COLLÈGES ET GYMNASE DE GENÈVE.
Année scolaire de 1849 à 1850
DISSERTATION LITTÉRAIRE *
RONSARD ET MALHERBE

* La conférence prévue par l'art. S de la nouvelle Loi sur l'instruction publique, a chargé M. le professeur Amiel d'une dissertation destinée à précéder le programme de l'enseignement pour l'année scolaire dans laquelle nous entrons. Le sujet de cette dissertation a été laissé au choix de Monsieur Amiel.

 


BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS


La gloire a partout ses engouements et ses retours, mais nulle part ces péripéties ne sont plus brusques et plus impitoyables qu'en France. La vogue passionnée s'y expie souvent par l'abandon le plus dédaigneux, l'idolâtrie d'un jour par l'aversion du lendemain, l'apothéose d'un temps par le sarcasme de l'autre. Ces vicissitudes ont une double raison: La mobilité de l'opinion sur tout ce qui est en litige ; la tenacité de cette même opinion sur tout ce qu'elle a une fois jugé, bien ou mal. La première n'a d'égale que la seconde, et il est curieux de voir la soumission parfaite et presque servile du préjugé traditionnel sur le passé servir comme de compensation aux décisions capricieuces et changeantes de la mode sur le présent. Un peu plus de sang-froid ou d'indépendance de jugement préviendraient les deux excès; mais en se corrigeant de ces deux défauts , la France ne perdrait-elle pas de ses grâces et peut-être de ses avantages?

Une tendance qui s'allie assez bien aux précédentes, et qui les favorise, c'est l'inclination aux types, nouvelle exagération qui abaisse outre mesure certains noms pour agrandir certains autres; commode pour l'histoire littéraire, mais injuste envers les individus. Et même, est-ce bien injuste qu'il faut dire? Qu'estce donc que la gloire, en tout genre, sinon, au fond, une injustice analogue, la capitalisation sur un nom unique d'une somme plus ou moins considérable de mérites anonymes? On l'a déjà demandé : Combien ne faut-il pas d'hommes pour faire un grand homme? et ne semble-t-il pas que les registres de la renommée aient dès longtemps deviné notre système numérique, où le secret pour obtenir de grands nombres est d'avoir beaucoup de zéros?

Cette tendance française se précise encore mieux par un eontraste. « En France, » a dit un Allemand' qui a écrit en français des pages admirables, mélange de Sterne, de Jean Paul et de Jean-Jaques, « en France, les écrivains renommés ne

sont pas riches seulement de leur propre esprit, mais encore « de l'espritde leur pays, ils sont des rois qui représentent la coin« munauté intellectuelle. Mais en Allemagne où la réforme re" ligieuse a émancipé toutes les intelligences, on ne tient compte « aux grands écrivains que du mérite qui leur est propre, on ne « leur accorde pas une gloire représentative des autres gloires. »

C'est ainsi que nos illustrations deviennent traditionnelles comme nos déchéances, selon la loi piquante: « Rien ne réussit « en France comme le succès, » laquelle a naturellement pour réciproque: « Rien n'y donne tort comme un échec. » Or le plus grand échec, le plus inexorable, c'est le ridicule.

Ronsard a épuisé dans tout leur enivrement et dans toute leur amertume les deux coupes de la célébrité. Adoré, puis bafoué; porté en triomphe, puis traîné aux gémonies, le prince Boerne. Introduction â la Balance, (Revue allemande-francaise de 1836.1

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des poètes français, l'Homère vendomois a vu son nom, symbole, pendant cinquante années, de majesté et de poésie, devenir plus tard un objet de risée et un stigmate de mépris. Singulière et mélancolique destinée! Avoir reçu des mains de trois rois de France et de deux reines étrangères le sceptre littéraire déjà décerné par l'admiration universelle; avoir conquis son époque entière et entendu le concert unanime d'acclamations de tous les savants, de tous les poètes, de tous les hommes graves, de tous les esprits d'élite de son pays et du inonde lettré, inclinés avec respect et presque agenouillés devant sa gloire; avoir été consulté par le Tasse; avoir été comme Dante, commenté publiquement dans les universités de l'Europe; avoir pu dire à ses contemporains sans forfanterie, parce que tout le siècle l'avait proclamé:

