Des trois plus grands écrivains suisses de langue
française, les deux autres étant le Bernois
Béat de Muralt, seul classique de cette double
appartenance, et le Vaudois Charles-Ferdinand Ramuz entre
lesquels dans le temps, plus près du second, il
vient se placer, le Genevois Henri-Frédéric
Amiel est de loin le plus grand sans doute. Je ne veux
ici nommer Rousseau, genevois autant que lui sinon plus,
comme il n'était pour cela suisse, Genève
de son vivant ne l'étant en rien encore, et ni
Constant, réfugié huguenot à
Lausanne. Cette grandeur et cette
supériorité, même si ce qu'il a
publié ne mérite le dédain qu'on en
a conçu (Roulez, Tambours! par exemple
figure parmi les plus beaux poèmes jamais
écrits et sa musique, dictée par lui, parmi
les plus belles et surtout convenables à un texte
jamais trouvées), viennent toutefois de son
uvre secrète, le Journal, qui les
prouve définitivement, comme on le voit
aujourd'hui seulement paraître en son entier, cent
ans après la mort de l'auteur, ce qui est le lot
des plus grands, le duc de Saint-Simon, Joubert, une
poignée d'autres.
Il est assez inimaginable aujourd'hui qu'Amiel n'ait eu
le soupçon de l'immense valeur "littéraire"
de ce Journal (ou du moins à sa lecture même
semble ne l'avoir eu sinon à la fin par instants
et faiblement), ni qu'on finirait bien un jour par le
déterrer et mesurer cette valeur. Il n'alla point
toutefois jusqu'à le détruire, puisqu'au
contraire il l'enterra, savoir en fit une liasse
ultra-soigneuse, confia par testament cette liasse
à des mains sûres et surtout eut le courage
ou faut-il dire simplement le bon réflexe de n'en
rien retrancher de ce qui s'y pouvait trouver de trivial,
qualité de l'air, du ciel, couleur du temps,
lettres reçues et écrites, visites
reçues et faites, bulletin de santé aussi
dans les dernières années, ou de honteux,
pertes séminales etc., qui sont passages
bienvenus, rafraîchissants, aérateurs et en
même temps ramenant sur terre, faisant reprendre
terre entre deux envolées métaphysiques
asphyxiantes, authentiquant et incarnant ces
envolées. Si Amiel n'a pas su sentir, dans le
temps qu'il écrivait, l'extraordinaire de ce qu'il
écrivait, c'est apparemment qu'il pensait encore,
comme tenant des Anciens plutôt que des Modernes
dans la fameuse Querelle, en termes de genres, et ne
parvenait à voir dans le genre journal
un genre possible.
Comment pourtant n'avoir le soupçon que ce
à quoi l'on se consacre jour à jour
au détriment de tout le reste ou presque vaincra
le temps? Nous pauvres bouches cacophoniques
prétendrions aux siècles faire dresser les
oreilles et le seul
Henri-Frédéric-Bouche-d'Or eût
douté de le pouvoir? Il y a là quelque
chose qui blesse la raison. Le "cas Amiel" a beau
présenter quelque aspect pathétique
et après cela la légende marcher et broder,
je ne puis voir en cet homme, le dernier homme
peut-être, si peu de foi s'alliant avec tant
d'obscurcissement d'esprit.
Amiel n'était ce naïf que tant de têtes
positives se sont imaginé. Son "savoir prendre",
pour parler comme Joubert à propos d'Aristote,
était "universel". Habile à tous les jeux,
envisageant même toute entreprise comme un jeu et
par cela la menant à bien, il eût pu
conduire une armée (l'aveu teinté de regret
ici et là lui en échappe). Il ne l'a fait,
mais l'eût pu faire, seule l'occasion lui en a
manqué, tout comme ses plaintes sur lui-même
sont en vain, sinon que la guerre qu'on se livre à
soi, elles la portent hors de soi et par ce moyen qui est
celui du journal l'éteignent, et lui, l'auteur du
Journal, le sait bien, que c'est sa médecine, mais
feint le plus souvent de l'ignorer finissant même,
porté par son remède peu à peu
devenu drogue, par en perdre entièrement le
souvenir, où je pense à ce film de Nicholas
Ray Bigger than Life, en français
Derrière le Miroir.
La grande et même grossière erreur où
l'on est tombé touchant Amiel fut d'entrer dans le
jugement qu'il portait sur lui-même. Plus encore ce
fut d'y entrer sans prendre garde à son
extrême sévérité, qui devait
en dissuader. Car Amiel n'est un homme ordinaire, c'est
un homme supérieur et supérieur à
tous égards, que distingue entre de nombreux
traits dont il ne fait lui-même secret, qu'il
énumère même en les termes de
faculté éducative, puissance de divination,
spécialité de métamorphose, don
d'analyse et d'organisation, intuition de la vie animale,
force de réimplication et par-dessus tout, s'il
faut l'en croire, talent de dire les vers et la prose,
justement cette sévérité avec
laquelle il se jugeait. Mais les reproches qu'on se fait
ne grandissent les torts qu'on a, encore moins les
créent où ils ne sont pas. Peut-être
Amiel ne s'aperçoit-il timoré,
hésitant, procrastinant que comme Van Gogh un peu
plus tard ne saura s'apercevoir et se peindre qu'hagard,
halluciné, en un mot fou puisque tel est le mot
qu'on attend, à savoir sans fondement. Ils auront
supporté tous deux les conséquences
funestes de cet oeil peu serein dont ils se
considéraient, car le juge extérieur,
dès l'instant qu'il redoute de manquer des armes
propres à pénétrer le saint des
saints de son patient, n'a plus de repos que de s'emparer
de celles, pour en finir, que ce patient pointe sur
lui-même. Les lecteurs du Journal intime (ou
plutôt de ses premiers Fragments) ont à leur
grande honte et de lecteurs et de critiques comme lecture
non-critique n'est que ruine de la lecture adopté
sans autre examen ou presque l'idée que se faisait
de lui-même et confiait à ses pages le
journal-intimiste.
