Retour aux notices biographiques
La famille d'Henri-Frédéric Amiel
Notice et tableaux généalogiques, par Philippe Monnier
(Annexe III du premier tome de
l'Edition integrale du Journal intime)

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Bien qu'Amiel ait souffert durant toute sa vie d'être peu compris à l'intérieur de son cercle familial, il se faisait une très haute idée de la famille. Ne s'était-il pas, dès sa jeunesse, proposé pour but de "savoir être neveu, frère, oncle, cousin, ami. Aider chacun à porter le poids de la vie, à la rendre plus facile, plus pure, plus aimable, plus sérieuse et plus cultivée. Donner de bons conseils, participer aux soucis et aux espérances, être un ami, un appui, un bon parent"1? On ne s'étonnera donc guère que cet orphelin hanté par l'image d'une mère trop tôt disparue, ce célibataire perpétuellement en quête de l'âme sœur, ait consacré à ses proches par le sang - son unique port d'attache - un temps qui peut paraître disproportionné à nos sensibilités modernes. De fait, la famille occupe une place prépondérante dans le Journal intime - entendons la famille au sens large: sœurs, oncles et tantes, neveux et nièces, mais aussi cousins et cousines issus d'alliances qui se perdent souvent fort loin dans le dédale des généalogies. Ce petit monde d'une bourgeoisie commerçante, laborieuse et, somme toute, assez médiocre ne mériterait guère de retenir l'attention s'il n'avait donné le jour à ce personnage complexe et déroutant que fut Henri-Frédéric Amiel.

La question des ancêtres d'Amiel a depuis longtemps suscité l'intérêt des généalogistes. Le premier en date fut un collègue d'Amiel, l'historien, philologue et généalogiste Eugène Ritter qui, au début de ce siècle, a révélé que, pas plus que Rodolphe Töpffer, l'auteur du Journal intime n'avait de sang genevois dans les veines, ses ancêtres étant français et vaudois du côté paternel, neuchâtelois et bernois du côté maternel2. En 1939, Raoul Campiche parvenait à établir la généalogie de la famille Amiel de Coinsins en remontant jusqu'au bisaïeul de l'écrivain3. Enfin, cinq ans plus tard, le généalogiste neuchâtelois Emile Piguet présentait à la Société suisse d'études généalogiques (Section de Neuchâtel) une communication fort bien informée sur les ancêtres neuchâtelois et bernois d'Amiel. Les notes et tableaux qui suivent doivent beaucoup aux recherches de ces trois historiens, et, en particulier, a celles d'E. Piguet. Nous donnerons ci-après de larges extraits de son texte demeuré jusqu'ici inédit.4

La famille Amiel était originaire de Castres en Languedoc, actuellement dans le département du Tarn. Cette famille, qui acquit la bourgeoisie de Coinsins près Nyon (Vaud) en 1736 et de Genève en 1791, se divisa au milieu du XVIIIe siècle en deux branches; l'une se fixa à Nyon dès 1765 et s'éteignit en 1831, tandis que l'autre, admise à l'habitation à Genève en 1778 et à la bourgeoisie en 1791, s'éteignit à son tour au début de notre siècle.

