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SÉJOUR À ALLEVARD DE HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL
en Juillet - août 1872

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Page Allevard

Pages 354 à 373 du tome IX de l'édition intégrale

Les mots marqués d'un astérisque renvoient aux notices biographiques de l'édition papier

Lundi 22 Juillet 72. Genève.

(11 heures matin.) Encore une matinée saccagée par les piétinements, remuements et démarches nécessaires. Le visa du Consulat s'est donné trop tard pour que je pusse partir avant midi. Je n'irai qu'à Chambéry, ce soir.
Du reste, trouvé encore à ranger et déranger chez moi, et dans mes préparatifs (j'avais par exemple emballé de l'alcali volatil pour de l'alcool de menthe),
Feuilleté la Morale des Poètes (Moustalon), rangé le reliquat de mes lettres et paperasses.
J'en ai fini avec la maison Dav[idl*. - Certains détails que me donne la servante me prouvent que toutes mes conjectures étaient plus que fondées,. la dame défend qu'aucun plat soit bon et compte les bouchées et les gorgées des convives de ses sordides repas. J'ai honte pour cette effronterie rapace, qui ne rougit de rien, Fi et pouah ! N'avoir ni entraille, ni bonne grâce, ni pudeur, ni équité, quelle portion congrue ! Cette dame-là dégoûterait de tout son sexe. Tournons cette page et n'y pensons plus. J'ai laissé ma photographie qui avait été demandée, mais je n'emporte qu'un vilain souvenir,
Maintenant, vogue la galère. Tâchons de nous faire du bien et au retour prenons d'autres arrangements. Une chose est certaine, c'est que le.présent est intenable, et que je me tiendrai désormais à distance de certaine le vampire à jupon

(Chambery) 10 heures soir. Hôtel des Princes, N°14. Parti à 3 heures 38 du soir. Arrivé ici seulement à 8 heures soir, soit longtemps après l'heure du programme officiel. Accumulé une multitude d'impressions depuis douze heures, déjà au Bureau du Consulat, puis en wagon, puis à Bellegarde, à Culoz, et enfin à Chambéry. Le résumé c'est la percepion nette d'un peuple mineur, et d'une civilisation inférieure.
Au Bureau, on sentait déjà la servilité du troupeau. En wagon, sur cinq Français dans mon compartiment, quatre décorés, deux. prêtres, deux vieux officiers, toute la France officielle ; plus d'amabilité ni de conversation.. Ignorance. Mes deux cartes de géographie émerveillent colonel et major. Dans l'omnibus à Genève, de Culoz à Chambéry, tout ce que je vois et entends m'étonne et me fait pitié. Longuement promené sur boulevard de Chambéry, écouté et regardé. L'intuition de cette vie déracinée, vide et frivole des soldats, des prêtres, des habitants de province m'a rempli de tristesse. Quelle chance nous avons eue au XVI` siècle d'échapper à cette misérable pénurie catholique..
Ce qui m'a intéressé, c'est le cours du Rhône, le lac du Bourget (chanté le Lac au passage), les Charmettes et le paysage de Chambéry regardé au crépuscule depuis la lanterne de la tour du Château Ducal.
Impressions subjectives : Retrouvé le plaisir de voir, de circuler, d'interroger ; celui de manger et de boire, après le carême de Beauregard..
La journée a été étouffante. J'écris in naturalibus pour faire sécher mes vêtements intimes. Mais je redeviens voyageur. Un air me tinte encore dans les oreilles.
Ils font eux-mêmes leur police
Que les canards sont donc heureux !

disait le chanteur du Café des Eléphants.
J'aime, ce me semble, les Savoyards, mais je n'estime pas les Français, sauf exception. Ils nous montrent à peu près tout ce qu'il ne faut pas faire. Individuellement, ils peuvent être gentils (et combien pour cent méritent l'épithète ?) ; mais toute cette civilisation est d'un type détestable, antilibérale et anti-humaine. Ils sont valets et supportent à l'intérieur ce que ni Suisses, ni Américains, ni Anglais, ni Hollandais ne supporteraient.

31 juillet 1872. Allevard-les-Bains. / Isère. Dauphiné. France.

Interruption de neuf jours. Je la regrette. C'est un mauvais signe. Et en effet je suis très-mécontent. Beaucoup de frais, point de profit. Perdu mon temps, ma peine et presque mon espérance. La nuit dernière a été affreuse. Et je suis arrivé ici par mesure de précaution et de provision ! Aussi, je me suis fait du mauvais sang et ma barbe a beaucoup blanchi.

Récapitulons.
Emploi du temps.

Mardi 23 Juillet — Pas dormi à Chambéry ; compté toutes les heures, entendu toutes les sonneries. — Arrivé à Allevard (station Goncelin, omnibus 1 '/2 heure) pour le déjeuner de 10 heures matin. — Descendu à l'hôtel du Chalet : les Serment, les Claparède.
Fait connaissance avec le pays. Consulté le Docteur Chataing sous-inspecteur des eaux.

Mercredi 24 Suivi le traitement. Bains, douches pharyngiennes,
Jeudi 25 gargarismes, reniflements, inhalations. Cela prend
Vendredi 26 bien cinq heures par jour. Mal dormi dans une chambrette étouffée.

Samedi 27 Excursion à la Grande Chartreuse avec Clapar[ède]
Dimanche 28 et son aîné, M' Parisse et son fils, plus le curé de Pontoise.

Presque rien dormi au couvent, et rien du tout à Grenoble (Hôtel des Trois dauphins), pour cause de Kangourisme.
Lundi 29. Revenu pour 10 heures matin. Repris avec lassitude ce traitement fastidieux.
Mardi 30. Brouillement de l'estomac le soir. Nuit horrible : congestion à la tête, rage de dents, passé la nuit sur une chaise à gémir, et à ouvrir de temps à autre la fenêtre. — Interminable orage. Purgatoire.
31 Juillet. Ce matin, fortement tenté de repartir et de planter là un essai qui ne me promet rien de bon. Revu le docteur. Retenu une autre chambre.
Délassements : Causerie, quelques parties de boules et d'échecs.
Correspondance- Lettres reçues de Ur[anie]*, Cal[i]*, Sér[iosa]*.
Lettres écrites à : Cal[i]*, Sér[iosa]* — et un avis à David*.

Lecture : Les journaux français
1 volume de Sainte-Beuve
'/2 volume d'Emerson.
Laure (Monographie sur les Eaux d'Allevard).