Quelle idée se faisait donc de lui-même
l'auteur du plus long à la fois et du plus riche
jusqu'à présent (car je gage que nous
allons encore sur ces chemins de bûcheronnage
au-devant de surprenantes découvertes) journal
intime que l'Europe nous ait donné? Une
idée peu flatteuse. Et que se reprochait-il?
Principalement de n'avoir produit. Mais voyez l'illusion
(l'ironie, eût-il dit lui-même, si la
curiosité l'eût pris de vérifier sur
sa propre personne cette fameuse loi qu'il appelait
d'ironie qu'il voyait s'appliquer partout)! Il s'adresse
ce reproche la plume à la main, et cette plume
bien que de loin on ne la trempe dans l'encre de ce seul
reproche, bien que de loin on ne la trempe dans celle des
seuls reproches en général, cette plume
courant devant elle sans repentir, mais inlassablement
revenant à ce reproche principal, va couvrir de
mots dix-sept mille pages. C'est-à-dire que
l'action même d'affirmer par écrit
l'impuissance où l'on est de créer va
réfuter splendidement cette affirmation.
J'écris au fond le Journal comme je ne trouve
l'audace d'écrire quelque chose qui fasse
uvre, et voici que ce Journal, mais ma myopie
m'empêche de l'apercevoir, forme d'écrire en
principe qui supprime le public, que je n'ai vraiment
choisie, vers laquelle plutôt m'inclinait une sorte
d'instinct obscur, voici que ce Journal va faire
uvre à ma place.
L'uvre de l'auteur vulgaire s'édifie tout
entier dans la lumière sociale pièce
après pièce, une pièce n'y pouvant
succéder à une autre sans que cette
lumière, qui est celle de la censure, ne l'ait
permis. L'uvre au contraire du journal-intimiste se
développe sans à-coups comme sans but,
spontanément, à l'abri de toute censure.
L'un s'use et s'affaiblit de sa nécessaire et
permanente publicité, l'autre s'augmente,
s'aiguise et s'affermit de son irresponsable, irredevable
progression dans l'ombre. Quand on rompit les sceaux de
ce journal parfaitement ignoré du vivant de son
auteur ou dont plutôt seuls trois intimes, un homme
paraît-il mais surtout deux femmes étaient
dans le secret, le monde des lettres fut
étonné. Il le fut tant qu'après cent
ans il n'est revenu de son étonnement. Le choc,
dirais-je, ne fut pas moindre que celui que je m'imagine
que produisit cinquante petites années auparavant
la découverte de la Chanson de Roland, sauf
qu'il se pourrait ici que mon imagination me jouât
des tours et qu'il valût mieux que je disse qu'il
fut plus grand, car qui se soucie des origines de
sa langue, tandis qu'à peine ici l'auteur venait
de mourir et que quoi mieux qu'un bon décès
tout frais sait exciter la veine fureteuse? Edmond
Schérer, qui fut un des premiers à en lire
le texte manuscrit (ou le tout premier partie de ce texte
remanuscrite d'une autre main), doit exprimer assez bien
l' impression que reçurent à la publication
alors d 'un maigre quarantième de ce texte dont il
se fit le premier introducteur ses tout premiers avides
lecteurs, et exprime mieux encore celle que nous recevons
aujourd'hui à la publication de son tout, quand il
écrit que "nous assistons ici à des
prodiges de la pensée spéculative
décrits dans une langue non moins prodigieuse"
.
Ce mot de "prodiges", si fort qu'il soit n'est point
exagéré, (Schérer au demeurant
était bien tout le contraire d'un critique
exagérateur), pas plus qu' il n'est
exagéré de qualifier de "prodigieuse" ou de
"non moins prodigieuse" la "langue" dans laquelle ces
"prodiges" sont "décrits". Il faut songer
toutefois à cet égard que l'
écrivain de sa pensée en l'écrivant
ne fait que la continuer, et donc que s'il y a eu prodige
en amont, il est à présumer qu'il y aura
prodige en aval. Mais qu'est-ce qui donne dans cette
pensée et dans cette langue, dans cette
pensée continuée en langue, le sentiment de
l'extraordinaire? Il n'est bien sûr aisé de
le dire, sauf que ce ne pourra qu'être le
même qui nous laissa muets d'admiration devant des
Montaigne, devant des Artaud, encore un, celui-ci, dont
non seulement le plus gros, mais le plus grand de
l'uvre ne nous est parvenu que longtemps
après sa mort. La seule différence est
qu'ici la surprise est plus grande, plus surprenante
encore en ce que peut-être tandis que d'Artaud,
pour prendre le cas d'Artaud, on s'attendait à
tout, on prévoyait moins chez Amiel qu'un
accroissement égal et même beaucoup plus
fort de la masse de ses pages connues nous le pût
changer et grandir tant.
