1 rue Beauregard - chez son ami David (1871-1872)

Retour > Logements

Henri-Frédéric Amiel neuf mois chez les David, 1871-1872

Texte tiré de "Notes au crayon"
Jean-Elie David - Souvenirs d'un arpenteur genevois - 1855 - 1898
Edition présentée,établie et annotée par Marianne et Pierre Enckell
aux Editions
d'en-bas

 

La pension de la rue Beauregard

... ... Quelquefois, mais bien plus rarement, mon père accompagnait ses amis Lecoultre, Heim, Adert, quelquefois Amiel, à Monnetier où, chez la mère Fauroz, ils buvaient un demi-pot de petit blanc avec la portion de pain et de fromage. Je fus deux fois admis à suivre cette petite bande, mais cela un peu plus tard. [...]
Peu à peu, mon père parvenait à réparer la profonde brèche qu'avaient faite à son petit avoir le chômage après le congé reçu du gouvernement radical, son installation à Lancy et celle de Tabazan. On lui confiait davantage de pensionnaires. L'appartement de Tabazan était commode à cause de ses vastes pièces, mais il y en avait trop peu, et l'air ni la clarté n'y abondaient. Branle-bas de déménagement; nous passons dans la maison voisine, appartenant à M. Claparède-Perdriau, au n° 1 de la rue Beauregard, au quatrième étage. Ce changement de gîte et d'horizon eut lieu en 1863. Bonne Jeannette venait de nous quitter pour se marier. J'avais huit ans. De notre quatrième étage, la vue était presque illimitée au sud-ouest. Entre la grande maison Beauregard 2 et le Calabri22, rien que les lointaines maisons de Plainpalais et de Carouge, cachées d'ailleurs par la verdure. Ce privilège ne nous fut pas conservé longtemps: peu après notre installation commencèrent les travaux qui aboutirent à l'édification de l'Athénée, voisinage agréable, mais paravent du tiers de notre vue. [...]
Voici qu'au moment de m'engager dans cette période qui commence avec notre installation à la rue Beauregard, de nombreux souvenirs de faits et de circonstances antérieurs viennent m'assaillir. [...]

En 1866, ma dixième année accomplie, j'entrai au collège, en sixième classique. Adieu les fruits secs que le vieux pasteur Bungener (auteur de Trois sermons sous Louis XV, très lu à l'époque) nous jetait parfois à la poignée d'une fenêtre donnant sur la cour où jouaient les «Aliziers». Nous nous disputions cette manne « à tire-poil », à son grand amusement. [...]
Étais-je encore rue Tabazan, quand je fus invité à un bal d'enfants chez une dame qui habitait au haut de la rue des Belles-Filles (aujourd'hui Etienne-Dumont), à gauche en montant ? En dansant une polka, je m'aperçus que ma danseuse roulait vers moi des yeux langoureux. La crainte du ridicule me fit quitter le bal et je courus à la maison sans prendre congé. Grande fut la surprise de mes parents, qui écrivirent une lettre d'excuses pour l'impolitesse que j'avais commise.
J'avais neuf ou dix ans quand fut mis en pension chez mes parents un beau garçon russe, Nicolas Wrangel, qui entra ensuite à l'École des pages et fut le père du général « blanc » adversaire des bolcheviks vers 1919-1922. Dans un volume de souvenirs''-', ce Nicolas rappelle son séjour chez mes parents; il y parle avec respect de notre mère et assez méchamment de notre père. J'ai lieu de penser qu'il assouvissait ainsi une vengeance. Un jour en effet que nous faisons une promenade qui nous conduisit à Divonne, Wrangel qui avait cueilli des mûres sauvages les plaqua sur la bouche de ma soeur Jeanne, au lieu de les lui offrir galamment. Une gifle retentissante appliquée par mon père répondit à ce geste. [...]

Beaucoup plus tard, en 1870, Henri-Frédéric Amiel, l'auteur du Journal intime et de Roulez tambours, prit pension chez mes parents pendant quelques mois. Il asticotait tante Jeanne de mille manières; il l'appelait Sapho; elle lui donnait la répartie du tac au tac.

