La pension de la rue
Beauregard
... ... Quelquefois, mais bien plus rarement, mon
père accompagnait ses amis Lecoultre, Heim, Adert,
quelquefois Amiel, à Monnetier où, chez la
mère Fauroz, ils buvaient un demi-pot de petit
blanc avec la portion de pain et de fromage. Je fus deux
fois admis à suivre cette petite bande, mais cela
un peu plus tard. [...]
Peu à peu, mon père parvenait à
réparer la profonde brèche qu'avaient faite
à son petit avoir le chômage après le
congé reçu du gouvernement radical, son
installation à Lancy et celle de Tabazan. On lui
confiait davantage de pensionnaires. L'appartement de
Tabazan était commode à cause de ses vastes
pièces, mais il y en avait trop peu, et l'air ni
la clarté n'y abondaient. Branle-bas de
déménagement; nous passons dans la maison
voisine, appartenant à M.
Claparède-Perdriau, au n° 1 de la rue
Beauregard, au quatrième étage. Ce
changement de gîte et d'horizon eut lieu en 1863.
Bonne Jeannette venait de nous quitter pour se marier.
J'avais huit ans. De notre quatrième étage,
la vue était presque illimitée au
sud-ouest. Entre la grande maison Beauregard 2 et le
Calabri22, rien que les lointaines maisons de Plainpalais
et de Carouge, cachées d'ailleurs par la verdure.
Ce privilège ne nous fut pas conservé
longtemps: peu après notre installation
commencèrent les travaux qui aboutirent à
l'édification de l'Athénée,
voisinage agréable, mais paravent du tiers de
notre vue. [...]
Voici qu'au moment de m'engager dans cette période
qui commence avec notre installation à la rue
Beauregard, de nombreux souvenirs de faits et de
circonstances antérieurs viennent m'assaillir.
[...]
En 1866, ma dixième année accomplie,
j'entrai au collège, en sixième classique.
Adieu les fruits secs que le vieux pasteur Bungener
(auteur de Trois sermons sous Louis XV, très lu
à l'époque) nous jetait parfois à la
poignée d'une fenêtre donnant sur la cour
où jouaient les «Aliziers». Nous nous
disputions cette manne « à tire-poil »,
à son grand amusement. [...]
Étais-je encore rue Tabazan, quand je fus
invité à un bal d'enfants chez une dame qui
habitait au haut de la rue des Belles-Filles (aujourd'hui
Etienne-Dumont), à gauche en montant ? En dansant
une polka, je m'aperçus que ma danseuse roulait
vers moi des yeux langoureux. La crainte du ridicule me
fit quitter le bal et je courus à la maison sans
prendre congé. Grande fut la surprise de mes
parents, qui écrivirent une lettre d'excuses pour
l'impolitesse que j'avais commise.
J'avais neuf ou dix ans quand fut mis en pension chez mes
parents un beau garçon russe, Nicolas Wrangel, qui
entra ensuite à l'École des pages et fut le
père du général « blanc »
adversaire des bolcheviks vers 1919-1922. Dans un volume
de souvenirs''-', ce Nicolas rappelle son séjour
chez mes parents; il y parle avec respect de notre
mère et assez méchamment de notre
père. J'ai lieu de penser qu'il assouvissait ainsi
une vengeance. Un jour en effet que nous faisons une
promenade qui nous conduisit à Divonne, Wrangel
qui avait cueilli des mûres sauvages les plaqua sur
la bouche de ma soeur Jeanne, au lieu de les lui offrir
galamment. Une gifle retentissante appliquée par
mon père répondit à ce geste.
[...]
Beaucoup plus tard, en 1870, Henri-Frédéric
Amiel, l'auteur du Journal intime et de Roulez tambours,
prit pension chez mes parents pendant quelques mois. Il
asticotait tante Jeanne de mille manières; il
l'appelait Sapho; elle lui donnait la répartie du
tac au tac.
12 novembre 1870 - Veillé au salon de mes
hôtes. Fait divers badinages, bouts-rimés,
anagrammes, etc. et entre autres cet acrostiche pour
l'aînée des demoiselles de la maison, qui
est vive, gaie, naturelle et maligne.
