BRUT DE
SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS
La gloire a partout ses engouements et ses retours, mais
nulle part ces péripéties ne sont plus
brusques et plus impitoyables qu'en France. La vogue
passionnée s'y expie souvent par l'abandon le plus
dédaigneux, l'idolâtrie d'un jour par
l'aversion du lendemain, l'apothéose d'un temps
par le sarcasme de l'autre. Ces vicissitudes ont une
double raison: La mobilité de l'opinion sur tout
ce qui est en litige ; la tenacité de cette
même opinion sur tout ce qu'elle a une fois
jugé, bien ou mal. La première n'a
d'égale que la seconde, et il est curieux de voir
la soumission parfaite et presque servile du
préjugé traditionnel sur le passé
servir comme de compensation aux décisions
capricieuces et changeantes de la mode sur le
présent. Un peu plus de sang-froid ou
d'indépendance de jugement préviendraient
les deux excès; mais en se corrigeant de ces deux
défauts , la France ne perdrait-elle pas de ses
grâces et peut-être de ses avantages?
Une tendance qui s'allie assez bien aux
précédentes, et qui les favorise, c'est
l'inclination aux types, nouvelle exagération qui
abaisse outre mesure certains noms pour agrandir certains
autres; commode pour l'histoire littéraire, mais
injuste envers les individus. Et même, est-ce bien
injuste qu'il faut dire? Qu'estce donc que la gloire, en
tout genre, sinon, au fond, une injustice analogue, la
capitalisation sur un nom unique d'une somme plus ou
moins considérable de mérites anonymes? On
l'a déjà demandé : Combien ne
faut-il pas d'hommes pour faire un grand homme? et ne
semble-t-il pas que les registres de la renommée
aient dès longtemps deviné notre
système numérique, où le secret pour
obtenir de grands nombres est d'avoir beaucoup de
zéros?
Cette tendance française se précise
encore mieux par un eontraste. « En France, » a
dit un Allemand' qui a écrit en français
des pages admirables, mélange de Sterne, de Jean
Paul et de Jean-Jaques, « en France, les
écrivains renommés ne
sont pas riches seulement de leur propre esprit, mais
encore « de l'espritde leur pays, ils sont des rois
qui représentent la coin« munauté
intellectuelle. Mais en Allemagne où la
réforme re" ligieuse a émancipé
toutes les intelligences, on ne tient compte « aux
grands écrivains que du mérite qui leur est
propre, on ne « leur accorde pas une gloire
représentative des autres gloires. »
C'est ainsi que nos illustrations deviennent
traditionnelles comme nos déchéances, selon
la loi piquante: « Rien ne réussit « en
France comme le succès, » laquelle a
naturellement pour réciproque: « Rien n'y
donne tort comme un échec. » Or le plus grand
échec, le plus inexorable, c'est le ridicule.
Ronsard a épuisé dans tout leur
enivrement et dans toute leur amertume les deux coupes de
la célébrité. Adoré, puis
bafoué; porté en triomphe, puis
traîné aux gémonies, le prince
Boerne. Introduction â la Balance, (Revue
allemande-francaise de 1836.1
Ill
des poètes français, l'Homère
vendomois a vu son nom, symbole, pendant cinquante
années, de majesté et de poésie,
devenir plus tard un objet de risée et un stigmate
de mépris. Singulière et
mélancolique destinée! Avoir reçu
des mains de trois rois de France et de deux reines
étrangères le sceptre littéraire
déjà décerné par l'admiration
universelle; avoir conquis son époque
entière et entendu le concert unanime
d'acclamations de tous les savants, de tous les
poètes, de tous les hommes graves, de tous les
esprits d'élite de son pays et du inonde
lettré, inclinés avec respect et presque
agenouillés devant sa gloire; avoir
été consulté par le Tasse; avoir
été comme Dante, commenté
publiquement dans les universités de l'Europe;
avoir pu dire à ses contemporains sans
forfanterie, parce que tout le siècle l'avait
proclamé:
Oui, de ma plénitude
Vous êtes tous remplis; je suis seul votre
étude; Vous êtes tous issus de ma muse et de
moi; Vous êtes mes sujets, et, je suis votre roi
;
avoir eu son cercueil environné d'hommages
comme on n'en réserve qu'au sang des souverains,
et de lamentations comme si toute une littérature
descendait à la fois au tombeau'! Quoi?