Qu'est-ce donc qui frappe tout d'abord dans le Journal
d'Amiel? C'est, dirais-je, en premier, pour la
pensée l'infinie disponibilité des images,
images souvent si justes et inattendues qu'elles
provoquent chez le lecteur intérieurement
jubilation, puis extérieurement rire, franc rire,
et pour la langue l'infinie tout autant
disponibilité des mots qui traduisent ces images,
engendrant séries infinies. Clavier d'Amiel.
Amiel, prince des séries, nous promène dans
le royaume de la pensée, des images et de la
langue ainsi qu'un guide à qui tout le territoire
de ce royaume constamment est présent à
I'esprit. C'est une intelligence olympienne que rien
n'arrête, qui tout pèse et tout
équilibre aux plateaux d'une balance inexorable
parce qu'infaillible. Il faut dire aussi que cette
intelligence est née sous le signe zodiacal de la
Balance, que ce signe de plus à l'heure de sa
naissance est à l'ascendant, et qu'en cela non
plus il n'y a point de miracle. Pour le meilleur et pour
le pire, tout est Balance, ou si l'on veut, avec une
minuscule, balance en elle, et en même temps elle a
ce caractère de tout ce dont le signe solaire
ascend à la naissance qu'elle identifie un
jour et une vie, que chaque soir elle meurt pour chaque
matin renaître vierge et sans mémoire, et
cela, comme tout, Amiel le sait et le note, ce serait
d'ailleurs une vague explication possible de l'existence
du Journal, une vague clé possible aussi de ce
fascinant à suivre, inquiet et courantin
immobilisme de son auteur, où l'on voit
jusqu'à s'aveugler qu'il est bien difficile
d'entendre mieux un auteur qu'il ne s'était
entendu déjà lui-même. Quant à
ces mots, à ces oiseaux qu'avec tant de souveraine
habileté l'oiseleur Amiel oiselle, ils lui
viennent de toutes les compétences, de toutes les
spécialités, géographie,
ethnographie, physique, chimie, toujours sans peine et
toujours à la seconde exacte où pour
quelque surcroît de clarté le discours les
semblait appeler à l'aide. Au besoin même,
soit relativement souvent, comme les plus grands de ses
aînés, comme les plus grands et plus rares
de ses cadets, un Claudel par exemple, cet esprit encore
plus naturellement universel que lui, qui ne cite
plus ses sources parce qu'il les a bues, il
n'hésite pas, ces mots, à les créer
de toutes pièces. Amiel ne fut hélas
rencontré par Littré. Le chasseur de mots
n'eut le temps de rencontrer le forgeur de mots,
étant mort la même année que lui,
soit une année avant la première, timide
mise au jour de cette mine. Une comparaison me vient
à l'esprit: Goethe, et ce n'est pour ces
créations de mots dont Goethe eût
été largement incapable, comme il en devait
être largement effarouché et par suite
largement ennemi, mais plus généralement.
Amiel fut véritablement ce qu'on a
cru seulement que Goethe était et qu'il a
peut-être même travaillé
à ce qu'on le crût. Amiel ainsi serait
un Goethe en plus grand, d'abord parce qu'il vaut mieux,
ensuite parce qu'il écrit et pense dans une langue
qui vaut mieux, ce qui n'était,
étrangement, son avis.
Qu'est-ce qui frappe en second dans cet inconcevable
Journal? C'est le vaste de la pensée. Beaucoup,
énormément, de psychologie, à quoi
l'on s'attendait, comme le mythe s'en était
emparé, mais psychologie la plus fine,
impitoyable, comme au scanner, psychologie sur
soi-même et autrui et sur autrui comme miroir de
soi-même allant plus loin que jamais aucune
n'était allée, beaucoup aussi
d'esthétique à quoi l'on s'attendait moins
(et pourtant qui tiendrait compte des observations d'
Amiel en ce domaine apprendrait à écrire
par exemple), mais plus encore de métaphysique,
laquelle, elle, est regard ultime porté sur les
choses, qui ne les prend plus comme elles sont ou se
donnent ou s'entrecausent, mais comme par raison elles
doivent être. Les sujets seront ainsi multiples
à la fois et indifférents. C'est un ciel,
un paysage, une promenade dans ce paysage sous ce ciel,
c'est un morceau de musique de chambre (comme on ne
jouait en ce temps dans Genève guère, au
sens fort, que de la musique de chambre) qui a
frappé l'oreille et le cur (et tout comme
une promenade se trouve toujours être chez notre
auteur plus qu'une promenade un sourcilleux état
des lieux, arpentage ou relevé topographique, ce
même auteur aime et excelle à inventer et
à montrer l'action selon lui que n'importe
quel morceau de musique exprime, il nous dit par exemple
ne doutant de rien, comme s'il parlait de choses
évidentes, sans donc aucune précaution
oratoire, voici dans ce morceau le bal, puis voici la
rencontre, puis la conduite dans le parc, puis l'aveu,