à J. D. (dans l'intimité et nommée
déjà par plaisanterie Jeune
Divinité)
Jeune divinité, dont l'oeil plein de caresse /
Etincelle parfois d'esprit malicieux, / Ayez quelque
pitié pour l'humaine faiblesse, / Ne raillez point
l'air triste ou le front soucieux, / N'oubliez pas qu'un
jour tous nous devenons vieux / Et faites adorer
l'immortelle jeunesse.
L'année où nous
déménageâmes de Tabazan à
Beauregard je zigzague parmi les années au
gré de mes souvenirs , notre père,
voulant donner un peu de repos à notre
mère, nous envoya passer deux ou trois semaines
à Saint-Cergue. Outre l'auberge communale et le
petit pavillon Amat sur sa butte, transformé
depuis lors en grand hôtel, il n'y avait que la
pension Treboux où nous logeâmes. Quelles
roulées sur le gazon! quelles parties de «
Chevaliers de la Marjolaine»! quelles
bâfrées de crème dans les chalets, de
fraises, de framboises et de myrtilles dans les bois! que
de parties en forêt, avec visite aux Gogans, les
fameux sapins de la Borsate ! Grand-père
Aimé vint nous voir à Saint-Cergue. Je me
souviens combien il avait de la peine à marcher,
par suite du déjettement de son épaule qui
gênait sa respiration. C'est, je crois, la
première fois que je me rendis compte de ce que
sont les infirmités de la vieillesse.
Cette même année 1863, je fis plus intime
connaissance avec un petit voisin, de quelques mois plus
âgé que moi, qui habitait au premier
étage de Beauregard n° 1 où nous
venions habiter le quatrième. On m'a
raconté que sa bonne Claudine avait dit un jour
à ma bonne Jeannette: « Y a mon Monsieur qui
voudrait bien faire la connaissance de votre Monsieur.
» Les relations, d'abord un peu distantes, devinrent
quotidiennes depuis notre transfert rue Beauregard. Je
vois encore les boucles blondes, le front mat et les yeux
bleus de Théodore Flournoy Claudine
prononçait «Msieu Tjodor» qui,
pour m'apercevoir, se haussait sur la pointe des pieds,
les yeux à la hauteur du rebord de sa
fenêtre, la première à gauche en
entrant dans la rue Tabazan.
Beauregard n° 1 appartenait à M.
Claparède-Perdriau, grand-père de mon ami
Flournoy. C'était un caravansérail de plus
ou moins intellectuels. Au sous-sol, prenant jour sur
Saint-Léger, le pasteur Bret, père du futur
chancelier d'État, surnommé Fabricius au
collège, simple et bon camarade, qui fut un
fonctionnaire aussi exact, probe et serviable
qu'éloigné de l'esprit bureaucratique. En
face, dans un logis sans air ni lumière où
on rougirait de tenir des lapins, M. Perrenoud,
concierge, sa femme et leur chien. La loge était
un réduit au rez-de-chaussée, à
droite de l'entrée, où s'égosillait
un canari. Au-dessus des Bret, une dame Rochat et sa
fille exerçaient une activité charitable
sous la direction d'un comité.
Après elles, l'appartement fut habité par
un ancien professeur de théologie, M.
Cramer-Sieveking, avec sa femme, une Hambourgeoise
distinguée, leurs quatre filles et leur fils
Gustave; un fils aîné, Charles, vivait en
Amérique, nous le retrouverons plus tard. M.
Cramer fumait la longue pipe des étudiants
allemands, promenait, fixée à un
bâton sur lequel il s'appuyait, une boîte
à moitié pleine de sciure de bois, dans
laquelle il laissait tomber de volumineux crachats
récoltés au fond de sa gorge. Son
orthodoxie était rigide et agressive; les Saintes
Écritures ne souffraient aucune
interprétation. Gustave Cramer, d'un an plus
âgé que moi, était un homme du monde,
spirituel de seconde main, que le bon sens, s'il n'avait
été perverti chez lui par la croyance
intégrale aux miracles, aurait
préservé plus tard de se laisser rouler par
un collègue de l'Union Chrétienne; il y
laissa la forte somme, et ce furent ses soeurs qui
écopèrent.
Quatre des appartements du caravansérail avaient
vue sur Beauregard et Tabazan, les quatre autres sur
Beauregard et Saint-Léger. Au premier
étage, côté Tabazan, les Flournoy.