«Tant
de bruit pour rien! » ou moins que cela, pour
obtenir sur son eeuvre un jugement tel que celui-ci :
« Monstrueux édifice, «
péle-mêle d'audace et d'impuissance, de
stérilité et de facilité
«formidable, de paresse et de labeur,» et se
voir accorder « une « immortalité
ridicule ! » '.
Tout est-il dit sur Ronsard? Non ; il devait
éprouver un nouveau caprice de la fortune. Voici
tantôt vingt ans que l'école roinantique a
tenté sa réhabilitation et demandé
la révision sinon la cassation de l'arrêt
littéraire qui l'avait flétri. Le plaidoyer
fut
' Oeuvres de Ronsard (éditition (le Barth.
Macé, paris 1709, in-folio, p. 108s. ' Voir les
épitaphes innombrables faites pour Ronsard, entre
autres les distiques de Jean Dorat, où la mort, en
frappant Ronsard, enlève â la fois à
'a France: Homère, Virgile, Eschyle, Sophocle,
Théocrite et Pindare.
° Nisard. Hist. titi, de la France, lie. H, chah.
1 .
habile, intéressant, plus sympathique chez les
uns', plus sévère chez les autres'. Mais la
tradition trouva aussi de vigoureux défenseurs. Ce
nom, pris et repris comme un drapeau, n'a pas ' encore
obtenu sa place définitive. La partialité
ou la prévention céderont-elles à la
stricte justice? En attendant, essayons d'éloi
g ner quelques méprises qui nous paraissent
subsister encore dans 1a discussion , d'indiquer les
causes prochaines de tant de vacillements, et de
déterminer la vraie signification de ce
débat, où Malherbe s'oppose à
Ronsard.
On accuse ordinairement Ronsard d'avoir en
français parlé grec et latin (Boileau). Or,
a dit quelqu'un «c'est un crime de «
lèze-majesté d'abandonner le langage de son
pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer
je ne sais quelle cendre des « anciens et abbayer
les vertus des trépassés et encore
opiniàtre« ment se braver là-dessus et
dire: J'atteste les muses que je " ne suis point
ignorant..... Je supplie humblement ceux aux« quels
les muses. ont inspiré leur faveur de
n'étre plus latineurs « ni
grécaniseurs, comme ils sont plus par ostentation
que par « devoir. »
Ce quelqu'un, le croirait-on? c'est Ronsard
(édit. citée p. 591). Ronsard soutient
partout le droit des langues vivantes et des peuples
modernes: « Ce n'est raison que la nature soit
toujours si pro« digue de ses biens à deux ou
trois nations, qu'elle ne veuille
conserver ses richesses aussi bien pour les derniers
comme les «premiers (p. 590).-Quiconque furent les
premiers qui osèrent « abandonner la langue
des anciens pour honorer celle de leur « pays, ils
furent véritablement bons enfants et non ingrats
ci« toyens, et dignes d'être couronnés
sur une statue publique » (p. 1133).
Et celui qui cultivait si religieusement le langage et
qui a (lit La parole, Ronsard, est la seule magie,
que voulait-il faire de son idiome maternel? comment
entendait-il le développer?
' Sle-Beuve. Tableau de la poésie
française au 16me siècle, Paris 1828.
' Philar. Chasles. Hist. (le la langue et de la
litlér. franc. do 1470 à 1610, ouvrage
couronné en 1828.)
i
v
D'abord en ne laissant rien perdre de ses richesses
acquises « Tu ne rejetteras point les vieux mots de
nos romans, ains « (mais) les choisiras avec
mûre et prudente élection » (p. 1131) ;
car il préférait les ressources
indigènes aux emprunts étrangers « Je
te veux encore avertir de n'écorcher point le
latin , comme « nos devanciers, qui ont trop
sottement tiré des Romains une «
infinité de vocables étrangers, vie qu'il y
en avait d'aussi bons « en notre propre langage.