puis le premier baiser, puis l'orage bien céleste
et physique, bien physiquement céleste, qui
éclate, enfin tout ce qu'on voudra). Tout est
passible chez lui de l'analyse, et non seulement tout et
n'importe quoi en est passible, mais tout y court comme
à son destin naturel. Prenons une séance de
comité (car Amiel, jaloux de donner de sa personne
et se faisant tout à tous, se trouvait un peu
malgré lui tenir entre ses mains le destin de
plusieurs sociétés influentes), ou prenons
de ces fameuses leçons académiques
quadri-hebdomadaires pour lesquelles il se faisait un
sang d'encre, ou encore une conversation ou une lecture,
tout cela rencontre un écho dans le Journal,
écho non point discret, lointain, mais
amplifié par rapport à la chose,
c'est-à-dire qu'on a le sentiment que rien de tout
cela ne serait sans cet écho, que cet écho
dans la caisse de résonance du Journal
prend la place de la chose même. Rien n'est
ou ne semble être aux yeux d'Amiel aussi longtemps
qu'on ne s'en est rendu compte, tout en-soi
est appelé chez lui à disparaître
dans un pour-soi. "Ma tendance naturelle, écrit
Amiel, est de tout convertir en pensée. Tous les
événements personnels, toutes les
expériences particulières ne sont que
prétextes à méditation, faits
à généraliser en lois,
réalités à réduire en
idées. Cette métamorphose est l'uvre
cérébrale, le travail philosophique,
l'opération de la conscience, laquelle est un
alambic mental. Notre vie n'est qu'un document à
interpréter, qu'une matière à
spiritualiser. Telle est du moins la vie du penseur
[
]. Il se considère comme un
laboratoire de phénomènes
[
]". On reconnaîtra dans ce passage
beaucoup de mots propres au discours alchimique. Celui
d'alambic bien sûr en est le plus
remarquable, bien qu'en réalité il ne joue
guère le rôle ici que d'un symbolique
indicateur du sens des autres. "Alambic d'Amiel",
machinais-je depuis un moment de placer à cet
endroit entre deux points pour faire pendant sinon
répons à mon "clavier d'Amiel" de tout
à l'heure quand par hasard je tombe sur ce passage
qui m'ôte les mots de la bouche.
Tout d'ailleurs le dernier volume du Journal, dont ce
passage est extrait, tend à ressembler à
une sorte de " discours sur le peu de
réalité ", donnant à sentir un monde
extérieur s'effaçant,
s'évanouissant, de plus en plus exsangue,
spectral, fantômatique. On en revisite
nostalgiquement les lieux aimés, et voici que tout
cela a perdu sa couleur et sa vie, que tout cela s'est
desséché, squelettisé. On veut
rappeler ses impressions premières, elles ne
répondent à ce rappel. Vainement alors on
cherche la cause de ce muet retrait, et cette cause qu'on
ne voit pas est cependant toute simple, c'est qu'on les
a, ces impressions, depuis longtemps
quintessenciées.
Mais ce qui frappe le plus dans cette uvre qui ne
ressemble à aucune autre est certainement
l'éblouissante, stupéfiante
virtuosité de l'écriture. Non, je ne crois
pas qu'il y ait ici de ma part redite. Je parlais tout
à l'heure de dons et de données
(présence permanente à l'auteur de toutes
les images et de tous les mots, de tout le
trésor d'une langue), soit d'une
réalité statique, ce dont je veux parler
maintenant est une réalité dynamique,
combinatoire (capacité, génie de l'auteur
à faire jouer ensemble toutes ces images et tous
ces mots). Et si je qualifie cette virtuosité
d'éblouissante et stupéfiante, c'est au
sens propre tout aussi bien. J'entends par là que
cette virtuosité nous tétanise. A
chaque phrase l'ayant achevé de lire on doute de
l'avoir entendue. La souplesse ici nous enivre et
l'éloquence nous assourdit et abêtit. C'est
qu'en Amiel se bousculent pour former une clarté
nouvelle et aveuglante toutes les propositions et toutes
les expressions de la langue et de la littérature.
Il y dans Amiel tous les écrivains, Amiel est
comme un précipité de tous les
écrivains, et dès lors que tous s'y
trouvent on n'en distingue aucun. Amiel après
Buffon et Rivarol figure la langue française dans
tout ce qu'elle a d'impersonnel et de transparent. Berthe
Vadier qui fut son hôtesse (au sens de son
hôtelière), son élève, la
protectrice de ses derniers jours et son biographe
posthume, Berthe Vadier qui donc écrivait
elle-même, lui avouait pouvoir pasticher tous les
styles sauf le sien, comme le pastiche s'appuie sur des
procédés récurrents et que de
procédés même elle ne voyait chez
lui. Elle voyait mal bien sûr, comme
procédés il y a toujours. Tout ce qu'on
peut dire est que chez Amiel, comme chez Madame de
Sévigné ou Saint-Simon, c'est moins
l'auteur qui parle que la langue elle-même. De la
langue elle-même chez lui semble venir la logique.