Mme Flournoy, fille de notre propriétaire et
mère de Théodore, était malade de
l'estomac et des nerfs. On attribuait cet état de
santé au rigorisme puritain, touchant à
l'avarice, de M. Claparède, dont souffrit aussi
l'entomologiste Théodore Claparède, oncle
de mon ami.
En face des Flournoy, avec vue sur Saint-Léger,
les Dandiran. M. Dandiran, théologien et
philosophe, aurait pu laisser un nom dans l'histoire de
la pensée s'il n'avait toujours refusé de
fixer ses idées par écrit. En gestation
continuelle de vues plus hautes et plus larges, il a
semé pour la génération qui suivit
ses leçons. Il a ressemblé en cela à
Flic Lecoultre, l'ami de mon père, qui
détruisit tout ce qu'il avait rédigé
de notes quand il sentit approcher sa fin. Mme Dandiran
était la soeur de Mme Flournoy, et de santé
pareille. Quand elle mourut, M. Dandiran se remaria. Il
fut à la même époque appelé
à professer à l'Académie de Lausanne
où il vint s'établir. Il y est mort
âgé de près de 90 ans,
peut-être même davantage.
Au deuxième étage, côté
Tabazan, les demoiselles Cellérier, soeurs du
professeur de mathématiques. Ce dernier,
contemporain de mon père, n'écoutait jamais
une leçon de mathématiques au
collège. Interrogé, il levait le nez du
livre qu'il lisait, s'informait de quoi il était
question, improvisait une démonstration toujours
satisfaisante et se replongeait dans sa lecture. J'ai eu
de lui des leçons de calcul différentiel et
intégral. Son extrême modestie lui a valu
d'être dépouillé d'une gloire dont se
para un mathématicien de Paris, professeur en
Sorbonne. Ce professeur venait de déclarer en
chaire qu'on ne savait pas intégrer les fonctions
elliptiques. Raoul Pictet, qui se trouvait parmi les
assistants, s'approcha de lui après la
leçon et lui communiqua le procédé,
qu'il tenait de Charles Cellérier, pour
intégrer les équations
différentielles elliptiques. La
démonstration parut dans la nouvelle
édition de son cours que le professeur
français se hâta de faire paraître,
mais le nom de Cellérier n'y figura pas.
Côté Saint-Léger, la famille
Patron-de Geer de qui les deux filles, fort belles
personnes, glanaient sans peine les oeillades des jeunes
gens.
Au troisième, côté Tabazan, le vieux
M. De la Rue qui, du bout d'un manche à balai,
heurtait à son plafond pour nous engager, nous
autres du quatrième, à faire moins de
tapage. On l'entendait, mais on ne le voyait jamais.
En face, les Bouvier-Monod. M. Bouvier, professeur de
théologie d'une grande largeur de vues, un des
pionniers du mouvement libéral positif,
ressemblait à Schiller et le savait: un buste du
grand poète allemand posé sur son bureau
aurait pu être le sien. Cette petite faiblesse
n'enlevait rien à sa vivacité
doublée de profondeur de pensée. Sa femme
et lui recevaient fréquemment les étudiants
en théologie français qui venaient alors
nombreux étudier à Genève. Ces
jeunes gens déclamaient des vers, lisaient des
essais de critique, jouaient la comédie, faisaient
des soirées où ils étaient
reçus, de vrais régals pour l'esprit. Mme
Bouvier donnait des cours de littérature
française aux jeunes filles des meilleures
familles de la ville. Elle invita ma soeur Jeanne
à les suivre, ce qui fut pour celle-ci un avantage
inappréciable. Mme Bouvier tenait à ce que
ses enfants articulassent nettement et roulassent les r,
aussi la cour retentissait-elle souvent de sonores
ra-ra-ra-ra, re-re, etc. Il y avait trois garçons
Bouvier, Adolphe, mon contemporain, d'une aptitude au
travail remarquable; il suivit à Paris
l'École centrale, ne s'accordant que trois
à cinq heures de sommeil sur vingt-quatre;
Barthélemy, plus tard banquier; et Bernard,
normalien distingué, qui fut recteur de
l'université de Genève, éditeur du
journal intime de H.-Fréd. Amiel.
