A MADAME AMIEL-JOLY - 13 septembre 1841
 

Fillinge, lundi 13 septembre 1841.

Bien chère tante,

L'amitié que tu m'as témoignée m'en ferait presque bénir la funeste cause. J'ai éprouvé, l'avouerai-je, une joie secrète à mériter tes consolations, que je n'aurais pas eues si j'eusse été plus heureux. Néanmoins, il y avait un peu d'égoïsme dans cette satisfaction, car si tu me soulageais en m'aimant, moi je te faisais partager ma tristesse et ajoutais un souci aux tiens. Pardonne-moi, je t'en prie ; ajoute ce bien à celui que ta lettre m'a fait. Oui, je reprendrai la place que tu m'offres, je me remettrai à tes genoux quand mon coeur sera plein. J'ai passé bien des moments amers, va (je parle d'avant Fillinge) ; j'ai eu des journées d'une tristesse et d'un abandon bien pénibles, et je crois que les épancher dans le sein d'une mère m'aurait quelquefois soulagé. Je n'ai pas toujours été digne de toi, je n'ai pas su comment m'y prendre ; je suis si lourd et si peureux. Que de fois je me suis maudit de n'avoir pas osé exprimer ce que je sentais ; mille fois il m'est arrivé de paraître indifférent, lors même que j'étais ému ; froid et dur, lors même que j'étais attendri. II me semblait que j'avais un masque de pierre sur la figure, et que le sourire que j'avais dans le coeur s'y traduisait en grimace. Une fierté intérieure m'a toujours fait redouter l'hypocrisie par dessus tout, et surtout que je rendais gauchement et comme par emprunt mes sentiments, je rougissais d'avoir l'air de les chercher en comédien, et je me renfermais dans une taciturne indifférence. J'éteignais mon regard et supprimais les vibrations de ma voix, je jouais le calme, je refermais ainsi ma coquille, comme la tortue qui rentre ses pattes, le tout pour manquer d'audace, par crainte des picotements de la raillerie, par terreur du ridicule ou de la non-sympathie. C'est une faiblesse bien ancienne chez moi, et si tenace, qu'il me faut la volonté la plus décidée pour en triompher. Je te l'ai déjà dit, de toutes mes facultés, intellectuelles ou morales, il n'en est pas une qui ait en elle une activité propre, un entraînement spontané (j'en excepte les défauts, les penchants mauvais) ; il me faut toujours le fouet de la volonté. Je suis obligé de vouloir m'amuser, me délasser, me rappeler ; je veux ma mémoire, mon imagination, mon entendement. Tout cela attend mes ordres. Si le maître 's'endort, rien ne va ; si le fouet se repose, les serviteurs et les chevaux s'arrêtent, broutent et s'assoupissent. Malheureusement, c'est ennuyeux de toujours vouloir, et je m'en lasse parfois. Cette crainte du ridicule est mon plus vieil ennemi ; elle m'a fait un mal prodigieux. Elle doit se combattre par une juste confiance en soi-même, par le sentiment de sa propre valeur, par la conscience de sa dignité et de sa force personnelle, et c'est là ce qui me manque. Mon crâne me l'accusait, et je le sens intérieurement. Je n'ai pas foi en moi ; à la première vue d'un individu, il me semble qu'il m'est supérieur ; c'est mon tout premier sentiment, l'examen seul me désabuse ou me détrompe en partie, s'il y a lieu. Or, dès que je me sens inférieur, je suis craintif et humilié. Il y a peut-être là beaucoup d'orgueil, mais il y a certainement beaucoup de timidité, et une humilité absurde. Plus je réfléchis, et plus je m'aperçois que si jamais je suis tel que je voudrais être, ce ne sera pas sans peine. Mais enfin je ne veux pas me désespérer, j'ai déjà vu quelques effets de la volonté, et je me sens essentiellement éducable. Si je n'étais pas d'une in-constance désolante, cela irait un peu plus vite ; mais je suis oublieux, mobile et changeant à un point qui ne se croit pas. Tiens, par exemple, pour cette infernale maladie, deux jours après une attaque, il me semble que j'en suis à cent lieues ; cela me semble un rêve, j'oublie son importance et je ne me souviens de ses suites fatales que quand je les touche une à une, suivant mes prévisions, dans mes moments d'alarme.
