La bibliothèque du professeur Henri-Frédéric Amiel

par Philippe Monnier

Retour aux bibliographies

LE CATALOGUE DRESSÉ PAR BERTHE VADIER

Retour aux bibliographies


Les fidèles du Journal intime savent le rôle considérable que la lecture a joué dans la vie d'Amiel et l'intérêt que celui-ci n'a cessé de porter aux livres, Amiel est un prodigieux liseur; une curiosité insatiable, au service d'un esprit encyclopédique, le conduit a dévorer jour après jour une quantité invraisemble d'écrits dans les domaines les plus divers. Il n'est pas de journée qui ne comporte une rubrique "Lectures"; le Journal intime joue à ce point de vue un véritable rôle de greffier, enregistrant systématiquement tout ce qui a passé sous les yeux du lecteur. Il ne serait pas difficile, sur la base de ces indications, de dresser le catalogue complet de ce qu'Amiel a lu durant sa vie. Dans la préparation du texte de l'édition intégrale, nous nous appliquons d'ailleurs à vérifier (voire à identifier) tous les noms d'auteurs, afin qu'ils apparaissent au complet et sous une forme correcte dans l' Index nominum qui clôt chaque volume: c'est le moyen d'avoir un premier aperçu sur l'ampleur des lectures de notre philosophe.

Voici à titre d'exemple, ce qu'Amiel a lu le 2 Octobre 1850; nous résumons une liste qui occupe une page et demie dans le Journal.
1. Cinq études de Sainte-Beuve (Constitutionnel)
2. Plusieurs numéros de la Bibliothèque universelle.
3. Revue de philosophie et de théologie chrétienne.
4. Erdmann : Natur oder Schöpfung (1840), mémoire hégélien.
5. Cieszkowski: Historiosophie (1838).
6. Braniss: Wissenschaftliche Aufgabe der Gegenwart (1848).
7. Victor Hugo: Notre-Dame de Paris.
8. Vinet: Chrestomathie française.
9. Quelques morceaux de prose allemande [extraits de l'anthologie de Wackernagel].
10. Ariosto : 28ème chant, histoire érotique de Joconde.
l 1. Repris l'Anthologie de Lindemann, " bon livre quoique scholastique, plein de faits et relevant d'une bonne école (Krause) ".
12. Journal de Genève, foule de numéros.

Certes voilà le menu d'un repas de gala, d'un banquet de fête. Amiel ne lit pas tous les jours autant. Il faut reconnaître qu'avec les années cette fringale de jeune homme (il ne professe à Genève que depuis une année) ira en diminuant. Ses ennuis de santé, la faiblesse de sa vue en particulier, l'obligeront à réduire le temps qu'il consacre chaque jour à son activité favorite, et à en restreindre le champ. Il n'en reste pas moins qu'une telle liste est caractéristique et parfaitement représentative de ce qu'Amiel lit et lira durant toute son existence. Aussi peut-on distinguer dans ses lectures cinq catégories:

a) les ouvrages de base qu'Amiel lit ou relit régulièrement en vue de ses cours: ouvrages de philosophie, de théologie, d'anthropologie, de morale, de pédagogie, d'esthétique ou de philologie...
b) les classiques qu'il reprend au gré des circonstances (par exemple en compagnie de ses jeunes neveux), et qu'il lit dans le texte ou dans des anthologies,
c) la littérature d'agrément: romans français ou étrangers en traduction française, ouvrages libertins,
d) les revues: Revue des Deux Mondes, Bibliothèque universelle et Revue suisse, Revue de Paris, Revue de théologie, etc.
e) les journaux, en grand nombre: Presse, Débats, Constitutionnel, Gazette d'Augsbourg, Gazette de Lausanne, journal de Genève, Indépendance belge...


