COMPAGNON D'UNE VIE
Le journal d'Henri-Frédéric Amiel
L'histoire du Journal intime d'Amiel commence
par une énorme surprise...
Deux ans après sa mort, le philosophe genevois a
sidéré le monde, jouant un bon tour
à ceux qui ne voyaient en lui qu'un raté:
sa famille, ses camarades d'études, ses
collègues à l'Académie, ses
confrères en littérature. Parmi eux, le
Français Edmond Scherer qui allait engager sa
réputation de critique littéraire, de
rédacteur au Temps et de sénateur
pour révéler au monde les Fragments d'un
journal intime (1883-1884).
Le premier étonné aurait été
sans doute Amiel lui-même: il avait certes
envisagé qu'on pût livrer au public 500
pages de son énorme journal... de là
à rêver d'un succès aussi soudain
qu'internationaL.. La surprise a peut-être
été moindre pour les femmes qu'il a
côtoyées, en particulier les compagnes et
confidentes de ses dernières années, Berthe
Vadier, qui avait peint son portrait, et Fanny Mercier,
légataire de son héritage spirituel.
Un bon siècle après, le Journal, enfin
disponible dans son intégralité (1) ne
cesse de susciter la curiosité,
l'intérêt, voire la passion de ceux qui s'en
approchent, s'y accrochent.
UNE VIE EN QUELQUES
LIGNES
Henri-Frédéric Amiel est né
à Genève le 27 septembre 1821, dans une
famille genevoise originaire de Castres en Languedoc. Il
perd très tôt ses parents: il a onze ans
lorsque sa mère meurt de tuberculose; deux ans
plus tard son père se jettera dans le Rhône.
L'orphelin est recueilli avec ses deux surs Fanny
et Laure par son oncle Frédéric et sa tante
Fanchette. Il fréquente avec succès le
Collège et l'Académie (c'est-à-dire
l'Université) de sa ville natale, et entreprend
quelques voyages en Suisse, en Provence et en Italie. En
1844, il part pour l'Allemagne, s'inscrit aux
Universités de Heidelberg, puis de Berlin,
où, à côté de la
géographie, de l'histoire, de l'esthétique
et de la philologie, il étudie surtout la
théologie et la philosophie. Durant ses vacances,
il explore les pays scandinaves.
En 1849, l'Académie de Genève met au
concours la chaire d'esthétique alors vacante.
Amiel se porte candidat et l'emporte avec un
mémoire intitulé Du mouvement
littéraire dans la Suisse romane et de son
avenir. Appelé peu après à
enseigner de surcroît et à titre
intérimaire l'histoire de la philosophie, il sera
titularisé en 1854 dans cette chaire qu'il
conservera jusqu'à sa mort.
Dès lors, la vie d'Amiel s'écoule
entièrement à Genève, sans qu'aucun
fait saillant n'en vienne rompre la monotonie. C'est tout
juste s'il entreprend de temps à autre un bref
voyage à Paris ou à Londres, en Allemagne
ou en Italie, à l'occasion de quelque
manifestation exceptionnelle ou pour renouer les liens
d'anciennes amitiés.
Durant toutes ces années, Amiel ne publiera qu'un
certain nombre d'articles dans la Revue suisse ou
dans la Bibliothèque universelle, quelques
recueils de vers, Grains de Mil (1854), Il
Penseroso (1858), La Part du Rêve
(1863), LesEtrangères (1877), Jour
à Jour (1880) qui lui attirent
des,succès d'estime, deux études sur Madame
de Staël et sur Jean:Jacques Rousseau, ainsi que
plusieurs rapports relatifs à l'instruction
publique. Finalement la seule pièce qui lui ait
valu un franc succès est le Roulez; tambours
!, ce chant guerrier et patriotique curieusement
jailli de la plume d'un introverti pacifique, au moment
où, en 1857, le roi de Prusse menaçait les
frontières helvétiques.
AMBITIONS ET
ÉCHECS
Cet aperçu biographique, objectif, sec et
décevant, n'est que le cadre dans lequel le
Journal va se développer et proliférer.
Amiel est en effet tout entier dans ces 16900 pages
manuscrites où nous pouvons le suivre, au jour le
jour, dans sa vie quotidienne et dans sa vie
intérieure.