Impression générale : Ennui et tristesse. Vide par désœuvrement forcé et sentiment de détérioration croissante (le sommeil, le cerveau, l'estomac qui étaient solides me donnent du chagrin).
Fausse route, déclin, caducité, l'irréparable !
L'avenir m'épouvante. Dégoût de la vie. Honte de ma destinée. — Deux mains amies m'ont soutenu. En revanche, appris une perfidie et une indignité de l'une de mes cousines contre moi. (Ca[roline]* travaille sur Sér[iosa]* et a eu la lâcheté de l'appeler chez elle pour lui parler de Blonay et des cancans annexes.) C'est la règle dans notre famille. Sitôt qu'il y a une joie à détruire se présente une parente de bonne volonté. C'est odieux, mais c'est ainsi. Ma parenté me haïrait, qu'elle ne procéderait pas autrement. Et pourtant cette haine est gratuite, car je n'ai jamais cherché à nuire et j'ai évité de contrister. Mais je ne puis obtenir la réciproque. On ne m'aide jamais à vivre ; mais on espionne mes pauvres petits secrets de cœur et on empoisonne mes fleurs autant qu'on le peut. Cette Schadenfreude, cette volupté de faire souffrir a un caractère infernal. Que l'indifférence paraît bénigne et souhaitable, à côté de cette méchante sollicitude.

« Par imprudence aurais-je fait du mal ? Cette crainte me torture. Et pourtant je ne veux pour vous que le suprême bien et la joie la meilleure. Jamais je ne l'ai senti plus complètement qu'aujourd'hui".
Ces paroles de Cesca* me font oublier les vilenies domestiques. Cette amie-là est paix, charité, édification. Plus je connais les autres, plus je l'estime. C'est bien pourquoi le monde n'aura pas de repos qu'il ne m'ait arraché cette consolation.

 

Samedi 3 Août 72. Allevard.


(2 heures soir.) Ciel gris, pluie, froidure. Nuit assez bonne, encore congestive cependant, dents douloureuses au réveil.
Senti clairement que Tibère a raison et qu'à cinquante ans chacun devrait se passer de médecin et ne plus consulter que son expérience personnelle, pour ce qui lui est bon ou nuisible. Chaque essai nouveau est une secousse qui nous use, et l'hygiène qui nous conserve est plus importante que la soi-disant thérapeutique qui nous lime. Mais cette vigilance est si ennuyeuse.
Depuis quelques semaines, cruellement blanchi. Je suis bombardé barbon à l'improviste. Les septuagénaires me prennent pour un camarade. En passant la revue de tant de barbes grises à Allevard, j'aperçois l'image de moi-même, et j'ai conscience de ma laideur vénérable. Il me semble qu'un abîme vient de se creuser entre moi et les jeunes femmes, ou même les femmes en général. J'ose à peine affronter leur compagnie, car je sens ce qu'elles pensent. Qu'il est amer de devenir un vieux par la surface, quand on est encore d'un autre âge par l'imagination, le cœur, les goûts et les habitudes. C'est une sorte de déportation imprévue et soudaine. L'âme en est interdite.
Ma vie devient tout bonnement impossible et intenable. Tout se ferme devant moi : le mariage, le professorat, la vie à Genève, l'émigration, le travail de cabinet. Tout s'évanouit avec la santé. Je ne sais même matériellement où abriter les années qui peuvent me rester encore. La vie de pension ? elle suppose une santé régulière. Un ménage de garçon ? il me fait horreur. L'asile chez quelque parent ? impraticable ; chez quelque ami ? qui accepterait cette corvée ?
— Tout ramène au mariage : mais pour une barbe grise, il est ridicule ; avec un revenu de fr. 5000 il est téméraire, pour un valétudinaire il est peu généreux.
Et cependant, si cet acte insensé était réclamé comme une grâce, par un coeur plein de dévouement ? Si l'on ne te demandait qu'un peu de résolution et de courage pour se consacrer à toi ? Enfant gâté, ne sais-tu pas jusqu'à deux femmes, qui même à cette douzième heure, accepteraient ton nom, pour te soigner, te réjouir, te sauver ? Qu'est-ce donc qui te retient, sinon le manque d'énergie et d'espérance, sinon l'apathie et le doute ? Tu n'as plus foi à la vie ni au monde, et tu n'oses rien entreprendre. Tu crains aussi de faire de la peine. Tu n'entends pas la voix unique et simple qui dit : Mon fils, telle est ta destinée et ton devoir. Fais ceci et tu vivras.

(9 heures soir.) Lu 116 pages du Mémoire N" I. — Jolie lettre de ma filleule* qui n'avait pas encore reçu la mienne, et essayait de s'en piquer, tout en me racontant le Congrès scolaire de Genève. — Il a plu ici, quasi tout le jour. — Joué aux Dames tout le soir. — Maintenant l'ondée tinte comme une cascade.
Du reste, c'est cet après-midi que je suis rentré dans mon assiette et que j'ai retrouvé mon équilibre physique, et mon ressort habituel. Il est agréable de se reprendre, et de refaire connaissance, après ces séparations de soi-même, dont n'ont pas l'idée les gens robustes que n'affectent pas les malaises artificiels communiqués par les agents thérapeutiques.
Du reste, c'est l'un des effets évidents de l'âge ; je me remettais jadis en harmonie avec un nouveau milieu dans l'espace de quelques heures. A présent, c'est dix jours qu'il me faut. De même pour les saignées, les pertes, les chagrins. L'élasticité restauratrice est réduite de moitié ou des deux tiers. La souplesse, l'énergie, la gaieté ont diminué à proportion. Aussitôt atteint par les misères variées de la cachexie, j'ai mis tout au pire et jeté le manche après la cognée, non que tout soit perdu, mais tout est fané et entamé. En voyant que malgré mes précautions, j'étais plus débile et plus fragile que beaucoup de septuagénaires, j'ai cédé au découragement absolu. Les rebuts me déplaisent. Mes rogatons autant que ceux d'autrui.
Si j'avais un but, une espérance, un intérêt dans la vie, je crois aussi que je me porterais mieux. Cet état d'abattement et de renoncement chroniques, mêlé de souci et de perplexité, favorise tous les malaises et accélère la vieillesse. La démoralisation perpétuelle est un poison lent, qui use et fuse son homme. La foi et la volonté sont des forces physiologiques. Une ambition déterminée est un soutien et un mobile.
Un amour résolu est une nouvelle jeunesse. Tout au contraire, lorsqu'on a peur de tout et qu'on doute de tout, on se pousse soi-même vers la tombe.

Das Glück ist keinem ferner als dem Trägen.

Dimanche 4 Août 72.

(1 heure soir.) Le beau temps revenu. Eveil gai à 5 heures matin. Tête libre, pensées graves. Cartesianische Weltanschauung.' La raison et la volonté me sont apparues comme les deux déesses de la vie pratique. Senti que la clarté et la décision affranchissaient l'homme. Reconnu que tout mon bon sens ne me servait que pour les autres et m'abandonnait pour mon compte. Et aperçu distinctement la cause de cette sottise. Cette cause est l'orgueil dans la timidité. Mon orgueil se refuse à constater des impossibilités, des limites, des obstacles invincibles. Ma timidité ayant peu d'espérances, ne croit pas au succès de la haute lutte. En sorte que ne voulant pas être vaincu, je n'entre pas même dans la lice, pour n'être pas détrôné, j'ai abdiqué la couronne d'avance ; j'ai essayé d'extirper jusqu'au désir, afin de couper court au tragique et au ridicule à la fois. Je n'ai aspiré qu'à l'indépendance.

