Le lieu d'Amiel, c'est son journal intime. Point fixe de
son existence, c'est la scène d'où il juge
le monde et se livre à « son meilleur moi
». Le monde extérieur, Genève en
particulier, lui paraît hostile, ainsi s'explique
son attitude de retrait. Mais le monde offre deux visages
: à Genève, la mal-aimée, s'opposent
les délices du canton de Vaud. Pendant les
vacances, loin de Genève, il se transforme en un
« volcan de gaieté » pour un groupe de
jeunes femmes et de jeunes filles. Le retiennent surtout
les rives du Léman, Clarens et ses parages, Glion,
Montreux, Vevey, aux plus beaux paysages du monde. «
Temps magnifique. Une heure de contemplation muette
à ma fenêtre. Je n'ose ni remuer, ni
respirer, tant l'émotion m'oppresse et tant je
crains de faire fuir le rêve, rêve où
les anges passent, moment de sainte extase et d'intense
adoration » (8 sept. 1869).
À la splendeur de la nature répond la
richesse des souvenirs. En 1854, à Glion, dans ces
lieux enchantés, il a vécu quinze jours en
tête-à-tête, une chaste idylle avec
Louise Wyder, « la petite fée de Glion
». Plus tard, il y a séjourné avec de
nombreuses amies. Sentiers, vallons, coteaux conservent
leur présence.
Au cours de ses promenades, il a découvert le
cimetière de Clarens. Il y griffonne des vers, il
lit, il rêve. La mort, en ce lieu, ne lui
paraît pas redoutable. Au tournant de la
cinquantaine, il songe à Clarens pour sa demeure
dernière. Il échapperait à
Genève où rien ne l'attire. « Il me
semble que je voudrais dormir pour toujours à
Clarens. Et si par aventure je dois m'en aller
prochainement et subitement, je désirerais que
l'on respectât ce voeu : six pieds de terre
à perpétuité dans le sol
poétique où repose Vinet, et un cube de
marbre sur mes cendres, c'est tout ce qu'il me faut.
C'est ici, à Clarens, que la mort ressemble au
sommeil et que le sommeil ressemble à
l'espérance » (12 juin 1871). Il rebaptise le
cimetière de Clarens, l'Oasis.
Amiel a mené à bien deux projets dans sa
vie : son journal intime et sa tombe. Deux lieux. «
Aucun emblème n'est nécessaire »,
écrit-il dans son journal, « tout
éloge est déplacé ; toute effusion
de sentiment est vaniteuse et risquée car vingt
ans après, elle ne dit plus la
vérité. La seule chose qui convienne sur
une tombe, c'est (outre le nom, l'âge et la date),
un mot-devise, la dernière parole qu'a
murmurée le mourant, son cachet pour ainsi dire,
plus une croix, s'il s'est endormi dans
l'espérance chrétienne. La tombe de Vinet
est un excellent type. Des deux passages qu'elle porte,
l'un indique la pensée de Vinet sur
lui-même, Ma vie est cachée avec Christ
en Dieu, le second la pensée des autres sur
lui : Ceux qui auront été intelligents
luiront comme des étoiles. Une tête
d'ange avec ses ailes indique la patrie actuelle du
défunt. Le monument est simple et complet »
(27 sept. 1873).
La tombe d'Amiel se trouve toujours dans le paisible
cimetière de Clarens, proche de celle de Vinet.
Dans la pierre est gravée sa devise, «Aime
et reste d'accord». Une seconde inscription
l'accompagne, « Celui qui sème pour
l'esprit moissonnera de l'esprit la vie
éternelle ». Une note de son journal,
écrite à Clarens, prévoit : «
Si quelqu'un pense encore à moi après moi,
c'est ici qu'il pourra se recueillir le plus
aisément » (26 sept. 1873).
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