AMIEL, LECTEUR DE CARO

Si Elme-Marie CARO avait pu lire le Journal intime d'Amiel
comme nous le pouvons aujourd'hui, (J.I. XII, p.673-674)
il n'aurait peut-être pas parlé du "brave Amiel" !

Mardi 5 octobre 1880 (9 1/2 heures soir)

Lecture : achevé Caro (la philosophie de Goethe).
L'ouvrage est fait avec grand soin, et m'a cependant un peu impatienté par la solennité et l'euphuisme. Il ne m'a du reste presque rien appris sur le sujet en question et manque d'originalité autant que de nouveauté. Je sais bien qu'il est calculé pour le public français, auquel on fait découvrir les choses trente ans après, pour être sûr de ne pas faire fausse route. Ces divinations de traînards, ces audaces de Landwehr ont quelque chose de plaisant. C'est la tradition cousinienne. Et quand je dis 30 ans, c'est trop peu ; c'est deux générations qu'il faudrait dire. Pour compenser, on recourt à la fausse simplification, à la suppression des degrés et des concurrences. On fait des types et des idoles. Puis, les Epigones qui n'ont su que profiter du travail des autres, se posent en inventeurs. Les frélons se donnent pour les créateurs de la ruche. C'est toujours la même histoire. Ceux qui ouvrent une ligne de chemin de fer s'y ruinent ; les survenants s'y engraissent. Sic vos non vobis.' Le monde est aux exploiteurs, c'est-à-dire aux habiles parasites qui se servent de l'activité des autres et en soutirent les avantages. Domestiquer le producteur et si possible l'inventeur, c'est l'art des adroits dont les uns grippent les sous, et les autres l'éloge. Les Vespuce ont toujours escamoté l'héritage des Colomb, et comme le Nouveau-monde ne s'appelle pas Christophorie mais Amérique, il en est de même pour la plupart des découvertes et des trouvailles. C'est le destin. La récompense n'atteint pas le mérite mais l'apparence du mérite. Venant trop tard, elle tombe sur un usurpateur qui se présente en lieu et place du titulaire. — L'opinion ressemble à la justice turque ; pourvu qu'il y ait une tête coupée après un meurtre, ou une décoration accordée après une action d'éclat, elle est satisfaite ; tant pis si la punition ou la récompense ne tombent pas sur le bon individu.
Cette loi historique tend à se modifier un peu. A notre époque plus pressée, la gloire est moins souvent posthume et l'argent va parfois avec l'honneur. Mais en retour, l'artiste, le lettré, le savant sont âpres à la curée, ils se font impétueusement concurrence pour la priorité, la réclame, les sollicitations. Le vae victis2 est toujours la formule et les forts sont en même temps les rusés et les intéressés. C'est trop pour les mêmes ; que reste-t-il aux autres ?