1. Ascendance paternelle
L'état actuel des recherches ne permet pas de remonter plus haut qu'à Jean Amiel, bisaïeul de l'écrivain, bonnetier à Castres. Réfugié pour cause de religion à Lausanne, dont il fut habitant de 1736 à 1764, il fut reçu communier de Coinsins en 1736, ce qui semble indiquer qu'il se trouvait depuis quelques années déjà en Pays de Vaud; puis il fut naturalisé par LL. EE. de Berne le 1er mars 1743. Il mourut à Nyon le 2 novembre 1780, âgé de 72 ans, ce qui ferait remonter sa naissance à 1708, et non 1706 comme l'indique La France protestante 5.
En premières noces, il épousa, probablement à Castres, Charlotte Morel, dont il eut un fils, Jean, né en 1728, maître perruquier, mort à Genève en 1780; des six enfants de ce dernier, un seul, Pierre, horloger, eut des enfants, malheureusement morts en bas âge, si bien que cette première lignée de Jean Amiel s,'éteignit au début du XIXe siècle.
En secondes noces, Jean Amiel épousa à Granges (Vaud), le 26 avril 1736, Elisabeth-Marguerite Diedey, fille de Pierre, citoyen de Lausanne. Ils eurent cinq enfants, dont deux fils. L'aîné, Antoine-Philibert, né en 1738, maître horloger, fut reçu habitant de Nyon en 1765; de son mariage avec Susanne-Elisabeth Manuel il eut un fils, lequel donna le jour à deux filles. Avec la mort de la cadette, le 4 mai 1831, devait donc s'éteindre la seconde lignée issue de Jean Amie!. A propos d'AntoinePhilibert, il faut encore relever que, très affecté par la mort de sa femme, il mit selon toute vraisemblance fin à ses jours en se noyant dans le Rhône en 17906, tout comme devait le faire quarante-quatre ans plus tard le père d'Amiel.
Quant à son frère cadet, Samuel-Frédéric, il n'est autre que le propre grand-père de l'écrivain. Né à Lausanne le 17 septembre 1741, il fut reçu habitant de Genève en 1778, puis bourgeois en 1791. Il épousa à Genève, le 30 avril 1785, Marie Foriel, fille de Jean-François, marchand de drap à Romans en Dauphiné, et de Marie Montilhon originaire d'Annonay en Vivarais. Homme énergique et laborieux, Samuel-Frédéric, qui mourut octogénaire, travailla jusqu'à la fin des ses jours. D'abord horloger, il devint ensuite négociant. Sa femme, de son côté, ouvrit une épicerie au bas de la rue Verdaine. Ces deux entreprises prospérèrent si bien qu'à la mort de Samuel-Frédéric, en 1821, ses héritiers se trouvèrent en possession d'une centaine de mille francs, fortune augmentée dans la suite par le travail de ses fils. C'est là l'origine de l'aisance qui permit à Henri Frédéric Amiel de vivre confortablement, tout en se contentant de son modeste traitement de professeur.
Samuel-Frédéric eut quatre enfants: une fille, Françoise-Marie, morte célibataire en 1832, et trois fils, Jean-Henri, Marc-Frédéric et Jacques-Laurent, dont le premier nommé fut le père du penseur. On sait la part considérable que les deux oncles d'Amiel et leurs enfants occupèrent dans sa vie, Frédéric en particulier, qui prit en charge et éleva Amiel et ses deux sœurs après la mort de leur père (1834).
Jean-Henri Amiel, né à Genève le 9 mars 1790, a passé toute sa vie dans sa ville natale, exerçant 91 rue du Rhône la profession de négociant. Commerçant actif et économe, il était de caractère autoritaire. Si l'on en croit Berthe Vadier7, c'est au cours d'un voyage d'affaires à Neuchâtel, en 1819, qu'il fit la connaissance de Caroline Brandt dont il s'éprit et qu'il devait épouser l'année suivante, alors qu'elle se trouvait orpheline et ruinée. Intelligente, fine et cultivée, douce et jolie, un peu intérieure, mais de santé fragile, Caroline devait décéder le 20 décembre 1832. On s'accorde, en général, à reconnaître que sa nature et son décès prématuré ont exercé une influence profonde sur le caractère et la vie d'Amiel. Aussi ne sera-t-il pas inutile d'examiner ses origines.

2. Ascendance maternelle
Par sa mère, Amiel descend de deux familles, les Brandt et les Zimmermann. La première de ces lignées, se rattachant à la nombreuse tribu des Brandt, est neuchâteloise, mâtinée d'alsacien. L'autre, un rameau de la non moins nombreuse tribu des Zimmermann, est bernoise, avec un apport final neuchâtelois.
Les Brandt apparaissent au Locle à la fin du XVe siècle. Leur origine première est inconnue j le nom, tel qu'il se lit dès le début, ne saurait être que germanique. On peut admettre, sans grand risque de se tromper, qu'ils sont venus de la Suisse allemande où ce patronyme est très répandu. Mais, quoi qu'il en soit, compte tenu de toutes les alliances indigènes que supposent tant de générations, on peut les considérer comme devenus essentiellement neuchâtelois.
Dans la lignée en ascendance directe de Caroline, il est possible de remonter jusqu'à un sextaïeul d'Amiel, Pierre Brandt, né dans le premier tiers du XVIIe siècle, dont le fils Jacques, baptisé au Locle le 18 novembre 1655, est décédé en 1698. Il eut à son tour un fils, Daniel, conseiller au Locle, qui épousa le 21 janvier 1693 Jeanne-Marie, fille de David Brandt. Du fait de ce mariage de son quadrisaïeul Daniel Brandt avec une Brandt, Amiel se trouve donc avoir une double ascendance Brandt.
Daniel eut pour fils Jacob, baptisé le 22 mai 1698 au Locle, où il fut conseiller, et où il fut enseveli nonagénaire en 1788. Il avait épousé le 13 mai 1723 Esther, fille d'Abraham Othenin-Girard. Elle lui donna onze enfants dont le septième, David, bisaïeul d'Amiel, fut baptisé au Locle le 5 août 1736 et épousa une Alsacienne, Rose Heinrich de Mulhouse. C'est de cette union que naquit le 23 avril 1764 David-Frédéric Brandt, grand-père de l'écrivain, horloger à Auvernier (Neuchâtel) où il mourut le 29 avril 1820.
Frédéric Brandt épousa en premières noces à Neuchâtel, le 18 juillet 1793, Elisabeth, fille de Jonas-Pierre Robert. Celle-ci mourut en donnant le jour à une fille, Elisabeth (1794-1862), épouse en 1813 de Jean-Louis Lyanna, maître d'écriture à Genève, et père de trois enfants avec lesquels Amiel fut lié. En secondes noces, il épousa à Serrières, le 22 novembre 1800, Marie-Madeleine, dite aussi Marianne, fille de Christian Zimmermann, d'Englisberg (Berne), dont il eut Caroline, la mère d'Amiel.
Arrivés à ce point, il nous reste à dire quelques mots de cette famille Zimmermann dont est issue la grand-mère maternelle de l'auteur du Journal intime. La famille qui nous intéresse vient du district bernois de Seftigen. C'était une famille de paysans; Englisberg, leur lieu d'origine, est un petit village qui faisait partie de la communauté de Zimmerwald. Celui qui transplanta sa lignée en terre romande est Christian Zimmermann, allié Hadorn; trois de ses enfants naquirent à Valangin (Neuchâtel).
Il est possible de remonter jusqu'à Christen Zimmermann, qui eut pour femme Anna Krenger. Pour Amiel ce sont des quadrisaïeuls. Leur fils Christen (on trouve aussi Christ et Christian) fut baptisé à Rueggisberg le 25 juillet 1697. C'est lui qui vint faire souche en Suisse romande. Il épousa cependant à Yverdon (Vaud), le 16 avril 1724, une vraie Bernoise, Marie Hadorn de Toffen. Le mariage étant de 1724, ils eurent sans doute des enfants à Yverdon ou ailleurs, avant de venir habiter Valangin où naquirent de 1736 à 1744 leurs trois derniers enfants, parmi lesquels Christian, baptisé le 9 novembre 1738. Il fut forestier de la Seigneurie et mena d'abord une vie assez nomade si l'on en croit les diverses localités du canton de Neuchâtel où ses enfants furent baptisés. Il avait épousé à Neuchâtel, le 15 août 1766, Marie-Madeleine, fille d'Isaac Billiat des Ponts-de-Martel et de Suzanne Andrié des Hauts-Geneveys. Ce sont autant d'ancêtres neuchâtelois d'Ami el. Marie-Madeleine Billiat (appelée aussi Marianne) donna à son mari cinq enfants dont l'aîné, Marie-Madeleine (Marianne), née à Neuchâtel le 11 juin 1769, fut, de par son mariage avec David-Frédéric Brandt, la grand-mère maternelle d'Amiel.