On n'ignorera donc rien du temps qu'il fait à
Genève ou dans les lieux de villégiature;
les faits et gestes sont scrupuleusement notés:
activité professionnelle (cours, examens), vie
familiale et sociale (invitations, fêtes, concerts,
théâtre), lectures, courrier, repas,
état de santé, promenades, voyages...
Ces éléments de la vie quotidienne ne
restent pas extérieurs: Amiel les intègre
à ses réflexions, observations, analyses et
méditations. Dans le foisonnement d'une
pensée sans cesse en mouvement on peut identifier
quelques thèmes récurrents. Celui de
l'échec est omniprésent. Amiel avait tout
pour réussir: il a fait les meilleures
études, il a tout lu, c'est un brillant causeur.
Or cet esprit supérieurement doué, est
tenaillé entre son aspiration vers l'universel et
les obstacles qui ne cessent de le renvoyer à
lui-même.
Il tente d'appréhender le monde en une
connaissance globale, encyclopédique. Il
rêve d'une communion totale avec le prochain, et
postule l'affranchissement de toute tyrannie, qu'elle
soit d'ordre physique, intellectuel ou moral. "Il n'y a
de repos pour l'esprit que dans l'absolu, pour le
sentiment que dans l'infini, pour l'âme que dans le
divin, et pour la conscience que dans le parfait"
(Grains de Mil, "La Paix", p. 183).
Ces ambitions portent, dans leur démesure
même, leur inassouvissement. De plus, Amiel n'est
pas équipé pour les réaliser, il se
plaint de sa santé, de sa timidité, de sa
gêne et de sa susceptibilité; il manque de
confiance en lui-même et dans les autres; sa
mémoire est défaillante; il n'a ni
énergie, ni volonté. Ainsi, borné
dans son besoin d'épanchement, il est
rejeté sur lui-même et se ferme
progressivement à tout ce qui est
extérieur. Défiant envers les autres et
envers lui-même, il se replie et s'enfonce
inexorablement, découragé, puis
résigné, dans une solitude stérile
et douloureuse.
C'est dans le domaine des relations humaines que ses
échecs l'ont le plus affecté. Il aurait
voulu se dévouer pour Genève et ses
compatriotes, mais il ne rencontre que froideur,
indifférence et hostilité. "Genève a
toujours été pour moi la station
douloureuse, l'endroit où je pâtis: Ubi
male ibi patria" (11 avril 1875).
Le cercle de famille, à défaut de parents,
se résume à ses deux surs et à
leurs ménages; il regrette la
superficialité de leurs relations: "L'affection
qui ne va pas jusqu'à l'intimité,
l'attachement qui n'est pas sympathie, la tendresse qui
ne crée pas une communauté de vie,
voilà ce que donne le plus souvent le cercle de
famille" (21 nov. 1850).
Si Amiel ne s'est guère fait d'amis parmi ses
condisciples, il a en revanche plus de chance avec les
femmes. Sociable, sensible et disponible, ce
célibataire honorablement fortuné, au
physique agréable, sait s'attirer la sympathie et
l'amour des femmes cultivées. Jusqu'à la
fin de ses jours il sera entouré d'amies qui se
plaisent à trouver auprès de lui, à
défaut d'un amant, un confesseur, un directeur
d'âme. "je bénis les femmes qui, suivant le
mot des Proverbes, m'ont fait presque toujours du
bien et presque jamais de mal; les femmes qui
représentent la tendresse, la sympathie, la
pitié, et qui rallument en nous la foi au bien,
quand le découragement envahit et alanguit cette
flamme sacrée" (23 déc. 1866).
Les choses se compliquent lorsque cet homme,
obnubilé par l'idée d'avoir un fils, se met
en tête de choisir une épouse; c'est un
casse-tête, car l'exigence est grande: "Pour qu'une
femme me remplaçât toutes les femmes, il la
faudrait mobile comme l'onde; et parfaite comme la
lumière" (1er sept. 1860). Par timidité, il
se méfie de l'amour-passion, et par son
éternelle indécision, par crainte de
l'inconnu et de l'irrévocable, il n'ose faire le
saut. D'où les interminables et
célèbres délibérations
matrimoniales, qui prennent dans le journal une dimension
obsessionnelle, voire exaspérante.
DES DONS
EXCEPTIONNELS
Déçu dans ses rapports à autrui,
Amiel connaît de grandes satisfactions dans le
domaine de la pensée. Il jouit en effet de dons
particuliers et rares qu'il définit avec
finesse.