» (p. 1137)
Puis en ouvrant, comme en Grèce et en Germanie,
les dialectes provinciaux aux besoins de la langue
écrite, riche terrain où celle-ci plonge
ses racines et va puiser sa meilleure sève «
Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton
eeuvre les « mots plus significatifs des dialectes
de notre France, quand
mémement,(particulièrement) tu n'en
auras point de si pro« pres et de si bons en ta
nation, et ne se faut soucier si les « vocables sont
Gascons, Poitevins, Normands, Manceaux, « Lyonnais,
pourvu qu'ils soient bons? » (p. 1131). Loin de
méconnaître l'unité de langage, il en
signale la nécessité en Même temps
que l'insuffisance
« Aujourd'hui pour ce que notre France
n'obéit qu'à un « seul roi, nous
sommes contraints de parler son langage, « autrement
notre labeur serait estimé peu de chose » (p.
1132).
« Entre les dialectes; le courtisan (le langage
de la cour) est « toujours le plus beau à
cause de la majesté du prince, mais « il ne
peut être parfait sans l'aide des autres » (p.
590).
Ronsard indique pour troisième ressource de la
langue poétique, le vocabulaire.des principaux
arts et métiers: « Tu pra« tiqueras bien
souvent les artisans de tous métiers comme de
« marine, vénerie, fauconnerie et
principalement les artisans de « feu,
orfèvres, fondeurs, maréchaux,
minéralistes, et de là tireras «
mainte belle et vive comparaison » (p. 1131).
Toutes ces vues sur le langage sont saines, et je n'ai
pas besoin de faire remarquer comme elles sont encore
applicables et en partie appliquées de nos
jours.
Enfin pour l'extension du vocabulaire, Ronsard
conseille une dernière mesure dont il a trop
usé, mais dont on fait injustement son grand
moyen, tandis que c'était son pis-aller: le
néo-
VI
logisme. « Tu composeras hardiment des mots,
à l'imitation des. grecs et latins; »
toutefois avec quelle précaution? « pourvu
qu'ils « soient gracieux et plaisants à
l'oreille » (p. 1138). Il revendique ce droit de
création comme un privilége du
poète, et montre historiquement que les
poètes en ont toujours usé , et que ces
mots nouveaux , après quelque temps
reçoivent droit de bourgeoisie en passant par les
orateurs et par la conversation. « Telle «
monnaie, soit d'or, soit d'argent, semble étrange
au com« mencement; puis l'usage l'adoucit, et la
faisant recevoir a lui donne autorité et
crédit » (P. 590).
Pour les. néologismes, il s'appuie sur les
vrais principes: l'analogie, et la dérivation :
« Prends, dit-il, la sage hardiesse d'inven«
ter des vocables nouveaux,,pourvu qu'ils soient
moulés et fa« çonnés sur un
patron déjà reçu du peuple »
(p. 589). - « Si les « vieux mats ont
laissé quelque rejeton, tu le pourras provi«
gner, amender et cultiver, afin qu'il se repeuple de
nouveau. »
Et quant à notre syntaxe, Ronsard
déconseille déjà l'inversion, et
l'omission des articles et pronoms personnels.
Pour le style, ses visées n'étaient pas
moins hautes. Il ne se proposa rien moins que de
créer la langue poétique,
A vingt ans .....
Je vis que des Français le langage trop bas, A
terre se tramait sans ordre ni compas ; Adoncque pour
hausser ma langue maternelle, Indompté du labeur
je travaillai pour elle,
Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux.... Je
fis d'autre façon que n'avaient les antiques
(c'est à dire comme les anciens)
Vocables composés et phrases poekiques. et de
fonder la langue des divers genres Cherche un renom qui
les âges surmonte Un bruit qui dure, une gloire qui
monte Jusqu'aux neveux, et tente à cet effet
Si tu veux être un poète parfait
Mille sujets de mille et mille modes, Chants
pastoraux, Hymnes, Poèmes et Odes. Fuyant surtout
ces vulgaires façons,
Ces vers sans art, ces nouvelles chansons.
