Les fidèles du Journal intime savent le
rôle considérable que la lecture a
joué dans la vie d'Amiel et l'intérêt
que celui-ci n'a cessé de porter aux livres, Amiel
est un prodigieux liseur; une curiosité
insatiable, au service d'un esprit encyclopédique,
le conduit a dévorer jour après jour une
quantité invraisemble d'écrits dans les
domaines les plus divers. Il n'est pas de journée
qui ne comporte une rubrique "Lectures"; le Journal
intime joue à ce point de vue un
véritable rôle de greffier, enregistrant
systématiquement tout ce qui a passé sous
les yeux du lecteur. Il ne serait pas difficile, sur la
base de ces indications, de dresser le catalogue complet
de ce qu'Amiel a lu durant sa vie. Dans la
préparation du texte de l'édition
intégrale, nous nous appliquons d'ailleurs
à vérifier (voire à identifier) tous
les noms d'auteurs, afin qu'ils apparaissent au complet
et sous une forme correcte dans l' Index nominum
qui clôt chaque volume: c'est le moyen d'avoir un
premier aperçu sur l'ampleur des lectures de notre
philosophe.
Voici à titre d'exemple, ce qu'Amiel a lu le 2
Octobre 1850; nous résumons une liste qui occupe
une page et demie dans le Journal.
1. Cinq études de Sainte-Beuve
(Constitutionnel)
2. Plusieurs numéros de la Bibliothèque
universelle.
3. Revue de philosophie et de théologie
chrétienne.
4. Erdmann : Natur oder Schöpfung (1840),
mémoire hégélien.
5. Cieszkowski: Historiosophie (1838).
6. Braniss: Wissenschaftliche Aufgabe der Gegenwart
(1848).
7. Victor Hugo: Notre-Dame de Paris.
8. Vinet: Chrestomathie française.
9. Quelques morceaux de prose allemande [extraits
de l'anthologie de Wackernagel].
10. Ariosto : 28ème chant, histoire
érotique de Joconde.
l 1. Repris l'Anthologie de Lindemann, " bon livre
quoique scholastique, plein de faits et relevant d'une
bonne école (Krause) ".
12. Journal de Genève, foule de
numéros.
Certes voilà le menu d'un repas de gala, d'un
banquet de fête. Amiel ne lit pas tous les jours
autant. Il faut reconnaître qu'avec les
années cette fringale de jeune homme (il ne
professe à Genève que depuis une
année) ira en diminuant. Ses ennuis de
santé, la faiblesse de sa vue en particulier,
l'obligeront à réduire le temps qu'il
consacre chaque jour à son activité
favorite, et à en restreindre le champ. Il n'en
reste pas moins qu'une telle liste est
caractéristique et parfaitement
représentative de ce qu'Amiel lit et lira durant
toute son existence. Aussi peut-on distinguer dans ses
lectures cinq catégories:
a) les ouvrages de base qu'Amiel lit ou relit
régulièrement en vue de ses cours:
ouvrages de philosophie, de théologie,
d'anthropologie, de morale, de pédagogie,
d'esthétique ou de philologie...
b) les classiques qu'il reprend au gré des
circonstances (par exemple en compagnie de ses jeunes
neveux), et qu'il lit dans le texte ou dans des
anthologies,
c) la littérature d'agrément: romans
français ou étrangers en traduction
française, ouvrages libertins,
d) les revues: Revue des Deux Mondes,
Bibliothèque universelle et Revue suisse, Revue
de Paris, Revue de théologie, etc.
e) les journaux, en grand nombre: Presse,
Débats, Constitutionnel, Gazette d'Augsbourg,
Gazette de Lausanne, journal de Genève,
Indépendance belge...
Ces deux dernières catégories permettent
à Amiel de se tenir au courant de
l'actualité dans tous les domaines ; elles lui
donnent aussi accès à la production des
écrivains et critiques contemporains. On
rappellera en effet qu'au XIXème siècle la
plus grande partie de la littérature paraissait
dans les revues et les journaux avant de sortir en
librairie.