Ces deux dernières catégories permettent à Amiel de se tenir au courant de l'actualité dans tous les domaines ; elles lui donnent aussi accès à la production des écrivains et critiques contemporains. On rappellera en effet qu'au XIXème siècle la plus grande partie de la littérature paraissait dans les revues et les journaux avant de sortir en librairie.
Pour se procurer des livres, Amiel fait de longues "stations" comme il dit, chez les libraires de la place, en particulier chez Kessmann (avant sa faillite), Desrogis et Georg qui reçoivent les livres en langue allemande. Par ailleurs, il reçoit et dépouille à domicile des catalogues d'éditeurs et de libraires, ce qui lui permet de faire venir directement les ouvrages allemands plus spécialisés dont il a besoin. "Au lieu de sortir [...], trouvé un vif plaisir à déballer les nombreux ouvrages envoyés par la librairie Georg, et à lire au coin de mon feu, tandis que la maison est vide." (23 nov. 1861) "Feuilleté divers catalogues d'antiquaires; visite aux libraires et bouquinistes; fait quelques commandes." (11 fév. 1862)
L'intérêt d'Amiel pour les livres se traduit aussi par la fréquentation des établissements publics dédiés à la lecture. A Berlin, par exemple, il aimait à passer de longues heures dans la Conditorei de Spargnapani, sorte de salon de thé et de lecture où l'on pouvait lire 50 à 60 journaux en cinq langues. A Genève, à côté de la Société de lecture où Amiel ne se rendait pas volontiers, insuffisamment en tout cas pour amortir l'importante cotisation annuelle, il existait des cabinets de lecture. Il semble que dans sa jeunesse Amiel ait été un visiteur assidu de celui de Mme Boileau. Enfin, il y avait bien sûr la Bibliothèque publique: Amiel n'en parle pas beaucoup, ne s'y rend guère : son nom n'apparaît pas souvent dans les registres de consultation que nous avons examinés; tout se passe comme s'il n'avait eu recours aux ressources de la grande bibliothèque qu'en dernier ressort, lorsqu'il ne pouvait se procurer l'ouvrage désiré ailleurs.
Si Amiel fréquentait peu les bibliothèques, c'est qu'il possédait sa propre bibliothèque. Il en parle de temps à autre dans le Journal: il évoque par exemple des problèmes bien connus de tous ceux qui possèdent des livres: le manque de place, les difficultés de rangement. Le 5 mars 1856, il écrit: "Passé la matinée à déblayer ma table de ses livres et à remettre en ordre ma bibliothèque. Reconnu la nécessité d'en dresser un bon catalogue." Durant les semaines qui suivent, Amiel s'attelle à cette tâche avec l'aide d'un de ses étudiants. Malheureusement, cet instrument de travail ne l'empêchera pas de se retrouver dans le même embarras quelques années plus tard: "cherché en vain certains livres égarés de ma bibliothèque; impossible de les retrouver dans le fouillis de mes armoires." (7 mars 1862)
On va en savoir plus en 1869 au moment où Amiel, après quelque vingt ans de vie sous le toit de sa soeur et de son beau-frère Guillermet, décide de louer un petit appartement sur jardin au 16 de la rue des Belles-Filles, l'actuelle rue Etienne-Dumont. Le déménagement se présente comme une entreprise dantesque, car le pauvre philosophe doit concentrer dans trois pièces et six armoires ce qui se trouve dans sept pièces et vingt armoires. "Il me tarde d'être à mon logis trilobé, écrit-il le 1er novembre à Marie Favre, sa chère Philine; mais 2300 volumes et 600 brochures ne sont pas une bagatelle à loger." Trois jours plus tard, il précise qu'il a fait transporter rue des Belles-Filles 39 colis de livres: "Les guignons ont fait rage et ont mis ma patience à bout. Et mes 2500 volumes m'ont-ils assez fait chevrer !" Enfin, il ajoute le 12 novembre: "Je me réjouis de voir garnis dix trumeaux de bibliothèque."
Amiel ne vivra pas longtemps dans son nouveau logis qu'il trouve à la fois sombre et trop ensoleillé, humide et froid, et qu'il accuse de la dégradation de son état de santé. Dès l'automne 1871, il prendra l'habitude de dormir dans la pension où il prend ses repas; l'année suivante, on le trouve chez les dames Rey-Humbert à la Taconnerie où il occupe un appartement indépendant sur jardinet, cour et horizon de montagnes. Enfin, il prendra pension successivement au 9, puis au 13 de la rue Verdaine ou il s'éteint le 11 mai 1881, entouré des soins affectueux de sa filleule spirituelle, Berthe Vadier.