12 novembre 1870 - Veillé au salon de mes hôtes. Fait divers badinages, bouts-rimés, anagrammes, etc. et entre autres cet acrostiche pour l'aînée des demoiselles de la maison, qui est vive, gaie, naturelle et maligne.
à J. D. (dans l'intimité et nommée déjà par plaisanterie Jeune Divinité)
Jeune divinité, dont l'oeil plein de caresse / Etincelle parfois d'esprit malicieux, / Ayez quelque pitié pour l'humaine faiblesse, / Ne raillez point l'air triste ou le front soucieux, / N'oubliez pas qu'un jour tous nous devenons vieux / Et faites adorer l'immortelle jeunesse.


L'année où nous déménageâmes de Tabazan à Beauregard – je zigzague parmi les années au gré de mes souvenirs –, notre père, voulant donner un peu de repos à notre mère, nous envoya passer deux ou trois semaines à Saint-Cergue. Outre l'auberge communale et le petit pavillon Amat sur sa butte, transformé depuis lors en grand hôtel, il n'y avait que la pension Treboux où nous logeâmes. Quelles roulées sur le gazon! quelles parties de « Chevaliers de la Marjolaine»! quelles bâfrées de crème dans les chalets, de fraises, de framboises et de myrtilles dans les bois! que de parties en forêt, avec visite aux Gogans, les fameux sapins de la Borsate ! Grand-père Aimé vint nous voir à Saint-Cergue. Je me souviens combien il avait de la peine à marcher, par suite du déjettement de son épaule qui gênait sa respiration. C'est, je crois, la première fois que je me rendis compte de ce que sont les infirmités de la vieillesse.
Cette même année 1863, je fis plus intime connaissance avec un petit voisin, de quelques mois plus âgé que moi, qui habitait au premier étage de Beauregard n° 1 où nous venions habiter le quatrième. On m'a raconté que sa bonne Claudine avait dit un jour à ma bonne Jeannette: « Y a mon Monsieur qui voudrait bien faire la connaissance de votre Monsieur. » Les relations, d'abord un peu distantes, devinrent quotidiennes depuis notre transfert rue Beauregard. Je vois encore les boucles blondes, le front mat et les yeux bleus de Théodore Flournoy – Claudine prononçait «Msieu Tjodor» – qui, pour m'apercevoir, se haussait sur la pointe des pieds, les yeux à la hauteur du rebord de sa fenêtre, la première à gauche en entrant dans la rue Tabazan.
Beauregard n° 1 appartenait à M. Claparède-Perdriau, grand-père de mon ami Flournoy. C'était un caravansérail de plus ou moins intellectuels. Au sous-sol, prenant jour sur Saint-Léger, le pasteur Bret, père du futur chancelier d'État, surnommé Fabricius au collège, simple et bon camarade, qui fut un fonctionnaire aussi exact, probe et serviable qu'éloigné de l'esprit bureaucratique. En face, dans un logis sans air ni lumière où on rougirait de tenir des lapins, M. Perrenoud, concierge, sa femme et leur chien. La loge était un réduit au rez-de-chaussée, à droite de l'entrée, où s'égosillait un canari. Au-dessus des Bret, une dame Rochat et sa fille exerçaient une activité charitable sous la direction d'un comité.
Après elles, l'appartement fut habité par un ancien professeur de théologie, M. Cramer-Sieveking, avec sa femme, une Hambourgeoise distinguée, leurs quatre filles et leur fils Gustave; un fils aîné, Charles, vivait en Amérique, nous le retrouverons plus tard. M. Cramer fumait la longue pipe des étudiants allemands, promenait, fixée à un bâton sur lequel il s'appuyait, une boîte à moitié pleine de sciure de bois, dans laquelle il laissait tomber de volumineux crachats récoltés au fond de sa gorge. Son orthodoxie était rigide et agressive; les Saintes Écritures ne souffraient aucune interprétation. Gustave Cramer, d'un an plus âgé que moi, était un homme du monde, spirituel de seconde main, que le bon sens, s'il n'avait été perverti chez lui par la croyance intégrale aux miracles, aurait préservé plus tard de se laisser rouler par un collègue de l'Union Chrétienne; il y laissa la forte somme, et ce furent ses soeurs qui écopèrent.