Pour se procurer des livres, Amiel fait de longues
"stations" comme il dit, chez les libraires de la place,
en particulier chez Kessmann (avant sa faillite),
Desrogis et Georg qui reçoivent les livres en
langue allemande. Par ailleurs, il reçoit et
dépouille à domicile des catalogues
d'éditeurs et de libraires, ce qui lui permet de
faire venir directement les ouvrages allemands plus
spécialisés dont il a besoin. "Au lieu de
sortir [...], trouvé un vif plaisir
à déballer les nombreux ouvrages
envoyés par la librairie Georg, et à lire
au coin de mon feu, tandis que la maison est vide." (23
nov. 1861) "Feuilleté divers catalogues
d'antiquaires; visite aux libraires et bouquinistes; fait
quelques commandes." (11 fév. 1862)
L'intérêt d'Amiel pour les livres se traduit
aussi par la fréquentation des
établissements publics dédiés
à la lecture. A Berlin, par exemple, il aimait
à passer de longues heures dans la Conditorei de
Spargnapani, sorte de salon de thé et de lecture
où l'on pouvait lire 50 à 60 journaux en
cinq langues. A Genève, à côté
de la Société de lecture où Amiel ne
se rendait pas volontiers, insuffisamment en tout cas
pour amortir l'importante cotisation annuelle, il
existait des cabinets de lecture. Il semble que dans sa
jeunesse Amiel ait été un visiteur assidu
de celui de Mme Boileau. Enfin, il y avait bien sûr
la Bibliothèque publique: Amiel n'en parle pas
beaucoup, ne s'y rend guère : son nom
n'apparaît pas souvent dans les registres de
consultation que nous avons examinés; tout se
passe comme s'il n'avait eu recours aux ressources de la
grande bibliothèque qu'en dernier ressort,
lorsqu'il ne pouvait se procurer l'ouvrage
désiré ailleurs.
Si Amiel fréquentait peu les bibliothèques,
c'est qu'il possédait sa propre
bibliothèque. Il en parle de temps à autre
dans le Journal: il évoque par exemple des
problèmes bien connus de tous ceux qui
possèdent des livres: le manque de place, les
difficultés de rangement. Le 5 mars 1856, il
écrit: "Passé la matinée à
déblayer ma table de ses livres et à
remettre en ordre ma bibliothèque. Reconnu la
nécessité d'en dresser un bon catalogue."
Durant les semaines qui suivent, Amiel s'attelle à
cette tâche avec l'aide d'un de ses
étudiants. Malheureusement, cet instrument de
travail ne l'empêchera pas de se retrouver dans le
même embarras quelques années plus tard:
"cherché en vain certains livres
égarés de ma bibliothèque;
impossible de les retrouver dans le fouillis de mes
armoires." (7 mars 1862)
On va en savoir plus en 1869 au moment où Amiel,
après quelque vingt ans de vie sous le toit de sa
soeur et de son beau-frère Guillermet,
décide de louer un petit appartement sur jardin au
16 de la rue des Belles-Filles, l'actuelle rue
Etienne-Dumont. Le déménagement se
présente comme une entreprise dantesque, car le
pauvre philosophe doit concentrer dans trois
pièces et six armoires ce qui se trouve dans sept
pièces et vingt armoires. "Il me tarde
d'être à mon logis trilobé,
écrit-il le 1er novembre à Marie Favre, sa
chère Philine; mais 2300 volumes et 600 brochures
ne sont pas une bagatelle à loger." Trois jours
plus tard, il précise qu'il a fait transporter rue
des Belles-Filles 39 colis de livres: "Les guignons ont
fait rage et ont mis ma patience à bout. Et mes
2500 volumes m'ont-ils assez fait chevrer !" Enfin, il
ajoute le 12 novembre: "Je me réjouis de voir
garnis dix trumeaux de bibliothèque."
Amiel ne vivra pas longtemps dans son nouveau logis qu'il
trouve à la fois sombre et trop ensoleillé,
humide et froid, et qu'il accuse de la dégradation
de son état de santé. Dès l'automne
1871, il prendra l'habitude de dormir dans la pension
où il prend ses repas; l'année suivante, on
le trouve chez les dames Rey-Humbert à la
Taconnerie où il occupe un appartement
indépendant sur jardinet, cour et horizon de
montagnes. Enfin, il prendra pension successivement au 9,
puis au 13 de la rue Verdaine ou il s'éteint le 11
mai 1881, entouré des soins affectueux de sa
filleule spirituelle, Berthe Vadier.
