisme, suivant l'esprit de
l'époque ou de l'individu. D'autant plus que
chaque tendance a des titres spéciaux à la
faveur. Chacune a des ressources particulières ;
chacune a son côté fort, et aussi son
côté faible, et l'on comprend que le
procès soit très-différemment
jugé.
Au naturalisme appartient la richesse du monde
extérieur, avec sa diversité infinie, la
couleur, le mouvement, le relief, l'énergique
réalité, et, à son plus haut
degré, la passion. Son écueil toujours
menaçant, celui sur lequel il vient donner
à son apogée, c'est le matérialisme
grossier, la brutale domination de l'homme de la chair,
enfin l'extinction totale de l'esprit dans les
inspirations de la débauche et les raffinements
hideux de l'impureté.
Le naturalisme prend l'homme comme forme , comme la
plus belle des formes, et il aime à la peindre
dans le moment où elle déploie le plus de
puissance. La passion élève l'animal
à sa plus haute expression. Le jeu des muscles,
l'éclat de la couleur, les éclairs qui
jaillissent de tout l'être enflammé, le
rendent alors admirable pour L'art. L'homme, le
couronnement de.la forme animale, porte ce genre de
beauté à une hauteur proportionnée
à sa supériorité. Rendre ce
moment-là de la forme est le chef-d'oeuvre du
naturalisme.
Ce n'est pas seulement l'âme qu'il sait
exprimer, mais ce que j'appellerai le principe vital, ou
s'il était permis de revenir aux trois âmes
d'Aristote, ce serait l'âme physique, l'âme
des sens. La passion qu'il comprend, c'est celle qui
réside dans le sang, celle de l'esprit des nerfs,
comme dirait Kerner; en un mot celle que nous partageons
avec les animaux, non celle qui caractérise
l'homme. C'est la colère , par exemple , la
fièvre (lu combat ou l'abattement de la
souffrance, la douleur ou le plaisir, l'effroi ou
l'ardeur, la jalousie ou l'amour, la haine ou la
volupté, en un mot tous les appétits.
Le naturalisme est donc l'idéalisation de la
partie terrestre de l'homme, l'idéalisation de
l'homme comme roi des animaux. Mais ce qui est
spécial à l'homme, mais l'espèce de
passions que lui seul sur la terre ressent, les hautes
passions de l'âme, sont au-dessus de son domaine,
il ne les comprend pas.
Variété, richesse, éclat,
plasticité, mouvement, en résumé
toutes les qualités des objets sensibles, telles
sont les ressources qui lui appartiennent. II est
fondé sur l'observation, et a toute la
solidité du réel, mais quelquefois aussi
tout son prosaïsme.
L'idéalisme, au contraire, tendra à manquer
de tous ces mérites; il sera peut-être
faible de couleur, semblera timide, uniforme dans sa
composition , peu hardi dans son dessin , pauvre de
mouvement, de passion, d'action. Mais en revanche, flots
de poésie dans les traits d'un visage ; profondeur
d'expression dans un air de tête ou dans une
attitude; élan d'amour ineffable dans un regard;
richesse infinie dans des lignes imperceptibles;
variété qui ne concerne que les mouvements
de l'âme, et qui se cache aux yeux des profanes
sous la monotonie apparente de la composition :
voilà ce qu'on trouvera chez lui, et en
abondance.
Né de la. contemplation, l'idéalisme en
conserve la sérénité. Les choses
n'apparaissent devant lui que pour donner leur
idée. Le drame, l'action elle-même, s'il en
représente, doivent laisser dégager avant
tout leur signification secrète. Il faut pour cela
un grand calme. D'ail leurs son but est de ravir
l'âme, de la détacher des sens, et l'action
dramatique y ramène. II y aura donc chez lui
dédain de tout ce qui pourrait distraire,
éloignement des accessoires, de l'éclat, du
bruit, du mouvement, qui risquent de retarder ou
d'égarer l'esprit qui contemple. La pensée
veut parler à la pensée, l'âme de
l'artiste à l'âme du spectateur. Tout ce qui
pourra simplifier le rôle de la matière, et
grandir celui de l'esprit, sera accueilli et
recherché.