Et le résultat ? Illusoire. Je dépends de tout, de ma santé, de quelques affections, de mes petites rentes, etc. Je n'ai pas su me tenir dans l'impassibilité stoïque, dans l'invulnérabilité du point mathématique, et d'autre part je n'ai pas su vaincre, m'approprier les choses, m'imposer au monde. Je n'ai su ni m'abstenir jusqu'au bout, ni conquérir à temps. J'ai hésité entre les méthodes contraires ; j'ai oublié l'âge, les infirmités et toutes les anicroches éventuelles de la destinée. En un mot, par orgueil et faiblesse, j'ai péché contre le bon sens.

Le bon sens nous juge, nous classe, nous compare, nous coordonne et nous subordonne. Il nous assigne un but déterminé. Bref, il nous dirige dans la vie pratique. — Mais c'est la vie pratique que j'ai détesté. Vais-je, vingt ans trop tard, ânonner et patauger dans une carrière dont je me suis détourné en temps utile ? Vais-je débuter dans la carrière du journal, de la revue, du feuilleton, de la vie domestique, avec une barbe blanche ?

Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur

Il faudrait trouver la conclusion logique de mes cinquante premières années ? une bonne fin, satisfaisant la sagesse, la conscience et si possible le cœur.

Tout établissement vient tard et dure peu.

Je le sais ; mais il est horrible, quand on ne tient qu'à une seule chose, à l'affection, de mourir seul. (Du reste j'ai promis à Délio* de ne pas mourir ainsi.)

(10 heures soir.) Lettre de Dav[id]*-. — Lettre à Sér[iosa]*.

Lundi 5 Août 72. Allevard.

(3 heures soir.) Rêvé toute la nuit à V. Ch[erbuliez]* sans doute parce que c'est mon reproche vivant, et qu'il fait tout ce que j'aurais dû faire.
Achevé le Mémoire N° 2 (Epigraphe : La liberté est un mystère).
Mal aux dents trois, quatre, cinq fois chaque jour, après la toilette, les gargarismes, etc. Il faut que le soufre attaque les dents plombées.
Sentiment de vide, d'acédie, d'apathie et d'ennui. — Temps gris, paysage languissant et bâillant. Ces Mémoires, ce concours me font la même impression. Reizlosigkeit

(7 heures soir.) Deux lettres de Genève : Cali* et Ur[anie]*. — Celle-ci est rayonnante ; Tallichet est aux petits soins avec elle, et la paiera d'avance ; Rich[ard] l'éditeur lui fait des offres. Bref tout va bien, et le sommeil est revenu. On traite la naïade d'Allevard de sotte lavandière et on déteste Harpagona qui a manqué à son devoir. — (9 heures soir.) Réponse immédiate à Cali*, qui laisse toujours obscur le point essentiel, tout en voulant me rendre service. — Sentiment de malaise, de froid et d'indigestion. Al letto !

Mardi 6 Août 72. Allevard.
(7 heures matin.) Temps joliet ; je m'éveille, la tête fraîche, avec l'illusion agréable de la santé. Grand départ, huit personnes, le sommet de notre table. — Aspect de Septembre. Le soleil se dégage à travers un ciel floconneux et lance un rayon dans l'une des fenêtres de ma chambrette d'angle. Le vacarme de la maison à 6 heures matin (les domestiques sont au-dessus de ma tête) fait place à une tranquillité rêveuse. Les coqs se taisent. Je n'entends que des bêlements lointains et le bruit du Bréda, qui écume dans sa gorge boisée. Bref, la journée se présente bien ; albo notanda lapillo. Est-ce que vraiment les jours de bien-être, ceux où l'on pense avec aisance et où l'on sourit à la vie, ne me seront plus dispensés qu'avec avarice ? Est-ce que le fond sera semblable à ces deux derniers mois, noirâtre avec quelques éclaircies ? Faut-il m'habituer à cette idée, d'une carrière finie, d'une cacochymie chronique ? Filé-je le coton de mon pauvre ami Heim* ? C'est assez vraisemblable. Pour que la sixième dizaine soit vaillante, il faut n'être pas en démolition à la fin du dixième lustre.
La prophétie d'Eg[érie]* sera accomplie : je ne ferai rien et n'aboutirai à rien ; fruit sec, par ajournement et irrésolution. J'aurai toujours attendu le temps utile et laissé passer toutes les occasions, manque d'audace et de bon sens.

Et quand nous retournons les yeux, la mort est là.'
Rêveur atermoyant, qui piétine sur place,
En mettant bout à bout tant de pas indécis,
Quel mont n'aurais-tu pas pu gravir ? quel espace
N'auraient pas découvert tes regards éblouis ?
En redoutant l'erreur, le regret et la honte
A ne rien désirer ton âme s'obstina ;
Mais qui ne risque rien n'a rien ; qui ne surmonte
Pas son cœur, aura-t-il même le Nirvana ?

(10 heures soir.) Très belle journée, pure et claire. Elasticité et entrain. Parcouru les environs (château du Treuil, bords du Bréda, le Bout du monde), trois parties d'échecs au café des Bains, avec des Messieurs décorés, dont j'ignore les noms. Première journée sans mal de dents. — Lettre de Sér[iosa]* (neuf pages). Mauvaise nouvelle. Mme G[ruaz]* l'entortille et veut aller passer trois semaines à Ch[ernex]. C'est une seconde édition de la grand'mère P[olack] * ou d'Eg[érie]*-, une ennemie intime, un ver rongeur, s'établissant dans une de mes affections, pour la détruire. Oh ! que ces luttes contre l'infiniment petit, contre l'ignoble et le méprisable, c'est-à-dire contre les insinuations sourdes me sont odieuses ! — En même temps, Sér[iosa]* s'accuse et s'humilie, la pauvre âme ! tandis qu'elle est blanche comme neige.

Mercredi 7 Août 72. 15me jour d'Allevard.