Durant ces douze années, Amiel a conservé
son appartement de la rue Etienne-Dumont qui lui sert
dès lors uniquement de cabinet de travail, de
bibliothèque, ou, selon sa propre expression, de
"chartreuse pour mes livres et papiers". Ce terme montre
l'attachement qu'Amiel vouait à sa
bibliothèque: elle était pour lui une
véritable "Pharmacie de l'âme", pour
reprendre l'expression relevée sur le fronton de
la bibliothèque de Thèbes par Diodore de
Sicile. "Que ferais-je sans mes livres, s'exclamait-il
déjà en 1850, car c'est mon unique
consolation et compagnie!" (5 mai 1850), ils sont "ma
forteresse contre les hommes" (8 mai 1862). Rien
d'étonnant donc à ce qu'il ait pris des
dispositions testamentaires particulières pour ce
qu'il considérait comme une partie non
négligeable de son patrimoine.
On sait qu'Amiel avait désigné pour la
gestion de son héritage intellectuel un mandataire
spécial en la personne de son ancien disciple
Charles Ritter. Celui-ci ayant au dernier moment
décliné cette responsabilité, c'est
à Joseph-Marc Hornung, professeur de droit et ami
d'Amiel, qu'il incomba de s'occuper des livres et des
papiers du défunt. On sait aussi qu'Amiel avait
pris un certain nombre de mesures pour réglet le
sort de sa bibliothèque, précisant
notamment les legs de livres qu'il destinait à ses
parents et amis. Pour le reste, on ne savait pas
grand-chose de la bibliothèque d'Amiel, hormis ce
qu'il en disait dans le Journal. Or voici qu'il y a deux
ans, le hasard a mis sur notre route la petite-fille de
Hornung. Sommée de libérer un garde-meuble
familial voué à la démolition, elle
venait de découvrir un coffret renfermant des
papiers relatifs à Amiel. Nous eûmes
l'agréable surprise d'y trouver non seulement la
correspondance échangée entre Amiel et
Hornung (correspondance partiellement publiée en
1925 mais dont les originaux semblaient avoir disparu),
mais aussi tous les papiers relatifs à la
succession - et, tout au fond, un cahier écolier
à couverture aubergine pâlie portant le
titre "Catalogue de la Bibliothèque de feu
Monsieur le Prof. H.-F. Amiel" ainsi que la mention "fait
à double en Mai 1881, B.V. ". Sous ces initiales
se cachait évidemment le nom de Berthe Vadier. La
correspondance devait nous apprendre que la fidèle
amie d'Amiel avait en effet consacré de longues
heures à dresser l'inventaire de la
bibliothèque sise rue Etienne-Dumont, et à
double exemplaire, l'un à l'intention de la
famille, l'autre pour l'exécuteur
testamentaire.
Le cahier de Berthe Vadier comprend au recto 65 pages
d'inventaire sommaire mentionnant pour chaque ouvrage
auteur, titre en abrégé, et nombre de
volumes. En retournant le cahier on trouve un second
inventaire, celui des livres légués
nommément. Au total, on constate que B. Vadier a
inventorié quelque 2200 volumes
représentant 1400 titres. Elle a laissé de
côté les livres de classe (environ 150
volumes), les revues (estimées à 170
volumes), ainsi que les brochures. On s'aperçoit
donc qu'Amiel ne s'était guère
trompé lorsqu'en 1869 il avait estimé sa
bibliothèque à 2500 volumes.
L'inventaire principal est divisé en deux grandes
sections : livres français d'une part, livres
allemands de l'autre. Chacune de ces sections est
elle-même subdivisée en un certain nombre de
rubriques-matière (poésie, romans, auteurs
classiques, philosophie, esthétique, philologie,
etc.). Grâce à un petit guide topographique
de la Bibliothèque de la rue Etienne-Dumont,
rédigé par Berthe Vadier à
l'intention de Hornung (18 juin 1881), nous avons pu nous
convaincre que ces différentes rubriques n'ont pas
été imaginées par la
rédactrice du catalogue, mais qu'elles
correspondaient à la disposition des ouvrages sur
les rayons des sept meubles qui tapissaient l'appartement
d'Amiel.