Son écueil sera l'absence de base
réelle, le sacrifice, l'appauvrissement successif
de la forme, enfin son évanouissement complet dans
un art devenu un pur symbolisme.
A son extréme, le naturalisme risque de mourir
de corruption, et l'idéalisme
d'exténuation. L'un, comme un corps d'où le
principe spirituel se retire, est menacé du sort
des cadavres décomposition putride, et retour aux
éléments. L'autre, comme une âme qui
n'a pas voulu accepter les conditions de l'existence et
de la manifestation dans le monde réel, sera
ravé de la terre, et condamné à se
perdre, inquiet et insaisissable, dans les régions
sans vie de l'abstraction.
On le voit, en fait d'art, une condamnation fatale
semble attachée à l'exclusion d'un des deux
principes. Chacun a sa valeur, chacun tient sa place.
Maintenant l'un des deux méritet-il la
prééminence? troisième et
dernière question qui va nous occuper, et qui
terminera notre sujet.
III.
C'est le moment lecteur de vous remémorer notre
avertissement préliminaire. La question de la
prééminence de l'idéalisme sur le
naturalisme, ou l'inverse, ne peut se résoudre
qu'en remontant plus haut. Les problèmes d'art,
nous l'avons démontré, débordent
leur sphère, et celui-ci est un des plus
sérieux. II faudra donc nous suivre dans de plus
délicates considérations; au reste nous
serons courts.
La question a deux faces, l'une absolue, l'autre
particulière posée pour l'art en
général, ou posée pour l'art
chrétien. Examinons-la sous ce double point de
vue.
D'abord généralement. -- La
réponse est facile. Avouons qu'en cette
matière un jugement absolu, auquel tout le monde
se range, est impossible. Déjà ceux qui ont
lu ces pages ont, sans s'en douter, fait leur choix, et
probablement les uns ont dit idéalisme, les autres
ont dit naturalisme. Et il ne saurait en être
autrement.
En effet, au-dessous de cette opposition d'art, il y a
une opposition psychologique sur laquelle la
première repose comme sur sa base. Nous en avons
déjà donné les
éléments.
Pour ne pas revenir sur nos propres paroles, nous
renvoyons à ce que nous avons exposé
précédemment ', sur les deux genres
d'esprits qui se partagent la race humaine, et qui
caractérisent alternativement les périodes
des peuples et des individus. Vous le savez, les uns
penchent vers le visible, les autres vers
l'invisible. Les uns disent surtout : Nature; les
autres disent surtout: Dieu. Des deux voix qui chantent
dans leur âme, les premiers écoutent la plus
bruyante , les seconds la plus profonde. Et ces deux voix
qui luttent dans l'homme sont l'écho (le la guerre
éternelle qui reparaît partout dans la
création ; c'est le FINI et l'INFINI
Offrez maintenant à ces deux races d'hommes la
question de l'idéalisme et du naturalisme. Ne
sentez-vous pas qu'elle est déjà
décidée ? N'y a-t-il pas une sympathie
préétablie entre l'infini et
l'idéalisme, entre le naturalisme et le fini? Le
choix n'est donc pas douteux; chacun donnera une palme
différente, et ces couronnes opposées
feront un mutuel défi.
Pourtant il y a mieux à faire selon nous. Le
meilleur choix n'est ni d'exclure l'idéalisme, ni
de répudier le naturalisme. Le meilleur choix
c'est de les choisir tous les deux. Acceptons-les l'un et
l'autre, car ils sont également fondés en
nature. Acceptons-les à la fois , et faisons-leur
à chacun leur place.
Mais en les acceptant, ne faudrait-il pas les
subordonner? Quoique tous deux nécessaires, ne
sont-ils pas dans le rapport de plus parfait à
moins parfait? Voilà le point délicat,
voilà précisément où les
esprits se séparent, et des clameurs vont
s'élever contre nous quelque parti que nous
prenions. Toutefois nous rie reculerons pas, et nous nous
prononcerons hardiment pour l'affirmative. Oui, il nous
semble qu'on doit refuser de mettre sur le même
rang l'idéalisme et le naturalisme. Oui , il nous
semble que, bien que la tête et le corps aient
besoin l'un de l'autre, l'uni cependant est la
tête, et l'autre n'est que le corps. Nous ne
balancerons donc pas, au point de vue philosophique,
à établir leur subordination'.
