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Amiel (1821-1881) fut un écrivain genevois
très intériorisé, solitaire, auteur
dun gigantesque Journal intime
aujourdhui regardé comme lun des plus
beaux jamais écrits. Cette troisième
grande valeur littéraire de Genève
(après Rousseau et Mme de Staël), selon Albert
Thibaudet, aima beaucoup se promener dans les environs de sa
cité, et notamment, dans lactuelle
Haute-Savoie. Après ses excursions, il
rédigeait ses impressions, lesquelles suscitaient au
moins autant de lignes, sur le papier de ses cahiers, que ce
quil avait pu percevoir matériellement.
Gallimard, en 1959, édita, de façon
complète, lannée 1866 de son journal. A
la date du 2 avril, alors quil se trouve sur le
Petit-Salève, on trouve ceci : (11 h. m.) La
neige redevient fondante et le brouillard humide revêt
toute la contrée. (...) Un tronçon
grisâtre de lArve remue seul comme un serpent,
au fond de la vapeur. Lhorizon se touche à la
main et les trois lieues cubes de pluie qui se voyaient hier
se sont converties en un rideau opaque, ou mieux en une
caverne flottante, dont mon observatoire occupe le centre,
mais dont le regard ne peut percer ni la voûte, ni les
murs grisâtres. Étrange évocation,
qui place des formes opaques et diffuses dans le mauvais
temps !
Le 5 avril, le temps est meilleur : Ce matin, dans mon
périple quasi aérien du petit Mont-Gosse,
cest louïe que jai surtout ouverte
aux sensations. Jai joui en aveugle de la
fraîcheur exhilarante de la brise, des caresses
veloutées du soleil, et de la confuse rumeur des
champs, des eaux, des villages, bruit de la vie universelle
sur lequel se dessinent les fusées joyeuses des
merles et des pinsons. - Rien nest en fleur dans les
haies, ni sur les arbres. Mais dans lherbe et sur la
mousse pointent déjà laméthyste
des violettes, largent rosé des anémones
et lor des primevères. Pourtant, le fond de
lair étant encore dur, on na pas
proprement des impressions de printemps.
Léclosion, leffusion, le mol abandon, la
langueur amoureuse, lémotion de la renaissance
manquent encore à la nature. Pâques a
été trop précoce cette année et
ma villégiature tombe trop tôt. On admire, mais
on ne rêve pas. Les poumons se dilatent, mais
lattendrissement nhumecte pas la
paupière. La froidure est tonique, mais le cur
aussi voudrait se sentir vivre et pour cela, il lui faut une
atmosphère plus tiède, des rayons plus doux,
un aspect du paysage plus sympathique et plus
touchant. Amiel juge du climat en se plaçant
sur un plan moral : cest ce qui anime curieusement sa
description.
Il reviendra sur le massif du Salève lautomne
suivant. Le 10 octobre, il écrit : (9 h. m.)
Bel effet de soleil levant, derrière le cône du
Môle, fleuve dor dans la vallée du
Giffre, éventail de rayons plongeant dans la
vallée de lArve, et grande barre de nuages
coupant tous les sommets, des Voirons, du Môle et des
Alpes. Ciel bleu au zénith, pour la première
fois tous ces jours. Buissons, gazons tout trempés de
rosée. Erré sur la croupe verte qui conduit
à Tarabarra, à travers les touffes basses des
houx et des genévriers et les rocailles erratiques
quombragent quelques châtaigniers touffus. Suivi
du regard les replis de la Menoge et de lArve, les
contours des coteaux et des monts, entendu les cloches
lointaines et le bruit cadencé des fléaux,
retrouvé les impressions de laube et senti
glisser sur les mousses la robe traînante de
lautomne. Cest la vie de la Savoie
antique, dans toute sa splendeur matinale ! Mais
déjà, Amiel en ressent la nostalgie : il
saisit des présences furtives, quil
suggère plus quil ne cerne avec clarté.
Cétait un poète. Bien dautres
journées de son journal pourraient le montrer !
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