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"Amiel aujourd'hui"
LE SALÈVE
PAR RENÉ-LOUIS PIACHAUD
ÉDITIONS ALBERT CIANA 1924
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…………." - Mornex... Euh ! le Mont-Gosse, situation charmante, villas, hôtels, pensions ...Wagner y vécut, Ruskin aussi... Euh ! les personnes qui ont le droit d'avoir une opinion en matière d'histoire soutiennent volontiers que le capitaine Guignet et sa compagnie saccagèrent Mornex avant que d'aller mettre le feu au manoir des Echelles. Et l'on ne voit guère comment, en effet, ils l'eussent investi autrement qu'en tournant le Petit Salève, pour passer par Mornex ; c'eût été folie d'engager une troupe d'hommes d'armes dans l'abrupt Pas de l'Echelle, qui était alors très dangereux. Mornex... de morne, colline... Mornex, Maorna, Mornacum, Mornay... Un peu d'étymologie, Chapiaud ?
" - Non, pardieu ! Je ne me soucie plus d'apprendre des savants que Tarabara tire son nom du celtique, depuis qu'un paysan m'a très bien expliqué que le mot est patois. Mais vous n'avez pas cité Amiel, parmi les hôtes illustres de Mornex. Ce moraliste romantique, ce psychologue expert dans l'art de se tourmenter, y fit plusieurs séjours, et prenez garde qu'il y trouva parfois le repos de l'esprit et le bien-être du coeur. Ne sentez-vous pas que cela est merveilleux ? C'est ici, devez-vous dire en Mornex, c'est ici qu'Amiel connut un sentiment de fraîcheur et de joie; ici qu'il a écrit : Il faut avoir beaucoup d'air au-dessous de soi pour connaître cet affranchissement intérieur et cette légèreté de l'être. Chaque élément a sa poésie, mais la poésie de l'air, c'est la liberté.
" A Mornex, c'est à Mornex qu'Amiel, diverti pour un temps de son minutieux désespoir, s'est élevé au plaisir de vivre, malgré son esprit ; qu'il a confessé sa béatitude , et qu'il a rendu témoignage à la toute bonne et toute grande nature ; lui, Amiel, qui faisait carrière de mélancolique, c'est ici qu'il s'est reposé. Vous m'avez dit à Genève, devant la maison où Amiel vécut : " C'est ici qu'Amiel a souffert et qu'il a recueilli le fruit de ses longs tourments intimes. " Je vous réponds que c'est à Mornex qu'Amiel sut oublier de souffrir et qu'il a trouvé le sourire. Je l'aime mieux ainsi. Ses souffrances à mes yeux seraient vaines si elles n'avaient donné à cet homme de douleur de connaître, au moins une fois, le prix de la santé et de faire, à Mornex, la découverte de la joie. Oyez, dans ce moraliste amer, dans ce morne descendant de protestants très âpres, oyez, vous dis-je, la profession du panthéiste, lorsqu'il fut en état de grâce : Il y a dans le paysage une sorte de douceur nuancée et de grâce attiédie, et déjà j'éprouve un certain bien-être, je goûte la joie de la contemplation, celle où notre âme sortant d'elle-même devient l'âme d'une contrée, d'un paysage, et sent vivre en soi une multitude de vies. Ici, plus de résistance, de négations, de blâmes ; tout est affirmatif ; on se sent en harmonie avec la nature, avec le milieu que l'on résume. On s'ouvre à l'immensité des choses, c'est bien ce que j'aime. Dites, maintenant, " acheva M. Chapiaud, " s'il n'est pas vrai que le plaisir nous élève, et quelle religion est la plus naturelle, de celle de la souffrance ou de celle de la joie ?
" - Un tel paradoxe, à moins d'une lieue de Genève, me paraît monstrueux. Chapiaud, mon ami, vous êtes un sophiste audacieux. Sachez que Genevois sans souffrance morale est comme gigot sans ail et salade sans chapon (France eût dit : comme boudin sans moutarde) ; c'est Genevois insipide.
Que me direz-vous maintenant d'Etrembières; et de l'an 1589 ?………….