Voilà pour l'historique et pour l'aspect
matériel de cette bibliothèque. Que nous
apprend à son sujet l'inventaire de Berthe Vadier?
Parmi plusieurs observations, trois paraissent
primordiales:
1) La bibliothèque d'Amiel ne
comprenait qu'un nombre très restreint de
livres anciens; en effet, sur un total de 2500
volumes, on n'en dénombre qu'une vingtaine
datant des XVIème, XVIIème et
XVIIIème siècles. Cela n'a, en fait,
rien de très étonnant lorsqu'on se
rappelle qu'Amiel est issu d'un milieu de
commerçants. Nous avons montré ailleurs
l'ardeur que le père du philosophe avait mise
à engager et à accompagner son fils sur
le chemin des études qu'il n'avait pu
lui-même parcourir. Ainsi donc, parvenu à
l'âge adulte, Amiel n'a pas
bénéficié de l'apport d'une
bibliothèque familiale, mais il a dû
constituer sa propre bibliothèque de toutes
pièces. A cet égard, l'inventaire que
nous avons retrouvé devrait gagner en
intérêt dans la mesure où il
reflète plus parfaitement les
préoccupations et les goûts du
propriétaire de la bibliothèque.
2) A feuilleter l'inventaire de B. Vadier, on ne peut
manquer d'être frappé par la
quantité des livres allemands. On compte en
effet 736 volumes en allemand contre seulement 1056
volumes en français. Autrement dit, plus de 40%
de la bibliothèque d'Amiel était
composée d'ouvrages germaniques. Cette
constatation est une preuve matérielle de
l'empreinte indélébile que le long
séjour berlinois a laissée sur le
penseur genevois.
3) La philosophie occupe dans cette
bibliothèque une place
prépondérante. Si l'on prend le terme au
sens large, c'est-à-dire en incluant la morale,
la pédagogie, la théologie et
l'esthétique, on constate que la philosophie
représente le tiers des livres français
et les trois cinquièmes des livres allemands.
Cela revient à dire que la bibliothèque
d'Amiel comprenait 40 à 45% d'ouvrages de
philosophie, ce qui même chez un philosophe est
considérable. Il apparaît donc qu'Amiel
se soit attaché à constituer une
bibliothèque qui fût, au premier chef, un
instrument de travail. Le fort pourcentage d'ouvrages
de philosophie allemande s'explique évidemment
par l'importance qu'Amiel accordait à la
pensée germanique, mais aussi par le fait que
cette littérature très
spécialisée n'était guère
disponible dans les institutions publiques de la ville
de Genève.
Enfin, il convient d'insister sur la très
grande qualité de cette bibliothèque
philosophique réunie par Amiel. En langue
française on retrouve tous les grands noms de la
pensée occidentale de Platon à Renouvier en
passant par Spinoza, Descartes, Hume, Pope, Locke,
Emerson, Vinet et Renan. Quant à
l'énoncé des 460 ouvrages de philosophie
allemande, il est proprement stupéfiant: tous les
philosophes de l'Allemagne du XIXème siècle
sont au rendez-vous, représentés par leurs
oeuvres les plus significatives aussi bien que par des
essais de moindre envergure.
A côté de la philosophie, les sections les
plus importantes sont celles de littérature (330
volumes français, 140 allemands) et de
géographie et histoire (225 volumes
français, 80 allemands). Quantitativement moins
développées que la section philosophique,
elles ne présentent pas non plus la même
homogénéité. En littérature
française, on constate par exemple que les plus
grands noms voisinent sans complexe avec des
écrivains oubliés. La Fontaine fait bon
ménage avec Viennet et Lachambeaudie, Boileau,
Malherbe sont tout près de Gilbert et de
l'abbé Genest, Chénier, Lamartine et Hugo
ne portent pas ombrage à Brizeux, Millien ou
Laprade. Cette constatation confirme une observation que
tout lecteur du Journal intime ne peut manquer de faire :
Amiel a un goût particulier pour les auteurs
qu'à tort ou à raison nous
considérons aujourd'hui comme mineurs. A cet
égard, on peut s'interroger sur certaines
absences. Il est en effet frappant de voir que si la
plupart des grands noms de la littérature sont
dûment représentés, il en est
d'autres qui font curieusement défaut. A
côté de Molière on s'attendrait
à trouver Corneille et Racine : or il n'y en a pas
trace, bien qu'Amiel lise volontiers l'auteur d'Athalie.