Oui, de ma plénitude

Vous êtes tous remplis; je suis seul votre étude; Vous êtes tous issus de ma muse et de moi; Vous êtes mes sujets, et, je suis votre roi ;

avoir eu son cercueil environné d'hommages comme on n'en réserve qu'au sang des souverains, et de lamentations comme si toute une littérature descendait à la fois au tombeau'! Quoi? «Tant

de bruit pour rien! » ou moins que cela, pour obtenir sur son eeuvre un jugement tel que celui-ci : « Monstrueux édifice, « péle-mêle d'audace et d'impuissance, de stérilité et de facilité «formidable, de paresse et de labeur,» et se voir accorder « une « immortalité ridicule ! » '.

Tout est-il dit sur Ronsard? Non ; il devait éprouver un nouveau caprice de la fortune. Voici tantôt vingt ans que l'école roinantique a tenté sa réhabilitation et demandé la révision sinon la cassation de l'arrêt littéraire qui l'avait flétri. Le plaidoyer fut

' Oeuvres de Ronsard (éditition (le Barth. Macé, paris 1709, in-folio, p. 108s. ' Voir les épitaphes innombrables faites pour Ronsard, entre autres les distiques de Jean Dorat, où la mort, en frappant Ronsard, enlève â la fois à 'a France: Homère, Virgile, Eschyle, Sophocle, Théocrite et Pindare.

° Nisard. Hist. titi, de la France, lie. H, chah. 1 .

habile, intéressant, plus sympathique chez les uns', plus sévère chez les autres'. Mais la tradition trouva aussi de vigoureux défenseurs. Ce nom, pris et repris comme un drapeau, n'a pas ' encore obtenu sa place définitive. La partialité ou la prévention céderont-elles à la stricte justice? En attendant, essayons d'éloi

g ner quelques méprises qui nous paraissent subsister encore dans 1a discussion , d'indiquer les causes prochaines de tant de vacillements, et de déterminer la vraie signification de ce débat, où Malherbe s'oppose à Ronsard.

On accuse ordinairement Ronsard d'avoir en français parlé grec et latin (Boileau). Or, a dit quelqu'un «c'est un crime de « lèze-majesté d'abandonner le langage de son pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer je ne sais quelle cendre des « anciens et abbayer les vertus des trépassés et encore opiniàtre« ment se braver là-dessus et dire: J'atteste les muses que je " ne suis point ignorant..... Je supplie humblement ceux aux« quels les muses. ont inspiré leur faveur de n'étre plus latineurs « ni grécaniseurs, comme ils sont plus par ostentation que par « devoir. »

Ce quelqu'un, le croirait-on? c'est Ronsard (édit. citée p. 591). Ronsard soutient partout le droit des langues vivantes et des peuples modernes: « Ce n'est raison que la nature soit toujours si pro« digue de ses biens à deux ou trois nations, qu'elle ne veuille

conserver ses richesses aussi bien pour les derniers comme les «premiers (p. 590).-Quiconque furent les premiers qui osèrent « abandonner la langue des anciens pour honorer celle de leur « pays, ils furent véritablement bons enfants et non ingrats ci« toyens, et dignes d'être couronnés sur une statue publique » (p. 1133).

Et celui qui cultivait si religieusement le langage et qui a (lit La parole, Ronsard, est la seule magie,

que voulait-il faire de son idiome maternel? comment entendait-il le développer?

' Sle-Beuve. Tableau de la poésie française au 16me siècle, Paris 1828.

' Philar. Chasles. Hist. (le la langue et de la litlér. franc. do 1470 à 1610, ouvrage couronné en 1828.)