Au quatrième étage, nous occupâmes
l'appartement côté Tabazan. L'autre
l'était par un M. Meylan qui avait deux
garçons de deux à trois ans plus jeunes que
moi. Tous deux sont devenus pasteurs; je les ai
retrouvés un demi-siècle plus tard à
Lausanne. Quand les Meylan quittèrent leur logis,
mes parents le prirent à bail, ce qui leur permit
de recevoir un plus grand nombre de pensionnaires.
23 octobre 1871. «Trouvé chez l'ami Dav
une assez grande chambre au midi, doubles fenêtres,
indépendante, qui pourra faire mon affaire. Je
serais chez des amis, c'est-à-dire abrité
et protégé. II n'y a ni
élégance ni confort; mais la
salubrité et la protection passent avant tout. La
table est-elle suffisante et la tenue propre ?
Voilà le point à éclaircir.
25 octobre. «(11 heures soir.) Beauregard,
n° 1, 4e étage. J'essaie ce soir ma nouvelle
demeure. Je suis l'hôte de l'ami David. Un beau
clair de lune plonge dans mes deux fenêtres et
quelques tisons rougissent dans l'âtre. Il me
semble que je ne serai pas mal. [...]
Veillé chez les Dav; fait connaissance des trois
filles de la maison (21, 15 et 11 ans à peu
près). Culte domestique. Rafraîchi beaucoup
de souvenirs. Parties d'échecs avec
l'aînée des filles.»
27 octobre. «(10 heures matin.) Très
bien dormi. Je trouve ma chambre claire, mais les murs
sont minces, et le chauffage peu facile.
L'expérience ne me sourit qu'à
moitié. Le confort, l'élégance et la
bonne façon ne sont pas les divinités du
lieu. [...] Piètre dîner, quatorze
collégiens à table. Ce n'est pas mon
affaire.»
5 novembre. « Veillé avec mes
hôtes. Madame a quelque chose de fiévreux et
de précipité qui donne un peu sur les
nerfs. Sa santé d'ailleurs est très
ébranlée, ses yeux caves et ses joues
maigres l'indiquent suffisamment. Le genius loci n'est
pas l'eurythmie et la grâce. Cet intérieur
rappelle celui des R[o]g[e]t par
l'honnêteté et l'inélégance.
Papa et maman sont également bons et frustes, mal
équipés et mal troussés. Et la
maison, la cuisine, le salon, les filles de service, la
tenue du ménage, la toilette des enfants, l'aspect
des chambres sont du même acabit, sans style, sans
confort et presque sans Reinlichkeit. Le tout sent le
rustique et non le citadin. Le souffle de la
beauté n'a point passé par là. Un
seul exemple pour cinq cents autres. Dans ce
ménage qui a vingt-quatre ans d'exercice, on
couvre encore tout le plateau général du
déjeuner avec un oreiller de lit, revêtu de
sa fourre d'un blanc sale. C'est à la fois
malpropre, répugnant et risible. L'intention est
bonne, le procédé grotesque; et ni la maman
ni les demoiselles n'arrangent un édredon ad hoc,
parce qu'elles ne devinent pas même la laideur de
celui-ci. »
24 novembre. « La dame de la maison ne m'est
qu'à moitié bien-veillante et qu'au quart
sympathique. L'éternelle préoccupation des
centimes l'a rendue quelque peu sèche, et elle
devine que sa cuisine, son ménage, sa toilette et
sa conversation ne me reviennent que tout juste. Le bout
de griffe a commencé à paraître hier
sous la patte de velours. Nous sommes peu tendre, assez
intéressée, passablement curieuse et
modérément aimable. Réussirai-je
à ramener Cerbère ? Vais-je me mettre en
frais avec cet amour-propre légèrement
vexé et indisposé ? « Vous aurez bien
de la peine à regagner maman, » disait
l'autre jour en badinant la fille aînée.
Cette parole glissée à propos d'autre chose
pourrait bien être vraie. Je crois avoir
laissé voir une fois une nuance d'impatience
à propos des éternelles confusions et des
bredouillantes questions de notre suzeraine, et du reste
on ne sait pas badiner céans; de sorte que ma
situation est un peu gâtée. En demandant au
mari d'améliorer le chauffage de ma chambre
(à 10 1/2 heures matin avec un grand feu, j'ai
8°R), j'ai porté le dernier coup à mon
crédit. »
25 novembre. « [...] Mon hôte a
fait placer un fourneau dans ma chambre. Il chauffe, mais
je crains qu'il ne me fasse mal à la tête et
à la gorge, parce qu'il est revêtu de
tôle. Je l'éprouve
déjà.»
