." - Mornex... Euh ! le
Mont-Gosse, situation charmante, villas, hôtels,
pensions ...Wagner y vécut, Ruskin aussi... Euh !
les personnes qui ont le droit d'avoir une opinion en
matière d'histoire soutiennent volontiers que le
capitaine Guignet et sa compagnie saccagèrent
Mornex avant que d'aller mettre le feu au manoir des
Echelles. Et l'on ne voit guère comment, en effet,
ils l'eussent investi autrement qu'en tournant le Petit
Salève, pour passer par Mornex ; c'eût
été folie d'engager une troupe d'hommes
d'armes dans l'abrupt Pas de l'Echelle, qui était
alors très dangereux. Mornex... de morne,
colline... Mornex, Maorna, Mornacum, Mornay... Un peu
d'étymologie, Chapiaud ?
" - Non, pardieu ! Je ne me soucie plus d'apprendre des
savants que Tarabara tire son nom du celtique, depuis
qu'un paysan m'a très bien expliqué que le
mot est patois. Mais vous n'avez pas cité Amiel,
parmi les hôtes illustres de Mornex. Ce moraliste
romantique, ce psychologue expert dans l'art de se
tourmenter, y fit plusieurs séjours, et prenez
garde qu'il y trouva parfois le repos de l'esprit et le
bien-être du coeur. Ne sentez-vous pas que cela est
merveilleux ? C'est ici, devez-vous dire en Mornex, c'est
ici qu'Amiel connut un sentiment de fraîcheur et de
joie; ici qu'il a écrit : Il faut avoir beaucoup
d'air au-dessous de soi pour connaître cet
affranchissement intérieur et cette
légèreté de l'être. Chaque
élément a sa poésie, mais la
poésie de l'air, c'est la liberté.
" A Mornex, c'est à Mornex qu'Amiel, diverti pour
un temps de son minutieux désespoir, s'est
élevé au plaisir de vivre, malgré
son esprit ; qu'il a confessé sa béatitude
, et qu'il a rendu témoignage à la toute
bonne et toute grande nature ; lui, Amiel, qui faisait
carrière de mélancolique, c'est ici qu'il
s'est reposé. Vous m'avez dit à
Genève, devant la maison où Amiel
vécut : " C'est ici qu'Amiel a souffert et qu'il a
recueilli le fruit de ses longs tourments intimes. " Je
vous réponds que c'est à Mornex qu'Amiel
sut oublier de souffrir et qu'il a trouvé le
sourire. Je l'aime mieux ainsi. Ses souffrances à
mes yeux seraient vaines si elles n'avaient donné
à cet homme de douleur de connaître, au
moins une fois, le prix de la santé et de faire,
à Mornex, la découverte de la joie. Oyez,
dans ce moraliste amer, dans ce morne descendant de
protestants très âpres, oyez, vous dis-je,
la profession du panthéiste, lorsqu'il fut en
état de grâce : Il y a dans le paysage une
sorte de douceur nuancée et de grâce
attiédie, et déjà j'éprouve
un certain bien-être, je goûte la joie de la
contemplation, celle où notre âme sortant
d'elle-même devient l'âme d'une
contrée, d'un paysage, et sent vivre en soi une
multitude de vies. Ici, plus de résistance, de
négations, de blâmes ; tout est affirmatif ;
on se sent en harmonie avec la nature, avec le milieu que
l'on résume. On s'ouvre à
l'immensité des choses, c'est bien ce que j'aime.
Dites, maintenant, " acheva M. Chapiaud, " s'il n'est pas
vrai que le plaisir nous élève, et quelle
religion est la plus naturelle, de celle de la souffrance
ou de celle de la joie ?
" - Un tel paradoxe, à moins d'une lieue de
Genève, me paraît monstrueux. Chapiaud, mon
ami, vous êtes un sophiste audacieux. Sachez que
Genevois sans souffrance morale est comme gigot sans ail
et salade sans chapon (France eût dit : comme
boudin sans moutarde) ; c'est Genevois insipide.
Que me direz-vous maintenant d'Etrembières; et de
l'an 1589 ?
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