Autre étonnement: l'absence de Ronsard - jeune
professeur, Amiel ne lui avait-il pas consacré une
étude, un parallèle avec Malherbe?
Dans le même ordre d'idées, la section des
romans apparaît comme singulièrement pauvre
avec ses 37 volumes quand on sait la consommation
considérable et quotidienne qu'Amie] faisait
de la littérature dite d'agrément.
L'inventaire ne mentionne qu'un seul roman de Balzac que
notre philosophe, il est vrai, n'appréciait
guère, mais qu'il lisait et jugeait
néanmoins. De Flaubert, Amiel possédait
Madame Bovary dont il ne parle jamais dans le Journal :
on a peine à croire qu'il ait vraiment lu ce roman
; en revanche, Salammbô qu'il lit en 1862 ne
figurait pas sur ses rayonnages. Plus incroyable encore
le fait que George Sand, dont Amiel dévorait les
oeuvres avec une véritable passion, ne soit
représentée dans sa bibliothèque que
par un seul ouvrage, Les amours de l'âge d'or. La
même remarque peut s'appliquer à la
littérature étrangère: à part
Robinson Crusoé, Le Corsaire rouge de Fenimore
Cooper, un ou deux romans de Silvio Pellico et de
Hawthorne, c'est le néant. Pas un ouvrage des
romanciers anglais si chers à Amiel, les
Bulwer-Lytton, Brontë, 1 Mulock... pas un roman de
Frederika Bremer non plus.
Ces importantes lacunes ont de quoi intriguer, et l'on se
demande comment Amie] avait accès à ce
genre de littérature du moment qu'il n'en reste
pas trace dans sa bibliothèque. Nous savons qu'il
ne fréquentait guère les cabinets de
lecture de la cité. Alors, empruntait-il les
romans à des amis ou à des membres de sa
famille? Les achetait-il, quitte à les donner ou
à les revendre par la suite? Bien que le Journal
ne soit pas très explicite à ce sujet, il
apparaît néanmoins comme certain qu'Amiel
recourait volontiers à l'emprunt. Les notations
suivantes le prouvent:
"Aujourd'hui commencé à me mettre en
règle avec les livres envoyés ou
empruntés qui ont dormi deux ou trois mois sur un
rayon de ma bibliothèque." (23 mars 1852)
"Commencé à déblayer ma chambre des
livres à rendre. " (11 juillet 1853) "Revu les
livres et revues que j'avais en prêt." (6 juillet
1865)
Quoi qu'il en soit, il importe de constater qu'Amiel n'a
pas jugé utile de conserver cette
littérature, bien qu'elle fût indispensable
à son équilibre psychique : havres de paix,
sources rafraîchissantes, les fictions romanesques
l'aidaient en effet à décrypter ces
mystères de l'âme humaine qui le fascinaient
tant.
En continuant à feuilleter l'inventaire de Berthe
Vadier, on passera rapidement sur des rubriques plus
modestes. Dans les "Sciences sociales ", on ne manquera
pas de relever la présence prédominante
d'un auteur cher à Amiel: Proudhon, dont neuf
ouvrages figuraient dans sa bibliothèque. La
philologie (grammaires et glossaires) et les ouvrages
religieux n'appellent pas de commentaires particuliers,
si ce n'est que l'on pourrait s'étonner de leur
relative modicité, étant donné
l'intérêt qu'Amiel n'a cessé de
porter à ces domaines. En revanche, les 33
ouvrages médicaux sont significatifs des soucis de
santé qui ont hanté l'écrivain sa
vie durant. A côté du célèbre
ouvrage du Dr Tissot, De la santé des gens de
lettres, on relève les Conseils aux hommes
affaiblis de Belliol, L'art de conserver la vue de
Chevallier, l'indispensable Manuel de santé de
Raspail, ainsi que des manuels de gymnastique de chambre
ou de gymnastique populaire.