Vil
(le style de madrigal, les bagatelles, rondeaux et
badinages marotiques )
Qui n'auront bruit à la suite des âges
Qu'entre les mains des filles et des pages (Succès
de cour et de ruelles)
(Supplément, p. 123.) Fais donc voir aux yeux
de la France
Un vers qui soit industrieux, Foudroyant la vieille
ignorance De nos pères peu curieux.
(Supplément 69.)
L'écrivain savant se fait ici trop remarquer;
ailleurson sent mieux la lutte courageuse du poète
contre une langue encore impropre au style
élevé. '
Mais tout ceci n'est-il qu'une querelle de forme,
qu'une révolution de facture et de vocabulaire?
Ronsard n'est-il, comme on l'a dit, qu'un versificateur?
Il est vrai qu'il a singulièrement
perfectionné le vers, qu'il a assoupli la langue
à tous les tons, qu'il a inventé six
à huit formes nouvelles de strophes; essayé
chaque genre, du poème épique à la
chanson, en passant par l'élégie, l'hymne,
l'épître, l'idylle, le bocage, le sonnet,
l'ode, la mascarade, l'épigramme. la satire, et
donné dans sa Préface de la Franciade, et
dans son Abrégé (en prose) de l'art
poétique, des conseils délicats sur l'art
d'écrire en vers; il est vrai qu'il s'est beaucoup
occupé du versificateur, mais est-ce au
détriment du poète? Voyons.
« Tous ceux qui écrivent en carmes
(carmina), tant doctes « puissent-ils être, ne
sont pas poètes. II y a autant de
différence « entre un poète et un
versificateur qu'entre un vénérable
prophète « et un charlatan vendeur de
thériaques. » (p. 583.)
« Le but du poète est d'imiter, inventer
et représenter les cho« ses qui sont, qui
peuvent être ou que les anciens ont estimé
« comme véritables. » (p. 1132.) '
« Tu seras industrieux à émouvoir
les passions et affections « de l'âme, car
c'est la meilleure partie de ton métier, par des
« carmes qui t'émouvront le premier soit
à rire ou à pleurer » (p
587).
VIII
Ronsard distingue aussi très-nettement le
poète épique de l'historien, et la
poésie de la prose rimée
« La maxime très-nécessaire du
poète est de ne suivre jamais « pas à
pas la vérité, mais la vraisemblance et le
possible; lais« saut la véritable narration
aux historiographes » (p. 583).
J'ai laissé Ronsard lui-mème exposer ses
idées et ses intentions. On dira peut-être :
Sa force a-t-elle été au niveau de sa
volonté? a-t-il été fidèle
à ses plans, et son oeuvre vient-elle appuyer sa
théorie? Pas 'complétement, sans doute;
mais pour qui donc n'en est-il pas de même?
Il faut reconnaître qu'il s'est laissé
beaucoup trop entraîner à l'imitation des
anciens, contre sa propre recommandation, jusqu'à
écrire un jour (en tête du recueil à
Charles IX)
Les Français qui mes vers liront, S'ils ne sont
et Grecs et Romains En lieu de ce livre, ils n'auront
Qu'un pesant faix entre les mains. (p. 655.)
et il se confesse à sa lyre (Odes, Livre I, 22)
en ces termes Pour te monter_ de cordes et d'un
fût
Voire d'un son qui naturel te fût, (naturel :
qui convînt à ta nature)
Je pillai Thébe et saccageai la Pouille
T'enrichissant de leur belle dépouille.
Il a, quant au vocabulaire, abusé du
néologisme, surtout en méconnaissant
l'antipathie du français pour les mots
composés. Mais pour être juste, il convient
de remarquer d'une part qu'une foule de ces
néologismes furent heureux et ont passé
dans la langue, de l'autre qu'une cinquantaine de ces
mots composés, distribués sur 2000 colonnes
in-folio de vers, ne doivent cependant pas suffire
à éclipser tout le reste.
Pour la versification, depuis que le moule
symétrique et mo notone du vers et de la strophe
est brisé, on apprécie la souplesse et la
nouveauté de ses formes rhythmiques, et on y
revient avec bonheur.