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D'abord en ne laissant rien perdre de ses richesses acquises « Tu ne rejetteras point les vieux mots de nos romans, ains « (mais) les choisiras avec mûre et prudente élection » (p. 1131) ; car il préférait les ressources indigènes aux emprunts étrangers « Je te veux encore avertir de n'écorcher point le latin , comme « nos devanciers, qui ont trop sottement tiré des Romains une « infinité de vocables étrangers, vie qu'il y en avait d'aussi bons « en notre propre langage. » (p. 1137)

Puis en ouvrant, comme en Grèce et en Germanie, les dialectes provinciaux aux besoins de la langue écrite, riche terrain où celle-ci plonge ses racines et va puiser sa meilleure sève « Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton eeuvre les « mots plus significatifs des dialectes de notre France, quand

mémement,(particulièrement) tu n'en auras point de si pro« pres et de si bons en ta nation, et ne se faut soucier si les « vocables sont Gascons, Poitevins, Normands, Manceaux, « Lyonnais, pourvu qu'ils soient bons? » (p. 1131). Loin de méconnaître l'unité de langage, il en signale la nécessité en Même temps que l'insuffisance

« Aujourd'hui pour ce que notre France n'obéit qu'à un « seul roi, nous sommes contraints de parler son langage, « autrement notre labeur serait estimé peu de chose » (p. 1132).

« Entre les dialectes; le courtisan (le langage de la cour) est « toujours le plus beau à cause de la majesté du prince, mais « il ne peut être parfait sans l'aide des autres » (p. 590).

Ronsard indique pour troisième ressource de la langue poétique, le vocabulaire.des principaux arts et métiers: « Tu pra« tiqueras bien souvent les artisans de tous métiers comme de « marine, vénerie, fauconnerie et principalement les artisans de « feu, orfèvres, fondeurs, maréchaux, minéralistes, et de là tireras « mainte belle et vive comparaison » (p. 1131).

Toutes ces vues sur le langage sont saines, et je n'ai pas besoin de faire remarquer comme elles sont encore applicables et en partie appliquées de nos jours.

Enfin pour l'extension du vocabulaire, Ronsard conseille une dernière mesure dont il a trop usé, mais dont on fait injustement son grand moyen, tandis que c'était son pis-aller: le néo-

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logisme. « Tu composeras hardiment des mots, à l'imitation des. grecs et latins; » toutefois avec quelle précaution? « pourvu qu'ils « soient gracieux et plaisants à l'oreille » (p. 1138). Il revendique ce droit de création comme un privilége du poète, et montre historiquement que les poètes en ont toujours usé , et que ces mots nouveaux , après quelque temps reçoivent droit de bourgeoisie en passant par les orateurs et par la conversation. « Telle « monnaie, soit d'or, soit d'argent, semble étrange au com« mencement; puis l'usage l'adoucit, et la faisant recevoir a lui donne autorité et crédit » (P. 590).

Pour les. néologismes, il s'appuie sur les vrais principes: l'analogie, et la dérivation : « Prends, dit-il, la sage hardiesse d'inven« ter des vocables nouveaux,,pourvu qu'ils soient moulés et fa« çonnés sur un patron déjà reçu du peuple » (p. 589). - « Si les « vieux mats ont laissé quelque rejeton, tu le pourras provi« gner, amender et cultiver, afin qu'il se repeuple de nouveau. »

Et quant à notre syntaxe, Ronsard déconseille déjà l'inversion, et l'omission des articles et pronoms personnels.

Pour le style, ses visées n'étaient pas moins hautes. Il ne se proposa rien moins que de créer la langue poétique,

A vingt ans .....

Je vis que des Français le langage trop bas, A terre se tramait sans ordre ni compas ; Adoncque pour hausser ma langue maternelle, Indompté du labeur je travaillai pour elle,

Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux.... Je fis d'autre façon que n'avaient les antiques (c'est à dire comme les anciens)

Vocables composés et phrases poekiques. et de fonder la langue des divers genres Cherche un renom qui les âges surmonte Un bruit qui dure, une gloire qui monte Jusqu'aux neveux, et tente à cet effet

Si tu veux être un poète parfait

Mille sujets de mille et mille modes, Chants pastoraux, Hymnes, Poèmes et Odes. Fuyant surtout ces vulgaires façons,

Ces vers sans art, ces nouvelles chansons.