Quatre des appartements du caravansérail avaient vue sur Beauregard et Tabazan, les quatre autres sur Beauregard et Saint-Léger. Au premier étage, côté Tabazan, les Flournoy. Mme Flournoy, fille de notre propriétaire et mère de Théodore, était malade de l'estomac et des nerfs. On attribuait cet état de santé au rigorisme puritain, touchant à l'avarice, de M. Claparède, dont souffrit aussi l'entomologiste Théodore Claparède, oncle de mon ami.
En face des Flournoy, avec vue sur Saint-Léger, les Dandiran. M. Dandiran, théologien et philosophe, aurait pu laisser un nom dans l'histoire de la pensée s'il n'avait toujours refusé de fixer ses idées par écrit. En gestation continuelle de vues plus hautes et plus larges, il a semé pour la génération qui suivit ses leçons. Il a ressemblé en cela à Flic Lecoultre, l'ami de mon père, qui détruisit tout ce qu'il avait rédigé de notes quand il sentit approcher sa fin. Mme Dandiran était la soeur de Mme Flournoy, et de santé pareille. Quand elle mourut, M. Dandiran se remaria. Il fut à la même époque appelé à professer à l'Académie de Lausanne où il vint s'établir. Il y est mort âgé de près de 90 ans, peut-être même davantage.
Au deuxième étage, côté Tabazan, les demoiselles Cellérier, soeurs du professeur de mathématiques. Ce dernier, contemporain de mon père, n'écoutait jamais une leçon de mathématiques au collège. Interrogé, il levait le nez du livre qu'il lisait, s'informait de quoi il était question, improvisait une démonstration toujours satisfaisante et se replongeait dans sa lecture. J'ai eu de lui des leçons de calcul différentiel et intégral. Son extrême modestie lui a valu d'être dépouillé d'une gloire dont se para un mathématicien de Paris, professeur en Sorbonne. Ce professeur venait de déclarer en chaire qu'on ne savait pas intégrer les fonctions elliptiques. Raoul Pictet, qui se trouvait parmi les assistants, s'approcha de lui après la leçon et lui communiqua le procédé, qu'il tenait de Charles Cellérier, pour intégrer les équations différentielles elliptiques. La démonstration parut dans la nouvelle édition de son cours que le professeur français se hâta de faire paraître, mais le nom de Cellérier n'y figura pas.
Côté Saint-Léger, la famille Patron-de Geer de qui les deux filles, fort belles personnes, glanaient sans peine les oeillades des jeunes gens.
Au troisième, côté Tabazan, le vieux M. De la Rue qui, du bout d'un manche à balai, heurtait à son plafond pour nous engager, nous autres du quatrième, à faire moins de tapage. On l'entendait, mais on ne le voyait jamais.
En face, les Bouvier-Monod. M. Bouvier, professeur de théologie d'une grande largeur de vues, un des pionniers du mouvement libéral positif, ressemblait à Schiller et le savait: un buste du grand poète allemand posé sur son bureau aurait pu être le sien. Cette petite faiblesse n'enlevait rien à sa vivacité doublée de profondeur de pensée. Sa femme et lui recevaient fréquemment les étudiants en théologie français qui venaient alors nombreux étudier à Genève. Ces jeunes gens déclamaient des vers, lisaient des essais de critique, jouaient la comédie, faisaient des soirées où ils étaient reçus, de vrais régals pour l'esprit. Mme Bouvier donnait des cours de littérature française aux jeunes filles des meilleures familles de la ville. Elle invita ma soeur Jeanne à les suivre, ce qui fut pour celle-ci un avantage inappréciable. Mme Bouvier tenait à ce que ses enfants articulassent nettement et roulassent les r, aussi la cour retentissait-elle souvent de sonores ra-ra-ra-ra, re-re, etc. Il y avait trois garçons Bouvier, Adolphe, mon contemporain, d'une aptitude au travail remarquable; il suivit à Paris l'École centrale, ne s'accordant que trois à cinq heures de sommeil sur vingt-quatre; Barthélemy, plus tard banquier; et Bernard, normalien distingué, qui fut recteur de l'université de Genève, éditeur du journal intime de H.-Fréd. Amiel.
Au quatrième étage, nous occupâmes l'appartement côté Tabazan. L'autre l'était par un M. Meylan qui avait deux garçons de deux à trois ans plus jeunes que moi. Tous deux sont devenus pasteurs; je les ai retrouvés un demi-siècle plus tard à Lausanne. Quand les Meylan quittèrent leur logis, mes parents le prirent à bail, ce qui leur permit de recevoir un plus grand nombre de pensionnaires.

