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BERNARD BOUVIER
1861-1941

Editeur et critique de Henri-Frédéric Amiel
Fils d'
Auguste Bouvier, ami d'Amiel
Grand-père de
Nicolas Bouvier , voyageur, écrivain, chasseur d'images

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Bernard Henri Bouvier avait été normalien rue d'Ulm, sous Gaston Paris et Brunetière. Il avait étudié plusieurs années à Weimar et Berlin. Agrégé d'allemand, on l'avait chargé d'enseigner, à son retour à Genève, la littérature allemande. C'est en 1895 qu'il fut appelé à la succession d'Edouard Rod, dans cette chaire de littérature française qu'il illustra longtemps. D'emblée, il s'imposa par sa culture, par la finesse de sa pensée, par l'autorité de son verbe. Orateur né, tout contribuait, jusqu'à son attitude même et son charme un peu hautain, à augmenter la puissance de son discours, à souligner les mouvements d'une sensibilité vibrante. Mais comment retrouver, ailleurs qu'au fond de sa mémoire, la chaleur et les inflexions d'une voix singulière, ses notes assourdies, son accent persuasif ?
C'est surtout dans la direction des conférences d'étudiants que sa maîtrise éclatait, plus évidente, plus familière aussi. Chaque fois que nous étions réunis dans l'ancienne salle 47, il y avait un passage qui se creusait en abîme entre la première partie de la conférence, réservée à l'exposé d'un étudiant et aux critiques chétives ou faussement assurées de ses pairs, et l'instant où le maître remettait toutes choses en place, redressait, refaisait enfin le travail. Et cela sans nulle pédanterie ou sécheresse. Il équilibrait, avec un sens inné de la pondération, les données du savoir, les vues de l'intelligence et les élans de la sensibilité. Quelquefois, il paraissait se laisser mener par l'idée, s'abandonner au hasard du souvenir. Mais il avait le don de la composition oratoire. Il déblayait, simplifiait, distribuait sa matière, jetait la lumière sur l'essentiel. Souvent, il procédait par interrogations; presque toujours, il s'élevait jusqu'à un plateau d'où s'ouvrait une perspective sur ce qui allait être la conclusion, laquelle était plus suggestive que rigoureuse, un vrai finale.

Pour l'explication des textes, j'ose dire qu'il la pratiquait comme elle devrait l'être - et son mérite était d'autant plus grand que cette discipline s'égara en haut lieu, à partir de 1900, dans l'histoire pure ou la scolastique. Il notait, par exemple, en 1910: " La distinction traditionnelle entre le fond et la forme, entre la pensée et l'expression, entre l'idée ou le sentiment et le style, est dangereuse... Les pédants l'ont imposée du dehors à une série d'actes de conception, de croissance et d'épanouissement dont le principe est intérieur. " Et plus loin: " Du premier ébranlement de son cerveau jusqu'aux ponctuations de la page achevée, tout se tient dans l'œuvre du grand écrivain. Il y est lui-même avec sa manière unique de sentir, de vouloir, d'admirer, d'aimer ou de haïr, de refléter l'image du monde matériel ou de le repétrir à sa guise... " Et il se réclamait de la théorie goethéenne de la métamorphose des plantes, le but de l'analyse étant d'approfondir et de restituer une synthèse vivante. Voilà de quoi justifier, il me semble, une interprétation à la fois esthétique et philosophique de l'œuvre d'art verbale. Nous avons le privilège d'avoir eu un maître qui savait nous acheminer vers la connaissance des chefsd'œuvre et qui, supérieur à toute méthode scolaire, abordait sa tâche de haut et dominait vraiment son sujet.

