Retour à
Amiel en bref

Postface de Philippe Monnier
au texte de Michel Beretti
"Dames et demoiselles autour du professeur Amiel"
Collection "Théâtre suisse" chez "L'Age d'Homme"
- septembre 1999 -
Retour à
Amiel en bref


COMPAGNON D'UNE VIE

Le journal d'Henri-Frédéric Amiel
L'histoire du Journal intime d'Amiel commence par une énorme surprise...
Deux ans après sa mort, le philosophe genevois a sidéré le monde, jouant un bon tour à ceux qui ne voyaient en lui qu'un raté: sa famille, ses camarades d'études, ses collègues à l'Académie, ses confrères en littérature. Parmi eux, le Français Edmond Scherer qui allait engager sa réputation de critique littéraire, de rédacteur au Temps et de sénateur pour révéler au monde les Fragments d'un journal intime (1883-1884).
Le premier étonné aurait été sans doute Amiel lui-même: il avait certes envisagé qu'on pût livrer au public 500 pages de son énorme journal... de là à rêver d'un succès aussi soudain qu'internationaL.. La surprise a peut-être été moindre pour les femmes qu'il a côtoyées, en particulier les compagnes et confidentes de ses dernières années, Berthe Vadier, qui avait peint son portrait, et Fanny Mercier, légataire de son héritage spirituel.
Un bon siècle après, le Journal, enfin disponible dans son intégralité (1) ne cesse de susciter la curiosité, l'intérêt, voire la passion de ceux qui s'en approchent, s'y accrochent.

UNE VIE EN QUELQUES LIGNES

Henri-Frédéric Amiel est né à Genève le 27 septembre 1821, dans une famille genevoise originaire de Castres en Languedoc. Il perd très tôt ses parents: il a onze ans lorsque sa mère meurt de tuberculose; deux ans plus tard son père se jettera dans le Rhône. L'orphelin est recueilli avec ses deux sœurs Fanny et Laure par son oncle Frédéric et sa tante Fanchette. Il fréquente avec succès le Collège et l'Académie (c'est-à-dire l'Université) de sa ville natale, et entreprend quelques voyages en Suisse, en Provence et en Italie. En 1844, il part pour l'Allemagne, s'inscrit aux Universités de Heidelberg, puis de Berlin, où, à côté de la géographie, de l'histoire, de l'esthétique et de la philologie, il étudie surtout la théologie et la philosophie. Durant ses vacances, il explore les pays scandinaves.

En 1849, l'Académie de Genève met au concours la chaire d'esthétique alors vacante. Amiel se porte candidat et l'emporte avec un mémoire intitulé Du mouvement littéraire dans la Suisse romane et de son avenir. Appelé peu après à enseigner de surcroît et à titre intérimaire l'histoire de la philosophie, il sera titularisé en 1854 dans cette chaire qu'il conservera jusqu'à sa mort.

Dès lors, la vie d'Amiel s'écoule entièrement à Genève, sans qu'aucun fait saillant n'en vienne rompre la monotonie. C'est tout juste s'il entreprend de temps à autre un bref voyage à Paris ou à Londres, en Allemagne ou en Italie, à l'occasion de quelque manifestation exceptionnelle ou pour renouer les liens d'anciennes amitiés.

Durant toutes ces années, Amiel ne publiera qu'un certain nombre d'articles dans la Revue suisse ou dans la Bibliothèque universelle, quelques recueils de vers, Grains de Mil (1854), Il Penseroso (1858), La Part du Rêve (1863), LesEtrangères (1877), Jour à Jour (1880) qui lui attirent des,succès d'estime, deux études sur Madame de Staël et sur Jean:Jacques Rousseau, ainsi que plusieurs rapports relatifs à l'instruction publique. Finalement la seule pièce qui lui ait valu un franc succès est le Roulez; tambours !, ce chant guerrier et patriotique curieusement jailli de la plume d'un introverti pacifique, au moment où, en 1857, le roi de Prusse menaçait les frontières helvétiques.

AMBITIONS ET ÉCHECS
Cet aperçu biographique, objectif, sec et décevant, n'est que le cadre dans lequel le Journal va se développer et proliférer. Amiel est en effet tout entier dans ces 16900 pages manuscrites où nous pouvons le suivre, au jour le jour, dans sa vie quotidienne et dans sa vie intérieure.