Mais diantre, j'ai assez divagué à ce que je vois. Il ne s'agissait pas de tout cela, je voulais répondre à ta chère lettre, et de proche en proche j'ai fait tout autre chose. Je l'ai relue déjà plus d'une fois. Elle contient des conseils qui sont des paroles d'or, sais-tu. Je suis heureux de les voir groupés là sous mes yeux, écrits, de façon à ce qu'ils seront toujours prêts à être consultés. Ils me sont tous venus à l'idée plusieurs fois, mais les vagues sont remplacées par d'autres vagues, et les premières sont oubliées. C'est ainsi qu'il m'est arrivé de tes réflexions : je les ai faites, et mille autres avec. Mais ce n'est que celles qui sont fixées sur le papier qui sont utiles, et ton coeur t'a bien guidée en te les dictant. Toutefois il y en a une sur laquelle j'établirai une petite discussion, j'y reviendrai plus loin.
En attendant, la grande difficulté, tu l'as bien touchée : la vie de cabinet, le travail continuel du cerveau, est pour moi un poison actif, un mal incontestable. Est-il incurable ? est-il évitable ? voilà les deux questions. Quant à la dernière, il faudrait chercher une autre carrière, une vocation qui mêlât l'action à l'étude, l'exercice du corps à celui de l'esprit. Pour l'autre, il faudrait voir si des soins prolongés, un traitement éclairé et salubre, ne pourraient pas me mettre en état de braver les dangers de la carrière du savant. Mais je renonce à ce point, d'abord parce que la chose en elle-même est peu probable, et qu'ensuite cette vie, même fût-elle possible, ne me tenterait pas. Il faut mélanger et associer la retraite et l'action, la solitude et la société, pour être utile à soi et aux autres. On ne se complète pas sans les deux, l'une est l'occasion d'appliquer ce que l'autre a donné en théorie. D'ailleurs mon tempérament le demande : l'action me fait du bien, action musculaire ou intellectuelle, gymnastique ou conversation. Je ne me sens jamais mieux que dans une sorte d'excitation de vie ; j'ai un penchant à la domination, à guider, qui, en se satisfaisant, me donne le sentiment de contentement qui suit toute faim assouvie. Je ne pense pas qu'il y ait de mal là, si l'on contient cette propension dans les limites de la justice et de la bienveillance. Il est vrai qu'il faut bien se surveiller, car cela rend facile-ment irritable et jaloux. Je voudrais donc que ma vocation entraînât mon action sûr autrui. Mais ce n'est pas assez, il me faudrait aussi une action des membres, une activité corporelle. Or, de toutes les sciences, il n'y a que les sciences naturelles, et encore, parmi celles-ci, que la botanique et la géologie qui entraînent le changement de lieu, le déplace-ment fréquent, les courses. Tu vois donc qu'il n'y a que les états de commis-voyageur, ou d'agent d'affaires, ou de chaudronnier ambulant, qui fassent courir par eux-mêmes. Il faut donc se résoudre à courir pour son délassement ou par devoir, non pas à cause de son état, mais à côté et en dehors. Au fait, qu'importe ? Seulement ça n'enlève pas l'inconvénient du travail de tête proprement dit.