Qu'on ne prétende pas nous trouver en
contradiction. Subordonner n'est pas sacrifier. Nos deux
principes ont tous deux leurs droits de l'homme, leurs
droits à l'existence, à la justice et au
respect. ils sont égaux devant la loi; mais l'un
peut être maître, l'autre serviteur; l'un
peut être appelé à guider, l'autre
à obéir.
Néanmoins n'espérons pas ramener tout le
monde à notre avis. Rappelons-nous qu'il y a
toujours eu une foule de gens qui ont
décidé de bonne foi pour les membres contre
l'estomac. Ainsi soyons modérés, et pour ne
blesser aucune opinion , livrons cette pensée sans
autre apologie, à la méditation et au
jugement du lecteur impartial.
Si nous transportons le débat dans l'art
chrétien, la question prend un caractère de
gravité tout autre. De psychologique qu'elle
était, elle devient presque religieuse ; nous
voulons dire (et qu'on y prenne garde pour ne pas
dénaturer notre pensée que les raisons
déterminantes du choix sont encore plus
intérieures que clans le cas
précédent, et qu'elles dépendent (le
causes plus secrètes.
Il y aurait bien des pages à faire sur ce seul
sujet, mais le temps nous presse, et nous ne disposons
que de quelques lignes. Peut-étre, au fond, cela
n'en vaut-il que mieux. Ceux que cette question attire,
en auront assez pour exciter leurs réflexions ; et
pour ceux auxquels elle est indifférente, nous
aurons toujours été assez longs.
Le peintre, le sculpteur, rte sont pas rien que
peintre et sculpteur. L'artiste, avant d'être
artiste, est homme. Ce qui remue l'homme, ce qui
l'émeut, le passionne ou le bouleverse, agit
médiatement mais certainement sur l'artiste. Or ce
qui influe le plus sur l'homme , c'est sa manière
de comprendre le rôle de l'homme, c'est
l'idée qu'il se fait de lui-même, de la vie
et de Dieu. Ce sont tout autant de questions, que la
grande masse des hommes ne se posent pas, il est vrai,
mais auxquelles instinctivement ils ont fait la
réponse, Tout effet atteste invinciblement une
cause ; toute vie se déploie d'après un
principe, fût-il inconnu. Ce principe, c'èst
notre réponse même. Nous le
répétons, cette réponse part
rarement de la bouche, elle ressort toujours de la
vie.
A cette énigme toujours ha même, chaque
religion apporte sa solution. Toute religion, de
façon ou d'autre, contient ha grande:
réponse. Entre toutes, le christianisme la fait de
la manière ha plus précise, ha plus
catégorique, ha plus exclusive. Point (l'ambages,
il veut tout l'homme ou rien. Permis de le rejeter, ruais
en bloc. II défend le partage.
Cela étant, le choix est offert à
l'artiste, comme à tout homme. Il n'y a que deux
issues : oui ou non ; il doit choisir. Mais que nous
renfermons-nous dans l'individu? C'est l'art tout entier
auquel est proposée l'alternative,, ou
plutôt c'est l'humanité. L'art n'existe pas
a part. 11 est une des voix , une des expressions de la
pensée intime: des époques Il est un miroir
dans lequel, eu ne cherchant qu'un (les traits d'un
peuple ou d'un siècle, on peut lire aussi cous les
autres. L'art , comme on le voit , n'est pas
indépendant. L'humanité dicte ; l'art
écrit. L'hurmariité va; l'art suit.
Si donc l'humanité choisit le christianisme,
alors c'est bien l'idéalisme qui fera le
caractère de l'art. Car qu'est-ce que le
christianisme? La lutte de l'esprit contre la chair, la
défaite de ha matière et le triomphe de
l'invisible. Et qu'est-ce que l'idéalisme?
Précisément ha même chose, dans le
domaine de l'art.
Or c'est ce choix qu'elle a fait. Pendant des
siècles, ha foi fut avouée pour la
première chose de ha vie ; le Christ pour le
sublime idéal, pour la souveraine source (lu beau,
comme du bonheur; les tableaux d'autel, ha
représentation (1u Sauveur, des apôtres, du
paradis , pour le plus grand plaisir, comme pour le
premier intérêt du monde.