On n'ignorera donc rien du temps qu'il fait à Genève ou dans les lieux de villégiature; les faits et gestes sont scrupuleusement notés: activité professionnelle (cours, examens), vie familiale et sociale (invitations, fêtes, concerts, théâtre), lectures, courrier, repas, état de santé, promenades, voyages...

Ces éléments de la vie quotidienne ne restent pas extérieurs: Amiel les intègre à ses réflexions, observations, analyses et méditations. Dans le foisonnement d'une pensée sans cesse en mouvement on peut identifier quelques thèmes récurrents. Celui de l'échec est omniprésent. Amiel avait tout pour réussir: il a fait les meilleures études, il a tout lu, c'est un brillant causeur. Or cet esprit supérieurement doué, est tenaillé entre son aspiration vers l'universel et les obstacles qui ne cessent de le renvoyer à lui-même.

Il tente d'appréhender le monde en une connaissance globale, encyclopédique. Il rêve d'une communion totale avec le prochain, et postule l'affranchissement de toute tyrannie, qu'elle soit d'ordre physique, intellectuel ou moral. "Il n'y a de repos pour l'esprit que dans l'absolu, pour le sentiment que dans l'infini, pour l'âme que dans le divin, et pour la conscience que dans le parfait" (Grains de Mil, "La Paix", p. 183).

Ces ambitions portent, dans leur démesure même, leur inassouvissement. De plus, Amiel n'est pas équipé pour les réaliser, il se plaint de sa santé, de sa timidité, de sa gêne et de sa susceptibilité; il manque de confiance en lui-même et dans les autres; sa mémoire est défaillante; il n'a ni énergie, ni volonté. Ainsi, borné dans son besoin d'épanchement, il est rejeté sur lui-même et se ferme progressivement à tout ce qui est extérieur. Défiant envers les autres et envers lui-même, il se replie et s'enfonce inexorablement, découragé, puis résigné, dans une solitude stérile et douloureuse.

C'est dans le domaine des relations humaines que ses échecs l'ont le plus affecté. Il aurait voulu se dévouer pour Genève et ses compatriotes, mais il ne rencontre que froideur, indifférence et hostilité. "Genève a toujours été pour moi la station douloureuse, l'endroit où je pâtis: Ubi male ibi patria" (11 avril 1875).
Le cercle de famille, à défaut de parents, se résume à ses deux sœurs et à leurs ménages; il regrette la superficialité de leurs relations: "L'affection qui ne va pas jusqu'à l'intimité, l'attachement qui n'est pas sympathie, la tendresse qui ne crée pas une communauté de vie, voilà ce que donne le plus souvent le cercle de famille" (21 nov. 1850).

Si Amiel ne s'est guère fait d'amis parmi ses condisciples, il a en revanche plus de chance avec les femmes. Sociable, sensible et disponible, ce célibataire honorablement fortuné, au physique agréable, sait s'attirer la sympathie et l'amour des femmes cultivées. Jusqu'à la fin de ses jours il sera entouré d'amies qui se plaisent à trouver auprès de lui, à défaut d'un amant, un confesseur, un directeur d'âme. "je bénis les femmes qui, suivant le mot des Proverbes, m'ont fait presque toujours du bien et presque jamais de mal; les femmes qui représentent la tendresse, la sympathie, la pitié, et qui rallument en nous la foi au bien, quand le découragement envahit et alanguit cette flamme sacrée" (23 déc. 1866).

Les choses se compliquent lorsque cet homme, obnubilé par l'idée d'avoir un fils, se met en tête de choisir une épouse; c'est un casse-tête, car l'exigence est grande: "Pour qu'une femme me remplaçât toutes les femmes, il la faudrait mobile comme l'onde; et parfaite comme la lumière" (1er sept. 1860). Par timidité, il se méfie de l'amour-passion, et par son éternelle indécision, par crainte de l'inconnu et de l'irrévocable, il n'ose faire le saut. D'où les interminables et célèbres délibérations matrimoniales, qui prennent dans le journal une dimension obsessionnelle, voire exaspérante.

