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L'Oasis d'Amiel
par Louis Vannieuwenborgh
Paru dans "La Faute à Rousseau"
APA - JUIN 2006 - N° 42

Le lieu d'Amiel, c'est son journal intime. Point fixe de son existence, c'est la scène d'où il juge le monde et se livre à « son meilleur moi ». Le monde extérieur, Genève en particulier, lui paraît hostile, ainsi s'explique son attitude de retrait. Mais le monde offre deux visages : à Genève, la mal-aimée, s'opposent les délices du canton de Vaud. Pendant les vacances, loin de Genève, il se transforme en un « volcan de gaieté » pour un groupe de jeunes femmes et de jeunes filles. Le retiennent surtout les rives du Léman, Clarens et ses parages, Glion, Montreux, Vevey, aux plus beaux paysages du monde. « Temps magnifique. Une heure de contemplation muette à ma fenêtre. Je n'ose ni remuer, ni respirer, tant l'émotion m'oppresse et tant je crains de faire fuir le rêve, rêve où les anges passent, moment de sainte extase et d'intense adoration » (8 sept. 1869).

À la splendeur de la nature répond la richesse des souvenirs. En 1854, à Glion, dans ces lieux enchantés, il a vécu quinze jours en tête-à-tête, une chaste idylle avec Louise Wyder, « la petite fée de Glion ». Plus tard, il y a séjourné avec de nombreuses amies. Sentiers, vallons, coteaux conservent leur présence.

Au cours de ses promenades, il a découvert le cimetière de Clarens. Il y griffonne des vers, il lit, il rêve. La mort, en ce lieu, ne lui paraît pas redoutable. Au tournant de la cinquantaine, il songe à Clarens pour sa demeure dernière. Il échapperait à Genève où rien ne l'attire. « Il me semble que je voudrais dormir pour toujours à Clarens. Et si par aventure je dois m'en aller prochainement et subitement, je désirerais que l'on respectât ce voeu : six pieds de terre à perpétuité dans le sol poétique où repose Vinet, et un cube de marbre sur mes cendres, c'est tout ce qu'il me faut. C'est ici, à Clarens, que la mort ressemble au sommeil et que le sommeil ressemble à l'espérance » (12 juin 1871). Il rebaptise le cimetière de Clarens, l'Oasis.

Amiel a mené à bien deux projets dans sa vie : son journal intime et sa tombe. Deux lieux. « Aucun emblème n'est nécessaire », écrit-il dans son journal, « tout éloge est déplacé ; toute effusion de sentiment est vaniteuse et risquée car vingt ans après, elle ne dit plus la vérité. La seule chose qui convienne sur une tombe, c'est (outre le nom, l'âge et la date), un mot-devise, la dernière parole qu'a murmurée le mourant, son cachet pour ainsi dire, plus une croix, s'il s'est endormi dans l'espérance chrétienne. La tombe de Vinet est un excellent type. Des deux passages qu'elle porte, l'un indique la pensée de Vinet sur lui-même, Ma vie est cachée avec Christ en Dieu, le second la pensée des autres sur lui : Ceux qui auront été intelligents luiront comme des étoiles. Une tête d'ange avec ses ailes indique la patrie actuelle du défunt. Le monument est simple et complet » (27 sept. 1873).

La tombe d'Amiel se trouve toujours dans le paisible cimetière de Clarens, proche de celle de Vinet. Dans la pierre est gravée sa devise, «Aime et reste d'accord». Une seconde inscription l'accompagne, « Celui qui sème pour l'esprit moissonnera de l'esprit la vie éternelle ». Une note de son journal, écrite à Clarens, prévoit : « Si quelqu'un pense encore à moi après moi, c'est ici qu'il pourra se recueillir le plus aisément » (26 sept. 1873).