IX
Pour le style, Ronsard est plein d'audace, de' traits
heureux, de mots charmants, et si, d'après la
mesure créée après lui, il n'a pas
encore le style soutenu, il en a inspiré le besoin
, et tracé la route. S'il n'a pas accompli pour
nous la haute poésie, il l'a au moins
tentée le premier, il en a donné
l'impression et représenté la merveille
pour son siècle.
De là sa grandeur, qui n'en est pas moins
vraie, pour avoir été temporaire. Il a
réalisé l'idéal de son temps, et
faut-il, parce que l'enthousiasme de la reconnaissance et
cette illusion d'optique populaire qui fait prendre le
sommet apparent pour la cime dernière et le
suprême effort d'une époque pour le terme
des progrès possibles, l'ont placé beaucoup
trop haut, faut-il le punir sans pitié d'une faute
qui, après tout, n'est pas la sienne? Ronsard a
été plus modeste qu'on ne le croit. Au
commencement et à la fin de son long triomphe; il
a eu comme un pressentiment de sa chute.
Qu'on lise son dix-neuvième sonnet à
Cassandre De tes soupirs nos neveux se riront
Tu seras fait du vulgaire la fable, etc. (p. il.)
et son épître à Simon Nicolas
(Suppl. p. 123); qu'on l'écoute dans
l'épître à Grevin, reconnaître
avec mélancolie qu'il n'y a eu que bien peu de
grands poètes
Quatre ou cinq seulement sont apparus au monde...
qu'au-dessous vient la foule des versificateurs, et que
Entre les deux métiers un métier s'est
trouvé, c'est le sien
-lais me voyant sans plus ici demi-poète
lin métier moins divin que le mien je
souhaite.
A quoi doit-il sa chute? En se reportant aux
observations générales par lesquelles nous
avons commencé, on pourrait répondre : A la
colère qui suit la désillusion, surtout
dans l'impétueux tempérament
français, colère que justifient d'ailleurs
en partie, soit les torts de Ronsard, soit
l'habileté de ses adversaires.
X
Le tort de Ronsard, c'est l'excès d'audace dans
l'innovation et le dédain trop hautain de
l'opinion vulgaire. Confiant clans sa force, il
entreprend de révolutionner tout seul une
littérature, et oubliant trop la
nécessité d'une sanction populaire, il ne
s'inquiète pas toujours assez d'être ou de
n'être pas suivi
Ne suis ni le sens ni la rime Ni l'art du moderne
ignorant, Bien que vulgaire l'estime Et en béant
l'aille adorant.
(Suppl. p. 69.) Je te salue, ô terre plantureuse
(la France)
Je te supply qu'à ton gré soit ma lyre
Et si quelqu'un enrage d'en médire, Soit-il
prisé du pauvre populaire! (Suppl. p. 84.)
Qu'on n'exagère pas non plus ce reproche.
Ronsard recommande ailleurs (p. 1132) à son
disciple: « Tes inventions, bien qu'elles «
semblent passer celles du vulgaire, seront toutefois
telles qu'ela les pourront être facilement
comprises et entendues d'un chacun.»
Puis, qu'on se souvienne qu'alors, les poètes
n'avaient pas pour horizon un peuple, mais un public, et
que le public c'était la cour et la ville. Or quel
est ce vulgaire qu'attaque Ronsard en mainte occasion?
Chose curieuse et certes inattendue! Ce sont les
courtisans, à la fois présomptueux et
ignorants, qui, peu cultivés, veulent faire la loi
aux poètes et à la langue, ces robins de
cour qui veulent tout corriger, comme il les appelle
assez vertement dans la préface de la Franciade
(p. 590). Nous avons vu avec quel mépris il
renvoie les poètes frivoles
Entre les mains des filles et es pages,
et dans ce môme art poétique où il
reconnaît la supériorité du dialecte
du prince, il garde encore son élève «
d'affecter « par trop le langage de la cour lequel
est quelquefois très« mauvais, pour
être le langage de Demoiselles et jeunes Gen«
tilshommes qui font plus de profession de bien combattre
que « de bien parler. » (p. 1132).
Ainsi l'Ennemi épouvantable au chef (Epit.
