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Les plus beaux manuscrits et
journaux intimes de la langue française

Robert Laffont, 1995
page 215
Page choisie et présentée par Philippe M. Monnier
(texte de "Amiel en bref")

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JOURNAL INTIME

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Mardi 4 janvier 76.
(9 heures matin.) Brouillard. Somnolence, pesanteur de tête, comme si j'avais cette nuit respiré de l'acide carbonique. Mâchoire en déconfiture. Je ne puis que lamper mon déjeuner. Chauve-souris du pressentiment. Mes jours seront courts et mauvais. Bah! il est inutile d'y penser. Chè sarà sara (1). Seulement, il faudrait être en règle, avec son testament, avec sa sépulture, avec ses papiers littéraires, avec les vivants et avec les morts, avec soi-même et avec sa destinée. Il faudrait ne laisser aucune dette. Bien peu d'existences ont un dénouement régulier et satisfaisant; presque toutes ressemblent à un livre de notes, déchiré à la fin, mais non terminé. Une vie, qui ressemblerait à un poème, développant bien sa donnée et reposant le lecteur, combien y en a-t-il sur cent ou sur mille? Pour les existences qui ne poursuivent aucun but défini, comment laisseraientelles une impression d'unité?

Où est l'unité de ta vie et de ton œuvre? S'il Y en a une, elle est latente. Peutêtre réside-t-elle dans l'inclination à prendre conscience de la nature humaine, à comprendre ses variations et sa richesse: ce serait l'expérimentation psychologique. Tu n'as essayé de ceci ou de cela, de la science, de la littérature, de la vie publique, des passions, que pour t'en rendre compte et nullement pour en profiter. Tu as été un contemplateur désintéressé, secourable à ceux qui étaient à portée de ta main, mais sans ambition quelconque. Quand tu as agi et produit, tu n'as eu qu'un mobile et qu'un principe, faire ce qui devait être fait, travailler dans l'esprit de la chose. Ton approfondissement de la vie intime t'a servi à être plus impersonnel, parce que tu étudiais en toi, simplement l'homme, le sujet à phénomènes, et non l'individu particulier.

 

(1) " Ce qui doit être sera. "

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