Tu as furieusement raison de ne pas vouloir pour moi du commerce; non seulement j'y mourrais d'ennui, mais encore je ruinerais mon patron, car je ne vaux rien pour la comptabilité, ni les coups de banque, pas même pour tenir une caisse, comme j'en ai fait l'expérience dans notre société de Zofingue, qui m'avait créé caissier quand même. Mes comptes ne sont pas encore rendus, mais si je n'y perds pas une trentaine de francs de ma bourse, à moins la peur! Les Mathématiques, le Génie et le Ministère, tu ne vois pas d'autres alternatives, bonne tante ; c'est pourtant se décourager trop tôt. La littérature, que tu redoutes pour ma maîtresse, parce qu'elle me brûlerait jusqu'à la moelle, n'est aussi redoutable que dans le carrière d'écrivain et d'auteur, mais l'histoire littéraire, la philologie, la critique, laissent le sang très en repos. Il y a d'une part l'art créateur qui consume, et d'autre part, l'investigation critique, l'analyse du chef oeuvres, l'anatomie des oeuvres d'art et leur admiration, qui éclaire sans brûler. Sans compter l'étude des instruments, des langues. Mais enfin, la grande distinction subsiste ; la création peut épuiser, mais l'étude de ce qui est créé, l'historique de ce qui s'est fait, sont aussi calmes que l'étude des oeuvres de Dieu, que le travail du savant naturaliste. Au reste, je me trompe, c'est surtout l'esprit qu'on y apporte qui fait le calme d'une carrière ; le trouble n'est pas dans les choses, il est en nous. C'est pour cela qu'avant de m'être transformé, je ne suis capable de paix nulle part. Je sais bien que le travail forcé étouffe cette voix de plainte, nfait taire ce rongement inquiet et anxieux, qui me laboure intérieurement, mais n'est-ce pas une illusion que de croire triompher ainsi, n'est-ce pas se donner le change ? C'est renvoyer le combat, c'est retarder la lutte, c'est se fermer les yeux momentanément ; mais ce n'est pas changer la position. Jusqu'à ce que le principe du malaise ait été attaqué par le fer, enlevé par le feu, comme le venin de la rage, c'est s'aveugler que d'endormir la plaie ; arrêter ses progrès n'est pas la guérir. Le virus est toujours là, prêt à recommencer, il ne demande qu'à ronger. Au reste, je puis me tromper, il est possible que le travail guérisse réellement la douleur, après l'avoir charmée. Parmi tous mes essais, j'ai encore à faire celui d'une vie sérieuse, d'un travail sévère et réglé. J'ai vagabondé dans la science, sillonné capricieusement le champ de l'étude ; j'y ai ramassé beaucoup d'aperçus, peut-être beaucoup d'illusions, en tout cas beaucoup de douleur et d'amertume ; j'y ai éprouvé de vives mais passagères jouissances, et, en revanche, perdu ma santé, obscurci ma vue, et, je le crains, tout en me développant l'intelligence, perdu l'avenir d'une carrière solide. Je suis épuisé corps et âme, me voilà obligé de me soigner comme un vieillard, l'énergie vivace de la jeunesse semble m'être fermée ; je suis une graine avortée avant terme. Ah, quelle rude réprobation, quelle expiation céleste 1 Mais je suis bien sot, pauvre mère, de t'attrister encore. Pourquoi t'entraîner dans mes chagrins ? tu ne les as pas mérités. Je suis marqué au front, pourquoi t'inoculer ma peste ?
Pardon, mon Dieu. Toujours mon manque de confiance en toi. Je ne veux voir que le châtiment, sans voir la main qui châtie, le dessein de bonté qui me frappe. Je suis un fils indigne, pardonne mes malédictions. Et toi, avec qui j'ai laissé courir ma plume, cache-moi, j'en suis honteux. Si c'étaient des rêveries, je serais un misérable pantin, mais c'est qu'il y a tant de vrai au fond de tout cela, que lorsque je le considère à nu, sans passer, à travers la résignation, cela me met la mort dans l'âme. Au reste, je rétracte tout ce que tu voudras, car ce que je t'en ai dit ne paraît pas au niveau de ma désolation. je le reconnais, Mais c'est que je m'abuse moins là-dessus. Voyons, laissons cela, il faut en finir.
Je suis seul à la maison, avec le vieux papa. Les garçons sont loin, la maîtresse est encore à Genève. La nuit arrive, et je t'écris sur la terrasse, pour profiter des dernières clartés du soir...
Adieu Je me tire un peu les yeux pour terminer la page.

FRITZ.




