Bernard Henri Bouvier avait été normalien
rue d'Ulm, sous Gaston Paris et Brunetière. Il
avait étudié plusieurs années
à Weimar et Berlin. Agrégé
d'allemand, on l'avait chargé d'enseigner,
à son retour à Genève, la
littérature allemande. C'est en 1895 qu'il fut
appelé à la succession d'Edouard Rod, dans
cette chaire de littérature française qu'il
illustra longtemps. D'emblée, il s'imposa par sa
culture, par la finesse de sa pensée, par
l'autorité de son verbe. Orateur né, tout
contribuait, jusqu'à son attitude même et
son charme un peu hautain, à augmenter la
puissance de son discours, à souligner les
mouvements d'une sensibilité vibrante. Mais
comment retrouver, ailleurs qu'au fond de sa
mémoire, la chaleur et les inflexions d'une voix
singulière, ses notes assourdies, son accent
persuasif ?
C'est surtout dans la direction des conférences
d'étudiants que sa maîtrise éclatait,
plus évidente, plus familière aussi. Chaque
fois que nous étions réunis dans l'ancienne
salle 47, il y avait un passage qui se creusait en
abîme entre la première partie de la
conférence, réservée à
l'exposé d'un étudiant et aux critiques
chétives ou faussement assurées de ses
pairs, et l'instant où le maître remettait
toutes choses en place, redressait, refaisait enfin le
travail. Et cela sans nulle pédanterie ou
sécheresse. Il équilibrait, avec un sens
inné de la pondération, les données
du savoir, les vues de l'intelligence et les élans
de la sensibilité. Quelquefois, il paraissait se
laisser mener par l'idée, s'abandonner au hasard
du souvenir. Mais il avait le don de la composition
oratoire. Il déblayait, simplifiait, distribuait
sa matière, jetait la lumière sur
l'essentiel. Souvent, il procédait par
interrogations; presque toujours, il s'élevait
jusqu'à un plateau d'où s'ouvrait une
perspective sur ce qui allait être la conclusion,
laquelle était plus suggestive que rigoureuse, un
vrai finale.
Pour l'explication des textes, j'ose dire qu'il la
pratiquait comme elle devrait l'être - et son
mérite était d'autant plus grand que cette
discipline s'égara en haut lieu, à partir
de 1900, dans l'histoire pure ou la scolastique. Il
notait, par exemple, en 1910: " La distinction
traditionnelle entre le fond et la forme, entre la
pensée et l'expression, entre l'idée ou le
sentiment et le style, est dangereuse... Les
pédants l'ont imposée du dehors à
une série d'actes de conception, de croissance et
d'épanouissement dont le principe est
intérieur. " Et plus loin: " Du premier
ébranlement de son cerveau jusqu'aux ponctuations
de la page achevée, tout se tient dans
l'uvre du grand écrivain. Il y est
lui-même avec sa manière unique de sentir,
de vouloir, d'admirer, d'aimer ou de haïr, de
refléter l'image du monde matériel ou de le
repétrir à sa guise... " Et il se
réclamait de la théorie goethéenne
de la métamorphose des plantes, le but de
l'analyse étant d'approfondir et de restituer une
synthèse vivante. Voilà de quoi justifier,
il me semble, une interprétation à la fois
esthétique et philosophique de l'uvre d'art
verbale. Nous avons le privilège d'avoir eu un
maître qui savait nous acheminer vers la
connaissance des chefsd'uvre et qui,
supérieur à toute méthode scolaire,
abordait sa tâche de haut et dominait vraiment son
sujet.
Pendant près d'un demi-siècle, Bernard
Bouvier a tenu une place considérable dans la vie
intellectuelle de Genève et de la Suisse. Il a
tout fait pour nouer des rapports étroits entre
les lettrés étrangers et sa ville natale.
Jusqu'à sa mort, il a présidé la
Société Jean-Jacques Rousseau, qu'il avait
fondée en 1904 et qui a publié, sous sa
direction vingt-sept tomes d'Annales. Ainsi se
sont groupés, par ses soins, autour du plus grand
écrivain de notre pays, la plupart des historiens
actuels de son uvre et ses admirateurs les plus
fidèles, dans une atmosphère de sympathie
éclairée et dans un esprit
d'équité. Rappelons aussi que Bernard
Bouvier a longtemps présidé aux
destinées de l'Institut national genevois. Il a
siégé au Comité International de la
Croix-Rouge et au Conseil de la Fondation Schiller. Il a
dirigé le Séminaire de français
moderne, adjoint à la Faculté des Lettres,
et qu'il avait créé avec Georges
Thudichum.