Vil

(le style de madrigal, les bagatelles, rondeaux et badinages marotiques )

Qui n'auront bruit à la suite des âges Qu'entre les mains des filles et des pages (Succès de cour et de ruelles)

(Supplément, p. 123.) Fais donc voir aux yeux de la France

Un vers qui soit industrieux, Foudroyant la vieille ignorance De nos pères peu curieux.

(Supplément 69.)

L'écrivain savant se fait ici trop remarquer; ailleurson sent mieux la lutte courageuse du poète contre une langue encore impropre au style élevé. '

Mais tout ceci n'est-il qu'une querelle de forme, qu'une révolution de facture et de vocabulaire? Ronsard n'est-il, comme on l'a dit, qu'un versificateur? Il est vrai qu'il a singulièrement perfectionné le vers, qu'il a assoupli la langue à tous les tons, qu'il a inventé six à huit formes nouvelles de strophes; essayé chaque genre, du poème épique à la chanson, en passant par l'élégie, l'hymne, l'épître, l'idylle, le bocage, le sonnet, l'ode, la mascarade, l'épigramme. la satire, et donné dans sa Préface de la Franciade, et dans son Abrégé (en prose) de l'art poétique, des conseils délicats sur l'art d'écrire en vers; il est vrai qu'il s'est beaucoup occupé du versificateur, mais est-ce au détriment du poète? Voyons.

« Tous ceux qui écrivent en carmes (carmina), tant doctes « puissent-ils être, ne sont pas poètes. II y a autant de différence « entre un poète et un versificateur qu'entre un vénérable prophète « et un charlatan vendeur de thériaques. » (p. 583.)

« Le but du poète est d'imiter, inventer et représenter les cho« ses qui sont, qui peuvent être ou que les anciens ont estimé « comme véritables. » (p. 1132.) '

« Tu seras industrieux à émouvoir les passions et affections « de l'âme, car c'est la meilleure partie de ton métier, par des « carmes qui t'émouvront le premier soit à rire ou à pleurer » (p• 587).

VIII

Ronsard distingue aussi très-nettement le poète épique de l'historien, et la poésie de la prose rimée

« La maxime très-nécessaire du poète est de ne suivre jamais « pas à pas la vérité, mais la vraisemblance et le possible; lais« saut la véritable narration aux historiographes » (p. 583).

J'ai laissé Ronsard lui-mème exposer ses idées et ses intentions. On dira peut-être : Sa force a-t-elle été au niveau de sa volonté? a-t-il été fidèle à ses plans, et son oeuvre vient-elle appuyer sa théorie? Pas 'complétement, sans doute; mais pour qui donc n'en est-il pas de même?

Il faut reconnaître qu'il s'est laissé beaucoup trop entraîner à l'imitation des anciens, contre sa propre recommandation, jusqu'à écrire un jour (en tête du recueil à Charles IX)

Les Français qui mes vers liront, S'ils ne sont et Grecs et Romains En lieu de ce livre, ils n'auront Qu'un pesant faix entre les mains. (p. 655.)

et il se confesse à sa lyre (Odes, Livre I, 22) en ces termes Pour te monter_ de cordes et d'un fût

Voire d'un son qui naturel te fût, (naturel : qui convînt à ta nature)

Je pillai Thébe et saccageai la Pouille T'enrichissant de leur belle dépouille.

Il a, quant au vocabulaire, abusé du néologisme, surtout en méconnaissant l'antipathie du français pour les mots composés. Mais pour être juste, il convient de remarquer d'une part qu'une foule de ces néologismes furent heureux et ont passé dans la langue, de l'autre qu'une cinquantaine de ces mots composés, distribués sur 2000 colonnes in-folio de vers, ne doivent cependant pas suffire à éclipser tout le reste.