Des fragments de la deuxième lettre ont été, à plus d'une reprise, publiés, et pour la première fois, par Mlle Fanny Mercier, dans Le Journal des Unions chrétiennes de Jeunes Gens. Amiel, en la relisant lui-même, comme elle venait de lui être rendue, écrivit dans son Journal, à la date du 14 septembre 1879 : « En relisant, trente-huit ans plus tard, ces pages de la vingtième année, il me semble que, sans le savoir, j'ai bien suivi ma ligne, et que, malgré tout, j'ai été fidèle au vœu de ma jeunesse. En définitive, mon existence n'a pas été contradictoire. Ce que je suis n'est pas un contresens. Je n'ai pas tourné le dos à ma vocation et violé ma nature. Cette conviction fait du bien. M'étant si souvent perdu en route, il m'est agréable de me retrouver au delà du labyrinthe, assez semblable à ce que j'étais avant d'entrer dans la selva oscura, »


 

Fillinge, mardi 14 septembre 1841


Voyons, je t'ai tant dit de sottises hier au soir, que je ne veux pas te les laisser comme mon dernier mot. Tu as assisté à un de mes moments de faiblesse, je veux aussi me réhabiliter. Ce serait d'ailleurs te tromper que de ne me montrer que sous une des faces. J'ai aussi des moments d'élan, de glorieuse espérance. Ii me semble qu'on peut tirer un beau et noble parti de la vie. Je suis animé, joyeux ; l'enthousiasme et la confiance me font palpiter d'aise. Mais pourtant, la mélancolie revient percer toujours, car je vois forcément que j'ai perdu beaucoup, et dans mon vol le plus hardi, je ne puis oublier que je suis blessé à l'aile, et que je perds mon sang, et que le mal fait est irréparable. En effet, quand je guérirais, ce que j'espère à vrai dire, cela n'empécherait pas que je ne puis plus me livrer aux travaux que j'aurais entrepris avec la santé et la vue, et, en fin de compte, que je ne doive pas vivre longtemps.
Hier au soir, je suis rentré, après ma lettre, dans ma chambre, et là, le coude appuyé sur ma fenêtre, sous le regard des étoiles qui se pressaient là-haut, j'ai réfléchi sérieusement. Je me demandais, ce que je me suis demandé vingt fois, quelle serait la pensée autour de laquelle j'ordonnerais ma vie, l'idée dominante, le but, le mobile qui devrait englober tous les autres, dominer tout le reste, et donner de l'unité à ma carrière. C'est une des choses qui me font souffrir le plus, que de me sentir gaspiller et épar-piller par la vie ; les forces se dispersent, on ne sait pas précisément ce que l'on fait, et quand on a dépensé bien des peines et des travaux, on n'est pas plus avancé vers le bonheur. Il faut donc centraliser son activité, se rendre compte clairement du but où l'on va, et comment on y va ; c'est surtout nécessaire pour ceux qui, comme moi, ne peuvent commencer sans motif, et qui sont trop paresseux pour entamer ce qu'ils n'espèrent pas pouvoir achever. Il me faut une raison claire d'agir. Ce qui me décourage, c'est de ne pas savoir rallier tous les buts partiels. Tantôt c'est l'amélioration morale, la culture intérieure, la poursuite du devoir, qui m'apparaît. et je la poursuis ; mais le travail intellectuel, la culture scientifique, l'acquisition et la coordination des connaissances, m'absorbent et me détournent ; puis le sentiment, l'imagination, le domaine du beau, de la poésie, du mystère, me semblent préférables à l'aride science, aux entassements de l'érudit ; puis vient la philosophie, qui prétend les écraser tous, parce que tous lui servent, qu'elle les comprend et les emploie, les analyse et les résume, et les lie entr'eux dans leurs vrais rapports. Mais ce n'est que la moindre partie des difficultés. Je me demande si, l'un des buts étant choisis, il pourra suffire toujours ; nous changeons avec l'âge ; comment, si l'occupation ne change pas, pourra-t-elle nous sourire encore ? Si, par exemple, le beau, la poésie, l'esthétique, l'emportent dans mon choix, cela tient peut-être à la jeunesse, et, dans l'âge mûr, d'autres aliments ne seront-ils pas désirés ? Ce n'est pas tout. Telle carrière demande telle santé, telles dispositions physiques ; si ma santé décline, si mes forces diminuent, mon but sera donc manqué, il me faudra recommencer. Si ma vue s'en va, je serai donc mort à la vie telle que je l'entendais. Non, il me faut un but qui ne dépende de rien de tout cela, qui soit inaccessible aux vicissitudes de toutes ces choses, que je puisse poursuivre en santé ou malade, fort ou faible, riche ou pauvre, qui s'accommode de tout et tire parti de tout ; un but auquel se subordonnent tous les autres, et tel que les moyens puissent changer sans inconvénient. Affections, amitié, famille, patrie, science, bonheur et malheur, joies et souffrances, voyages et repos, mathématiques et poésie, histoire et médecine, sciences naturelles, beaux-arts, il faut que tout cela puisse lui servir, qu'il s'assimile tout. Finale-ment, tout cela nous a été remis par l'Etre suprême comme des moyens ; il ne s'agit que de trouver le but.