Durant ces douze années, Amiel a conservé son appartement de la rue Etienne-Dumont qui lui sert dès lors uniquement de cabinet de travail, de bibliothèque, ou, selon sa propre expression, de "chartreuse pour mes livres et papiers". Ce terme montre l'attachement qu'Amiel vouait à sa bibliothèque: elle était pour lui une véritable "Pharmacie de l'âme", pour reprendre l'expression relevée sur le fronton de la bibliothèque de Thèbes par Diodore de Sicile. "Que ferais-je sans mes livres, s'exclamait-il déjà en 1850, car c'est mon unique consolation et compagnie!" (5 mai 1850), ils sont "ma forteresse contre les hommes" (8 mai 1862). Rien d'étonnant donc à ce qu'il ait pris des dispositions testamentaires particulières pour ce qu'il considérait comme une partie non négligeable de son patrimoine.
On sait qu'Amiel avait désigné pour la gestion de son héritage intellectuel un mandataire spécial en la personne de son ancien disciple Charles Ritter. Celui-ci ayant au dernier moment décliné cette responsabilité, c'est à Joseph-Marc Hornung, professeur de droit et ami d'Amiel, qu'il incomba de s'occuper des livres et des papiers du défunt. On sait aussi qu'Amiel avait pris un certain nombre de mesures pour réglet le sort de sa bibliothèque, précisant notamment les legs de livres qu'il destinait à ses parents et amis. Pour le reste, on ne savait pas grand-chose de la bibliothèque d'Amiel, hormis ce qu'il en disait dans le Journal. Or voici qu'il y a deux ans, le hasard a mis sur notre route la petite-fille de Hornung. Sommée de libérer un garde-meuble familial voué à la démolition, elle venait de découvrir un coffret renfermant des papiers relatifs à Amiel. Nous eûmes l'agréable surprise d'y trouver non seulement la correspondance échangée entre Amiel et Hornung (correspondance partiellement publiée en 1925 mais dont les originaux semblaient avoir disparu), mais aussi tous les papiers relatifs à la succession - et, tout au fond, un cahier écolier à couverture aubergine pâlie portant le titre "Catalogue de la Bibliothèque de feu Monsieur le Prof. H.-F. Amiel" ainsi que la mention "fait à double en Mai 1881, B.V. ". Sous ces initiales se cachait évidemment le nom de Berthe Vadier. La correspondance devait nous apprendre que la fidèle amie d'Amiel avait en effet consacré de longues heures à dresser l'inventaire de la bibliothèque sise rue Etienne-Dumont, et à double exemplaire, l'un à l'intention de la famille, l'autre pour l'exécuteur testamentaire.
Le cahier de Berthe Vadier comprend au recto 65 pages d'inventaire sommaire mentionnant pour chaque ouvrage auteur, titre en abrégé, et nombre de volumes. En retournant le cahier on trouve un second inventaire, celui des livres légués nommément. Au total, on constate que B. Vadier a inventorié quelque 2200 volumes représentant 1400 titres. Elle a laissé de côté les livres de classe (environ 150 volumes), les revues (estimées à 170 volumes), ainsi que les brochures. On s'aperçoit donc qu'Amiel ne s'était guère trompé lorsqu'en 1869 il avait estimé sa bibliothèque à 2500 volumes.
L'inventaire principal est divisé en deux grandes sections : livres français d'une part, livres allemands de l'autre. Chacune de ces sections est elle-même subdivisée en un certain nombre de rubriques-matière (poésie, romans, auteurs classiques, philosophie, esthétique, philologie, etc.). Grâce à un petit guide topographique de la Bibliothèque de la rue Etienne-Dumont, rédigé par Berthe Vadier à l'intention de Hornung (18 juin 1881), nous avons pu nous convaincre que ces différentes rubriques n'ont pas été imaginées par la rédactrice du catalogue, mais qu'elles correspondaient à la disposition des ouvrages sur les rayons des sept meubles qui tapissaient l'appartement d'Amiel.
Voilà pour l'historique et pour l'aspect matériel de cette bibliothèque. Que nous apprend à son sujet l'inventaire de Berthe Vadier? Parmi plusieurs observations, trois paraissent primordiales:

1) La bibliothèque d'Amiel ne comprenait qu'un nombre très restreint de livres anciens; en effet, sur un total de 2500 volumes, on n'en dénombre qu'une vingtaine datant des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. Cela n'a, en fait, rien de très étonnant lorsqu'on se rappelle qu'Amiel est issu d'un milieu de commerçants. Nous avons montré ailleurs l'ardeur que le père du philosophe avait mise à engager et à accompagner son fils sur le chemin des études qu'il n'avait pu lui-même parcourir. Ainsi donc, parvenu à l'âge adulte, Amiel n'a pas bénéficié de l'apport d'une bibliothèque familiale, mais il a dû constituer sa propre bibliothèque de toutes pièces. A cet égard, l'inventaire que nous avons retrouvé devrait gagner en intérêt dans la mesure où il reflète plus parfaitement les préoccupations et les goûts du propriétaire de la bibliothèque.
2) A feuilleter l'inventaire de B. Vadier, on ne peut manquer d'être frappé par la quantité des livres allemands. On compte en effet 736 volumes en allemand contre seulement 1056 volumes en français. Autrement dit, plus de 40% de la bibliothèque d'Amiel était composée d'ouvrages germaniques. Cette constatation est une preuve matérielle de l'empreinte indélébile que le long séjour berlinois a laissée sur le penseur genevois.
3) La philosophie occupe dans cette bibliothèque une place prépondérante. Si l'on prend le terme au sens large, c'est-à-dire en incluant la morale, la pédagogie, la théologie et l'esthétique, on constate que la philosophie représente le tiers des livres français et les trois cinquièmes des livres allemands. Cela revient à dire que la bibliothèque d'Amiel comprenait 40 à 45% d'ouvrages de philosophie, ce qui même chez un philosophe est considérable. Il apparaît donc qu'Amiel se soit attaché à constituer une bibliothèque qui fût, au premier chef, un instrument de travail. Le fort pourcentage d'ouvrages de philosophie allemande s'explique évidemment par l'importance qu'Amiel accordait à la pensée germanique, mais aussi par le fait que cette littérature très spécialisée n'était guère disponible dans les institutions publiques de la ville de Genève.