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Ce tour d'horizon des ancêtres d'Amiel pourrait faire penser qu'il n'avait, en fin de compte, plus rien de proprement genevois. Ce serait méconnaître l'étonnant pouvoir d'assimilation du caractère genevois: le père d'Amiel est né à Genève et y a passé toute sa vie; Amiel lui-même, hormis ses voyages d'études, en a fait autant; il n'en fallait pas plus pour qu'une forte empreinte genevoise vînt s'ajouter à celles de ses origines. Cette assimilation a dans son cas été facilitée par l'organisation des études à Genève; dans la petite cité d'alors, toute la jeunesse instruite, entre dix et vingt ans, se trouvait réunie année par année dans une seule et même classe. Ainsi, le hasard de la naissance créait des groupes de longue durée, formés d'esprits plus ou moins doués de l'intelligence et du talent. Ces volées entretenaient entre leurs membres un certain esprit de corps favorisant l'extension et le maintien des qualités et défauts propres au caractère genevois.
En dépit de tout ce qu'il a pu dire contre cette Genève qui l'a tant fait souffrir, Amiel aimait sa ville natale, et il n'a jamais pu se résoudre à la quitter définitivement. On pourra néanmoins attribuer à la diversité de ses origines et à ses années d'études en Allemagne cette largeur de vues qui lui a permis d'accueillir généreusement tout ce qui venait d'ailleurs. Traducteur d'Uhland, de Petöfi et de Leopardi, Amiel a aussi été l'homme soucieux de promouvoir dans son pays une littérature qui, dépassant le cadre purement local, englobât l'ensemble des aspirations et des vertus de la terre romande.

Ph. M.

1 Cité par B. Bouvier, La jeunesse de Henri-Frédéric Amiel, Paris, 1935, p. 33.

2 Mentionnons en particulier les articles suivants: " Les ancêtres d'Amiel en Suisse ", Musée neuchâtelois, 1912, p. 228; " Amiel a-t-il des ancêtres vaudois ? ", Revue historique vaudoise, 1913,p. 374-378; " Les ancêtres d'Amiel",Revue historique vaudoise, 1924,p. 378-379.

3 Recueil des Généalogies vaudoises, t. III, 1" fasc., p. 55-61.

4 Le dossier d'E. Piguet est conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève sous la cote Ms. fr. 3123.

5 La France protestante, par Eugène et Emile Haag, 2' éd., Paris, 1877.

6 L'épisode a été raconté par Eugène Ritter dans" Amiel a-t-il des ancêtres vaudois ", art. cité plus haut.

7 Frédéric Amiel, étude biographique, Paris, 1886, p. 9.