DES DONS EXCEPTIONNELS

Déçu dans ses rapports à autrui, Amiel connaît de grandes satisfactions dans le domaine de la pensée. Il jouit en effet de dons particuliers et rares qu'il définit avec finesse.

Le premier est le protéisme, aptitude à l'omni-compréhension et à l'omni-virtualité. Il a fait de lui un remarquable critique comme en témoignent tant de pages où sa perspicacité et sa lucidité font merveille dans l'analyse historique, littéraire, musicale, artistique, philosophique et religieuse.

Apte à comprendre toute chose, Amiel se sent aussi capable de se mouler dans la personnalité de n'importe qui. Il se définit donc comme essentiellement psychologue. Par "la finesse d'intuition sympathique et objective et l'extrême élasticité de perception", il déclare pouvoir mieux comprendre l'homme et toutes ses variétés possibles. "Je puis mieux sentir toutes les formes de l'humanité et même de l'être, par cette faculté de métamorphose infiniment souple qui me distingue [....] Le don de métamorphose psychologique, voilà peut-être mon don essentiel et distinctif> (2 août 1852).

Cette affirmation se vérifie, par exemple, dans l'attitude du philosophe face aux nationalités. Amiel en fait sauter les barrières, il lui est difficile de "conserver le préjugé d'une forme, d'une nationalité et d'une individualité quelconque et de ne pas sentir le droit du contraire" (28 août 1875). L'amour-propre national lui paraît quelque chose d'aberrant. "Je ne me sens ni français, ni anglais, ni russe, ni suisse, ni genevois, ni européen, ni calviniste, ni protestant, ni rien de particulier. Je me sens homme et sympathique à tout ce qui est humain" (3 janvier 1876).

Mais l'esprit amiélien peut et veut aller infiniment plus loin. Mû par son protéisme naturel, il ne se contente pas de pouvoir saisir toute chose, toute pensée et toute âme: "Mon bien-être [....], c'est de sentir vivre en moi l'univers [....], de vivre de la vie universelle" (9 sept.1850). "Comprendre et reproduire en moi la vie universelle [....], c'est [mon] plaisir" (14 août 1869). Ainsi, poussé jusqu'aux limites extrêmes, va-t-il tenter, de métamorphose en métamorphose, d'appréhender l'univers dans une dilatation infinie. "Quand, autour du cercle humain, on fait vivre et mourir tous les êtres animés et inanimés, qu'on balance les mers et les vents, qu'on fait vibrer les éléments et les forces, les rayons et les parfums, qu'on fait soulever les continents et changer la surface de la terre, et quand on encadre ce petit globe dans sa famille de planètes, et le système solaire dans les millions de systèmes qui lui sont pareils, et qu'on sent que tout cela nage dans l'empyrée insondable, flotte dans l'étendue sans bornes et décrit sur l'abîme éternel la courbe rapide de ses destinées - on sent bien alors, en quelque manière, la vie universelle..." (6 fév. 1866).

L'expansion rapide et infinie de l'esprit conduit l'âme aux plus rares moments de bonheur absolu: "Moments divins, heures d'extase où la pensée vole de monde en monde, pénètre la grande énigme, respire large, tranquille, profonde [...], sereine et sans limites [...]; instant d'intuition irrésistible où l'on se sent grand comme l'univers, calme comme un Dieu" (28 avril 1852). Ces moments de rêverie cosmique, de fusion dans le grand tout, ont inspiré à Amiel des pages admirables et sans doute trop rares qui se dressent comme des cimes dans le paysage du Journal.

L'inconvénient du protéisme c'est, qu'échappant à la conscience qu'il veut prendre de lui-même, l'être amiélien n'a plus de formes fixes et reconnaissables, plus d'unité. Il est un objet qui sans cesse s'évanouit pour reparaître différent et méconnaissable. "C'est moi et ce n'est pas moi. Je mue avec une facilité déplorable. Mes états successifs se détachent de mon être, comme les enveloppes du serpent à l'époque printanière" (22 oct. 1866). Selon Georges Poulet, avoir conscience de soi c'est, chez Amiel, avoir une pluralité discontinue d'états de conscience entre lesquels il n'y a ni continuité, ni similitude. Cet émiettement de l'être, sa dissolution dans le temps, Amiel l'a merveilleusement exprimé dans ces lignes: "Je me sens couler comme l'eau du torrent, fuir comme le sable de la clepsydre, vieillir, disparaître, mourir tous les jours. Je sens marcher le temps dans mon cœur: je suis comme une cascade dont chaque goutte aurait conscience de sa chute dans l'espace et chaque globule d'écume le sentiment de sa fin toute prochaine"(23 mars 1861).

