Comment expliquer que l'obscur
professeur d'une petite ville de "province" ait pu
laisser à sa mort, à la stupéfaction
générale, un journal intime exceptionnel
tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur et
l'universalité de son message?
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Dans la vie, Amiel est un "raté". Né
à Genève en 1821, il est le contemporain de
Baudelaire et de Flaubert: il n'en connaîtra ni les
scandales ni la gloire. Il avait pourtant tout pour
réussir: issu d'un milieu de négociants
aisés, cet esprit brillant fait de solides
études à Genève puis à
Berlin. Le grand chambardement de la révolution de
1848 lui offre la chaire de philosophie de sa ville
natale: elle lui aliénera les milieux patriciens
dont il se sent proche. Dès lors rien ne viendra
interrompre une vie sans éclat, entre
collègues hostiles, étudiants ingrats et
concitoyens qui ignorent son dévouement civique et
méconnaissent ses talents de poète. Un seul
succès: son Roulez
tambours! chant guerrier et
patriotique composé en 1857, alors que le roi de
Prusse menaçait les frontières
helvétiques, sera rapidement et pour longtemps sur
toutes les lèvres.
Tandis qu'Ernest Naville, son prédécesseur
à l'Académie, entreprend de publier le
journal de Maine de Biran, Amiel, en secret, noircit jour
après jour les pages d'une uvre qui joue
à la fois le rôle de confident, de greffier
et de consolateur. Dans ce long
tête-à-tête, il oublie ses
déboires, son incapacité de choisir, de
réaliser l'uvre rêvée, de
créer un foyer avec l'une des amies qui
adoucissent son existence - il en oublie de vivre! Loin
du monde, ses dons et sa personnalité
s'épanouissent pleinement.
Le journal, aujourd'hui accessible dans son
intégralité, est une mine de pages
admirables dévoilant les facettes d'un personnage
étonnant: analyste infatigable de l'âme
humaine et de la conscience de soi; penseur explorant
toutes les voies des philosophies et des croyances, en
quête d'une divinité qui se dérobe;
rêveur assoiffé d'absolu et de perfection;
critique ouvert à tous les aspects du savoir et de
l'art; observateur fin et féroce de ses
contemporains; écrivain au style limpide et
inventif.
Le journal, c'est aussi la vie quotidienne, le soleil et
la pluie, les joies et les pleurs, la grandeur et la
misère de l'homme condamné à
affronter sa fin. C'est enfin une tranche de l'histoire
du monde vue par un témoin singulièrement
lucide et visionnaire.