23 octobre 1871. «Trouvé chez l'ami Dav une assez grande chambre au midi, doubles fenêtres, indépendante, qui pourra faire mon affaire. Je serais chez des amis, c'est-à-dire abrité et protégé. II n'y a ni élégance ni confort; mais la salubrité et la protection passent avant tout. La table est-elle suffisante et la tenue propre ? Voilà le point à éclaircir.

25 octobre. «(11 heures soir.) Beauregard, n° 1, 4e étage. J'essaie ce soir ma nouvelle demeure. Je suis l'hôte de l'ami David. Un beau clair de lune plonge dans mes deux fenêtres et quelques tisons rougissent dans l'âtre. Il me semble que je ne serai pas mal. [...] Veillé chez les Dav; fait connaissance des trois filles de la maison (21, 15 et 11 ans à peu près). Culte domestique. Rafraîchi beaucoup de souvenirs. Parties d'échecs avec l'aînée des filles.»

27 octobre. «(10 heures matin.) Très bien dormi. Je trouve ma chambre claire, mais les murs sont minces, et le chauffage peu facile. L'expérience ne me sourit qu'à moitié. Le confort, l'élégance et la bonne façon ne sont pas les divinités du lieu. [...] Piètre dîner, quatorze collégiens à table. Ce n'est pas mon affaire.»

5 novembre. « Veillé avec mes hôtes. Madame a quelque chose de fiévreux et de précipité qui donne un peu sur les nerfs. Sa santé d'ailleurs est très ébranlée, ses yeux caves et ses joues maigres l'indiquent suffisamment. Le genius loci n'est pas l'eurythmie et la grâce. Cet intérieur rappelle celui des R[o]g[e]t par l'honnêteté et l'inélégance. Papa et maman sont également bons et frustes, mal équipés et mal troussés. Et la maison, la cuisine, le salon, les filles de service, la tenue du ménage, la toilette des enfants, l'aspect des chambres sont du même acabit, sans style, sans confort et presque sans Reinlichkeit. Le tout sent le rustique et non le citadin. Le souffle de la beauté n'a point passé par là. Un seul exemple pour cinq cents autres. Dans ce ménage qui a vingt-quatre ans d'exercice, on couvre encore tout le plateau général du déjeuner avec un oreiller de lit, revêtu de sa fourre d'un blanc sale. C'est à la fois malpropre, répugnant et risible. L'intention est bonne, le procédé grotesque; et ni la maman ni les demoiselles n'arrangent un édredon ad hoc, parce qu'elles ne devinent pas même la laideur de celui-ci. »

24 novembre. « La dame de la maison ne m'est qu'à moitié bien-veillante et qu'au quart sympathique. L'éternelle préoccupation des centimes l'a rendue quelque peu sèche, et elle devine que sa cuisine, son ménage, sa toilette et sa conversation ne me reviennent que tout juste. Le bout de griffe a commencé à paraître hier sous la patte de velours. Nous sommes peu tendre, assez intéressée, passablement curieuse et modérément aimable. Réussirai-je à ramener Cerbère ? Vais-je me mettre en frais avec cet amour-propre légèrement vexé et indisposé ? « Vous aurez bien de la peine à regagner maman, » disait l'autre jour en badinant la fille aînée. Cette parole glissée à propos d'autre chose pourrait bien être vraie. Je crois avoir laissé voir une fois une nuance d'impatience à propos des éternelles confusions et des bredouillantes questions de notre suzeraine, et du reste on ne sait pas badiner céans; de sorte que ma situation est un peu gâtée. En demandant au mari d'améliorer le chauffage de ma chambre (à 10 1/2 heures matin avec un grand feu, j'ai 8°R), j'ai porté le dernier coup à mon crédit. »

25 novembre. « [...] Mon hôte a fait placer un fourneau dans ma chambre. Il chauffe, mais je crains qu'il ne me fasse mal à la tête et à la gorge, parce qu'il est revêtu de tôle. Je l'éprouve déjà.»