26 novembre. « Mauvaise nuit. P[ertel
S[éminale]. La cause ? ce mal-heureux
fourneau de tôle, qui me fait mal à la
tête et m'échauffe. Misérable
matinée, pour la même raison. Mon hôte
s'est mis en frais pour ce chauffage qui me fait du mal.
J'ose à peine lui dire que sa bonne intention
m'est nuisible, qu'il me fallait un poêle de
catelle, et que c'était cela que j'avais
accepté.»
25 décembre. «Fête de famille
chez mes hôtes. Le père et la mère de
Madame D, ses deux frères et leurs femmes et leurs
enfants sont venus grossir les rangs de notre
cénacle ordinaire. Cette nombreuse
société était gaie. L'esprit de
famille y est cordial et affectueux. Arbre de Noël.
Loterie. Les enfants ont joué une scène des
Femmes savantes. Quelques morceaux de chant, et des jeux
à gages ont animé la soirée. La
planche de chêne a mis en joie ce petit monde
remuant. »
30 décembre. « Le compte de mes
hôtes m'a légèrement surpris. Avec
cette nourriture rustique et cette chambre
élémentaire, je pensais faire du moins des
économies. Illusion. J'aurais pour le même
prix une excellente pension (fr. 200 par mois).
[...] Enfin, laissons ces bagatelles. Mes
hôtes, malgré toute leur industrie,
paraissent à l'étroit; ainsi je suis aise
de leur être plutôt utile.»
2 janvier 1872. «Avare et malpropre, tristes
défauts pour une maîtresse de maison. Les
hauts de coeur finiront par me chasser d'ici. J'ai
fermé les yeux le plus longtemps possible. Mais le
dégoût triomphera de ma patience. On se fait
tirer l'oreille pour me changer mes draps une fois par
mois; c'est trop fort. Et la manière dont on sert
à table, et la façon dont on se mouche!
Pouah ! Quelle dame, bon Dieu.»
28 janvier. « La nourriture ici est
détestable, aussi mauvaise de qua-lité que
chiche en quantité. J'en suis à la
répugnance et n'ai mangé aujourd'hui que du
bout des dents. Et pourtant la pension est plus
chère qu'à Charnex et à Glion. La
dame aux yeux creux me retranche maintenant les
essuie-mains et me pousse une affirmation dont j'ai
vérifié l'inexactitude. Défiez-vous
des dames hâves aux yeux caves. Rien ne fleurit
à leur ombre, pas même leur personne qui
sèche et qui maigrit. [...] Mon
soupera peine à passer: un méchant
ragoût, sans potage, sans légume et sans
plat doux, voilà le menu, avec du beurre frais
pour dessert; et quelle viande de rebut sous cette sauce
longue! Cuisine de sauvage qui me gâte l'estomac et
me fatigue d'aigreurs. Pouah!»
6 mars. « On se détraque dans la
maison. Les deux petits Lyonnais ont mal aux mains, le
Canadien a un refroidissement; la petite Sophie a des
migraines, la dame hâve est toute nerveuse. La
servante Philo-mène est mourante (mais hors du
domicile). La table est au-dessous du
médiocre.»
13 mars. « Ce soir, myrtilles à
l'huile de lampe. C'était nauséabond.
L'autre jour, deux hachis de suite dans un même
repas. Ils n'ont ni flair ni papilles gustatives; et la
maîtresse de maison ne bronche devant aucune saveur
ni aucune odeur. Mais comme je n'ai pu achever ce plat
abominable, j'ai dit ma raison. Si cela peut lui faire
honte et l'amender, je ne regretterai pas ma franchise.
À six francs par jour, on devrait pou-voir manger
sainement. »
16 mars. « Je me sauve de la salle à
manger avec des hauts de coeur; la dame hâve en est
la cause. Est-ce une femme, cela ? C'en est à
peine la jupe. Assez.»
Mon père commençait chaque journée
par la lecture de quelque portion de la Bible, que
j'écoutais debout avant le café au lait.