La langue avec lui marche tellement à la vitesse
de la pensée qu'on vient à se demander si
ce n'est la langue qui pense. Il y a une
écriture automatique d'Amiel. Par là
s'expliqueraient pour dire une même chose ces
longues chaînes d'expressions équivalentes
et synonymes que le Journal étire comme à
plaisir, faisant le lecteur pour ainsi dire voyager dans
l'idée du grenier à la cave et de la cave
au grenier à travers toutes les pièces sans
grand même souci de crescendo, ce qui, ce dernier
point, prouverait encore que la langue parle ici seule,
sans en avoir spécialement demandé
permission à celui qui croit encore qu'il en est
le maître (la vitesse, d'ailleurs,
d'écriture d'Amiel est inimaginable, les
références horaires qu'ordinairement en
tête de chacun de ses fragments il donne montrent
qu'il pouvait écrire quatre à cinq pages
serrées à l'heure, et quant aux
abréviations régulières des noms de
personnes, c'est à l'évidence moins la
discrétion qu'un gain de vitesse encore qui les
commande). Aussitôt s'étant avisé
d'une chose, Amiel ne se contente pas de la dire de la
seule manière qui convient le mieux, la plus
simple en même temps que la plus plastique, non
point, il la martèle. Il ne la fait point sonner
une fois seulement mais vingt, la retournant
indéfiniment sur toutes ses faces,
l'essayant comme on fait un métal, en
faisant le tour comme il aimait à dire et
même plusieurs fois de suite en carrousel, et la
même danse tournante reprendra le lendemain autour
de la même idée. Cataractes de la langue
à moins que ce ne soit de la pensée (comme
on ne sait si c'est l'eau de la langue qui grossit celle
de la pensée ou celle de la pensée qui
grossit celle de la langue) et rabâchements (mais
le rabâchement n'est point de si mauvaise
rhétorique qu'on pense, moi-même qui ne suis
genevois qu'autant qu'Amiel l'était je serais
tenté d'y voir sinon un charme, du moins une
intéressante étrangeté,
Charles-Albert Cingria, genevois non plus genevois
qu'Amiel et moi, en faisait le principe de son humour
dans la vie privée, et mieux encore il est
constitutif du sens de l'uvre de bien
de grands auteurs, Madame de Sévigné encore
une fois ou Saint-Simon, ou plus près de nous en
un autre idiome Ludwig Hohl). Car Amiel tant est
dans ce qu'il dit que ce qu'il dit lui
échappe.
C'est ici qu'apparaît l'énigme, savoir:
comment peut-on à ce point habiter ses
paroles étant posée la règle que
tout en parlant on ne s'adresse qu'à
soi-même? Quelle part de soi va demeurer pour, ces
paroles, les ouïr? Comment d'ailleurs fantaisie
peut-il prendre de se dédoubler et diviser
jusqu'à donner à une partie de soi toute
licence d'approuver ou de morigéner l'autre, dans
un interminable sermon sermonner l'autre, l'autre, la
défenderesse, se défendant mollement pour
à la fin non moins mollement céder à
la demande? Tout le Journal intime d'Amiel en ce qu'il
est journal (car il n'est pas toujours seulement journal)
et en ce qu'il est intime (car il n'est pas toujours
seulement intime) est en effet rythmé par ces
trois temps que sont 1) le reproche en vers ou en prose,
même en vers et en prose, qu'on se fait, 2) la
défense en vers ou en prose, ou en vers et en
prose, qu'on oppose à ce reproche, autrement dit
la justification de la faute et 3) l' aveu tardif que
faute il y avait bien, que le reproche était
juste, et là comme par miracle (le quotidien
d'Amiel n'était avare de miracles) l'enchantement
dans lequel le journal tenait cesse, on le laisse et en
bonne bête de somme retourne bravement à son
devoir. Ainsi le plus intéressant dans le Journal
n'est-il peut-être sa tenue proprement dite, le
moment où chaque jour on le rouvre et le
recontinue, mais celui où chaque jour on le
réabandonne et le referme. Matin, neuf heures un
quart, note par exemple Amiel en tête d'une de ses
folles excursions dans les idées, mais
l'inspiration et la main sont si déliées
que les quatre pages qui la contiennent sont
achevées à dix heures. Quand il reprend le
Journal à quatre heures de l'après-midi,
qu'a-t-il fait entre temps ? Il a rendu, comme on dit,
cinq visites, écrit dix lettres et corrigé
soit pour lui-même ou soit pour d'autres cinquante
feuilles d'épreuves d'imprimerie. Par
conséquent cet homme qui ne cesse dans ce
confident-miroir, cet "avant-gîte du gîte",
cette "avant-conscience de la conscience" qu'est pour lui
le Journal de s'accuser d'indolence, d'indécision,
d'involonté (et si vite que la pensée et la
main aillent, tout cela tout de même à
coucher sur le papier prend également du temps),
ce même homme en un jour a fait cent choses
où il faut supposer aussi peut-être que
l'homme moyen du XIXe siècle était plus
actif que celui d'aujourd'hui, et choses non point
frivoles ainsi que dans la foulée il s'en accuse
encore, mais graves et urgentes, qui lui semblaient avoir
le pas sur toutes autres tout en le touchant très
peu lui-même comme l'homme, contrairement à
une vieille réputation tenace, ne se souciait de
lui, traduisez ne s'aimait plus qu'il ne convient, en un
mot était le contraire d'un Narcisse. Comment
ainsi ce Journal intime, témoignage comme journal
et comme intime d'un regard sans fin porté sur
soi? Il faut tenter de répondre à cette
question sans espoir de la résoudre, car cette
question tourne autour d'un mystère, un vrai,
c'est-à-dire qu'on ne percera jamais. Voici
cependant ma modeste réponse, toute d'un moment ,
et aussi peu apocalyptique que possible.