à Nicolas), contre
XI
lequel Ronsard combattit avec le plus
d'énergie, était le goût de la cour,
goût italien et frivole; l'Ignorance, (ibid.) qu'il
prétendit terrasser, était l'ignorance de
la cour; la langue qu'il trouve insuffisante, peu
correcte et qu'il veut enrichir et amender, est celle de
la cour. Néanmoins, par une de ces
fatalités qu'on retrouve souvent dans l'histoire
de ce poète, on lui prête
précisément le rôle contraire. Ainsi,
M. Nisard écrit: «Ronsard confondait la
noblessedu langage avec le langage des nobles. » Et
plus loin: «Il n'avait pas assez de génie
pour avoir un naturel à lui, ni assez
d'indépendance pour n'être pas courtisan.
» Ronsard n'a-t-il pas joué de malheur?
L'habileté de ses adversaires acheva ce que ses
torts avaient commencé. Impuissante contre le
poète vivant, elle fut plus heureuse contre sa
gloire. La cour devait trouver dans Malherbe la hache
destinée à saper cette renommée
demi-séculaire.
Enfin, Malherbe vint! et le premier en France Il
réduisit la Muse aux règles du devoir.
Celui qui s'intitulait le tyran des syllabes, fit tant
et si bien, biffa, lima si fort et si profond, que le
colosse s'écroula. - L'Académie plus tard ,
par sa nature même, devint
l'héritière et l'exécutrice
testamentaire de Malherbe' et consomma la
révolution littéraire. Un mot de Balzac
dessine la situation et montre en même temps les
racines profondes de cette renommée à
demiabattue'. «Encore aujourd'hui, Ronsard est
admiré par les « trois quarts du parlement de
Paris, et généralement par les «
autres parlements de France; l'Université et les
Jésuites tien« nent encore son parti contre
la Cour et l'Académie. Pourquoi « voulez-vous
que je me déclare contre un homme si bien ap
puyé?... Abstenons-nous donc pour la
sûreté de notre personne « de ce nom si
cher au peuple et qui révolterait tout le monde
« contre nous. »
En dépit de tant d'admirateurs, en dépit
des protestations ' Entretien 31`. Voir Ste-Beuve,
ouvrage cité (édit. Charpentier), p.
304.
XII
éloquentes de Mlle de Gournay, la fille
adoptive de Montaigne, qui s'écriait, non sans
raison: «Est-il rien de plus monstrueux « que
d'attacher la gloire et le triomphe de la poésie,
je ne dis « pas encore à l'élocution
qui certes est de grand poids en « un poème,
mais l'attacher en la rime, en la polissure, en «
certaine curiosité de parler à pointe de
fourchette! ... Quoi
donc? l'excellence d'un livre consiste en choses que
toutes sor« tes d'esprits peuvent suivre et fuir
quand ils voudront ?...« Vous diriez, à voir
faire ces Messieurs, que c'est ce qu'on « retranche
du vers et non pas ce qu'on y met qui lui donne du «
prix; et par les degrés de cette
conséquence, celui qui n'en le« rait point du
tout serait le meilleur; » . . . . . .
en dépit des coups de fouet
acérés de Mathurin Régnier contre
ces nouveaux venus, dont
Il semble en leurs discours hautains et
généreux, Qu'eux tout seuls du bien dire
ont trouvé la méthode, Et que rien n'est
bien fait s'il n'est fait à leur mode...
Cependant, leur savoir ne s'étend seulement,
Qu'à regratter un mot douteux au jugement...
Nul aiguillon divin n'élève leur
courage...
Ils rampent bassement, faibles d'invention, Froids
à l'imaginer; car s'ils font quelque chose, C'est
proser de la rime et rimer de la prose; (Sat. IX.)
en dépit de tous ces efforts, Ronsard succomba.
La nouvelle école avait pour elle les instincts du
siècle et les conjonctures politiques.
Mais à son tour, deux cents ans plus tard, elle
devait rencontrer des adversaires. Nous avons
indiqué la réhabilitation que
l'école romantique a essayé de Ronsard.
