Retour à Amiel dans la presse
Retour à Amiel dans la presse
Amiel et la Savoie
Poétiques expériences de l’écrivain genevois
par Remi Mogenet - Le Messager - Presse Alpes-Jura - mars 2006

Amiel (1821-1881) fut un écrivain genevois très intériorisé, solitaire, auteur d’un gigantesque “Journal intime” aujourd’hui regardé comme l’un des plus beaux jamais écrits. Cette “troisième grande valeur littéraire” de Genève (après Rousseau et Mme de Staël), selon Albert Thibaudet, aima beaucoup se promener dans les environs de sa cité, et notamment, dans l’actuelle Haute-Savoie. Après ses excursions, il rédigeait ses impressions, lesquelles suscitaient au moins autant de lignes, sur le papier de ses cahiers, que ce qu’il avait pu percevoir matériellement.
Gallimard, en 1959, édita, de façon complète, l’année 1866 de son journal. A la date du 2 avril, alors qu’il se trouve sur le Petit-Salève, on trouve ceci : “(11 h. m.) La neige redevient fondante et le brouillard humide revêt toute la contrée. (...) Un tronçon grisâtre de l’Arve remue seul comme un serpent, au fond de la vapeur. L’horizon se touche à la main et les trois lieues cubes de pluie qui se voyaient hier se sont converties en un rideau opaque, ou mieux en une caverne flottante, dont mon observatoire occupe le centre, mais dont le regard ne peut percer ni la voûte, ni les murs grisâtres.” Étrange évocation, qui place des formes opaques et diffuses dans le mauvais temps !
Le 5 avril, le temps est meilleur : “Ce matin, dans mon périple quasi aérien du petit Mont-Gosse, c’est l’ouïe que j’ai surtout ouverte aux sensations. J’ai joui en aveugle de la fraîcheur exhilarante de la brise, des caresses veloutées du soleil, et de la confuse rumeur des champs, des eaux, des villages, bruit de la vie universelle sur lequel se dessinent les fusées joyeuses des merles et des pinsons. - Rien n’est en fleur dans les haies, ni sur les arbres. Mais dans l’herbe et sur la mousse pointent déjà l’améthyste des violettes, l’argent rosé des anémones et l’or des primevères. Pourtant, le fond de l’air étant encore dur, on n’a pas proprement des impressions de printemps. L’éclosion, l’effusion, le mol abandon, la langueur amoureuse, l’émotion de la renaissance manquent encore à la nature. Pâques a été trop précoce cette année et ma villégiature tombe trop tôt. On admire, mais on ne rêve pas. Les poumons se dilatent, mais l’attendrissement n’humecte pas la paupière. La froidure est tonique, mais le cœur aussi voudrait se sentir vivre et pour cela, il lui faut une atmosphère plus tiède, des rayons plus doux, un aspect du paysage plus sympathique et plus touchant.” Amiel juge du climat en se plaçant sur un plan moral : c’est ce qui anime curieusement sa description.
Il reviendra sur le massif du Salève l’automne suivant. Le 10 octobre, il écrit : “(9 h. m.) Bel effet de soleil levant, derrière le cône du Môle, fleuve d’or dans la vallée du Giffre, éventail de rayons plongeant dans la vallée de l’Arve, et grande barre de nuages coupant tous les sommets, des Voirons, du Môle et des Alpes. Ciel bleu au zénith, pour la première fois tous ces jours. Buissons, gazons tout trempés de rosée. Erré sur la croupe verte qui conduit à Tarabarra, à travers les touffes basses des houx et des genévriers et les rocailles erratiques qu’ombragent quelques châtaigniers touffus. Suivi du regard les replis de la Menoge et de l’Arve, les contours des coteaux et des monts, entendu les cloches lointaines et le bruit cadencé des fléaux, retrouvé les impressions de l’aube et senti glisser sur les mousses la robe traînante de l’automne.” C’est la vie de la Savoie antique, dans toute sa splendeur matinale ! Mais déjà, Amiel en ressent la nostalgie : il saisit des présences furtives, qu’il suggère plus qu’il ne cerne avec clarté. C’était un poète. Bien d’autres journées de son journal pourraient le montrer !