Enfin, il convient d'insister sur la très grande qualité de cette bibliothèque philosophique réunie par Amiel. En langue française on retrouve tous les grands noms de la pensée occidentale de Platon à Renouvier en passant par Spinoza, Descartes, Hume, Pope, Locke, Emerson, Vinet et Renan. Quant à l'énoncé des 460 ouvrages de philosophie allemande, il est proprement stupéfiant: tous les philosophes de l'Allemagne du XIXème siècle sont au rendez-vous, représentés par leurs oeuvres les plus significatives aussi bien que par des essais de moindre envergure.
A côté de la philosophie, les sections les plus importantes sont celles de littérature (330 volumes français, 140 allemands) et de géographie et histoire (225 volumes français, 80 allemands). Quantitativement moins développées que la section philosophique, elles ne présentent pas non plus la même homogénéité. En littérature française, on constate par exemple que les plus grands noms voisinent sans complexe avec des écrivains oubliés. La Fontaine fait bon ménage avec Viennet et Lachambeaudie, Boileau, Malherbe sont tout près de Gilbert et de l'abbé Genest, Chénier, Lamartine et Hugo ne portent pas ombrage à Brizeux, Millien ou Laprade. Cette constatation confirme une observation que tout lecteur du Journal intime ne peut manquer de faire : Amiel a un goût particulier pour les auteurs qu'à tort ou à raison nous considérons aujourd'hui comme mineurs. A cet égard, on peut s'interroger sur certaines absences. Il est en effet frappant de voir que si la plupart des grands noms de la littérature sont dûment représentés, il en est d'autres qui font curieusement défaut. A côté de Molière on s'attendrait à trouver Corneille et Racine : or il n'y en a pas trace, bien qu'Amiel lise volontiers l'auteur d'Athalie. Autre étonnement: l'absence de Ronsard - jeune professeur, Amiel ne lui avait-il pas consacré une étude, un parallèle avec Malherbe?
Dans le même ordre d'idées, la section des romans apparaît comme singulièrement pauvre avec ses 37 volumes quand on sait la consommation considérable et quotidienne qu'Amie] faisait de la littérature dite d'agrément. L'inventaire ne mentionne qu'un seul roman de Balzac que notre philosophe, il est vrai, n'appréciait guère, mais qu'il lisait et jugeait néanmoins. De Flaubert, Amiel possédait Madame Bovary dont il ne parle jamais dans le Journal : on a peine à croire qu'il ait vraiment lu ce roman ; en revanche, Salammbô qu'il lit en 1862 ne figurait pas sur ses rayonnages. Plus incroyable encore le fait que George Sand, dont Amiel dévorait les oeuvres avec une véritable passion, ne soit représentée dans sa bibliothèque que par un seul ouvrage, Les amours de l'âge d'or. La même remarque peut s'appliquer à la littérature étrangère: à part Robinson Crusoé, Le Corsaire rouge de Fenimore Cooper, un ou deux romans de Silvio Pellico et de Hawthorne, c'est le néant. Pas un ouvrage des romanciers anglais si chers à Amiel, les Bulwer-Lytton, Brontë, 1 Mulock... pas un roman de Frederika Bremer non plus.
Ces importantes lacunes ont de quoi intriguer, et l'on se demande comment Amie] avait accès à ce genre de littérature du moment qu'il n'en reste pas trace dans sa bibliothèque. Nous savons qu'il ne fréquentait guère les cabinets de lecture de la cité. Alors, empruntait-il les romans à des amis ou à des membres de sa famille? Les achetait-il, quitte à les donner ou à les revendre par la suite? Bien que le Journal ne soit pas très explicite à ce sujet, il apparaît néanmoins comme certain qu'Amiel recourait volontiers à l'emprunt. Les notations suivantes le prouvent:
"Aujourd'hui commencé à me mettre en règle avec les livres envoyés ou empruntés qui ont dormi deux ou trois mois sur un rayon de ma bibliothèque." (23 mars 1852)
"Commencé à déblayer ma chambre des livres à rendre. " (11 juillet 1853) "Revu les livres et revues que j'avais en prêt." (6 juillet 1865)
Quoi qu'il en soit, il importe de constater qu'Amiel n'a pas jugé utile de conserver cette littérature, bien qu'elle fût indispensable à son équilibre psychique : havres de paix, sources rafraîchissantes, les fictions romanesques l'aidaient en effet à décrypter ces mystères de l'âme humaine qui le fascinaient tant.