(8 heures matin.) Rêve dorsal. P[erte] S[éminale]. Schlimm ! Heureusement ... n'y était pour rien. — Temps cendré. Mme G[ruaz]" me devient antipathique. Plus je pense à sa conduite, plus je la trouve lâche et immotivée. Vraiment j'ai du guignon avec ma famille.
(10 heures soir.) Vrai déluge depuis 2 heures après-midi, commencé par un orage impétueux, continué par une trombe et prolongé par un chapelet d'averses qui se rejoignent toutes.
Reçu de Sér[iosa]* un paquet de six journaux (Journal de Genève), attention délicate, arrivée à point nommé, et parfaitement imprévue. Parlez-moi des amies pour ces prévenances aimables. — Répliqué par une lettre cordiale, où j'effleure seulement la consultation G[ruaz]*, afin de ne pas mélanger les impressions pénibles aux émotions gracieuses.
Beaucoup joué aux échecs, soit au Café des Bains, soit ici au Chalet. — Causeries : les belles cures d'Allevard ; les soeurs de charité en France (22000 ; cinq ans de noviciat ; voeux annuels), soeurs hospitalières, soeurs du Saint-Esprit ; les vins coupés, forcés, mêlés ; l'énorme diminution des vignobles dans le Midi, depuis les diverses maladies du raisin et du cep (l'oïdium, la Phylloxéra) ; etc. Nous n'avons plus à table qu'un curé (de Salon dans la Camargue), et un jeune abbé qui danse à son pipeau. Les sociétés des deux chambres se sont réunies et mangent ensemble.
Le fils de la maison, Louis Vacher, nous a chanté une jolie romance de Scudo (le Fil de la Vierge), et chante du reste tous les soirs. Notre hôte a sept enfants, dont l'aînée est soeur de charité, et l'aîné mécanicien. Louis, 20 ans, se destine à la médecine. Ce brave garçon, foudroyé il y a cinq à six semaines, a quelque peine à se remettre. Il a fait ses études à Grenoble et compte les continuer à Lyon.
Je regarde un peu vivre cette société française. Qu'est-ce qui fait sa cohésion ? l'habitude et la force. Sans l'armée et la gendarmerie, l'anarchie serait bientôt faite. On chercherait longtemps un homme libre dans cette République.
« Bavard, jobard, vantard et ignorant, toujours en scène et en pose, toujours dépourvu de bon sens : la formule est succincte, mais discourtoise. Avec le catholicisme en moins et la chasteté en plus, la France serait guérissable. Telle qu'elle est, elle n'échappera pas au sort des républiques espagnoles, la dictature militaire, avec révolutions périodiques et sanglantes, à perpétuité.

Jeudi 8 Août 72. Allevard.

(Midi.) Après quelques heures de soleil, nous revoici au régime de la pluie. Le déluge d'hier n'a nullement tari la source des ondées. Des départs : on serre les rangs.
(10 heures soir.) Il pleut depuis un tour de cadran, et avec un entrain qui redouble au lieu de diminuer. Pris congé d'une foule de personnes qui partent demain. — Confié à Mr Bornand (de Genève) les N°s I et II du concours Disdier, pour les remettre personnellement à E. H[umbert]* — Lettre à ma filleule*, qui a été bien gentille.
Lettre de ma soeur L[aure]*, la première depuis longtemps qui ne me serre pas le coeur, et qui m'a presque fait plaisir. Il ne paraît pas qu'Aménaïde* soit arrivée d'Athènes. En revanche mon neveu Jules'**, le carabin, passe ses vacances auprès de sa mère.
On demande ce que sont devenues les spirituelles Françaises ? Toutes les demoiselles qui ont passé par ici sont des morceaux épais d'encolure et d'intelligence, que je trouve des moins séduisants. Ma voisine de table, grasse dinde de Montélimart, courte et lourde, avec un teint brun et un sourire niais, est un échantillon peu flatteur de l'espèce. Impossible de rien tirer de cette glaise : cela n'a ni esprit naturel, ni curiosité, ni instruction, ni observation ; cela est borné, charnu et bête. Il faudrait chatouiller cette grosse fille, pour qu'elle s'intéressât à quelque chose. L[oui]s l'a fait polker ce soir, et elle a joué au loto : ces deux exercices ont jeté l'étincelle dans cette ragote Galathée. Elle a eu l'air de s'amuser parfaitement. La dinde avait trouvé son étang : quel stupide oiseau !— Je n'ai pas encore rencontré à ces bains une figure qui me soit sympathique et qui m'ait fait désirer meilleure connaissance. Les femmes me sont encore plus indifférentes que les hommes, et ne me disent rien du tout. Les petites filles de six ans disent à celles de cinq : Mademoiselle ! — Tout ce monde-là paraît dépourvu de pensée propre, de vie personnelle, d'écho intérieur, d'idéal. On y bâille d'avance, à moins de le prendre au comique et au satirique. Depuis seize jours que j'entends babiller tout le jour, je n'ai pas aperçu une conversation, sauf celles que Serment et moi avons amenées avec deux curés (l'un de Carpentras, l'autre de Lyon). Le vide d'idées est absolu.

Vendredi 9 Août 72. Allevard.

(5 heures soir.) Décidément j'ai vieilli de dix ans depuis dix mois. C'est une démolition, un effondrement. Le miroir me fait reculer de dégoût et d'horreur. Je suis devenu subitement mon propre père.'O papai ! Quelle humiliation ! Cet aspect septuagénaire m'ôte le courage et les forces, me démoralise.
(10 heures soir.) Lu la moitié du gros mémoire (N° 5).
Reçu deux lettres : Cali* et Félix* (datée des Grisons). — Après dîner, promenade solitaire. Grasse et verte vallée, riche en bois et en cultures. Jolis chemins de montagne. Les attelages à vaches. Le sulfatage des poteaux. Vignes en hutins. Les épis cueillis avant la paille : deux moissons au lieu d'une.

Au retour, le vieux propriétaire de la Camargue, Mr Revoil, me présente son neveu, l'archéologue Revoil, venu en visite depuis Aix. Ce dernier étudie les monuments carlovingiens et en a découvert de nombreux dans le midi de la France. C'est un homme instruit et aimable, fin dans sa partie, mais qui ne sait pas l'allemand. Au moyen de marques et monogrammes, il a constaté que dès le 9ème et 10eme siècle, les tâcherons et corporations maçonnes étaient ambulants et pouvaient travailler d'abord à Toulouse, puis à Spire. Certains dessins et ornements supplémentaires étaient la signature de telle ou telle bande ouvrière. Il a aussi déchiffré les noms d'une douzaine d'architectes inconnus et a près de 5000 estampages dans ses portefeuilles. — J'éprouve un rafraîchissement intérieur des plus vifs à entendre un spécialiste parler avec un vocabulaire élégant et précis, et des connaissances exactes. Cela repose du verbiage vide des gens vulgaires et des gens du monde. Heureux les savants !
(deux guérisons curieuses :

Contre la pyrosis : 2 gouttes de laudanum avant le repas, et 3 gouttes d'acide chlorhydrique après. - Moyen d'Aix. Contre des névralgies de trois jours une projection à la face d'un liquide corrosif ; moyen instantané d'un médecin grec de Constantinople.
La rebouteuse de Venise).


Ecrit à Sougey-Avizard, qui m'est sorti de la tête depuis quinze jours. Je l'invite à venir me voir à Allevard.

Samedi 10 Août 72. Allevard.

(10 heures soir.) Jolie journée. — Lu les cahiers 5, 6 et 7 du Mémoire V. — Le nombre des baigneurs a diminué de moitié.
Dix pages de Sériosà* :

« Vous dites que je vous fais parfois du bien. C'est singulier, il me semble au contraire qu'il me vient tout de vous. Combien vous m'aurez donné de bonheur ! Vous vous le rappellerez quelquefois, n'est-ce pas ? »

Ma pauvre petite sainte ne veut que le bien.

