D'Amiel à Vigny, de Benjamin Constant à
Maine de Biran, de Julien Green à Michel Leiris,
ils sont tous pareils, les diaristes, à
l'exception éclatante de Stendhal :des êtres
frileux, que la réalité extérieure
effraie, et qui se réfugient dans la chambre close
de leur journal intime pour résister à un
environnement jugé hostile. Retrait, repli,
secret, solitude : ils ne sortent pas de ce territoire
protégé qu'ils se sont
aménagé en marge de leur vie
professionnelle, sociale, voire conjugale.
Un des principaux mérites du travail de Michel
Braud est l'abondance des citations, qui font
apparaître le journal intime comme une
activité de substitution nécessaire
à ceux qui portent le deuil de leur propre
existence. Ils consignent leur mal de vivre dans des
pages à peine écrites, monotones, un peu
grises, qui tiennent de la plainte, du dépit, de
la récrimination, et leur servent de revanche
contre leur incapacité à s'insérer
dans le monde.
Braud est un bon représentant de la nouvelle
critique universitaire, obsédée par la
crainte de n'être pas assez « scientifique
«. Des faits, rien que des faits, dûment
prouvés. Ce qui aboutitparfois à de
délicieux truismes : « Le journal
s'arrête essentiellement de deux façons ;
par décès du diariste ou par suspension de
l'écriture. » Adieu les idées vives et
brillantes où s'illustraient les TThibaudet, les
Jean Rousset, les Marthe Robert, les Starobinski. M. de
La Palice a pris le relais. Michel Braud écrit
bien, claire-ment, sans jargon, c'est déjà
beaucoup. Dommage qu'il se montre si timide, dès
que lui manquent ces fameuses preuves. Par exemple, il
suggère que si le journal intime ne s'est
développé qu'à la fin du
XVIIIème siècle, c'est parce qu'alors le
sujet a commencé à se penser comme individu
fini, « dépris d'un ordre cosmique ou
religieux ». Il est significatif que cette remarque,
très intéressante, soit rejetée en
note.
La partie la plus remarquable du livre est la
dernière, où l'auteur s'interroge sur les
rapports entre la prolifération, à notre
époque, des diaristes (Guibert, Bobin, Ernaux,
Juliet, Matzneff, Claude Mauriac...) et la crise du
roman. « C'est une grande faiblesse que de tenir son
journal au lieu d'écrire des oeuvres »,
disait déjà Drieu la Rochelle. Un esprit
aussi aigu que Roger Caillois professait la même
conviction, partagée par Proust et par Gracq. Pas
de construction dramatique, sommeil de l'imagination,
platitude voulue du langage : de plus en plus,
aujourd'hui, le journal intime cesse d'être une
protestation contre le monde pour devenir simplement un
aveu de paresse, de renoncement à créer.
Capitulation d'artiste, non plus exploration têtue
de soi. En étendant cette réflexion, on
pourrait se demander si l'autofiction, cette extension
romanesque abusive du journal intime, n'est pas autre
chose que l'effort impossible de donner un statut
littéraire à un genre qui en est par
essence dépourvu.
DOMINIQUE FERNANDEZ
Nouvel Observateur du 9-15 mars 2006
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