Chaque soir aussi, il rassemblait famille, domestiques et
pensionnaires, et faisait un culte consistant en lecture
suivie d'un livre de la Bible et d'une prière
d'humiliation et de reconnaissance, d'intercession pour
les siens et pour la patrie. Il manquait rarement de
demander à Dieu « les saisons fertiles
». Il va sans dire que le repas ne commençait
jamais sans que notre père rendît
grâces à Dieu pour ses
bénédictions. C'est ainsi que la Bible
m'est devenue plus familière qu'à plusieurs
de mes contemporains, et cependant je déplore de
ne pas l'avoir étudiée avec plus
d'attention alors que ma mémoire était
encore fraîche.
Mon père avait trois amis en qui il avait une
particulière confiance. Timide, peu pratique sauf
en ce qui concerne l'économie personnelle
jamais il ne s'accordait aucune distraction sauf les
modestes rencontres avec ses amis ou ses collègues
du collège Lecoultre , il les consultait
comme des personnes supérieures en savoir-faire,
savoir qui avait consisté entre autres, autant
qu'il m'en souvient, à choisir judicieusement
leurs beaux-parents. Ces amis étaient aussi plus
hardis devant la vie, plus maîtres de la langue
parlée. Mon père leur enviait cet avantage,
lui qui avait l'éloquence de l'escalier, qu'il a
d'ailleurs léguée à son fils.
De ces trois amis, le plus respecté et le plus
respectable était Elie Lecoultre, directeur du
collège où mon père enseigna
lorsqu'il eut quitté Lancy. M. Lecoultre parlait
peu et portait des jugements réfléchis. Il
s'intéressa beaucoup à ma soeur Jeanne,
à qui il donna des leçons de
géographie, et prêta des ouvrages de valeur.
La distinction de Mme Lecoultre, quoique alliée
à une grande bonté, m'intimidait, je ne
saurais dire pourquoi. Les enfants se font, des grandes
personnes, des idées reposant sur de
premières impressions qui auraient pu être
tout autres dans une conjoncture différente. Les
Lecoultre avaient trois enfants: Jules fut professeur de
grec à l'Académie de Neuchâtel, Henri
fut professeur de théologie à la
faculté libre de Lausanne, Marie, qui devint ma
terreur, tant ma mère en faisait d'éloges:
mon sentiment d'infériorité tournait
à l'anéantissement en pensant à la
supériorité de cette jeune personne.
Le pasteur et Mme Bordier, couple rondelet et loquace. M.
Bordier avait le verbe tranchant. Leur fille Louise
était la contemporaine de [ta] tante
Jeanne, et son amie. Leur fils Pierre fut pasteur et
mourut jeune. Paix aux cendres de mon contemporain Henri.
Les Bordier furent des amis tout particulièrement
agissants après la mort de mon père, et
invitèrent ma mère à faire des
séjours dans leur campagne de Pregny.
Le troisième ami de mon père était
Jacques Adert, rédacteur du Journal de
Genève. Tu trouveras parmi mes livres une jolie
petite édition de Virgile dont M. Adert fit cadeau
à mon père après y avoir
écrit une dédicace en latin. Il avait la
vue si basse que son nez touchait le papier sur lequel il
écrivait. Il était naturellement le
politicien du quatuor. Il voyait très en noir la
politique française: le régime
impérial appuyé sur le cléricalisme
conduirait la France aux abîmes, par l'anarchie et
ses suites. Mme Adert, maigre et pointue, pourvue d'un
accent genevois invraisemblable, était des quatre
dames la moins liée avec les autres. Les Adert
avaient trois enfants: Eugène, qui fut
administrateur du Journal de Genève, Louise,
contemporaine de ma soeur Jeanne; elle épousa M.
Wuarin, professeur d'une discipline mal définie
pour mon entendement. Elise, contemporaine de ma soeur
Augusta, est morte en 1932. [...]
Une fois au moins par hiver, il y avait un dîner
des quatre amis et de leurs épouses. Nous autres
enfants n'assistions qu'à celui qui avait lieu
chez nos parents. Mon père gardait pour la
circonstance quelques bouteilles de vieux vin de France
renfermées dans une caisse à serrure. Quand
venait le tour des oncles et tantes, mon père
ouvrait aussi la caisse à serrure, mais
après s'être assuré du contenu, il la
refermait: « Conservons-les pour les amis, me
disait-il. Prends dans ce casier pour les parents. »
Le casier des parents ne valait pas la caisse à
serrure.