Je crois qu' Amiel dès sa jeunesse, sans en
être bien conscient, s'était choisi
lui-même non seulement comme objet d' étude,
mais comme (et nous revenons ici à l'alchimie)
matière première de son uvre ("or,
notre uvre à nous, c'est peut-être
nous"). Cela expliquerait la curieuse incapacité
dans laquelle il était d'écrire et de
publier des livres, ou même un seul, "son"
livre ainsi que quelquefois il le nomme, mais de
très loin, de manière très
abstraite, sans paraître se soucier de son contenu,
à tel point que nous le savons, nous lecteurs du
Journal intégral imprimé, ce qu'il
eût contenu, mieux que lui, que c'était une
amplification jusqu'à saturation de tout ce qui se
fût trouvé dans son Journal ou dans ses
notes de cours (à ce jour encore inédites)
de plus spéculatif, surtout sur l'Homme
(soit donc une anthropologie) et le génie
comparé des nationalités. Amiel a bien
publié des volumes, même d'assez forts
volumes, mais c'étaient des recueils (et
recueils de poèmes, choses qui lui
venaient aisément et toutes seules), où
l'on ne fait que recueillir justement et monter
(au sens cinématographique), mais où
l'on ne compose pas. Cette incapacité
d'écrire (c'est-à-dire de composer), et
donc de publier, prend comme on le voit ici la forme, par
sur-capacité sur-consciente et paralysante de tout
comprendre et de parler de tout, d'une incapacité
bien compréhensible à son tour de se
trouver un sujet, de se décider pour un sujet
plutôt qu'un autre, qui s'appelle embarras du
choix. Et pour revenir à ma proposition ou
hypothèse, Amiel est mort quelques années
trop tôt pour avoir pu connaître cet
inquiétant, ce bouleversant récit de
l'Ecossais aussi protestant que lui Robert-Louis
Stevenson, Dr Jekyll and Mr Hyde. Amiel meurt en
81, le récit sort en 86, Amiel lisait l'anglais.
Qu'eût pensé de ce récit notre auteur
s'il l'avait pu lire? L'eût-il porté
froidement enfin à réfléchir (car
jamais il ne le fait, il sent vaguement, passant par
là, qu'il y a question, mais toujours cette
question élude, assez seigneurialement parfois,
comparant par exemple ce qu'il fait à de la
musique, pour les "retours de thèmes") sur son
propre si vain, absurde et suicidaire quotidien
face-à-face avec lui-même et combat
singulier contre lui-même? Car ce récit de
Stevenson est terrible. Il montre que le censeur et
forgeron de soi-même ou qui voudrait
prétendre à ce rôle jamais ne vient
à bout de sa censure et de son forgement, jamais
du moins sinon par la Parque rusée. Le puritain Dr
Jekyll a réussi par je ne sais quelles sombres
voies spagyriques et Stevenson ne le sait plus que moi
à séparer en lui dans le temps,
quand Amiel c'était dans l'espace ou alors dans un
temps infinitésimal, l'être bon et
l'être mauvais, l'ange et la bête,
c'est-à-dire qu'il a réussi, à
volonté, à se transformer de l'un dans
l'autre. Mais plût à Dieu qu'il n'eût
point séparé ce qui devait rester uni, car
de la peau de l'être mauvais, de la bête, de
Mr Hyde, il lui est de plus en plus malaisé de
ressortir, on le voit assiégé de ce que du
temps de Timothy Leary les preneurs d'acide lysergique
appelaient back trips et un matin sentant qu'il
n'en pourra ressortir du tout plus il se tue. Il se tue
bien comme bête, comme ce Mr Hyde qui est sa
camisole chimique, mais en se tuant comme Hyde il
se tue en même temps comme Jekyll, vu qu'il ne
saurait y avoir qu'un seul cadavre, que le cadavre
infailliblement ramène à
l'unité.
Amiel ne pouvait songer à se tuer, parce que sa
schizophrénie se déployait dans l'espace,
mais guerroyant contre lui-même il espérait
tout comme Jekyll de cette guerre que la victoire en
reviendrait à l'ange en lui, quand après
chaque combat, tout ainsi que chez Jekyll encore, c'est
sans le savoir à la bête qu'il l'avait
laissée. Ses récriminations contre
lui-même n'ayant d'objet ne pouvaient avoir de
fruit. Mieux dirais-je la tenue du Journal, moyen de ces
récriminations, en étant en même
temps l'objet secret, la contradiction était telle
que l'affaire ne pouvait que s'interminer (Amiel en
était conscient plus que personne) par une
progressive incarcération dans le propre moyen de
libération. Car enfin se donne-t-on des coups de
pieds au derrière par l'intermédiaire d'un
journal ? Un journal peut-il avoir autre
utilité, fonction, que de se remémorer tous
ces événements d'une journée
qui ne paraissent avoir sens en eux-mêmes, mais
auront chance d'en trouver le lendemain ou les jours
suivants, quand on leur en aura rattaché d'autres
? Non point, je crois, si celle-là même
encore. Le journal est, je veux dire devrait être,
un mémorial et non un tribunal, encore moins un
à qui l'on demanderait quotidiennement de rejuger
le même procès dans lequel les parties sont
le plaignant contre le plaignant et leurs complices le
journal contre le journal. Et l'on revient à
l'idée banale que le journal ne doit être le
lieutenant de l'uvre à faire.