Le premier est le protéisme, aptitude
à l'omni-compréhension et à
l'omni-virtualité. Il a fait de lui un remarquable
critique comme en témoignent tant de pages
où sa perspicacité et sa lucidité
font merveille dans l'analyse historique,
littéraire, musicale, artistique, philosophique et
religieuse.
Apte à comprendre toute chose, Amiel se sent aussi
capable de se mouler dans la personnalité de
n'importe qui. Il se définit donc comme
essentiellement psychologue. Par "la finesse d'intuition
sympathique et objective et l'extrême
élasticité de perception", il
déclare pouvoir mieux comprendre l'homme et toutes
ses variétés possibles. "Je puis mieux
sentir toutes les formes de l'humanité et
même de l'être, par cette faculté de
métamorphose infiniment souple qui me distingue
[....] Le don de métamorphose
psychologique, voilà peut-être mon don
essentiel et distinctif> (2 août 1852).
Cette affirmation se vérifie, par exemple, dans
l'attitude du philosophe face aux nationalités.
Amiel en fait sauter les barrières, il lui est
difficile de "conserver le préjugé d'une
forme, d'une nationalité et d'une
individualité quelconque et de ne pas sentir le
droit du contraire" (28 août 1875). L'amour-propre
national lui paraît quelque chose d'aberrant. "Je
ne me sens ni français, ni anglais, ni russe, ni
suisse, ni genevois, ni européen, ni calviniste,
ni protestant, ni rien de particulier. Je me sens homme
et sympathique à tout ce qui est humain" (3
janvier 1876).
Mais l'esprit amiélien peut et veut aller
infiniment plus loin. Mû par son protéisme
naturel, il ne se contente pas de pouvoir saisir toute
chose, toute pensée et toute âme: "Mon
bien-être [....], c'est de sentir vivre en
moi l'univers [....], de vivre de la vie
universelle" (9 sept.1850). "Comprendre et reproduire en
moi la vie universelle [....], c'est
[mon] plaisir" (14 août 1869). Ainsi,
poussé jusqu'aux limites extrêmes, va-t-il
tenter, de métamorphose en métamorphose,
d'appréhender l'univers dans une dilatation
infinie. "Quand, autour du cercle humain, on fait vivre
et mourir tous les êtres animés et
inanimés, qu'on balance les mers et les vents,
qu'on fait vibrer les éléments et les
forces, les rayons et les parfums, qu'on fait soulever
les continents et changer la surface de la terre, et
quand on encadre ce petit globe dans sa famille de
planètes, et le système solaire dans les
millions de systèmes qui lui sont pareils, et
qu'on sent que tout cela nage dans l'empyrée
insondable, flotte dans l'étendue sans bornes et
décrit sur l'abîme éternel la courbe
rapide de ses destinées - on sent bien alors, en
quelque manière, la vie universelle..." (6
fév. 1866).
L'expansion rapide et infinie de l'esprit conduit
l'âme aux plus rares moments de bonheur absolu:
"Moments divins, heures d'extase où la
pensée vole de monde en monde,
pénètre la grande énigme, respire
large, tranquille, profonde [...], sereine et
sans limites [...]; instant d'intuition
irrésistible où l'on se sent grand comme
l'univers, calme comme un Dieu" (28 avril 1852). Ces
moments de rêverie cosmique, de fusion dans le
grand tout, ont inspiré à Amiel des pages
admirables et sans doute trop rares qui se dressent comme
des cimes dans le paysage du Journal.
L'inconvénient du protéisme c'est,
qu'échappant à la conscience qu'il veut
prendre de lui-même, l'être amiélien
n'a plus de formes fixes et reconnaissables, plus
d'unité. Il est un objet qui sans cesse
s'évanouit pour reparaître différent
et méconnaissable. "C'est moi et ce n'est pas moi.
Je mue avec une facilité déplorable. Mes
états successifs se détachent de mon
être, comme les enveloppes du serpent à
l'époque printanière" (22 oct. 1866). Selon
Georges Poulet, avoir conscience de soi c'est, chez
Amiel, avoir une pluralité discontinue
d'états de conscience entre lesquels il n'y a ni
continuité, ni similitude. Cet émiettement
de l'être, sa dissolution dans le temps, Amiel l'a
merveilleusement exprimé dans ces lignes: "Je me
sens couler comme l'eau du torrent, fuir comme le sable
de la clepsydre, vieillir, disparaître, mourir tous
les jours. Je sens marcher le temps dans mon cur:
je suis comme une cascade dont chaque goutte aurait
conscience de sa chute dans l'espace et chaque globule
d'écume le sentiment de sa fin toute prochaine"(23
mars 1861).