« Sous les souhaits de la paix du cloître qui sait s'il ne se cache pas un certain. manque de courage pour soi et de foi dans les autres, une certaine défaillance du coeur aimant ? »

Je ne puis pourtant pas lui dire : Pardon, j'ai foi en vous, mais pas en moi et moins encore dans la Destinée ou dans la Providence. La vie ne présente jamais que des demi-solutions et des demi-joies ; elle vend horriblement cher les faveurs qu'elle semble accorder ; et à côté de chaque fruit qu'elle semble offrir, elle écrit le mot : Inaccessible !

Jamais rien de complet ; jamais un plaisir pur
On ne saurait manger morceau qui nous profite .


Dimanche 11 Août. — Départs tous les jours. Le personnel des "curistes" s'est renouvelé presque en entier. La seconde floraison me paraît plus intéressante que la première, moins bêtement frivole ; le bétail de la mode, les demoiselles à pouf et les gandins à la raie médiane ont disparu.

Lundi 12. Pluie le matin, beau temps après-midi. — Achevé le gros mémoire N° V. — Ecrit à l'ami Elis. Chen[aud]* (d'Aix). — Lecture : Adolphe par B. Constant, chef d'oeuvre d'analyse psychologique et de style délié, riche en nuances fines et en expressions exquises.

Mardi 13. Grosse pluie le matin, beau temps depuis dix heures. — Lecture : G. Sand (amour de l'âge d'or), que j'avais oublié et qui est ennuyeux. J'aime mieux, je crois, Spiridion et les Cordes de la lyre.

Départ de M' Révoil de Servanes, grand vieillard spirituel et de bonne compagnie, que je regrette. Il habite Aix l'hiver, et m'a fait faire la connaissance de son neveu, l'archéologue Révoil (en quête de tous les monuments carlovingiens). Il s'extasiait, me sachant Genevois, de mon parler sans accent ; on vous croirait l'un de nous, un Parisien. Comment avez-vous fait cela ? Un autre voisin, M' Lautour d'Alençon m'a demandé deux fois si l'on parlait français à Genève. Mais sa femme et ses filles sont agréables et avenantes. Paix à son ignorance ingénue. Il nous a conté que visitant une grande ferme qu'il a non loin de Paris, il croyait trouver tout saccagé. Tout au contraire les Prussiens n'avaient touché à rien, payé leurs réquisitions, et fait venir du blé pour les semailles du fermier, en sorte que celui-ci, loin de demander grâce au propriétaire, s'était acquitté comptant. — Cela est arrivé probablement sur mille autres points ; pas un journal n'en a parlé. Ce peuple a horreur de la vérité qui dérange son amour-propre, sa fiction et sa jactance. Son thème, c'est que la barbarie a vaincu la civilisation ; et comme ce thème est le contraire du fait, il y a eu depuis Août 1870 une convention tacite du journalisme pour mentir patriotiquement, par la parole ou par le silence. La fraude, dite pieuse, est l'ulcère des peuples dégénérés ; et l'institutrice de l'anti-véracité c'est la religion romaine, qui se met au-dessus de la vérité historique et scientifique, qui supprime la bonne foi au profit de la foi, et qui a des dispenses de probité pour tout ce qui sert la bonne cause.

Mercredi 14 Août. Encore . Allevard.

Joli temps. Départ de Mme` Broise (de Montélimart), de la Ctesse de Vorax. — Causé du lycée (ou collège) de Cluny, où se forment des élèves-maîtres, organisation de Duruy, que le père de l'élève me disait une oeuvre réussie.
Lecture : Balzac (le Médecin de campagne), oeuvre riche d'idées. On nous fait faire maigre tout le jour, à cause de l'Assomption, dont la Catholicité fait la première des fêtes chrétiennes, suivant la logique de la Mariolâtrie.
Fait sa feuille de route à la famille Lautour (d'Aunou près Alençon), qui rentre chez elle par la Suisse. Mlle Juliette me raconte son mechef: une insolation en Février et un traitement à l'iode. Depuis lors, elle est sans force et tousse continuellement. Sa voix a ce timbre mat, de mauvais augure, que je connais bien, et qui rend la parole une fatigue.
— Nuit dernière fâcheuse : beaucoup toussé et peu dormi.

Jeudi 15 Août 72. Assomption, ou Saint Napoléon.

(7 heures matin.) Juliette, la blonde douce, est partie. Temps voilé et cendré. Les coqs font vacarme depuis longtemps. Il y a quelque chose de détendu, de flasque, d'abandonné dans le paysage, qui indique la fin. On s'est tout dit. Il n'y plus qu'à se quitter. - Je repartirai avec une espérance de moins.
Point de lettres hier ni avant hier. Tullins, Aix, Genève sont muets.
Que la vie m'ennuie ! Sans ambition, sans illusion, sans espérance, sans stimulant, que devenir ? Je sens que pour moi tout se dissout et se disperse, et que la mousse m'envahit. Je n'ai plus la force, le courage et le désir de rien; tout ce qui est à ma portée me paraît fade et misérable ; je ne sens nulle part le plan providentiel, la protection de Dieu (sauf dans l'amitié récente de Sér[iosa]*), mais la seule force des choses, et l'inexorable fatalité. D'ailleurs le problème de ma vie est resté irrésolu. Je n'ai jamais su exactement ce qu'il me fallait vouloir, et je n'ai pas consenti à vouloir au hasard et par pur caprice. J'ai eu horreur de me tromper et de regretter, et j'ai toujours choisi l'abstention, parce que je ne suis pas sorti du doute.

L'amour de l'idéal m'a fait manquer la vie.
L'infini, l'au-delà m'ont gâté le présent ;

Jadis j'avais l'âme ravie,
Aujourd'hui j'ai le coeur pesant.

Je ne sais plus tirer nul bienfait des épreuves
Je ne sens plus un Dieu prendre part à mon sort,

Sans être un époux j'ai des veuves,
Et de mon vivant je suis mort.

(1 heure soir.)

Lecture : Balzac le colonel Chabert
Pierre Grassou
Honorine.

Je pousse le temps à l'épaule mais avec mélancolie, car je sens que je suis sa proie et qu'à l'issue de mon étourdissement factice (qui ne peut être long) je retrouverai le monstre qui me dévorera.
Une intuition, claire dans mon esprit, c'est que le statu quo pour moi c'est la torpeur, la stérilité et la détresse. Par moi-même je n'aboutis qu'à l'indifférence, pis encore au dégoût. Les choses les plus simples, le loger, le manger et le boire me deviennent un ennui quotidien. Tout m'assomme, à commencer par le gouvernement de ma vie et je me détache de tout. Supposé une ou deux affections de moins, je n'aurais plus un motif de me défendre contre la mort. La vie individuelle est fondée sur le vouloir, et je déteste l'action, la lutte, la volonté ; je n'aime que penser et sentir. — Ma situation est donc une impasse. Je suis condamné à me traîner sans joie à mon supplice. Je n'ai aucun but et aucun intérêt véritables.
Il est sûr que le mariage serait un bail nouveau ; mais le mariage lui-même est un acte de foi, qui m'est trop difficile comme début; si j'étais veuf, passe ; je saurais comment on s'y prend, et ce que cela donne. Mais le risque (et il y a toujours du loto dans le défi à l'inconnu), est contre mes goûts et contre mes habitudes ; or, qui se marie son va-tout. La nature et la société prennent barre sur lui. Il est livré, il dépend.