Pour la versification, depuis que le moule symétrique et mo notone du vers et de la strophe est brisé, on apprécie la souplesse et la nouveauté de ses formes rhythmiques, et on y revient avec bonheur.

IX

Pour le style, Ronsard est plein d'audace, de' traits heureux, de mots charmants, et si, d'après la mesure créée après lui, il n'a pas encore le style soutenu, il en a inspiré le besoin , et tracé la route. S'il n'a pas accompli pour nous la haute poésie, il l'a au moins tentée le premier, il en a donné l'impression et représenté la merveille pour son siècle.

De là sa grandeur, qui n'en est pas moins vraie, pour avoir été temporaire. Il a réalisé l'idéal de son temps, et faut-il, parce que l'enthousiasme de la reconnaissance et cette illusion d'optique populaire qui fait prendre le sommet apparent pour la cime dernière et le suprême effort d'une époque pour le terme des progrès possibles, l'ont placé beaucoup trop haut, faut-il le punir sans pitié d'une faute qui, après tout, n'est pas la sienne? Ronsard a été plus modeste qu'on ne le croit. Au commencement et à la fin de son long triomphe; il a eu comme un pressentiment de sa chute.

Qu'on lise son dix-neuvième sonnet à Cassandre De tes soupirs nos neveux se riront

Tu seras fait du vulgaire la fable, etc. (p. il.)

et son épître à Simon Nicolas (Suppl. p. 123); qu'on l'écoute dans l'épître à Grevin, reconnaître avec mélancolie qu'il n'y a eu que bien peu de grands poètes

Quatre ou cinq seulement sont apparus au monde... qu'au-dessous vient la foule des versificateurs, et que Entre les deux métiers un métier s'est trouvé, c'est le sien

-lais me voyant sans plus ici demi-poète

lin métier moins divin que le mien je souhaite.

A quoi doit-il sa chute? En se reportant aux observations générales par lesquelles nous avons commencé, on pourrait répondre : A la colère qui suit la désillusion, surtout dans l'impétueux tempérament français, colère que justifient d'ailleurs en partie, soit les torts de Ronsard, soit l'habileté de ses adversaires.

X

Le tort de Ronsard, c'est l'excès d'audace dans l'innovation et le dédain trop hautain de l'opinion vulgaire. Confiant clans sa force, il entreprend de révolutionner tout seul une littérature, et oubliant trop la nécessité d'une sanction populaire, il ne s'inquiète pas toujours assez d'être ou de n'être pas suivi

Ne suis ni le sens ni la rime Ni l'art du moderne ignorant, Bien que vulgaire l'estime Et en béant l'aille adorant.

(Suppl. p. 69.) Je te salue, ô terre plantureuse (la France)

Je te supply qu'à ton gré soit ma lyre Et si quelqu'un enrage d'en médire, Soit-il prisé du pauvre populaire! (Suppl. p. 84.)

Qu'on n'exagère pas non plus ce reproche. Ronsard recommande ailleurs (p. 1132) à son disciple: « Tes inventions, bien qu'elles « semblent passer celles du vulgaire, seront toutefois telles qu'ela les pourront être facilement comprises et entendues d'un chacun.»

Puis, qu'on se souvienne qu'alors, les poètes n'avaient pas pour horizon un peuple, mais un public, et que le public c'était la cour et la ville. Or quel est ce vulgaire qu'attaque Ronsard en mainte occasion? Chose curieuse et certes inattendue! Ce sont les courtisans, à la fois présomptueux et ignorants, qui, peu cultivés, veulent faire la loi aux poètes et à la langue, ces robins de cour qui veulent tout corriger, comme il les appelle assez vertement dans la préface de la Franciade (p. 590). Nous avons vu avec quel mépris il renvoie les poètes frivoles

Entre les mains des filles et es pages,

et dans ce môme art poétique où il reconnaît la supériorité du dialecte du prince, il garde encore son élève « d'affecter « par trop le langage de la cour lequel est quelquefois très« mauvais, pour être le langage de Demoiselles et jeunes Gen« tilshommes qui font plus de profession de bien combattre que « de bien parler. » (p. 1132).