Mais après le divin, l'humain se fit jour. Le
monde réclama. On se lassa du ciel. Blasés
sur l'adoration , les peuples changèrent de culte.
Le besoin d'activité, de passion, d'examen, tous
les besoins humains, en un mot, se
réveillèrent. Après ha prière
et l'extase, vint ha vie politique et sociale.
Après le ciel , ha terre. Après ha foi en
Dieu, ha foi en l'homme, Après les rêveries
de l'adolescence, ha vie positive. Après
l'époque où le christianisme est tout ,
l'époque où il n'est plus que quelque
chose. Après ha bordée de l'infini (si l'on
nous permet de rappeler cette image que nous ,avons
employée ailleurs, ha bordée du fini. Ou,
pour tout dire en un seul mot, après l'homme
surnaturel , l'homme naturel. C'est là
l'explication du naturalisme dans l'art chrétien ;
c'est là le mot du quinzième
siècle.
N'y a-t-il rien ha de nécessaire? n'est-ce
qu'une chute, une apostasie de l'humanité ? Non ,
il y a une explication plus profonde de ce mouvement ; il
y a une explication providentielle. L'un des deux
principes régnait seul ; il n'y avait pas combat.
11 lui a été suscité un adversaire.
Cette simultanéité est destinée
à relever ha dignité humaine. N'est-ce pas
toujours, dans le domaine de l'art , comme dans celui de
ha religion , n'est-ce pas toujours l'offre au choix, ha
possibilité de prendre une voie ou ha voie
opposée, qui constitue notre LIBERTÉ ?
De ce point de vue plus haut, nous rétractons
le mot maudire, que nous avons prononcé ailleurs
sur cet abandon de l'inspiration chrétienne. On ne
maudit plus, mais on peut pleurer. Une grave et sainte
tristesse émeut le coeur en reconnaissant que
l'esprit défaille et que le visible triomphe ;
mais il reste une consolation austère, c'est
l'espérance que l'esprit renaîtra. ,
' Trancherons-nous décidément ha
question de l'idéalisme ou du naturalisme dans le
inonde chrétien ? Mais nous venons de le voir,
c'est faire le procès à l'humanité.
Celle-ci a modifié sa croyance et changé
son point de vue, cela est certain. Erre-telle, ou
voit-elle plus juste? C'est ce que chacun
décidera.
Nous aimons mieux retourner le problème sous un
autre aspect. Qu'on y réfléchisse bien, et
l'on trouvera peut-être la connexion de ha question
que nous allons faire avec celle qui nous occupe. - La
terre a-t-elle sa valeur et son but cri ellemême ?
Ou n'est-elle qu'un vestibule, une antichambre du
ciel
Dans le premier cas , le naturalisme a son fondement
philosophique , sa base solide et incontestable. - Dans
le second cas, c'est l'idéalisme qui a raison et
qui est le mieux fondé.
Swedenborg a dit un mot profond : L'homme est toujours
tel que son amour. 11 a dit vrai , et c'est pourquoi ceux
qui vivent les yeux tournés vers le ciel, et ceux
qui prennent la terre pour patrie, ne pourront jamais
s'entendre pour la palme. L'homme CÉLESTE et
l'homme TERRESTRE sont antipathiques entre eux, cela se
conçoit.
Mais peut-être y a-t-il un tiers parti, celui de
l'homme RÉEL, avec ses élans et ses
faiblesses, avec son instinct divin et son instinct
humain, qui voudra les deux arts, parce qu'ils
répondent chacun à un de ses besoins ; qui
ne pouvant ni se soutenir toujours dans le ciel, ni
s'absorber éternellement dans la matière,
passera de l'un des arts à l'autre, et appellera
chacun des deux alternativement ; qui demandera d'autres
livres à côté des livres religieux,
d'autres sujets d'art à côté des
sujets de foi, mais qui saura avec humilité y
reconnaître une concession à sa pauvre
nature, et maintiendra toujours les premiers au rang
supérieur qui leur est dû.
H.-F. Ai"EL.