Ma position actuelle est misérable, c'est vrai, mais je la connais du moins. Une positioti future pourrait être préférable, mais elle pourrait être pire ;; et cette seule chance supprime en moi le désir. D'ailleurs

La crainte du bonheur est ma fatalité,

et je crains plus encore de ne pas rendre heureux ce qui reposerait sur moi. Cela revient toujours à dire : Je n'ai pas de courage, parce que je n'ai pas d'espérance, et pas d'espérance parce que je n'ai pas de foi. Il me faudrait avoir l'encouragement et l'approbation de Dieu, ou l'ordre de ma conscience, et ces deux voix sont muettes. A leur place, la destinée me dit : Fais ce que tu veux, tu ne sauras rien de l'avenir, et tu expieras tes erreurs à l'égal de tes fautes.

(10 heures soir.) Vu la grande procession des enfants et des femmes (plus quelques hommes), à l'honneur de la femme devenue déesse. L'union de l'humanité avec Dieu est, pour l'imagination catholique, exprimée surtout par la maternité de la Vierge. Le Christianisme est la religion de l'Homme-Dieu ; le catholicisme est le culte de la Femme-Déesse. Dans la famille céleste, c'est la Mère de Dieu qui reçoit les plus nombreux et les plus tendres hommages. L'union est ici conjugale, à la fois charnelle et spirituelle, à la manière des religions mythologiques, et rappelle l'union de Jupiter et de Sémélé, d'où sortit le héros des héros, Hercule, l'homme que ses travaux feront monter dans l'Olympe. — Au fond, la masculinisation de Dieu dans le protestantisme (les trois personnes divines sont mâles) était une exhérédation de la femme ; l'imagination catholique a marché en sens contraire avec logique et rigueur ; elle a mis le Dieu-féminin sur l'autel, et la Mariolâtrie est la vraie essence du romanisme actuel (le Jésuitisme le montre ouvertement).
Bonne longue lettre de Sér[iosa]* , la fille du bon Dieu. Elle n'a pas été hier à Neuchâtel, et a entendu l'autre soir Amén[aïde]* parler de la Grèce, chez ma cousine Caro*. Elle admire les personnes qui parlent bien et ne sait pas que plume en main, elle a plus de style et d'idées qu'elles. — Amén[aïde] va partir de Genève pour Lyon, et doit être de retour à Athènes au commencement de Septembre. Ce n'est qu'un météore.
Repensé avec charme à son caractère, à ses mérites, à ses talents. J'aimerais à la revoir et Sér[iosa]* m'y engage.
Je m'aperçois du reste que toutes les bénédictions me paraissent fugitives, et que privé d'elles quelques jours il me semble en être sevré pour jamais. Tous mes amis absents me paraissent morts pour moi, de là ma rechute perpétuelle dans l'isolement. Ce que je n'ai pas à cette heure, me fait l'impression retranché de ma vie. De même, si je n'écris pas pendant une semaine, j'ai presque perdu la possibilité d'écrire. De même après trois mois de vacances, je ne sais plus manier le professorat. En d'autres termes, j'anticipe toutes les déperditions et défections ; j'ai ce que j'ai comme ne l'ayant pas, et je ne compte sur ce que je tiens pas plus que sur ce qui m'échappe. Il n'est pas jusqu'à mes connaissances et à mes pensées que je ne sente s'enfuir comme des hirondelles de leur nid. Aucun phénomène ne m'est adhérent, je n'ai ni la force de cohérence, ni l'instinct d'appropriation.
Joli dîner : M` Vacher et ses deux fils se mettent à notre table et font servir du vin supplémentaire.
Assez gracieuse soirée : une Troyenne à l'élégante prononciation et Louis V[acher] font de la musique ; Rostan l'anatomiste chante la chansonnette comique. — Deux parties de boules, fort disputées avaient précédé la retraite au salon.
Lecture : Balzac (la Messe de l'athée).
+ Mme Gambier-Hisely à Fernex, « le quatrième vide, me dit Cesca*, parmi les hôtes de la pension de Ch[erne]x, en Septembre dernier. Pauvre femme ! qui eût pu prévoir une si foudroyante destruction. » Elle qui paraissait la santé en personne, et qui avait même les rudesses de la vigueur trop robuste ! Ce qui guérit les autres femmes l'a tuée. Du reste, F. G[uignard] qui l'a précédée, était plantureuse de jeunesse et de force. Ce que c'est que de nous ! Mais avec l'affreuse et répugnante maladie qui l'a attaquée, mieux vaut une fin prompte. On ne pouvait déjà pas la regarder, il y a un an. Les scrofules lui sourdaient partout. Pauvre femme ! Et quand je pense... Je l'ai échappé belle ! Comme le monde juge mal des choses et de toutes choses, et que ses conseils étaient insensés !

« Ne dites pas trop de mal de la vie. Elle a sa raison d'être quand on éclaire les esprits et console les coeurs. ...Vous êtes ma joie — ma peine aussi quelquefois, mon conseil en qui je m'assure toujours. Ainsi plus de scepticisme découragé, n'est-ce pas ? et plus de retraite au désert. Cela ne peut pas être que celui qui sait consoler les autres reste inconsolé lui-même. »

Sériosa

 

Vendredi 16 Août 72.

(10 heures soir.) Beau temps. — Reçu enfin une réponse de Elis. Chen[aud]* lequel quitte des fonctions devenues impossibles et qui l'ont surmené ; son fils sort d'une longue maladie d'entrailles, et va fonder un journal à Marseille. Il a, me dit E. C[henaud]* ce que n'a jamais eu son père, la chance, laquelle est moins un hasard qu'un talent.
Sér[iosa]* m'envoie encore deux journaux. Elle n'oublie rien de ce qui peut me plaire ou me servir.
Je n'ai pu me décider à faire mes malles et à partir. Pourquoi ? parce que l'inconnu m'ennuie et que je ne sais où aller ni que faire, en quittant Allevard. — Continué machinalement un traitement qui ne me fait aucun bien, car je tousse passablement et en outre j'ai eu une mauvaise nuit.
Lecture : malsaine. Je n'ai pu mettre la main que sur deux héroïnes du libertinage (Mlle de Maupin et Mme Bovary). Ces femmes ne sont que des vulves, des hiérodules voluptueuses, ignorant le phénomène de la conscience et se livrant avec une simplicité cynique au culte de la chair. Cette dévotion ingénue à Priape est curieuse en pleine civilisation chrétienne. Le grand succès de ces deux ouvrages effrontés montre ce que valent pour une portion notable du public l'ensemble des conventions et des retenues dont se composent les moeurs. Au fond, dans la société française actuelle, comme chez les Romains du temps d'Ovide, la religion du plaisir est celle qui a le plus de fidèles. Le prurit est la grande affaire, et la Vénus facile n'a jamais vu fêter plus abondamment ses autels.

