FÉVRIER 2007
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Amiel ou la vieillesse refusée

par Elena Manoliu
APA

La Faute à Rousseau N° 44 - Dossier N° 4

Expérience de l'écriture

Pourquoi « la vieillesse » et non pas « vieillir » ? Dans les dernières années de son Journal intime (édition de L'Âge d'Homme, tome XII, juillet 1879-avril 1881), Amiel s'attache moins au processus que suppose le verbe « vieillir » qu'à la lutte avec la maladie. Dans les cas, peu nombreux, où il parle de la vieillesse, il l'aborde d'un point de vue physique. Il constate ses maux toujours grandissants, avec des expressions telles que « ruine », « loque », « fragilité », « affaiblissement », « douleurs », « diminutions des facultés », «indigence », « faillite », « déchéance », « démolition physique », « infirmités »... Ces manifestations l'humilient parce qu'elles attaquent ce qui lui est le plus cher : son indépendance. Mais il a tendance à les attribuer à la maladie : « Ce n'est pas là la déperdition lente de l'âge, c'est un dépouillement brutal et précipité, dû à la maladie ». Du coup, il envie les octogénaires «restés solides, laborieux, énergiques, intelligents » que l'histoire des lettres et des sciences a connus. Il note : « Rencontré Mr Pallard qui porte gaillardement se 77 ans. (...) Lui, il a l'air d'une excellente pomme reinette, un peu frisée, mais saine. C'est la bonne manière de vieillir ». Aux autres le privilège de vieillir, et de bien vieillir : lui, il est réduit par la maladie à faire le tour de ses infirmités et à envisager la vieillesse d'une manière plutôt abstraite.

Amiel se sent-il vieux ? Écoutons la litanie de ses plaintes : « Senti avec horreur ce matin une des formes de la vieillesse, des douleurs errantes dans les moelles au bras gauche, au pied droit, dans les longs os » ; «J'entrevois cette chose odieuse, [...] le vieillissement souffreteux » ; « Avant la soixantaine, éprouver les sensations d'un vieillard et d'un vieillard cassé ou du moins fragile, cela fait secrètement horreur » ; « Mon corps, paraît-il, est vieux, usé, débilité, cassé, comme celui d'un septuagénaire » ; « Tu es vieilli et valétudinaire » ; «Bientôt je vais donc avoir soixante ans ; la vieillesse est à la porte ; on dira de moi : le vieillard ! » ; « Quelle rapide et épouvantable déchéance ! Depuis un mois, j'ai vieilli de dix ans »...

La manière dont il formule ces plaintes révèle que la vieillesse lui reste un état étranger, qu'il n'assume pas. Il écrit : «éprouver les sensations d'un vieillard» (et non pas être un vieillard), « j'entrevois cette chose odieuse » (et non je la vis), « mon corps est vieux » (et non je suis vieux), « tu es vieilli » (par la maladie, mais tu n'es pas vieux), « on dira de moi : le vieillard ! » (sans que je le sois tout à fait...).

Et malgré ces plaintes, le journal continue à son rythme habituel, comme si de rien n'était : lucidité totale, force de la pensée, finesse de l'analyse, notations claires et détaillées, pages de philosophie qui synthétisent tout son savoir et ses conceptions sur divers sujets. Ses réflexions philosophiques sur la vieillesse font elles-mêmes partie d'une méditation plus ample sur le concept de réimplication (retour à un état originel, antérieur à la naissance). « Tu retournes vers l'état enveloppé, à la nuit, au silence, à l'impuissance, à l'état foetal et germinal. La vieillesse est un reploiement. Que ce reploiement soit consenti et méditatif, il cesse d'être une humiliation imposée et une violence subie ».

La vieillesse est donc moins refusée par Amiel qu'elle ne lui est refusée par la maladie qui précipite sa mort, et par son esprit qui garde sa toute-puissance lucide et le désir de se connaître jusqu'à la fin, ou ce que l'on croit être la fin.


" Bientôt je vais donc avoir soixante ans ; la vieillesse est à la porte ; on dira de moi : le vieillard ! Ce mot a une sonorité étrangement cruelle : c'est le glas du destin. J'ose à peine me l'avouer, mais il est certain que je me faisais plutôt l'effet d'un homme souffreteux, d'un individu maladif et impressionnable que d'un homme âgé. Pour un peu, j'oublie que mon professorat compte 31 ans, et que j'ai quitté la jeunesse depuis cinq à six lustres. Qui sait ? je ne suis pour moi-même qu'un adolescent en cheveux gris, un jouvenceau auquel la maladie et des accidents ont donné un aspect trop mûr. Cette illusion singulière, qui reprend dès que je retourne le miroir, doit provenir de ce que je n'ai été ni époux ni père. Le rêveur n'a pas de chevrons qui étalonnent pour lui le passé. La pensée ne sert pas à marquer les années et à mesurer l'âge. L'esprit n'a pas de rides et n'est jamais grand'papa. "

Clarens, 27 septembre 1880