Ainsi l'Ennemi épouvantable au chef (Epit. à Nicolas), contre

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lequel Ronsard combattit avec le plus d'énergie, était le goût de la cour, goût italien et frivole; l'Ignorance, (ibid.) qu'il prétendit terrasser, était l'ignorance de la cour; la langue qu'il trouve insuffisante, peu correcte et qu'il veut enrichir et amender, est celle de la cour. Néanmoins, par une de ces fatalités qu'on retrouve souvent dans l'histoire de ce poète, on lui prête précisément le rôle contraire. Ainsi, M. Nisard écrit: «Ronsard confondait la noblessedu langage avec le langage des nobles. » Et plus loin: «Il n'avait pas assez de génie pour avoir un naturel à lui, ni assez d'indépendance pour n'être pas courtisan. » Ronsard n'a-t-il pas joué de malheur?

L'habileté de ses adversaires acheva ce que ses torts avaient commencé. Impuissante contre le poète vivant, elle fut plus heureuse contre sa gloire. La cour devait trouver dans Malherbe la hache destinée à saper cette renommée demi-séculaire.

Enfin, Malherbe vint! et le premier en France Il réduisit la Muse aux règles du devoir.

Celui qui s'intitulait le tyran des syllabes, fit tant et si bien, biffa, lima si fort et si profond, que le colosse s'écroula. - L'Académie plus tard , par sa nature même, devint l'héritière et l'exécutrice testamentaire de Malherbe' et consomma la révolution littéraire. Un mot de Balzac dessine la situation et montre en même temps les racines profondes de cette renommée à demiabattue'. «Encore aujourd'hui, Ronsard est admiré par les « trois quarts du parlement de Paris, et généralement par les « autres parlements de France; l'Université et les Jésuites tien« nent encore son parti contre la Cour et l'Académie. Pourquoi « voulez-vous que je me déclare contre un homme si bien ap

puyé?... Abstenons-nous donc pour la sûreté de notre personne « de ce nom si cher au peuple et qui révolterait tout le monde « contre nous. »

En dépit de tant d'admirateurs, en dépit des protestations ' Entretien 31`. Voir Ste-Beuve, ouvrage cité (édit. Charpentier), p. 304.

XII

éloquentes de Mlle de Gournay, la fille adoptive de Montaigne, qui s'écriait, non sans raison: «Est-il rien de plus monstrueux « que d'attacher la gloire et le triomphe de la poésie, je ne dis « pas encore à l'élocution qui certes est de grand poids en « un poème, mais l'attacher en la rime, en la polissure, en « certaine curiosité de parler à pointe de fourchette! ... Quoi

donc? l'excellence d'un livre consiste en choses que toutes sor« tes d'esprits peuvent suivre et fuir quand ils voudront ?...« Vous diriez, à voir faire ces Messieurs, que c'est ce qu'on « retranche du vers et non pas ce qu'on y met qui lui donne du « prix; et par les degrés de cette conséquence, celui qui n'en le« rait point du tout serait le meilleur; » . . . . . .

en dépit des coups de fouet acérés de Mathurin Régnier contre ces nouveaux venus, dont

Il semble en leurs discours hautains et généreux, Qu'eux tout seuls du bien dire ont trouvé la méthode, Et que rien n'est bien fait s'il n'est fait à leur mode... Cependant, leur savoir ne s'étend seulement,

Qu'à regratter un mot douteux au jugement... Nul aiguillon divin n'élève leur courage...

Ils rampent bassement, faibles d'invention, Froids à l'imaginer; car s'ils font quelque chose, C'est proser de la rime et rimer de la prose; (Sat. IX.)

en dépit de tous ces efforts, Ronsard succomba. La nouvelle école avait pour elle les instincts du siècle et les conjonctures politiques.