Ces remarques faites, on peut se demander si Amiel a
enrichi sa bibliothèque jusqu'à la fin de
ses jours ou si elle s'est en quelque sorte
sclérosée à partir du moment
où il a cessé d'habiter rue Etienne-Dumont.
A ce propos, il est regrettable que Berthe Vadier n'ait
pas indiqué les dates de parution des ouvrages :
outre l'intérêt intrinsèque de ces
informations, notre enquête en eût
été facilitée. Il est incontestable
que l'essentiel de la bibliothèque d'Amiel a
été constitué durant ses
années de jeunesse ; nous avons déjà
signalé qu'au fur et à mesure que les
années passaient, l'enthousiasme d'Amiel pour les
livres s'est en partie émoussé, mais non
pas sa curiosité, notamment dans le domaine de la
philosophie allemande. C'est ainsi que sa
bibliothèque s'est accrue sans interruption
d'ouvrages philosophiques. Nous en voulons pour preuve le
fait que la Bibliothèque publique, appelée
à choisir vingt ouvrages parmi ceux que
l'écrivain avait laissés, en a retenu une
demi-douzaine, ouvrages de parution récente
qu'elle ne possédait pas encore. A
côté de ces ouvrages
spécialisés, il convient évidemment
de mentionner les nombreux livres qu'Amiel, professeur en
charge, n'a cessé de recevoir de la part de ses
confrères.
Cela dit, on se demandera avec une légitime
curiosité ce qu'il est advenu de cette
bibliothèque après inventaire. Dans ses
instructions testamentaires, le philosophe a clairement
précisé ses intentions. Il a d'abord
dressé une liste détaillée des
personnes à qui il comptait remettre un livre en
souvenir: le ou les titres attribués sont le plus
souvent mentionnés explicitement. La
Bibliothèque publique, on l'a vu, était
autorisée à choisir 20 ouvrages et à
emporter l'ensemble des brochures, soit quelque 600
pièces. Jules Guillermet, le neveu d'Amiel,
héritait de tous les dictionnaires; Berthe Vadier
put choisir ce qu'elle voulait parmi les ouvrages qui se
trouvaient rue Verdaine au domicile mortuaire : elle prit
44 livres ; Fanny Mercier eut droit à une
cinquantaine de volumes auxquels s'ajoutent une trentaine
d'autres qu'elle demanda à acheter; quant à
l'exécuteur testamentaire, joseph-Marc Hornung, il
put sélectionner à son usage 300 volumes.
Le total de ces différentes ponctions se chiffre
à 780 volumes. Le solde, soit quelque 1500
volumes, devait selon la volonté d'Amiel, revenir
à la famille - libre à elle de le vendre ou
de le conserver.
Quel sort les deux soeurs d'Amiel ont-elles
réservé à tous ces livres? Il ne
nous a malheureusement pas été possible de
reconstituer exactement ce parcours. On trouve dans la
correspondance de Hornung une précision,
datée du 18 septembre 1883, émanant de
Franki Guillermet, le beau-frère d'Amiel. Parlant
des derniers restes de la bibliothèque, il
écrit: "Made Stroehlin et ma femme ont
abandonné ce reliquat à leurs fils,
lesquels, après avoir choisi ce qui leur
convenait, ont vendu ce qui était sans valeur pour
eux à l'antiquaire de la Corraterie" (notons qu'il
y avait alors quatre libraires à la
Corraterie).
Le terme "reliquat" laisse supposer qu'entre la
distribution des legs particuliers et la vente dudit
reliquat au libraire de la Corraterie, une
opération de plus grande envergure a eu lieu. Nous
sommes convaincus que la bibliothèque de
philosophie germanique a dû être vendue en
bloc à l'un des libraires
spécialisés en livres allemands, à
Georg par exemple. Il est évidemment infiniment
regrettable que cette partie de la bibliothèque
d'Amiel précisément, si complète, si
originale, voire unique, n'ait pu être
conservée intégralement dans une
institution genevoise.