Luxuria incubuit

L'adultère est devenu le fumier fécond de toute une littérature. Le rut humain est le mystère assez peu mystérieux de toute cette poésie corruptrice et de tous ces romans érotiques. — C'est sur le sixième sens que pivote le demi-monde, le quart de monde, et une partie du grand monde. — Et nous jetons hypocritement la pierre aux gaillardises antiques, aux Phallophories égyptiennes ou grecques. Mais si le paganisme ne préchait pas la continence virile, il a toujours été sévère pour l'adultère, bien plus que le théâtre et la littérature de Paris. — Quel est le trait le plus général de la littérature française depuis le 12eme siècle ? la galanterie, c'est-à-dire la guerre aux maris, la chasse aux femmes, la question du cocuage, pour parler la langue de Molière, ou l'adultère pour parler avec l'Eglise. Mettre à mal les vierges, mais surtout les épouses a toujours paru un tour délicieux et un titre de gloire pour les cavaliers entreprenants, qui s'estimaient au nombre de leurs bonnes fortunes, comme les Peaux rouges au nombre des chevelures attachées à leur selle. La Mentule est devenue l'axe des préoccupations universelles, ou plutôt, la Mentule étant le désir, c'est l'objet du désir, savoir l'anneau si poétiquement décrit par Byron, « la porte de la vie et de la mort, par qui nous naissons et périssons », c'est le Ktis sur lequel a tourné l'histoire entière, comme du temps de la Guerre de Troie. En d'autres termes, la sexualité est devenue l'obsession de la vie et de l'art ; l'érotisme a pris le masque de l'amour ; et la possession per fas et nefas a paru le mobile des mobiles, la clef de toute chose, la seule chose intéressante. — L'aphrodisiasme sans naïveté est la Muse des époques de décadence. La lascivité doit s'y assaisonner de corruption, et même de crime, pour avoir toute sa saveur.
Je préside depuis deux jours à table. — Départ de M` Goubard, le brave paysan-maraîcher, de Fontaines lez Châlons (Bourgogne).

Samedi 17 Août 72. Allevard.

(9 heures matin.) Très bonne nuit, réveil frais et paisible. Très belle matinée. Aussi j'ai recommencé à voir, à sentir selon ma nature, c'est-à-dire objectivement. Les croupes boisées, le vigoureux torrent, aux ondes écumeuses, les fumées bleues et blanches de la forge, l'ombre.verte du chemin en lacets qui remonte dans les bois au-dessus de la fonderie, les vaches maigres inondées de soleil, la procession des « curistes » venant gargariser à la source, les rocs abrupts mouillés par les eaux suintantes, les maisons éparpillées dans les châtaigniers et les tilleuls, le hâle bleuâtre des sommités voisines, tout intéressait et charmait mon regard. Il me semblait être redevenu jeune et artiste, et mille impressions confuses s'éveillaient dans les profondeurs encore obscures de mon ressouvenir.

O la santé, quelle fée ! Quand on ne sent plus son corps, on est esprit, on vit dans les choses ou dans les êtres. Le pire effet de la maladie, c'est de nous emprisonner dans notre pauvre moi, autrement dit, de nous voler la nature et le monde et de nous réduire à la besace de notre subjectivité infime.
(10 heures soir.) Repris et achevé Mme Bovary. — Analysé le gros mémoire N° cinq. — Payé l'Hôtel, le médecin, tout le monde. Je m'aperçois que j'ai 410 fr. de moins qu'au départ. En 26 jours, cela va bien. Cela se rapproche du triple de mes émoluments de professeur pour le même laps de temps.
Pris congé des commensaux et du paysage. Fait mes malles. Veillé au salon. La Troyenne a fait de la musique (le Fil de la Vierge, chanté avec beaucoup de goût).
Et voici l'heure du sommeil.
E. H[umbert]* m'envoie à la dernière heure le reçu demandé depuis samedi dernier. — Avizard seul n'est pas en règle. L'homme de Tullius n'a d'excuse que s'il est mort. Je le crois tombé dans la ganacherie et je ne compte plus sur lui. Trois ans de patience permettent de le juger, ce me semble.

Dimanche 18 Août 72. Château de Challes.

(9 heures soir.) Agréable journée. Temps superbe. Départ à 6 3/4 heures matin, toute la famille Vacher me faisant la haie. Revu avec plaisir la vallée et la gorge, Saint Pierre d'Allevard, la ruine de la Roche, Mératel et le Graisivaudan, Château Bayard, Fort Barraux, Montmeillan, Francin, etc. — A Chambéry, point d'omnibus pour Challes. Je vais à pied ; deux pauvres paysannes du dit village, se disputant mon petit butin. Je cause tout en marchant, et feuillette ce triste carnet de la misère rurale. Toutes deux veuves ont perdu une fille dans l'explosion de la cartoucherie de Chambéry en Mars de cette année. Cela ne mange jamais de viande ; le fromage même est trop cher. Dans les bonnes journées d'été, cela gagne 15 sous aux champs, et en hiver rien. Et le fisc trouve encore moyen de tondre sur cette indigence. Rien que pour les trous de leur masure, elles paient trois francs.
A travers des prés tourbeux et marécageux, j'atteins le Château de Challes, vers 10 3/4 heures matin. J'avais passablement chaud, mes paysannes m'ayant rendu mon bagage pour le dernier quart de lieue, sous le soleil éclatant. J'arrive par les maïs, l'avenue des platanes, et les terrasses.
M` Guinand, l'hôtelier, et les trois dames, Mme Guin[and] et ses deux soeurs, me reçoivent à merveille. Déjeuner digne de Lucullus ; lu la notice du Docteur Domenget (1842) sur la source sortie en 1841. Promenade dans les environs. Longue causerie avec Monsieur et Madame. — Avec une société joyeuse venue de Chambéry (M et Mad. Favier, M` et Mme Paulet, dame Payeux[?], M` et Mme Trolliet, l'Anglais Bartley, Ambroise X., François Y.) fait trois immenses parties de boules.
Dîné à table d'hôte (quelques Genevois, M` et Mme Rossier, un Mr Brolliet), quatre ou cinq enfants.
Ensuite sauterie au piano, dans le vaste salon. Avec ma barbe grise, je me sentais vénérable. Mais c'est curieux de voir son âge dans son miroir, sans le sentir dans ses jambes ou dans ses goûts.

Et l'enfant se réveille avec des cheveux blancs.

Je couche dans une jolie chambre qui a dix-huit pieds de hauteur entre plafond et plancher. Visité les Bains et les salles de pulvérisation, goûté l'eau de la source. Fait connaissance avec les localités, les gens, les choses et le paysage, vu arriver beaucoup de visites, et maintenant essayons de dormir.