26 novembre. « Mauvaise nuit. P[ertel S[éminale]. La cause ? ce mal-heureux fourneau de tôle, qui me fait mal à la tête et m'échauffe. Misérable matinée, pour la même raison. Mon hôte s'est mis en frais pour ce chauffage qui me fait du mal. J'ose à peine lui dire que sa bonne intention m'est nuisible, qu'il me fallait un poêle de catelle, et que c'était cela que j'avais accepté.»

25 décembre. «Fête de famille chez mes hôtes. Le père et la mère de Madame D, ses deux frères et leurs femmes et leurs enfants sont venus grossir les rangs de notre cénacle ordinaire. Cette nombreuse société était gaie. L'esprit de famille y est cordial et affectueux. Arbre de Noël. Loterie. Les enfants ont joué une scène des Femmes savantes. Quelques morceaux de chant, et des jeux à gages ont animé la soirée. La planche de chêne a mis en joie ce petit monde remuant. »

30 décembre. « Le compte de mes hôtes m'a légèrement surpris. Avec cette nourriture rustique et cette chambre élémentaire, je pensais faire du moins des économies. Illusion. J'aurais pour le même prix une excellente pension (fr. 200 par mois). [...] Enfin, laissons ces bagatelles. Mes hôtes, malgré toute leur industrie, paraissent à l'étroit; ainsi je suis aise de leur être plutôt utile.»

2 janvier 1872. «Avare et malpropre, tristes défauts pour une maîtresse de maison. Les hauts de coeur finiront par me chasser d'ici. J'ai fermé les yeux le plus longtemps possible. Mais le dégoût triomphera de ma patience. On se fait tirer l'oreille pour me changer mes draps une fois par mois; c'est trop fort. Et la manière dont on sert à table, et la façon dont on se mouche! Pouah ! Quelle dame, bon Dieu.»

28 janvier. « La nourriture ici est détestable, aussi mauvaise de qua-lité que chiche en quantité. J'en suis à la répugnance et n'ai mangé aujourd'hui que du bout des dents. Et pourtant la pension est plus chère qu'à Charnex et à Glion. La dame aux yeux creux me retranche maintenant les essuie-mains et me pousse une affirmation dont j'ai vérifié l'inexactitude. Défiez-vous des dames hâves aux yeux caves. Rien ne fleurit à leur ombre, pas même leur personne qui sèche et qui maigrit. — [...] Mon soupera peine à passer: un méchant ragoût, sans potage, sans légume et sans plat doux, voilà le menu, avec du beurre frais pour dessert; et quelle viande de rebut sous cette sauce longue! Cuisine de sauvage qui me gâte l'estomac et me fatigue d'aigreurs. Pouah!»

6 mars. « On se détraque dans la maison. Les deux petits Lyonnais ont mal aux mains, le Canadien a un refroidissement; la petite Sophie a des migraines, la dame hâve est toute nerveuse. La servante Philo-mène est mourante (mais hors du domicile). La table est au-dessous du médiocre.»

13 mars. « Ce soir, myrtilles à l'huile de lampe. C'était nauséabond. L'autre jour, deux hachis de suite dans un même repas. Ils n'ont ni flair ni papilles gustatives; et la maîtresse de maison ne bronche devant aucune saveur ni aucune odeur. Mais comme je n'ai pu achever ce plat abominable, j'ai dit ma raison. Si cela peut lui faire honte et l'amender, je ne regretterai pas ma franchise. À six francs par jour, on devrait pou-voir manger sainement. »

16 mars. « Je me sauve de la salle à manger avec des hauts de coeur; la dame hâve en est la cause. Est-ce une femme, cela ? C'en est à peine la jupe. Assez.»