Tant d'occupations et de préoccupations l'ont
empêché de publier autant qu'il eût
souhaité. La liste de ses publications,
toutèfois, n'est pas petite: discours,
conférences ou recueils de conférences sur
Zola, Tolstoï, Marc Monnier, Edouard Rod, etc.; sur
Rousseau enfin, dont il avait analysé la
sensibilité et la pensée devant le public
de l'Aula durant l'hiver qui précéda les
fêtes du Centenaire - après avoir
édité, dans le premier tome des Annales,
les notes de Voltaire sur La Profession de foi du
Vicaire savoyard. Cet ouvrage est une des meilleures
introductions dont on puisse recommander la lecture,
aujourd'hui encore, à qui désire
entreprendre l'étude des uvres de Rousseau.
Au reste, en attribuant une valeur essentiellement morale
et religieuse à l'idée de nature, telle
qu'elle est proposée par l'écrivain
genevois, Bernard Bouvier ouvre la voie à des
exégèses toutes récentes. Ne voit-on
pas qu'aux yeux d'un philosophe comme Henri Gouhier,
l'idée de nature chez Rousseau est une sorte de
substitut de l'idée chrétienne de
grâce?
Mais dès le lendemain de l'armistice de 1918,
il décide de mettre ses forces " au service de la
pensée et de la volonté incertaines d'Amiel
". C'est d'abord une édition nouvelle du
Journal, fidèle, celle-ci, aux originaux et
augmentée de fragments inédits, qui
paraît en 1922 et forme trois volumes de la
Collection helvétique. En 1927, Bernard Bouvier
donne Philine, plus de 300 pages inédites,
qui s'échelonnent sur près de vingt ans de
la vie d'Amiel. Puis c'est un recueil d'Essais
critiques (1932), destiné à montrer le
philosophe " dans l'exercice de sa faculté
maîtresse qui est toujours critique" (Amiel
dixit). En 1936 enfin, La
jeunesse de H. F. Amiel, lettres à sa famille, ses
amis, ses amies, dont la préface,
de 80 pages, est un tableau nourri et nuancé des "
années d'apprentissage ) de l'auteur du
Journal. (Je ne dis rien de plusieurs publications
partielles d'inédits). Considérable labeur,
comme on voit, et labeur modeste de commentateur attentif
et clairvoyant, toujours prêt à s'effacer
pour éclairer mieux la figure de victime à
la fois et de héros, en sa faiblesse même et
son incertitude métaphysique, que prend
décidément Amiel au regard de la
postérité. Tout ce que Bernard Bouvier a
écrit sur lui constitue un très bel exemple
de cette critique morale, pénétrante et
sobre, qu'Albert Thibaudet se plaisait à saluer
chez ceux qu'il nommait les analystes romands.
Moraliste, citoyen, être de haute culture,
incapable d'admettre que les lettres et l'étude
des lettres fût une spécialité,
Bernard Bouvier était un grand libéral de
l'ancienne tradition, qui commence peut-être avec
Montesquieu et Mme de Staël pour s'animer et
s'exalter ensuite à travers le romantisme. Par
toutes les fibres de sa nature, il appartenait à
ce XIXe siècle dont il a plus d'une fois fait
l'éloge et où existait encore,
malgré les guerres et les révolutions, une
continuité dans le travail de la pensée et
dans l'espoir humain. La religion même, il aimait
à la placer hors du dogme: " elle est la
connaissance par le cur du sens de la vie ",
disait-il. Et il ne croyait pas que le progrès
dût aller jamais contre le désir de l'homme
d'épanouir son être. Toutes ces "
vérités ", il les éprouvait, puis il
les exprimait avec une simplicité non
dépourvue de noblesse et de grandeur. Car il
pratiquait l'art de vivre autant que l'art de penser, qui
se caractérisent l'un et l'autre par le style. Sa
libéralité personnelle, au sens premier du
mot, elle était faite du besoin et du goût
de donner, de donner à voir à ceux qui
l'entouraient les beautés et les valeurs qui
avaient éveillé sa sympathie.
Marcel RAYMOND - in: Histoire de
l'Université de Genève - 1914-1956 -
Georg, Genève 1959
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