En continuant à feuilleter l'inventaire de Berthe Vadier, on passera rapidement sur des rubriques plus modestes. Dans les "Sciences sociales ", on ne manquera pas de relever la présence prédominante d'un auteur cher à Amiel: Proudhon, dont neuf ouvrages figuraient dans sa bibliothèque. La philologie (grammaires et glossaires) et les ouvrages religieux n'appellent pas de commentaires particuliers, si ce n'est que l'on pourrait s'étonner de leur relative modicité, étant donné l'intérêt qu'Amiel n'a cessé de porter à ces domaines. En revanche, les 33 ouvrages médicaux sont significatifs des soucis de santé qui ont hanté l'écrivain sa vie durant. A côté du célèbre ouvrage du Dr Tissot, De la santé des gens de lettres, on relève les Conseils aux hommes affaiblis de Belliol, L'art de conserver la vue de Chevallier, l'indispensable Manuel de santé de Raspail, ainsi que des manuels de gymnastique de chambre ou de gymnastique populaire.
Ces remarques faites, on peut se demander si Amiel a enrichi sa bibliothèque jusqu'à la fin de ses jours ou si elle s'est en quelque sorte sclérosée à partir du moment où il a cessé d'habiter rue Etienne-Dumont. A ce propos, il est regrettable que Berthe Vadier n'ait pas indiqué les dates de parution des ouvrages : outre l'intérêt intrinsèque de ces informations, notre enquête en eût été facilitée. Il est incontestable que l'essentiel de la bibliothèque d'Amiel a été constitué durant ses années de jeunesse ; nous avons déjà signalé qu'au fur et à mesure que les années passaient, l'enthousiasme d'Amiel pour les livres s'est en partie émoussé, mais non pas sa curiosité, notamment dans le domaine de la philosophie allemande. C'est ainsi que sa bibliothèque s'est accrue sans interruption d'ouvrages philosophiques. Nous en voulons pour preuve le fait que la Bibliothèque publique, appelée à choisir vingt ouvrages parmi ceux que l'écrivain avait laissés, en a retenu une demi-douzaine, ouvrages de parution récente qu'elle ne possédait pas encore. A côté de ces ouvrages spécialisés, il convient évidemment de mentionner les nombreux livres qu'Amiel, professeur en charge, n'a cessé de recevoir de la part de ses confrères.
Cela dit, on se demandera avec une légitime curiosité ce qu'il est advenu de cette bibliothèque après inventaire. Dans ses instructions testamentaires, le philosophe a clairement précisé ses intentions. Il a d'abord dressé une liste détaillée des personnes à qui il comptait remettre un livre en souvenir: le ou les titres attribués sont le plus souvent mentionnés explicitement. La Bibliothèque publique, on l'a vu, était autorisée à choisir 20 ouvrages et à emporter l'ensemble des brochures, soit quelque 600 pièces. Jules Guillermet, le neveu d'Amiel, héritait de tous les dictionnaires; Berthe Vadier put choisir ce qu'elle voulait parmi les ouvrages qui se trouvaient rue Verdaine au domicile mortuaire : elle prit 44 livres ; Fanny Mercier eut droit à une cinquantaine de volumes auxquels s'ajoutent une trentaine d'autres qu'elle demanda à acheter; quant à l'exécuteur testamentaire, joseph-Marc Hornung, il put sélectionner à son usage 300 volumes. Le total de ces différentes ponctions se chiffre à 780 volumes. Le solde, soit quelque 1500 volumes, devait selon la volonté d'Amiel, revenir à la famille - libre à elle de le vendre ou de le conserver.
Quel sort les deux soeurs d'Amiel ont-elles réservé à tous ces livres? Il ne nous a malheureusement pas été possible de reconstituer exactement ce parcours. On trouve dans la correspondance de Hornung une précision, datée du 18 septembre 1883, émanant de Franki Guillermet, le beau-frère d'Amiel. Parlant des derniers restes de la bibliothèque, il écrit: "Made Stroehlin et ma femme ont abandonné ce reliquat à leurs fils, lesquels, après avoir choisi ce qui leur convenait, ont vendu ce qui était sans valeur pour eux à l'antiquaire de la Corraterie" (notons qu'il y avait alors quatre libraires à la Corraterie).