Mon père commençait chaque journée par la lecture de quelque portion de la Bible, que j'écoutais debout avant le café au lait. Chaque soir aussi, il rassemblait famille, domestiques et pensionnaires, et faisait un culte consistant en lecture suivie d'un livre de la Bible et d'une prière d'humiliation et de reconnaissance, d'intercession pour les siens et pour la patrie. Il manquait rarement de demander à Dieu « les saisons fertiles ». Il va sans dire que le repas ne commençait jamais sans que notre père rendît grâces à Dieu pour ses bénédictions. C'est ainsi que la Bible m'est devenue plus familière qu'à plusieurs de mes contemporains, et cependant je déplore de ne pas l'avoir étudiée avec plus d'attention alors que ma mémoire était encore fraîche.

Mon père avait trois amis en qui il avait une particulière confiance. Timide, peu pratique sauf en ce qui concerne l'économie personnelle — jamais il ne s'accordait aucune distraction sauf les modestes rencontres avec ses amis ou ses collègues du collège Lecoultre —, il les consultait comme des personnes supérieures en savoir-faire, savoir qui avait consisté entre autres, autant qu'il m'en souvient, à choisir judicieusement leurs beaux-parents. Ces amis étaient aussi plus hardis devant la vie, plus maîtres de la langue parlée. Mon père leur enviait cet avantage, lui qui avait l'éloquence de l'escalier, qu'il a d'ailleurs léguée à son fils.
De ces trois amis, le plus respecté et le plus respectable était Elie Lecoultre, directeur du collège où mon père enseigna lorsqu'il eut quitté Lancy. M. Lecoultre parlait peu et portait des jugements réfléchis. Il s'intéressa beaucoup à ma soeur Jeanne, à qui il donna des leçons de géographie, et prêta des ouvrages de valeur. La distinction de Mme Lecoultre, quoique alliée à une grande bonté, m'intimidait, je ne saurais dire pourquoi. Les enfants se font, des grandes personnes, des idées reposant sur de premières impressions qui auraient pu être tout autres dans une conjoncture différente. Les Lecoultre avaient trois enfants: Jules fut professeur de grec à l'Académie de Neuchâtel, Henri fut professeur de théologie à la faculté libre de Lausanne, Marie, qui devint ma terreur, tant ma mère en faisait d'éloges: mon sentiment d'infériorité tournait à l'anéantissement en pensant à la supériorité de cette jeune personne.
Le pasteur et Mme Bordier, couple rondelet et loquace. M. Bordier avait le verbe tranchant. Leur fille Louise était la contemporaine de [ta] tante Jeanne, et son amie. Leur fils Pierre fut pasteur et mourut jeune. Paix aux cendres de mon contemporain Henri. Les Bordier furent des amis tout particulièrement agissants après la mort de mon père, et invitèrent ma mère à faire des séjours dans leur campagne de Pregny.
Le troisième ami de mon père était Jacques Adert, rédacteur du Journal de Genève. Tu trouveras parmi mes livres une jolie petite édition de Virgile dont M. Adert fit cadeau à mon père après y avoir écrit une dédicace en latin. Il avait la vue si basse que son nez touchait le papier sur lequel il écrivait. Il était naturellement le politicien du quatuor. Il voyait très en noir la politique française: le régime impérial appuyé sur le cléricalisme conduirait la France aux abîmes, par l'anarchie et ses suites. Mme Adert, maigre et pointue, pourvue d'un accent genevois invraisemblable, était des quatre dames la moins liée avec les autres. Les Adert avaient trois enfants: Eugène, qui fut administrateur du Journal de Genève, Louise, contemporaine de ma soeur Jeanne; elle épousa M. Wuarin, professeur d'une discipline mal définie pour mon entendement. Elise, contemporaine de ma soeur Augusta, est morte en 1932. [...]
Une fois au moins par hiver, il y avait un dîner des quatre amis et de leurs épouses. Nous autres enfants n'assistions qu'à celui qui avait lieu chez nos parents. Mon père gardait pour la circonstance quelques bouteilles de vieux vin de France renfermées dans une caisse à serrure. Quand venait le tour des oncles et tantes, mon père ouvrait aussi la caisse à serrure, mais après s'être assuré du contenu, il la refermait: « Conservons-les pour les amis, me disait-il. Prends dans ce casier pour les parents. » Le casier des parents ne valait pas la caisse à serrure.