Lundi 19 Août 72. Genève, Hôtel du Lion d'Or, N° 26.

(9 '/2 heures soir.) Levé à 5 heures ce matin, parti une demi-heure plus tard avec mon hôtelier en char à banc. Temps splendide, fraîcheur, beaucoup toussé. Charmant paysage sortant des ombres nocturnes. Flâné une heure dans Chambéry, où les cafés n'avaient pas encore du feu et de l'eau chaude. A 8 heures j'étais à Aix-les-Bains.
Revu Tresserves et son point de vue, le château Durieu, la pension Bossut, et repassé mes souvenirs de 1851. Mais je me suis apparu, vieux de 20 ans de plus. Observé beaucoup d'embellissements à Aix, les propylées des Thermes, le dégagement de l'arc romain (Pompeius Campanus Vius), la grande promenade publique, la gare et les quartiers avoisinants. Etablissement tombé : le Casino. Les deux sources, d'alun (47°), de soufre (44°). Je ne puis me faire à ma vénérabilité et à mon rôle de revenant. Il me semble que cette attitude de vieille fée qui parle des choses du temps jadis est l'attitude d'un autre que moi.
Pris le café au mauvais théâtre bicolore près de la gare. Départ pour Genève à 11 heures 50, avec 40 minutes d'arrêt à Culoz. Revu les cinq tunnels du Jura, et Bellegarde. Repassé avec plaisir les frontières de la Suisse et jeté un coup d'oeil amical aux rives connues d'Avully, Cartigny, etc.
Chemin faisant, revu l'Adolphe de B. Constant.
A Genève continué la vie d'étranger. Roulé d'hôtel en hôtel ; manqué un restaurant.
Fait venir le coiffeur et sacrifié au Dieu du Rhône mes favoris gris-blanc. Repris pour ma barbe la coupe de ma vingtième année. J'essaie de m'y habituer. Mais il faudra le rasoir tous les jours.
A 8 '/2 heures je sors voir la pleine lune, inondant le lac de ses rayons d'argent, et patatras je tombe dans un gros de connaissances : Dav[id]*, Horn[un]g*, mon cousin Eug[ène]* . — Si j'eusse retardé ma métamorphose, il n'eût plus été temps. — J'apprends qu'Amén[aïde]* est encore ici demain. Tout va bien.

Mardi 20 Août 72.
(9 heures matin.) Nuit détestable. J'ai été dévoré par les punaises à l'Hôtel du Lion d'or (du Lit-on-n'y dort pas pour être plus vrai). Comme à Berlin dans certaine chambre d'étudiant j'ai fait la chasse et la cueillette de ces infâmes bêtes plates, et j'en ai fait un holocauste dans la cire bouillante de ma bougie. Le dégoût m'a saisi à cette rentrée dans ma patrie, sans parler d'une chambre gaîne, où j'avais à peine la place d'écrire, du vacarme incessant de la rue, etc. Le supplice du roulement perpétuel à travers les sales ou équivoques couchées de l'hospitalité banale m'a fait apparaître les voyages sous un jour nouveau. Comment dormir ? comment rapporter la santé, quand chaque jour on risque une maladie de peau et une insomnie. D'ailleurs tous les prix sont ridiculement chers et dépassent du double par jour ce que me rapporte mon traitement ; en sorte que l'impossibilité de continuer est au bout de l'essai.
Rentré dans mon domicile légal presque avec joie. Dépouillé un gros paquet de circulaires, annonces, prospectus, rapports, journaux et communications. Ma chambre à coucher empestait le camphre. Fait apporter du petit café voisin mon déjeuner et senti l'ennui de cette existence sans feu ni lieu. Je ne sais à cette heure ni où je dînerai ni où je dormirai ce soir.




(chanté le Lac au passage),

Musique de Louis Niedermeyer sur l'un des poèmes des Méditations d'Alphonse de Lamartine.


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après le carême de Beauregard

Rappelons que la pension David, où Amiel venait de passer l'hiver, était située 1, rue Beauregard, à Genève.


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les Serment

Henri Serment (1825-1880), avocat, journaliste et professeur à l'Ecole préparatoire de Théologie de la Société évangélique, fut un ardent adversaire de l'esclavage. Il avait épousé en 1852 Jeanne-Gamalielle Annevelle.


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les Claparède

Théodore Claparède (1828-1888) était alors chapelain des prisons à Genève. Cet historien du protestantisme, qui collabora à plusieurs revues de théologie, avait épousé en 1857 Henriette-Valérie Trembley.


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Congrès scolaire de Genève

Le quatrième congrès des instituteurs de la Suisse romande s'était tenu à Genève du 28 au 31 juillet 1872


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Das Glück ist keinem ferner als dem Trägen

Trad.: « Nul n'est plus loin du bonheur que le paresseux ». Julius Hammer, « Heisse Tage », Schau um dich und Schau in dich.


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Cartesianische Weltanschauung

Trad.: « Vision du monde cartésienne ».


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Qui n'a pas l'esprit de son âge De son âge a tout le malheur

Voltaire, Stances à Madame du Châtelet.


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Tout établissement vient tard et dure peu

Jean de La Fontaine, « Le vieillard et les trois jeunes hommes », Fables, XI, VIII.


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Reizlosigkeit

Trad.: « Manque d'attrait ».


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Tallichet

Rédacteur de la Bibliothèque universelle.


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albo notanda lapillo

Trad.: « à marquer d'une pierre blanche »


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dixième

Orthographe d'Amiel : "dizième"


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Et quand nous retournons les yeux, la mort est là

Victor Hugo, « A mes amis L.B. et S.B. », Feuilles d'automne, XXVII


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O papai !

Interjection de douleur


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Vignes en hutins

Terme du midi de la France, de la Savoie et de Genève, qui désigne des guirlandes de vigne.


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Jamais rien de complet ; jamais un plaisir pur

Cf. Jean de La Fontaine, Le loup et le chien ., Fables, I, 5.


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On ne saurait manger morceau qui nous profite

Cf. Jean de La Fontaine, Le lièvre et les grenouilles ., Fables, II, 14.


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Point de lettres hier ni avant hier. Tullins, Aix, Genève sont muets

Auguste Sougey-Avizard, qu'Amiel avait incité à venir le voir, habitait Tullins, sur l'Isère ; rappelons qu'Elisée Chenaud* habitait Aix-en-Provence


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La crainte du bonheur est ma fatalité

Cf. H.-F. Amiel, "Paul à Hélène", La Part du Rêve.


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Luxuria incubuit

Trad.: « La volupté s'est montrée au grand jour ».


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per fas et nefas

Trad.: « par le juste et l'injuste », c'est-à-dire « par tous les moyens »


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le Fil de la Vierge, chanté avec beaucoup de goût)

Romance de Paul Scudo.


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Et l'enfant se réveille avec des cheveux blancs

H.-F. Amiel, « L'excès de prudence », Il Penseroso, V.


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