Pour moi je ne crois même que tenir un journal soit
légitime, n'importe que ce journal soit intime ou
public. L'idée même qu'on le puisse faire me
dépasse, et plus j'y pense et plus me
dépasse et m'effraie même. S'il m'est
arrivé quelque chose (et encore importante, car il
y a cela aussi), je le sais, c'est tout, et ne ressens
nul besoin d'en noter le jour et l'heure, et quant
à ce qui dans ce jour-là, à cette
heure-là m'est arrivé, je n'aurai point
assez de toute ma vie pour m'en souvenir. Il se conclut
de là que la seule, toute la,
légitimité du Journal d'Amiel réside
dans sa génialité, et que cette
génialité est tout aussi ce qui a
trompé ses détracteurs. Quand on a
prétendu qu'Amiel pensait trop loin, que sa petite
pensée tournant en rond se détruisait
elle-même avec son penseur, c'est qu'on ne
soupçonnait point ce qu'est la pensée.
Quand on a prétendu qu'Amiel écrivait mal,
et allemand en français par exemple
(insensé reproche à moins, ce qui est
douteux, qu'on ne visât sa ponctuation et le
même qu'essuyera quarante ans plus tard Ramuz),
c'est qu'on ne soupçonnait ce qu'est
écrire. Le rejet vient ici d'envie (envie de
même ordre que celle, sourde, mais bien aussi
certaine et noire, que lui portaient ses concitoyens, que
sa candeur fière l'empêchait de voir, qui
fut la clé de son isolement funeste, funeste
à tous, à lui, Amiel, et à nous
aussi bien, ses lecteurs potentiels): cet auteur ne sait
penser parce qu'à le suivre dans sa pensée
je m'essouffle, cet auteur ne sait écrire parce
qu'il me révèle, à moi-même
qui écris, toute l'ignorance où je suis de
mon métier et de ma langue, de mon métier
et de son médium.
Même si parler n'égale écrire, il
peut n'être inintéressant ici de rappeler
avec Amiel le sentiment qui fut celui de Fanny Mercier,
la dépositaire du Journal et l'éditrice
avec Schérer de ses premiers fragments, le soir
qu'Amiel et elle se rencontrèrent pour la
première fois (Amiel n'apprend cela que vingt-cinq
ans après jour pour jour par une lettre de son
amie et encore une fois le note immédiatement) :
Amiel et la jeune femme n'ont été
présentés encore, mais aux oreilles de
notre débutante parviennent les bribes d'une
conversation (ou peut-être ne s'agit-il que d'un
monologue) qu'Amiel poursuit avec une autre femme (comme
l'instinct d'Amiel le portait à ne parler qu'aux
femmes, les hommes l'impatientant par leurs idées
toutes faites qu'il appelait opinions et étaient
ce qu'il détestait le plus au monde). Le passage
porte qui n'est le plus beau spécimen d'Amiel
écrivain (où le pronom personnel
désigne Fanny Mercier): "Il lui sembla, chose
étrange, entendre tout à coup un idiome
à la fois mystérieux et familier,
intelligible et sacré, une langue natale dont elle
avait l'intelligence en son âme, mais qu'elle
n'avait pas encore entendu si bien parler.
Etonnée, interdite, touchée, elle se
disait: Qui donc est ce penseur?" .
Cette langue parlée magique
transmuée en langue écrite, c'est la
langue du Journal, cette langue qui tourne comme un
moulin fou du Journal. C'est celle, déjà,
de ses tout premiers fragments parus. Ce sera celle mieux
encore de ceux qui en paraîtront ensuite, dont on
ne compte pas moins de sept recueils, comme ces
fragments, progressivement, gagneront en longueur,
jusqu'à couvrir sans suppressions toute une
année. Ce sera celle tout à fait enfin du
Journal intégral tel que nous avons la chance de
le connaître aujourd'hui. Car le Journal n'est
autre chose qu'une improvisation écrite.
L'improvisation de bouche nous jette à la
tête des pélerins de passage,
l'improvisation de plume à la tête de
nous-mêmes, premiers lecteurs de ce que nous
écrivons. L'extrêmement vive et vaste
curiosité que suscita la première
édition de ces premiers fragments, comme elle alla
spontanément à l'homme (quel est ce
"monstre incompréhensible"?), non à
l'auteur, empêcha de sentir l'inouï de leur
langue. On vit dans l'uvre (car le Journal est une
uvre malgré l'absence en lui de travail) un
document, et courut à ce qu'on s'imaginait qu'il
documentait. On y courut si droit et si plein de rage
d'entendre qu'on réussit à y trouver tout
le plus contradictoire. Par là l'on perdait de vue
que si le Journal est un document, c'est moins sur son
auteur que sur l 'homme en général. Les
juges les plus sévères pour ne dire les
plus iniques d'Amiel ne virent qu' eux-mêmes
seraient tombés sous le coup des propres
accusations qu'Amiel forme contre lui s'ils eussent
daigné seulement s'examiner un peu. On peut se
demander même si une telle insensibilité
à la langue n'a point conduit à une telle
insensibilité à la pensée (je ne
parle évidemment ici que de ses lecteurs en
français, je ne sais ce que valent les
traductions). Car tout la pensée n'est-elle dans
la langue? Toutes les suppositions les plus
déraisonnables dans lesquelles on s'est
égaré quand il s'est agi de définir
la personnalité d'Amiel auraient ainsi pour source
une simple non-perception de sa langue, non-perception
par refus même peut-être de s'y
intéresser. On a joué contre la
beauté de l'expression une supposée laideur
dans celui qui s'exprime. On est allé chercher
bassement, ainsi que font la psychanalyse et les
psychanalystes, sous cette beauté tout ce qui la
pouvait tourner en laideur et ridicule.