Mais à son tour, deux cents ans plus tard, elle devait rencontrer des adversaires. Nous avons indiqué la réhabilitation que l'école romantique a essayé de Ronsard. Bien

. des motifs y poussaient : D'abord l'esprit d'opposition aux jugements de l'école classique dont on secouait le joug, - puis cette sympathie pour les causes perdues qui se trouve toujours après les révolutions-puis la communauté des intérêts: on voulait en effet une langue plus riche et plus souple, une versification plus variée, une plus grande indépendance des règles conventionnelles et du goût monarchique; sur presque tous ces

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points on retrouvait dans Ronsard un devancier; même ennemi, but semblable. -Un dernier motif, plus pur, c'est l'impartialité historique de notre époque qui aime, en pesant d'une main scrupuleuse les titres du passé ,

A soulever pour tous l'équitable avenir.

Profitons-en, pour reprendre brièvement le procès, et tout en indiquant lesdiverses solutions qui en ontété proposées, essayonsen aussi une pour terminer.

Dans la victoire décisive remportée par Malherbe sur Ronsard, on a vu le triomphe tantôt de la langue française sur le grec et le latin, tantôt du goût national sur le goût étranger, tantôt de la bonne versification sur la mauvaise, tantôt de la vraie poésie sur l'emphase grotesque, et presque de la raison sur l'absurdité; le plus souvent même on y a vu tout cela à la fois, et Ronsard marqué de tous les traits de la réprobation s'est affaissé d'autant sous son rival grandi lui-même de tous les hommages de la reconnaissance publique, et devenu une espèce d'Ormuz libérateur refoulant dans ses ténèbres un Ahrimane littéraire.

Mais ce n'est là que le côté superficiel du débat. En l'examinant de plus près, on reconnaît bientôt que laquestion ne peut être résolue qu'à une assez grande profondeur. Ronsard et Malherbe, lorsqu'on cesse d'y voir des individus, pouryvoirdes causes, deviennent en effet des problèmes difficiles, parce qu'ils reproduisent clans la sphère littéraire, une lutte tout autrement solennelle. On ne peut se décider sur Malherbe, qu'en jugeant le dix-septième siècle dont il est le chef de file littéraire; et ce jugement en réclame un autre antérieur, la détermination du vrai génie français, car ce n'est que du haut de ce point de vue supérieur à l'horizon de l'époque de Louis XIV, qu'on peut apprécier cette époque; et comment se prononcer sur la nature et la mission du génie littéraire français, sans avoir arrière-soi et au moins implicitement, une doctrine de littérature comparée, et mémé une philosophie de l'histoire? Rien n'est donc moins simple que cette question, et l'on comprend la divergence des réponses. Quelques mots sur ce dernier point.

XIV

Deux opinions principales se sont formées sur lé dix-septième siècle. L'une défendue par M. Nisard, érigeant en principes absolus la poétique de Boileau, et la retrouvant réalisée sous Louis XIV, fait de cet àge l'idéal littéraire non seulement de la France, mais de tous les temps. L'autre n'y voit qu'un épisode majestueux, mais presque fortuit dans les destinées de la France, une inoculation superficielle et artificielle, ou pour emprunter les termes mêmes de l'auteur qui a défendu éloquemment ce point de vue, un accident immortel. C'est à notre sens, le placer trop haut ou trop bas; le XVIle siècle n'est ni aussi grand, ni aussi petit.' Pour nous, il n'absorbe pas tout le génie littéraire de la France comme le prétend l'opinion classique, mais il est en revanche un fruit légitime et historique, un représentant vrai de ce génie, malgré le paradoxe romantique.

Pour être tout à fait juste, il faudrait dégager la mission complète de l'esprit français, sans prendre l'ambition pour l'aptitude ni le désir pour la réalité. Le Connais-toi toi-même est ici plus important, mais plus difficile que pour l'individu, la flatterie d'une part et la présomption de l'autre contribuant à troubler la recherche. Ce portrait moral, magnifique sujet, souvent entrepris de notre temps, nous paralt toujours à refaire. On a ordinairement confondu la partie avec le tout, admiré plus que compris et mis un puéril patriotisme à combiner un panégyrique plutôt qu'à accomplir un examen de conscience. Entraînement ou calcul, on a plus souvent enivré la France qu'on ne l'a éclairée sur elle-même. Son rôle est cependant assez beau et son aine assez grande pour qu'elle puisse supporter la vérité.