Je m'aperçois que j'ai omis de parler de mon instruction religieuse. Je la fis, en même temps que mon camarade Maurice Piachaud, un Genevois aussi, à Berne, auprès du vénérable pasteur Bernard, pasteur de l'église française de la ville fédérale. Nous y allions deux fois par semaine, munis de billets aller et retour de Zollikofen, avec 20 centimes à ajouter au retour de Zollikofen à Münchenbuchsee afin de n'avoir pas à traverser de nuit la forêt de Zollikofen. Ces 20 centimes étaient régulièrement échangés contre une meringue ou une autre friandise dans une confiserie de la place de la gare, et nous revenions à pied de Zollikofen à Hofwyl. Je reçus avec sérieux les enseignements de M. Bernard, avec sérieux et sans discussion, m'efforçant de les appliquer dans ma conduite. Il me souvient toutefois que mes prières étaient facilement distraites et mes résolutions peu soutenues. Je fus reçu à Pâques 1872, à Genève, par le pasteur Siordet, à Saint-Pierre. Cette cérémonie me laissa complètement étranger, mon esprit étant tout absorbé par l'importance de l'engagement que j'allais prendre, et nullement par sa nature. [...]

24 mars 1872 «Flâné toute la veillée avec la jeunesse, chez mes hôtes. Elie a été reçu aujourd'hui comme Catéchumène et fera Dimanche sa première communion. »

25 mars. «La nouvelle bonne doit être une perle pour sa maîtresse; elle me pleure le bois avec une chicherie que rien ne peut attendrir. Une pincée d'allumettes dans le poêle et rien dans la caisse à bois, tel est le régime depuis trois jours. Aurait-elle des ordres ? c'est possible quand je vois que depuis six semaines la dame hâve ne me change pas le linge de toilette. Pouah ! Cette ladrerie râpée et sordide me fait mal au coeur.

27 mars. «Beau soleil. À table, j'aperçois devant notre maigre chère et en présence de notre Norne funèbre le malaise de tous nos convives. La dame hâve est une fée Rabat-joie. Presque tout en elle m'agace et me congèle. Cela tombait mal aujourd'hui, que j'aurais eu besoin d'égards et de gaieté. On a supprimé hier sans m'en prévenir le gruau du matin et la cruche du soir, comme les essuie-mains voici quelques semaines. Cette rapinerie taciturne qui abuse de mon silence et ma discrétion me donne sous les ongles. Cette geôlière cadavérique aux lèvres minces et aux doigts crochus m'ôte l'appétit, sans parler de sa ratatouille peu engageante. Le brave mari fait de son mieux, mais elle gâte tout par sa rustrerie sèche.
Front, yeux, sein, port, teint, taille en elle sont disgrâce.
C'est un échantillon cacographique de son sexe. Ce n'est pas Mistress Économie, mais dame Chicheté, signora Famine, l'émule de la Vieille aux deux servantes décrite par La Fontaine. Elle jette un sort sur sa cuisine, sa domesticité et ses pensionnaires. Tout devient laid, grimaçant, indigeste, éraillé sous ses auspices et son commandement.
L'esthétique gémit, le bon goût se lamente.
Ladre, mal mise, sèche, précipiteuse, rognant les liards, elle a encore le défaut de juger à tort et à travers de tout, d'être pour le méthodisme, en sorte qu'on ne sait à quoi se rattacher pour faire vie commune. Elle me déplaît de toute manière, et je ne réussis pas toujours à le cacher. [...] (11 heures soir.) Petite soirée de famille chez mes hôtes. Gaieté et franche cordialité. J'oublie tous mes petits griefs.»

14 mai. « (9 heures matin.) Temps hibernal, pluie et neige. Brrr ! c'est le moment que prend Harpagona pour éteindre tous les feux. La ladre-rie lui sort par les yeux et elle n'a pas plus l'instinct de soigner les malades que le désir de plaire. Triste échantillon du sexe enchanteur ! Jolie protection que j'ai. Pouah! [...]