Pour lutter contre cette dispersion insensée du
moi qui le détruit, Amiel cherche un centre, un
point fixe autour duquel il puisse ordonner sa vie. Il
fait alors l'expérience d'une curieuse
faculté, autre fruit de son protéisme,
qu'il nomme réimplication: il s'agit de retourner
à l'état de germe, d'embryon, par une
simplification graduelle de tout l'être; en
s'affranchissant successivement du temps, de l'espace, du
corps et de la vie, son moi se retirera et se condensera
jusqu'à la virtualité des limbes. Ce
processus d'involution si original (et qu'il a
décrit alors qu'il était encore très
jeune), par lequel se réalise la concentration de
l'être dans sa propre essence, sera l'une des
seules démarches pleinement réussies par
Amiel, dans la mesure où elle lui permettra
d'assouvir, dans la virtualité pure, sa soif
fondamentale de liberté.
POURQUOI
ÉCRIRE
Amiel s'est souvent interrogé sur le sens du
Journal intime, son indispensable et consubstantiel
compagnon de vie. Il salue en lui le consolateur, le
confident, le conseiller, l'ami, la pharmacie, "le
médecin du solitaire". "Ce monologue quotidien est
une forme de la prière, un entretien de
l'âme avec son principe, un dialogue avec Dieu,
c'est lui qui restaure notre intégrité
[...], qui nous remet en équilibre" (28
janv. 1872). Le journal est aussi un greffier qui
enregistre les pensées et les actes, c'est la
mémoire qui permet à l'auteur de se
retrouver dans sa discontinuité. Il assure "la
conservation de [son] itinéraire
spirituel, la lutte contre la dissipation et la
dispersion de la vie" (31 janv. 1853).
Malheureusement le journal est également, de par
sa nature, une forme littéraire ouverte et mobile
où l'auteur peut s'épancher à
l'infini. Aussi, tous les bienfaits qu'on pourrait en
attendre s'atténuent. Le journal, en effet,
n'obéit à aucune règle; il ne
connaît pas de limites. Il n'est pas ce cadre
dynamiquement contraignant dont Amiel aurait besoin.
Ignorant public et éditeur, ces deux contraintes
imposées à tout écrivain, le
diariste laisse courir sa plume "la bride sur le
cou".
Amiel s'est montré très critique envers son
journal qui, loin de le pousser à se condenser en
uvres et en actes, n'a été qu'un
oreiller de paresse, un exutoire, un pis-aller. "J'ai
quelquefois pensé que la rédaction de ces
pages était un remplaçant de la vie,
était une variété de l'onanisme, une
ruse de l'égoïsme couard, une manière
d'échapper au devoir, de tromper la
société et la Providence [...] j'ai
[...] babillé ma vie" (13 juil. 1860).
Ailleurs il dira: "[Le journal] dispense de faire
le tour des sujets, il s'arrange de toutes les redites,
il accompagne tous les caprices et méandres de la
vie intérieure et ne se propose aucun but". Il
sert plus à "esquiver la vie qu'à la
pratiquer, il tient lieu d'action et de production, il
tient lieu de patrie et de public. C'est un
trompe-douleur, un dérivatif, une
échappatoire" (26 juil. 1876). Enfin, Amiel
reconnaît qu'il n'a guère de mérite
à tenir son journal avec l'obstination qu'on lui
connaît: celui-ci est devenu en quelque sorte une
seconde nature. A la fin de sa vie, il constatera
simplement: "Tu as dialogué avec ton moi comme un
pommier porte des pommes".