Pour lutter contre cette dispersion insensée du moi qui le détruit, Amiel cherche un centre, un point fixe autour duquel il puisse ordonner sa vie. Il fait alors l'expérience d'une curieuse faculté, autre fruit de son protéisme, qu'il nomme réimplication: il s'agit de retourner à l'état de germe, d'embryon, par une simplification graduelle de tout l'être; en s'affranchissant successivement du temps, de l'espace, du corps et de la vie, son moi se retirera et se condensera jusqu'à la virtualité des limbes. Ce processus d'involution si original (et qu'il a décrit alors qu'il était encore très jeune), par lequel se réalise la concentration de l'être dans sa propre essence, sera l'une des seules démarches pleinement réussies par Amiel, dans la mesure où elle lui permettra d'assouvir, dans la virtualité pure, sa soif fondamentale de liberté.

POURQUOI ÉCRIRE

Amiel s'est souvent interrogé sur le sens du Journal intime, son indispensable et consubstantiel compagnon de vie. Il salue en lui le consolateur, le confident, le conseiller, l'ami, la pharmacie, "le médecin du solitaire". "Ce monologue quotidien est une forme de la prière, un entretien de l'âme avec son principe, un dialogue avec Dieu, c'est lui qui restaure notre intégrité [...], qui nous remet en équilibre" (28 janv. 1872). Le journal est aussi un greffier qui enregistre les pensées et les actes, c'est la mémoire qui permet à l'auteur de se retrouver dans sa discontinuité. Il assure "la conservation de [son] itinéraire spirituel, la lutte contre la dissipation et la dispersion de la vie" (31 janv. 1853).

Malheureusement le journal est également, de par sa nature, une forme littéraire ouverte et mobile où l'auteur peut s'épancher à l'infini. Aussi, tous les bienfaits qu'on pourrait en attendre s'atténuent. Le journal, en effet, n'obéit à aucune règle; il ne connaît pas de limites. Il n'est pas ce cadre dynamiquement contraignant dont Amiel aurait besoin. Ignorant public et éditeur, ces deux contraintes imposées à tout écrivain, le diariste laisse courir sa plume "la bride sur le cou".

Amiel s'est montré très critique envers son journal qui, loin de le pousser à se condenser en œuvres et en actes, n'a été qu'un oreiller de paresse, un exutoire, un pis-aller. "J'ai quelquefois pensé que la rédaction de ces pages était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence [...] j'ai [...] babillé ma vie" (13 juil. 1860). Ailleurs il dira: "[Le journal] dispense de faire le tour des sujets, il s'arrange de toutes les redites, il accompagne tous les caprices et méandres de la vie intérieure et ne se propose aucun but". Il sert plus à "esquiver la vie qu'à la pratiquer, il tient lieu d'action et de production, il tient lieu de patrie et de public. C'est un trompe-douleur, un dérivatif, une échappatoire" (26 juil. 1876). Enfin, Amiel reconnaît qu'il n'a guère de mérite à tenir son journal avec l'obstination qu'on lui connaît: celui-ci est devenu en quelque sorte une seconde nature. A la fin de sa vie, il constatera simplement: "Tu as dialogué avec ton moi comme un pommier porte des pommes".