Cela dit, la dispersion de la bibliothèque d'Amiel
a été assez complète, au gré
des successions et au fil des années, pour qu'on
retrouve un peu partout à Genève, dans des
collections privées et publiques, mais aussi sur
le marché d'occasion, des ouvrages lui ayant
appartenu. Ils sont reconnaissables à l'ex-libris
manuscrit "H. Fréd. Amiel" qui figure en
général sur la page de garde. Nous avons eu
la chance d'en retrouver une bonne vingtaine au
marché aux puces, voici deux ans. Le marchand nous
a expliqué avoir liquidé un grenier
provenant de la famille Malan, héritière de
Berthe Vadier. Nous avons eu évidemment la
curiosité de vérifier si les ouvrages
acquis à cette occasion figuraient dans
l'inventaire de la bibliothèque d'Amiel. A notre
surprise, aucun d'entre eux n'y était cité.
Cela revient à dire que Berthe Vadier a quelque
peu triché: elle n'a pas obtempéré
à Hornung qui lui avait demandé, par
lettre, de rapporter rue Etiennc-Dumont tous les livres
qu'Amiel possédait dans sa chambre de la rue
Verdaine afin qu'ils fussent dûment
inventoriés. C'est peut-être là que
réside la solution de l'énigme que posait
tout à l'heure l'absence surprenante de certains
auteurs dans l'inventaire de B. Vadier: il était
assez naturel qu'Amiel ait gardé les deux
classiques que sont Corneille et Racine sous la main, rue
Verdaine.
En conclusion, et pour résumer les enseignements
qu'offre un tel inventaire, on peut faire les remarques
suivantes :
1) L'inventaire que nous avons parcouru nous montre
d'abord quelle conception Amiel avait de sa
bibliothèque, à quels besoins elle devait
répondre. Nous avons pu nous rendre compte qu'il
la considérait essentiellement comme un instrument
de travail, un outil de référence. Amiel
réunit et conserve en effet trois types
d'ouvrages:
- ceux qu'il ne peut se procurer ailleurs (livres
spécialisés)
- ceux qu'il souhaite pouvoir relire (classiques,
ouvrages de base, de référence, livres de
chevet)
- ceux enfin qu'il a reçus en cadeau ou en
hommage.
2) Ce n'est pas une bibliothèque de
collectionneur, ni de bibliophile: les ouvrages de prix y
sont rares. D'autre part, il y a de tout dans cette
bibliothèque qui s'est formée
entièrement au gré des circonstances.
3) Cette bibliothèque qui a été
constituée par son propriétaire,
reflète certes ses intérêts, mais non
pas tous ses goûts. Amiel ne possédait pas
tous les livres qu'il lisait; sa bibliothèque ne
recouvre pas le champ entier de ses lectures.
Cette remarque paraît importante, car elle
revêt une portée plus
générale. Ce que l'inventaire de la
bibliothèque d'Amiel nous apprend en fin de
compte, c'est qu'il faut se méfier des
inventaires. Il y a les livres que l'on possède
mais qu'on ne lit pas, il y a surtout les livres qu'on a
lus sans les posséder. Si dans les siècles
antérieurs, une bibliothèque
particulière pouvait raisonnablement passer pour
refléter tous les intérêts et les
goûts d'un gentilhomme en matière de
lecture, ce n'était plus le cas au XIXème
siècle; ce n'était plus le cas au temps
d'Amie] ; ce n'était plus le cas dès le
moment où les bibliothèques publiques ont
pris le pas sur les bibliothèques
particulières. C'est là une
réalité que les biographes soucieux de
reconstituer l'héritage livresque d'un personnage
ne devraient jamais perdre de vue.
Philippe M. Monnier
Nous reproduisons ci-après l'inventaire
de Berthe Vadier aussi fidèlement que
possible, avec ses lacunes, ses abréviations et
ses inexactitudes imputables à un travail
exécuté dans des délais trop brefs
Les noms d'auteurs ont été corrigés
lorsqu'ils étaient manifestement inexacts; ils ne
sont pas repris dans l'index des noms qui figure à
la fin du présent volume. Les ouvrages
précédés d'un astérisque (*)
sont ceux choisis par le professeur Hornung; ceux qui
sont précédés de deux
astérisques (**) ont été retenus par
la Bibliothèque publique.
LIEN VERS LE
CATALOGUE
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