L'écriture du Journal se caractérise par
l'absence de composition, ou si l'on
préfère la rédaction
fragmentée et fragmentaire. Amiel parle de
sautillement; il se plaint de n'écrire que des
hachures, "au mot le mot". Sa plume court sur le papier
dans la plus grande liberté, elle "ne se surveille
pas et cabriole selon son allure naturelle" (21 avril
1879). A ce propos, il est symptomatique de constater que
le manuscrit du Journal intime ne porte qu'un petit
nombre de ratures. L'inconvénient de ce
jaillissement spontané, c'est l'absence de toute
sélection: le style du diariste correspond
parfaitement à son incapacité à
choisir: il note tout. Comme il a hésité
devant la femme, devant l'uvre, devant la religion,
il hésite devant le mot juste. "Un tic de mon
style spontané, c'est la surabondance des nuances
synonymiques. Il y a tâtonnement minutieux dans
l'idée et besoin de complet [...]. Au lieu
du coup unique et central, j'emploie une grêle de
coups"(20 avril 1876). Amiel n'est même pas certain
que le journal soit utile pour "entretenir la main et le
doigté littéraire comme les gammes
d'exercice que fait le pianiste ". Aussi conclut-il de
manière pessimiste: "Le journal intime n'est pas
une préparation à l'enseignement ni
à l'art de la composition. Il n'apprend ni
à parler ni à écrire, ni à
penser avec suite et méthode. C'est un
délassement psychologique, une
récréation, une gourmandise, une paresseuse
activité, un faux-semblant de travail" (17 juil.
1877).
LE JOURNAL EST UNE
UVRE
Hanté toute sa vie par l'uvre
à accomplir, sévère envers
lui-même et envers son Journal, Amiel avait une
vision déprimée de sa destinée
posthume.
Le Journal, "sans être lui-même une
uvre, empêche les autres uvres, dont il
a l'apparence de tenir lieu" (4 juil. 1877). Aux yeux de
l'écrivain, l'avenir se forge de son vivant: "il
faut choisir soi-même ce qui doit durer dans le
souvenir d'autrui, mettre en relief ce qu'on a de
meilleur et de plus fort [...], se concentrer, se
résumer dans une uvre qui fasse
médaille. La médaille est monument et
document autobiographique (19 mars 1876). Et il ajoutera
plus tard: "celui qui n'attache pas son nom à un
objet qui dure, à une uvre
individuelle et distincte (2), est
bientôt balayé avec la poussière qui
ne compte pas." (23 janv. 1880). Il est remarquable que
les termes qu'Amiel emploie ici pour qualifier
l'uvre qu'il aurait voulu publier de son vivant
s'appliquent aussi, et ô combien, au Journal qu'il
nous a laissé. En effet, si le Journal
perçu dans son intégralité contient
le matériau de plusieurs uvres, il est
aussi, en soi et pour soi, une uvre d'un genre
nouveau, unique, produit homogène de la
pensée d'un seul homme, qui se décrit et
s'analyse sans complaisance, inlassablement, jusqu'au
dernier souffle.
Au lieu de la froide rigidité de la
médaille qu'il prônait, Amiel a
laissé un monument qui est foisonnement et
luxuriance. En effet, le Journal n'est pas seulement le
lieu d'une pensée qui se réfléchit
et du moi longuement ruminé auquel on a voulu trop
souvent le réduire. C'est aussi, saisie au vif par
un observateur lucide et visionnaire, une tranche de la
vie de Genève, de la Suisse et du monde. C'est,
servie par un style limpide, plein de fraîcheur et
de trouvailles, une succession de portraits de
contemporains, croqués avec humour ou
férocité, ainsi que des descriptions de la
nature et des paysages brossés à la
manière impressionniste.
Le regard d'Amiel sait aussi se poser sur les objets, les
êtres, les détails, ces petits riens de
l'existence qui en font le charme. Le Journal, c'est
encore l'évocation constante de l'humaine
condition, ses joies et ses tristesses, ses forces et ses
faiblesses, les souffrances physiques et morales, le
cheminement vers la fin ultime... Amiel proche et
fraternel !
Le Journal, enfin, peut se lire de toutes les
manières: comme un roman, du début à
la fin; comme un ouvrage de référence, par
sélection; comme un trésor qu'on ouvre
à n'importe quelle page, que l'on feuillette, en
butinant, sûr d'être toujours surpris et
séduit. Il est assez riche pour être lu et
relu. Il a été le compagnon d'Amie!... il
sera peut-être le vôtre.
PHILIPPE M. MONNIER
1. Henri-Frédéric Amiel, Journal intime.
Edition intégrale publiée sous la direction
de Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier,
[avec la collaboration de Pien-e Dido et Anne
Cottier-Duperrex] , Lausanne, L'Age d'Homme,
1976-1994, 12 vol.
2. C'est nous qui soulignons
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