L'écriture du Journal se caractérise par l'absence de composition, ou si l'on préfère la rédaction fragmentée et fragmentaire. Amiel parle de sautillement; il se plaint de n'écrire que des hachures, "au mot le mot". Sa plume court sur le papier dans la plus grande liberté, elle "ne se surveille pas et cabriole selon son allure naturelle" (21 avril 1879). A ce propos, il est symptomatique de constater que le manuscrit du Journal intime ne porte qu'un petit nombre de ratures. L'inconvénient de ce jaillissement spontané, c'est l'absence de toute sélection: le style du diariste correspond parfaitement à son incapacité à choisir: il note tout. Comme il a hésité devant la femme, devant l'œuvre, devant la religion, il hésite devant le mot juste. "Un tic de mon style spontané, c'est la surabondance des nuances synonymiques. Il y a tâtonnement minutieux dans l'idée et besoin de complet [...]. Au lieu du coup unique et central, j'emploie une grêle de coups"(20 avril 1876). Amiel n'est même pas certain que le journal soit utile pour "entretenir la main et le doigté littéraire comme les gammes d'exercice que fait le pianiste ". Aussi conclut-il de manière pessimiste: "Le journal intime n'est pas une préparation à l'enseignement ni à l'art de la composition. Il n'apprend ni à parler ni à écrire, ni à penser avec suite et méthode. C'est un délassement psychologique, une récréation, une gourmandise, une paresseuse activité, un faux-semblant de travail" (17 juil. 1877).

LE JOURNAL EST UNE ŒUVRE
Hanté toute sa vie par l'œuvre à accomplir, sévère envers lui-même et envers son Journal, Amiel avait une vision déprimée de sa destinée posthume.

Le Journal, "sans être lui-même une œuvre, empêche les autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu" (4 juil. 1877). Aux yeux de l'écrivain, l'avenir se forge de son vivant: "il faut choisir soi-même ce qui doit durer dans le souvenir d'autrui, mettre en relief ce qu'on a de meilleur et de plus fort [...], se concentrer, se résumer dans une œuvre qui fasse médaille. La médaille est monument et document autobiographique (19 mars 1876). Et il ajoutera plus tard: "celui qui n'attache pas son nom à un objet qui dure, à une œuvre individuelle et distincte (2), est bientôt balayé avec la poussière qui ne compte pas." (23 janv. 1880). Il est remarquable que les termes qu'Amiel emploie ici pour qualifier l'œuvre qu'il aurait voulu publier de son vivant s'appliquent aussi, et ô combien, au Journal qu'il nous a laissé. En effet, si le Journal perçu dans son intégralité contient le matériau de plusieurs œuvres, il est aussi, en soi et pour soi, une œuvre d'un genre nouveau, unique, produit homogène de la pensée d'un seul homme, qui se décrit et s'analyse sans complaisance, inlassablement, jusqu'au dernier souffle.

Au lieu de la froide rigidité de la médaille qu'il prônait, Amiel a laissé un monument qui est foisonnement et luxuriance. En effet, le Journal n'est pas seulement le lieu d'une pensée qui se réfléchit et du moi longuement ruminé auquel on a voulu trop souvent le réduire. C'est aussi, saisie au vif par un observateur lucide et visionnaire, une tranche de la vie de Genève, de la Suisse et du monde. C'est, servie par un style limpide, plein de fraîcheur et de trouvailles, une succession de portraits de contemporains, croqués avec humour ou férocité, ainsi que des descriptions de la nature et des paysages brossés à la manière impressionniste.

Le regard d'Amiel sait aussi se poser sur les objets, les êtres, les détails, ces petits riens de l'existence qui en font le charme. Le Journal, c'est encore l'évocation constante de l'humaine condition, ses joies et ses tristesses, ses forces et ses faiblesses, les souffrances physiques et morales, le cheminement vers la fin ultime... Amiel proche et fraternel !

Le Journal, enfin, peut se lire de toutes les manières: comme un roman, du début à la fin; comme un ouvrage de référence, par sélection; comme un trésor qu'on ouvre à n'importe quelle page, que l'on feuillette, en butinant, sûr d'être toujours surpris et séduit. Il est assez riche pour être lu et relu. Il a été le compagnon d'Amie!... il sera peut-être le vôtre.

PHILIPPE M. MONNIER

1. Henri-Frédéric Amiel, Journal intime. Edition intégrale publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier,
[avec la collaboration de Pien-e Dido et Anne Cottier-Duperrex] , Lausanne, L'Age d'Homme, 1976-1994, 12 vol.

2. C'est nous qui soulignons