La vérité vraie est qu'Amiel tout est, tout
autre chose, qu'un cas étrange (ce
"strange case" que porte le titre du
récit de Stevenson), à plus forte raison
tout qu'un cas clinique. Amiel, c'est l'homme, l'homme nu
et qui se voit tel, et cette langue-écriture
hésitante, tâtonnante,
répétitive, exploratoire, cette
langue-et-écriture tournoyante du Journal qui va
parfois jusqu'à l'agacement de son pratiquant
même (immédiatement exprimé derechef)
, la propre langue-et-écriture de l'homme qui se
voit nu, une langue-et-écriture plus embrassante
que toutes celles des habillés qui se peignent non
seulement habillés mais déguisés,
une langue-et-écriture seconde, une sorte de
métalangue-et-écriture à la
précision d'horlogerie si haut
élevée au-dessus de la
langue-et-écriture commune même
littéraire qu'elle défie, dépasse et
déclasse les styles. Sa noblesse et
indifférence impersonnelles (seul l'humour,
toujours à l'affût, humour sous son air de
n'y toucher assez dur et volontiers dirigé contre
soi-même, rappelle derrière tout cela la
présence d'un individu) me semblent avoir tant
effarouché les plus grands critiques qu'ils n'y
ont reconnu dans cet état de sublimation
leur propre langue (tout le contraire au fond de ce
qui était arrivé à Fanny Mercier).
L'objectivité terrifie, car elle menace les
édifices arbitraires et confortables de la foi, et
l'on rejette instinctivement tout ce qui a chances de la
servir, à commencer précisément par
une langue-et-écriture pure, nette, neutre, aussi
flexible et invisible que l'appareil de prises de vue est
ou plus exactement devrait être sur un plateau de
tournage de cinéma.
Aussi absurde et monstrueuse cependant que paraisse, ou
(n'ayons peur du mot) soit même
l'idée de tenir un journal et plus encore d'y
mélanger et tricoter sans aucune évidente
convenance faits et gestes de la journée et
excursions métaphysiques les plus hardies, ce
journal tel qu'il fut tenu, dans sa forme
inchangée, ce journal baignant dans
sa langue et dans son écriture, ce
journal a réussi en moins d'un siècle, par
voies souterraines et secrètes, à se
forcer son passage vers la
postérité. C'est l'effet de cette ruse
à laquelle il fallut qu'il se
prêtât, dont il était bien innocent,
ruse qu'ont bien vue les deux plus sympathiques critiques
d'Amiel d'avant 1930, Robert de Traz et Albert Thibaudet,
et qui consiste, se sentant deux fonctions (où
l'on voit par deux fois que j'accorde à ce journal
une âme), l'une de se sacrifier à
l'affinement de l'auteur et dans l'auteur de
l'homme (de Traz), l'autre de faire uvre non
seulement en la place, mais encore en dépit de
l'auteur (Thibaudet et son hypothèse
mi-sérieuse mi-badine d'une manière de
malin génie fermant devant l'auteur toutes les
issues autres que celle du Journal, l'attelant pour ainsi
dire à lui), à cacher la seconde sous la
première.
Ce souci de la postérité, ou mieux ce souci
de soi par rapport à elle (me lira-t-on, quelqu'un
me lira-t-il, dans un siècle? se demande-t-on), ce
souci qu'aucun homme qui écrit ne peut
prétendre qu'il ne l'a, à un moment ou
à un autre, ne serait-ce qu'effleuré, il
est curieux d'observer que chez Amiel et de plus dans un
journal intime, où l'on pourrait penser qu'on a
liberté de se "lâcher", ce souci
n'apparaît que très peu. Et pourtant, or
pourtant, par ce journal même, ou plutôt par
quelques fragments habilement pris à toutes les
époques de ce journal qui couvre presque quarante
ans de vie, très vite Amiel, un an après sa
mort, conquiert toute l'Europe francophone, puis ce
journal traduit en je ne sais combien de langues
bientôt l'Europe entière, s'acquérant
à lui-même une gloire qui est la seule qui
le beau nom de gloire mérite, cette gloire certes
aussi fragile que l'autre, mais au beau nom
déjà de laquelle on peut ajouter celui
prestigieux de posthume.
Mais ce n'est encore, même en français, dans
ces pauvres fragments, la langue qu'on
aperçut, mais tout au plus les misérables
affres, scrupules, balancements du penseur. Des fragments
ne forment encore un texte. Ils ne sauraient restituer,
et cela d'autant moins qu'ils refléteront toujours
le goût, les préférences, les
préoccupations de ceux qui les ont extraits,
toutes les tonalités d'une voix, encore moins
d'une capable de toutes les tonalités. Ils ne
sauraient rendre justice à toute la
polymorphie d'un discours, encore moins
d'un dont le sort inévitable justement
était d'être polymorphe. C'est aujourd'hui
seulement que nous disposons du Journal dans son
intégralité qu'on pourra se poser la
question de sa langue extraordinaire, la question du
comment de cette langue extraordinaire qui est en
lui ce qu'il y a de plus résistant à
l'analyse plutôt que celle fatigante, impatientante
et par-dessus tout impertinente de la personnalité
justement d'un auteur qui n'avait de cesse de vouloir
s'impersonnaliser, de son improbable maladie ou de son
improbable folie.
Les vraies études amiéliennes sont à
venir, et leur avènement sonnera l'heure à
la fois,de la justice et du triomphe pour ce génie
méconnu et méjugé.
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