Je m'aperçois que j'ai omis de parler de mon
instruction religieuse. Je la fis, en même temps
que mon camarade Maurice Piachaud, un Genevois aussi,
à Berne, auprès du vénérable
pasteur Bernard, pasteur de l'église
française de la ville fédérale. Nous
y allions deux fois par semaine, munis de billets aller
et retour de Zollikofen, avec 20 centimes à
ajouter au retour de Zollikofen à
Münchenbuchsee afin de n'avoir pas à
traverser de nuit la forêt de Zollikofen. Ces 20
centimes étaient régulièrement
échangés contre une meringue ou une autre
friandise dans une confiserie de la place de la gare, et
nous revenions à pied de Zollikofen à
Hofwyl. Je reçus avec sérieux les
enseignements de M. Bernard, avec sérieux et sans
discussion, m'efforçant de les appliquer dans ma
conduite. Il me souvient toutefois que mes prières
étaient facilement distraites et mes
résolutions peu soutenues. Je fus reçu
à Pâques 1872, à Genève, par
le pasteur Siordet, à Saint-Pierre. Cette
cérémonie me laissa complètement
étranger, mon esprit étant tout
absorbé par l'importance de l'engagement que
j'allais prendre, et nullement par sa nature.
[...]
24 mars 1872 «Flâné toute la
veillée avec la jeunesse, chez mes hôtes.
Elie a été reçu aujourd'hui comme
Catéchumène et fera Dimanche sa
première communion. »
25 mars. «La nouvelle bonne doit
être une perle pour sa maîtresse; elle me
pleure le bois avec une chicherie que rien ne peut
attendrir. Une pincée d'allumettes dans le
poêle et rien dans la caisse à bois, tel est
le régime depuis trois jours. Aurait-elle des
ordres ? c'est possible quand je vois que depuis six
semaines la dame hâve ne me change pas le linge de
toilette. Pouah ! Cette ladrerie râpée et
sordide me fait mal au coeur.
27 mars. «Beau soleil. À table,
j'aperçois devant notre maigre chère et en
présence de notre Norne funèbre le malaise
de tous nos convives. La dame hâve est une
fée Rabat-joie. Presque tout en elle m'agace et me
congèle. Cela tombait mal aujourd'hui, que
j'aurais eu besoin d'égards et de gaieté.
On a supprimé hier sans m'en prévenir le
gruau du matin et la cruche du soir, comme les
essuie-mains voici quelques semaines. Cette rapinerie
taciturne qui abuse de mon silence et ma
discrétion me donne sous les ongles. Cette
geôlière cadavérique aux
lèvres minces et aux doigts crochus m'ôte
l'appétit, sans parler de sa ratatouille peu
engageante. Le brave mari fait de son mieux, mais elle
gâte tout par sa rustrerie sèche.
Front, yeux, sein, port, teint, taille en elle sont
disgrâce.
C'est un échantillon cacographique de son sexe. Ce
n'est pas Mistress Économie, mais dame
Chicheté, signora Famine, l'émule de la
Vieille aux deux servantes décrite par La
Fontaine. Elle jette un sort sur sa cuisine, sa
domesticité et ses pensionnaires. Tout devient
laid, grimaçant, indigeste, éraillé
sous ses auspices et son commandement.
L'esthétique gémit, le bon goût se
lamente.
Ladre, mal mise, sèche, précipiteuse,
rognant les liards, elle a encore le défaut de
juger à tort et à travers de tout,
d'être pour le méthodisme, en sorte qu'on ne
sait à quoi se rattacher pour faire vie commune.
Elle me déplaît de toute manière, et
je ne réussis pas toujours à le cacher.
[...] (11 heures soir.) Petite soirée de
famille chez mes hôtes. Gaieté et franche
cordialité. J'oublie tous mes petits
griefs.»
14 mai. « (9 heures matin.) Temps hibernal,
pluie et neige. Brrr ! c'est le moment que prend
Harpagona pour éteindre tous les feux. La
ladre-rie lui sort par les yeux et elle n'a pas plus
l'instinct de soigner les malades que le désir de
plaire. Triste échantillon du sexe enchanteur !