Le terme "reliquat" laisse supposer qu'entre la distribution des legs particuliers et la vente dudit reliquat au libraire de la Corraterie, une opération de plus grande envergure a eu lieu. Nous sommes convaincus que la bibliothèque de philosophie germanique a dû être vendue en bloc à l'un des libraires spécialisés en livres allemands, à Georg par exemple. Il est évidemment infiniment regrettable que cette partie de la bibliothèque d'Amiel précisément, si complète, si originale, voire unique, n'ait pu être conservée intégralement dans une institution genevoise.
Cela dit, la dispersion de la bibliothèque d'Amiel a été assez complète, au gré des successions et au fil des années, pour qu'on retrouve un peu partout à Genève, dans des collections privées et publiques, mais aussi sur le marché d'occasion, des ouvrages lui ayant appartenu. Ils sont reconnaissables à l'ex-libris manuscrit "H. Fréd. Amiel" qui figure en général sur la page de garde. Nous avons eu la chance d'en retrouver une bonne vingtaine au marché aux puces, voici deux ans. Le marchand nous a expliqué avoir liquidé un grenier provenant de la famille Malan, héritière de Berthe Vadier. Nous avons eu évidemment la curiosité de vérifier si les ouvrages acquis à cette occasion figuraient dans l'inventaire de la bibliothèque d'Amiel. A notre surprise, aucun d'entre eux n'y était cité. Cela revient à dire que Berthe Vadier a quelque peu triché: elle n'a pas obtempéré à Hornung qui lui avait demandé, par lettre, de rapporter rue Etiennc-Dumont tous les livres qu'Amiel possédait dans sa chambre de la rue Verdaine afin qu'ils fussent dûment inventoriés. C'est peut-être là que réside la solution de l'énigme que posait tout à l'heure l'absence surprenante de certains auteurs dans l'inventaire de B. Vadier: il était assez naturel qu'Amiel ait gardé les deux classiques que sont Corneille et Racine sous la main, rue Verdaine.
En conclusion, et pour résumer les enseignements qu'offre un tel inventaire, on peut faire les remarques suivantes :
1) L'inventaire que nous avons parcouru nous montre d'abord quelle conception Amiel avait de sa bibliothèque, à quels besoins elle devait répondre. Nous avons pu nous rendre compte qu'il la considérait essentiellement comme un instrument de travail, un outil de référence. Amiel réunit et conserve en effet trois types d'ouvrages:
- ceux qu'il ne peut se procurer ailleurs (livres spécialisés)
- ceux qu'il souhaite pouvoir relire (classiques, ouvrages de base, de référence, livres de chevet)
- ceux enfin qu'il a reçus en cadeau ou en hommage.
2) Ce n'est pas une bibliothèque de collectionneur, ni de bibliophile: les ouvrages de prix y sont rares. D'autre part, il y a de tout dans cette bibliothèque qui s'est formée entièrement au gré des circonstances.
3) Cette bibliothèque qui a été constituée par son propriétaire, reflète certes ses intérêts, mais non pas tous ses goûts. Amiel ne possédait pas tous les livres qu'il lisait; sa bibliothèque ne recouvre pas le champ entier de ses lectures.
Cette remarque paraît importante, car elle revêt une portée plus générale. Ce que l'inventaire de la bibliothèque d'Amiel nous apprend en fin de compte, c'est qu'il faut se méfier des inventaires. Il y a les livres que l'on possède mais qu'on ne lit pas, il y a surtout les livres qu'on a lus sans les posséder. Si dans les siècles antérieurs, une bibliothèque particulière pouvait raisonnablement passer pour refléter tous les intérêts et les goûts d'un gentilhomme en matière de lecture, ce n'était plus le cas au XIXème siècle; ce n'était plus le cas au temps d'Amie] ; ce n'était plus le cas dès le moment où les bibliothèques publiques ont pris le pas sur les bibliothèques particulières. C'est là une réalité que les biographes soucieux de reconstituer l'héritage livresque d'un personnage ne devraient jamais perdre de vue.

Philippe M. Monnier


Nous reproduisons ci-après l'inventaire de Berthe Vadier aussi fidèlement que possible, avec ses lacunes, ses abréviations et ses inexactitudes imputables à un travail exécuté dans des délais trop brefs Les noms d'auteurs ont été corrigés lorsqu'ils étaient manifestement inexacts; ils ne sont pas repris dans l'index des noms qui figure à la fin du présent volume. Les ouvrages précédés d'un astérisque (*) sont ceux choisis par le professeur Hornung; ceux qui sont précédés de deux astérisques (**) ont été retenus par la Bibliothèque publique.

LIEN VERS LE CATALOGUE