La dame de céans a pour nom Chicherie,
Si vous aimez mieux Chicheté.
Pour la faire, ajoutez et mêmez, je vous prie, Par dose égale, Ladrerie,
Et Sécheresse et Dureté.
Cette vilaine trinité
Décourage la raillerie :
Pouah! parlons d'autre chose et restons en gaîté.

[...] (10 heures matin.) On m'apprend la mort de la pauvre Philo-mène, qui en Novembre et Décembre s'est glacée au service d'Harpagona, et qu'un mauvais rhume dégénéré en phtisie a emmenée en quelques mois. C'était une brave, laborieuse et très robuste fille. Mais avec les courants d'air sur le dos attrapés dans un mauvais lavoir, et une cuisine où le chauffage était interdit pendant les froidures de la veillée, les plus solides claquent. J'aimerais mieux être portefaix que serviteur de ces dames-là, méthodistes pour leur compte et sans humanité pour le compte d'autrui. On lit la Bible tous les soirs, mais ce n'est pas pour y apprendre la bonté du coeur. »

20 juin. « Je sors de table quasi suffoqué de répugnance. Pendant tout le dîner mon odorat gémissait d'une odeur de melon gâté. Enfin une porte d'armoire s'ouvre et l'odeur devient intolérable. Un plat est mis sur la table. C'était notre dessert. Pouah ! des fraises gâtées, noyées dans du vin, le vin devant cacher le corps du délit. – Comme toujours en pareil cas, le Wirth m'offre une tasse de café en réparation. Mais je m'évade, la tasse bue, devant ces odeurs nauséabondes. O gargote ! La Harpye maigre ne veut pas voir que tout son monde ne desserre pas les dents et se sauve de table; elle s'irrite de ce malaise des convives, mais elle n'en décrochera pas un centime de plus; il est de principe chez elle que rien ne doit être appétissant et propre. Et comme elle est dure envers elle-même, elle se croit le droit de traiter ainsi ses pensionnaires, tout en les faisant bien payer. Aussi les servantes elles-mêmes haussent les épaules sur cette avarice sordide et dépourvue d'artifice. Mais peu lui importent les affronts.
Ladre ne rougit plus, toute sa honte est bue.
Il compte les morceaux, emporte à chaque repas les bouteilles, et refuse de renouveler le linge de service. Fi et pouah! c'est le refrain. Après huit mois, j'en ai plus qu'assez. »

22 juillet. « J'en ai fini avec la maison Dav. – Certains détails que me donne la servante me prouvent que toutes mes conjectures étaient plus que fondées, la dame défend qu'aucun plat soit bon et compte les bouchées et les gorgées des convives de ses sordides repas. J'ai honte pour cette effronterie rapace, qui ne rougit de rien. Fi et pouah! N'avoir ni entrailles, ni bonne grâce, ni pudeur, ni équité, quelle portion congrue ! Cette dame-là dégoûterait de tout son sexe. Tournons cette page et n'y pensons plus. J'ai laissé ma photographie qui avait été demandée, mais je n'emporte qu'un vilain souvenir.»

Si la fatigue fait tomber ma plume, elle n'obscurcit pas le souvenir de ce qu'ont fait pour moi, les uns avec tendresse, patience et dévouement, les autres par amitié fidèle, grands-parents, parents, femme et enfants, soeurs, oncles, tantes, cousins et cousines, amis et amies, instituteurs et professeurs, chefs, collègues et subordonnés. À tous merci !
La vie est un long apprentissage, tissu d'espoirs et d'illusions, de joies et de chagrins, de faux départs et de recommencements, succession d'expériences qui conduisent à la connaissance de soi et des hommes. Ainsi muni, on souhaiterait, au terme d'une carrière, pouvoir mettre la sagesse acquise au service du prochain, mais Dieu dit: «Assez!» Je réponds: «J'obéis. Tu as été un Père miséricordieux; accueille le pauvre pécheur que je suis. »

Jean-Elie David