LA FORME DES JOURS

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Pour une poétique du journal personnel
www.seuil.com
JANVIER 2006
par Michel Braud,
maître de conférences à l'Université Bordeaux-III
ISBN 2.02.081847.7

D'Amiel à Vigny, de Benjamin Constant à Maine de Biran, de Julien Green à Michel Leiris, ils sont tous pareils, les diaristes, à l'exception éclatante de Stendhal :des êtres frileux, que la réalité extérieure effraie, et qui se réfugient dans la chambre close de leur journal intime pour résister à un environnement jugé hostile. Retrait, repli, secret, solitude : ils ne sortent pas de ce territoire protégé qu'ils se sont aménagé en marge de leur vie professionnelle, sociale, voire conjugale.

Un des principaux mérites du travail de Michel Braud est l'abondance des citations, qui font apparaître le journal intime comme une activité de substitution nécessaire à ceux qui portent le deuil de leur propre existence. Ils consignent leur mal de vivre dans des pages à peine écrites, monotones, un peu grises, qui tiennent de la plainte, du dépit, de la récrimination, et leur servent de revanche contre leur incapacité à s'insérer dans le monde.

Braud est un bon représentant de la nouvelle critique universitaire, obsédée par la crainte de n'être pas assez « scientifique «. Des faits, rien que des faits, dûment prouvés. Ce qui aboutitparfois à de délicieux truismes : « Le journal s'arrête essentiellement de deux façons ; par décès du diariste ou par suspension de l'écriture. » Adieu les idées vives et brillantes où s'illustraient les TThibaudet, les Jean Rousset, les Marthe Robert, les Starobinski. M. de La Palice a pris le relais. Michel Braud écrit bien, claire-ment, sans jargon, c'est déjà beaucoup. Dommage qu'il se montre si timide, dès que lui manquent ces fameuses preuves. Par exemple, il suggère que si le journal intime ne s'est développé qu'à la fin du XVIIIème siècle, c'est parce qu'alors le sujet a commencé à se penser comme individu fini, « dépris d'un ordre cosmique ou religieux ». Il est significatif que cette remarque, très intéressante, soit rejetée en note.

La partie la plus remarquable du livre est la dernière, où l'auteur s'interroge sur les rapports entre la prolifération, à notre époque, des diaristes (Guibert, Bobin, Ernaux, Juliet, Matzneff, Claude Mauriac...) et la crise du roman. « C'est une grande faiblesse que de tenir son journal au lieu d'écrire des oeuvres », disait déjà Drieu la Rochelle. Un esprit aussi aigu que Roger Caillois professait la même conviction, partagée par Proust et par Gracq. Pas de construction dramatique, sommeil de l'imagination, platitude voulue du langage : de plus en plus, aujourd'hui, le journal intime cesse d'être une protestation contre le monde pour devenir simplement un aveu de paresse, de renoncement à créer. Capitulation d'artiste, non plus exploration têtue de soi. En étendant cette réflexion, on pourrait se demander si l'autofiction, cette extension romanesque abusive du journal intime, n'est pas autre chose que l'effort impossible de donner un statut littéraire à un genre qui en est par essence dépourvu.

DOMINIQUE FERNANDEZ
Nouvel Observateur du 9-15 mars 2006