Bien
. des motifs y poussaient : D'abord l'esprit
d'opposition aux jugements de l'école classique
dont on secouait le joug, - puis cette sympathie pour les
causes perdues qui se trouve toujours après les
révolutions-puis la communauté des
intérêts: on voulait en effet une langue
plus riche et plus souple, une versification plus
variée, une plus grande indépendance des
règles conventionnelles et du goût
monarchique; sur presque tous ces
XII'
points on retrouvait dans Ronsard un devancier;
même ennemi, but semblable. -Un dernier motif, plus
pur, c'est l'impartialité historique de notre
époque qui aime, en pesant d'une main scrupuleuse
les titres du passé ,
A soulever pour tous l'équitable avenir.
Profitons-en, pour reprendre brièvement le
procès, et tout en indiquant lesdiverses solutions
qui en ontété proposées, essayonsen
aussi une pour terminer.
Dans la victoire décisive remportée par
Malherbe sur Ronsard, on a vu le triomphe tantôt de
la langue française sur le grec et le latin,
tantôt du goût national sur le goût
étranger, tantôt de la bonne versification
sur la mauvaise, tantôt de la vraie poésie
sur l'emphase grotesque, et presque de la raison sur
l'absurdité; le plus souvent même on y a vu
tout cela à la fois, et Ronsard marqué de
tous les traits de la réprobation s'est
affaissé d'autant sous son rival grandi
lui-même de tous les hommages de la reconnaissance
publique, et devenu une espèce d'Ormuz
libérateur refoulant dans ses
ténèbres un Ahrimane littéraire.
Mais ce n'est là que le côté
superficiel du débat. En l'examinant de plus
près, on reconnaît bientôt que
laquestion ne peut être résolue qu'à
une assez grande profondeur. Ronsard et Malherbe,
lorsqu'on cesse d'y voir des individus, pouryvoirdes
causes, deviennent en effet des problèmes
difficiles, parce qu'ils reproduisent clans la
sphère littéraire, une lutte tout autrement
solennelle. On ne peut se décider sur Malherbe,
qu'en jugeant le dix-septième siècle dont
il est le chef de file littéraire; et ce jugement
en réclame un autre antérieur, la
détermination du vrai génie
français, car ce n'est que du haut de ce point de
vue supérieur à l'horizon de
l'époque de Louis XIV, qu'on peut apprécier
cette époque; et comment se prononcer sur la
nature et la mission du génie littéraire
français, sans avoir arrière-soi et au
moins implicitement, une doctrine de littérature
comparée, et mémé une philosophie de
l'histoire? Rien n'est donc moins simple que cette
question, et l'on comprend la divergence des
réponses. Quelques mots sur ce dernier point.
XIV
Deux opinions principales se sont formées sur
lé dix-septième siècle. L'une
défendue par M. Nisard, érigeant en
principes absolus la poétique de Boileau, et la
retrouvant réalisée sous Louis XIV, fait de
cet àge l'idéal littéraire non
seulement de la France, mais de tous les temps. L'autre
n'y voit qu'un épisode majestueux, mais presque
fortuit dans les destinées de la France, une
inoculation superficielle et artificielle, ou pour
emprunter les termes mêmes de l'auteur qui a
défendu éloquemment ce point de vue, un
accident immortel. C'est à notre sens, le placer
trop haut ou trop bas; le XVIle siècle n'est ni
aussi grand, ni aussi petit.' Pour nous, il n'absorbe pas
tout le génie littéraire de la France comme
le prétend l'opinion classique, mais il est en
revanche un fruit légitime et historique, un
représentant vrai de ce génie,
malgré le paradoxe romantique.
Pour être tout à fait juste, il faudrait
dégager la mission complète de l'esprit
français, sans prendre l'ambition pour l'aptitude
ni le désir pour la réalité. Le
Connais-toi toi-même est ici plus important, mais
plus difficile que pour l'individu, la flatterie d'une
part et la présomption de l'autre contribuant
à troubler la recherche. Ce portrait moral,
magnifique sujet, souvent entrepris de notre temps, nous
paralt toujours à refaire. On a ordinairement
confondu la partie avec le tout, admiré plus que
compris et mis un puéril patriotisme à
combiner un panégyrique plutôt qu'à
accomplir un examen de conscience. Entraînement ou
calcul, on a plus souvent enivré la France qu'on
ne l'a éclairée sur elle-même. Son
rôle est cependant assez beau et son aine assez
grande pour qu'elle puisse supporter la
vérité.