Jolie protection que j'ai. Pouah! [...]
La dame de céans a pour nom
Chicherie,
Si vous aimez mieux Chicheté.
Pour la faire, ajoutez et mêmez, je vous prie,
Par dose égale, Ladrerie,
Et Sécheresse et Dureté.
Cette vilaine trinité
Décourage la raillerie :
Pouah! parlons d'autre chose et restons en
gaîté.
[...] (10 heures matin.) On m'apprend la
mort de la pauvre Philo-mène, qui en Novembre et
Décembre s'est glacée au service
d'Harpagona, et qu'un mauvais rhume
dégénéré en phtisie a
emmenée en quelques mois. C'était une
brave, laborieuse et très robuste fille. Mais avec
les courants d'air sur le dos attrapés dans un
mauvais lavoir, et une cuisine où le chauffage
était interdit pendant les froidures de la
veillée, les plus solides claquent. J'aimerais
mieux être portefaix que serviteur de ces
dames-là, méthodistes pour leur compte et
sans humanité pour le compte d'autrui. On lit la
Bible tous les soirs, mais ce n'est pas pour y apprendre
la bonté du coeur. »
20 juin. « Je sors de table quasi
suffoqué de répugnance. Pendant tout le
dîner mon odorat gémissait d'une odeur de
melon gâté. Enfin une porte d'armoire
s'ouvre et l'odeur devient intolérable. Un plat
est mis sur la table. C'était notre dessert. Pouah
! des fraises gâtées, noyées dans du
vin, le vin devant cacher le corps du délit.
Comme toujours en pareil cas, le Wirth m'offre une
tasse de café en réparation. Mais je
m'évade, la tasse bue, devant ces odeurs
nauséabondes. O gargote ! La Harpye maigre ne veut
pas voir que tout son monde ne desserre pas les dents et
se sauve de table; elle s'irrite de ce malaise des
convives, mais elle n'en décrochera pas un centime
de plus; il est de principe chez elle que rien ne doit
être appétissant et propre. Et comme elle
est dure envers elle-même, elle se croit le droit
de traiter ainsi ses pensionnaires, tout en les faisant
bien payer. Aussi les servantes elles-mêmes
haussent les épaules sur cette avarice sordide et
dépourvue d'artifice. Mais peu lui importent les
affronts.
Ladre ne rougit plus, toute sa honte est bue.
Il compte les morceaux, emporte à chaque repas les
bouteilles, et refuse de renouveler le linge de service.
Fi et pouah! c'est le refrain. Après huit mois,
j'en ai plus qu'assez. »
22 juillet. « J'en ai fini avec la maison
Dav. Certains détails que me donne la
servante me prouvent que toutes mes conjectures
étaient plus que fondées, la dame
défend qu'aucun plat soit bon et compte les
bouchées et les gorgées des convives de ses
sordides repas. J'ai honte pour cette effronterie rapace,
qui ne rougit de rien. Fi et pouah! N'avoir ni
entrailles, ni bonne grâce, ni pudeur, ni
équité, quelle portion congrue ! Cette
dame-là dégoûterait de tout son sexe.
Tournons cette page et n'y pensons plus. J'ai
laissé ma photographie qui avait été
demandée, mais je n'emporte qu'un vilain
souvenir.»
Si la fatigue fait tomber ma plume, elle n'obscurcit
pas le souvenir de ce qu'ont fait pour moi, les uns avec
tendresse, patience et dévouement, les autres par
amitié fidèle, grands-parents, parents,
femme et enfants, soeurs, oncles, tantes, cousins et
cousines, amis et amies, instituteurs et professeurs,
chefs, collègues et subordonnés. À
tous merci !
La vie est un long apprentissage, tissu d'espoirs et
d'illusions, de joies et de chagrins, de faux
départs et de recommencements, succession
d'expériences qui conduisent à la
connaissance de soi et des hommes. Ainsi muni, on
souhaiterait, au terme d'une carrière, pouvoir
mettre la sagesse acquise au service du prochain, mais
Dieu dit: «Assez!» Je réponds:
«J'obéis. Tu as été un
Père miséricordieux; accueille le pauvre
pécheur que je suis. »
Jean-Elie David
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