Pendant près d'un demi-siècle, Bernard Bouvier a tenu une place considérable dans la vie intellectuelle de Genève et de la Suisse. Il a tout fait pour nouer des rapports étroits entre les lettrés étrangers et sa ville natale. Jusqu'à sa mort, il a présidé la Société Jean-Jacques Rousseau, qu'il avait fondée en 1904 et qui a publié, sous sa direction vingt-sept tomes d'Annales. Ainsi se sont groupés, par ses soins, autour du plus grand écrivain de notre pays, la plupart des historiens actuels de son œuvre et ses admirateurs les plus fidèles, dans une atmosphère de sympathie éclairée et dans un esprit d'équité. Rappelons aussi que Bernard Bouvier a longtemps présidé aux destinées de l'Institut national genevois. Il a siégé au Comité International de la Croix-Rouge et au Conseil de la Fondation Schiller. Il a dirigé le Séminaire de français moderne, adjoint à la Faculté des Lettres, et qu'il avait créé avec Georges Thudichum.
Tant d'occupations et de préoccupations l'ont empêché de publier autant qu'il eût souhaité. La liste de ses publications, toutèfois, n'est pas petite: discours, conférences ou recueils de conférences sur Zola, Tolstoï, Marc Monnier, Edouard Rod, etc.; sur Rousseau enfin, dont il avait analysé la sensibilité et la pensée devant le public de l'Aula durant l'hiver qui précéda les fêtes du Centenaire - après avoir édité, dans le premier tome des Annales, les notes de Voltaire sur La Profession de foi du Vicaire savoyard. Cet ouvrage est une des meilleures introductions dont on puisse recommander la lecture, aujourd'hui encore, à qui désire entreprendre l'étude des œuvres de Rousseau. Au reste, en attribuant une valeur essentiellement morale et religieuse à l'idée de nature, telle qu'elle est proposée par l'écrivain genevois, Bernard Bouvier ouvre la voie à des exégèses toutes récentes. Ne voit-on pas qu'aux yeux d'un philosophe comme Henri Gouhier, l'idée de nature chez Rousseau est une sorte de substitut de l'idée chrétienne de grâce?

Mais dès le lendemain de l'armistice de 1918, il décide de mettre ses forces " au service de la pensée et de la volonté incertaines d'Amiel ". C'est d'abord une édition nouvelle du Journal, fidèle, celle-ci, aux originaux et augmentée de fragments inédits, qui paraît en 1922 et forme trois volumes de la Collection helvétique. En 1927, Bernard Bouvier donne Philine, plus de 300 pages inédites, qui s'échelonnent sur près de vingt ans de la vie d'Amiel. Puis c'est un recueil d'Essais critiques (1932), destiné à montrer le philosophe " dans l'exercice de sa faculté maîtresse qui est toujours critique" (Amiel dixit). En 1936 enfin, La jeunesse de H. F. Amiel, lettres à sa famille, ses amis, ses amies, dont la préface, de 80 pages, est un tableau nourri et nuancé des " années d'apprentissage ) de l'auteur du Journal. (Je ne dis rien de plusieurs publications partielles d'inédits). Considérable labeur, comme on voit, et labeur modeste de commentateur attentif et clairvoyant, toujours prêt à s'effacer pour éclairer mieux la figure de victime à la fois et de héros, en sa faiblesse même et son incertitude métaphysique, que prend décidément Amiel au regard de la postérité. Tout ce que Bernard Bouvier a écrit sur lui constitue un très bel exemple de cette critique morale, pénétrante et sobre, qu'Albert Thibaudet se plaisait à saluer chez ceux qu'il nommait les analystes romands.

Moraliste, citoyen, être de haute culture, incapable d'admettre que les lettres et l'étude des lettres fût une spécialité, Bernard Bouvier était un grand libéral de l'ancienne tradition, qui commence peut-être avec Montesquieu et Mme de Staël pour s'animer et s'exalter ensuite à travers le romantisme. Par toutes les fibres de sa nature, il appartenait à ce XIXe siècle dont il a plus d'une fois fait l'éloge et où existait encore, malgré les guerres et les révolutions, une continuité dans le travail de la pensée et dans l'espoir humain. La religion même, il aimait à la placer hors du dogme: " elle est la connaissance par le cœur du sens de la vie ", disait-il. Et il ne croyait pas que le progrès dût aller jamais contre le désir de l'homme d'épanouir son être. Toutes ces " vérités ", il les éprouvait, puis il les exprimait avec une simplicité non dépourvue de noblesse et de grandeur. Car il pratiquait l'art de vivre autant que l'art de penser, qui se caractérisent l'un et l'autre par le style. Sa libéralité personnelle, au sens premier du mot, elle était faite du besoin et du goût de donner, de donner à voir à ceux qui l'entouraient les beautés et les valeurs qui avaient éveillé sa sympathie.

Marcel RAYMOND - in: Histoire de l'Université de Genève - 1914-1956 - Georg, Genève 1959

 

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