Nous n'essaierons pas ici cette analyse qui nous
mènerait trop loin. Quand elle ne
dépasserait pas nos forces, notre cadre nous
l'interdirait : nous préférons la
réserver. Nous désirions d'ailleurs
plutôt éclairer la question que la trancher
ou l'épuiser. Disons donc seulement en
résumé,
Sur le premier point : que plus la France
reconnaîtra tout ce qu'il y a de formel, de
catholique et de roman dans son génie, plus elle
sera équitable envers les autres nations, et
peut-être modeste pour son compte, car ce qui fait
sa puissance d'action est en même temps la cause de
sa perpétuelle inquiétude morale.
xv
En second lieu, que l'importance extrême du 16me
siècle pour la France, c'est qu'il constitue la
crise profonde de ce génie même, la
période où, suspendu entre les deux
carrières historiques ouvertes par la renaissance
et la réforme, il choisit enfin et devient
catholique-roman. Toute son histoire depuis trois
siècles dérive de là.
En troisième lieu, que l'époque de Louis
XIV, politique, religieuse et littéraire , est une
première réalisation parfaitement
authentique, légitime et réussie du
génie français moderne, cristallisation
harmonieuse et magnifique dans sa simplicité
opérée sous l'influence
prépondérante de la discipline.
Disons enfin, que la question contemporaine est
d'essayer une nouvelle synthèse, plus ample, plus
riche, plus nationale et plus naturelle, sous la
prépondérance de la liberté. La
réussite est incertaine et presque douteuse
à cause de l'opposition intime entre le
génie roman et la vraie liberté.
Une possibilité reste encore, mais lointaine.
L'esprit français en est-il à sa
dernière grande métamorphose? est-il
irrévocablement enchaîné au
formalisme catholique et roman? ou bien, peut-il encore
subir une crise semblable à celle du 16me
siècle et revêtir une nouvelle nature? La
Révolution ne serait-elle pas cette crise
palingénésique? Non; car la
Révolution, fille du génie roman, comme la
monarchie absolue dont elle n'est, malgré tous ses
ravages, que l'inversion et la conséquence, n'a
pas atteint ces sources de la vie où s'accomplit
le mystère des renaissances; elle a bien
changé les relations sociales de la nation, mais
non sa nature intérieure ni le caractère de
sa pensée. - Une crise religieuse seule est
capable d'opérer un pareil renouvellement.
Est-elle prochaine ou même probable? Non. Tout ce
qu'on peut dire , c'est peut-être qu'elle n'est pas
impossible, et qu'au moins sans elle, l'esprit
français doit se résigner à
n'être jamais complet.
Chacune de ces assertions serait à reprendre et
à prouver si nous voulions juger
définitivement la querelle dont Ronsard et
Malherbe ne sont que les prête-nom. Nous proposant
un but plus modeste, redescendons de la cause à
ses champions litté-
Xvi
raires. Peut-être en avons-nous assez dit, pour
qu'on nous autorise à conclure
1° Que Malherbe s'est taillé toute sa
poétique dans ce qu'il détruisait; sa
richesse se composa d'abstinence; il glana quelques
formes de vers, de strophes, de langage, dans une moisson
beaucoup plus considérable; il ne créa pas,
mais émonda.
2° Que Ronsard était au fond plus moderne
et plus poète ; tandis que Malherbe inaugura la
littérature factice, la poésie
conventionnelle.
3° Que Ronsard, en dépit de ses
excès , aurait pu conduire à une
littérature plus nationale et plus variée,
tandis que Malherbe fit triompher une littérature
de cour, belle, mais abstraite et trop rigoureusement
disciplinée.
4° Somme toute, Ronsard n'est pas un
modèle, sauf peut-être pour la science
rhythmique et l'indépendance, mais il demeure un
illustre pionnier, et nous nous joindrons à M.
Ste-Beuve pour demander
Qu'on dise: il osa trop , mais l'audace était
belle Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands,' depuis, eurent plus de bonheur.
(Joseph Delorme, sonnet 7°). H.-F. AMIEL.