Nous n'essaierons pas ici cette analyse qui nous mènerait trop loin. Quand elle ne dépasserait pas nos forces, notre cadre nous l'interdirait : nous préférons la réserver. Nous désirions d'ailleurs plutôt éclairer la question que la trancher ou l'épuiser. Disons donc seulement en résumé,

Sur le premier point : que plus la France reconnaîtra tout ce qu'il y a de formel, de catholique et de roman dans son génie, plus elle sera équitable envers les autres nations, et peut-être modeste pour son compte, car ce qui fait sa puissance d'action est en même temps la cause de sa perpétuelle inquiétude morale.

xv

En second lieu, que l'importance extrême du 16me siècle pour la France, c'est qu'il constitue la crise profonde de ce génie même, la période où, suspendu entre les deux carrières historiques ouvertes par la renaissance et la réforme, il choisit enfin et devient catholique-roman. Toute son histoire depuis trois siècles dérive de là.

En troisième lieu, que l'époque de Louis XIV, politique, religieuse et littéraire , est une première réalisation parfaitement authentique, légitime et réussie du génie français moderne, cristallisation harmonieuse et magnifique dans sa simplicité opérée sous l'influence prépondérante de la discipline.

Disons enfin, que la question contemporaine est d'essayer une nouvelle synthèse, plus ample, plus riche, plus nationale et plus naturelle, sous la prépondérance de la liberté. La réussite est incertaine et presque douteuse à cause de l'opposition intime entre le génie roman et la vraie liberté.

Une possibilité reste encore, mais lointaine. L'esprit français en est-il à sa dernière grande métamorphose? est-il irrévocablement enchaîné au formalisme catholique et roman? ou bien, peut-il encore subir une crise semblable à celle du 16me siècle et revêtir une nouvelle nature? La Révolution ne serait-elle pas cette crise palingénésique? Non; car la Révolution, fille du génie roman, comme la monarchie absolue dont elle n'est, malgré tous ses ravages, que l'inversion et la conséquence, n'a pas atteint ces sources de la vie où s'accomplit le mystère des renaissances; elle a bien changé les relations sociales de la nation, mais non sa nature intérieure ni le caractère de sa pensée. - Une crise religieuse seule est capable d'opérer un pareil renouvellement. Est-elle prochaine ou même probable? Non. Tout ce qu'on peut dire , c'est peut-être qu'elle n'est pas impossible, et qu'au moins sans elle, l'esprit français doit se résigner à n'être jamais complet.

Chacune de ces assertions serait à reprendre et à prouver si nous voulions juger définitivement la querelle dont Ronsard et Malherbe ne sont que les prête-nom. Nous proposant un but plus modeste, redescendons de la cause à ses champions litté-

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raires. Peut-être en avons-nous assez dit, pour qu'on nous autorise à conclure

1° Que Malherbe s'est taillé toute sa poétique dans ce qu'il détruisait; sa richesse se composa d'abstinence; il glana quelques formes de vers, de strophes, de langage, dans une moisson beaucoup plus considérable; il ne créa pas, mais émonda.

2° Que Ronsard était au fond plus moderne et plus poète ; tandis que Malherbe inaugura la littérature factice, la poésie conventionnelle.

3° Que Ronsard, en dépit de ses excès , aurait pu conduire à une littérature plus nationale et plus variée, tandis que Malherbe fit triompher une littérature de cour, belle, mais abstraite et trop rigoureusement disciplinée.

4° Somme toute, Ronsard n'est pas un modèle, sauf peut-être pour la science rhythmique et l'indépendance, mais il demeure un illustre pionnier, et nous nous joindrons à M. Ste-Beuve pour demander

Qu'on dise: il osa trop , mais l'audace était belle Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,

Et de moins grands,' depuis, eurent plus de bonheur. (Joseph Delorme, sonnet 7°). H.-F. AMIEL.