Le but, il est dans ce qui ne passe pas en nous, dans ce qui échappe à tout, aux revers et aux tyrans, dans ce qui nous appartient et nous appartiendra, dans notre âme. Le but doit être l'éducation de notre âme, la vie intérieure, ou vie par excellence. Notre âme est un dépôt solennel, c'est la seule chose éternelle, au milieu de tous ces êtres qui nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces soleils ; c'est le souffle divin, qui vaut mieux que tous ces mondes, nous lui devons tout. Elle doit avoir conscience d'elle-même, de son but de sa vie intérieure ; nous devons faire comparaître devant elle nos actions, nos sentiments, nos acquisitions de tous les jours ; elle doit juger ce qui appartient à sa culture véritable, et rejeter tout ce qui n'a pas des racines et des fruits immortels. Il faut bien se dire que cette âme est destinée à grandir sans fin et sans limites, que nous avons été jetés sur cette planète, mais que nous devons lui survivre et passer ailleurs. Nous devons être indépendants de tout cela, trouver notre principe d'action en nous-mêmes, et passer en voyageur partout où notre destinée nous appelle ; nous ne devons être attachés qu'à cette destinée même, parce que c'est la seule chose qui ne nous manquera jamais. Cette éducation éternelle, nous devons la commencer sur ce globe ; le monde, notre carrière, les relations, les amis, les parents, la religion, tout cela sont des moyens de Dieu ; les vraies relations sont de Dieu à nous ; l'amour des créatures est voulu de Dieu, il est pieux, il est sanctifié par la loi céleste, mais c'est encore une éducation, un moyen pour monter plus haut. La charité est le plus grand échelon pour arriver à l'amour suprême, car tous les amours se tiennent. Cette âme a beaucoup de facultés diverses, beaucoup de puissances en apparence opposées, mais toutes se rallient dans son centre ; elles ne sont que les rayons qui, quoique divergents, remontent à une source unique, émanent du point central. Tout ce que la terre peut nous fournir, il faut le prendre. Les facultés doivent être cultivées ensemble, pour maintenir l'équilibre, et ne pas amener l'hypertrophie de l'une au détriment de l'autre. L'âme est un oiseau auquel les deux ailes doivent croître de concert, s'il veut planer librement dans l'étendue. L'une des ailes est la raison, l'autre l'imagination. Musique et géométrie, astronomie et esthétique, philosophie et poésie, sciences morales et arts industriels, rien n'est de trop, rien n'est à repousser. Le but ne change pas, mais les moyens se modifient et s'assouplissent. Si la culture scientifique manque, si la maladie vous enchaîne, eh bien 1 la vie intérieure trouve encore un profit à en tirer, elle apprend à souffrir, elle se fait forte, elle s'instruit au détachement du monde, elle étudie ses impressions, elle se purifie et se résigne. Si les livres manquent, on a le coeur humain à sonder ; si la société manque, on a les ouvres de l'art, ou celles de la nature. Si toutes ces mois-sons sont absentes, et qu'on n'ait pas à les apporter à son âme, la table de la vie intérieure ne sera pourtant pas vide ; il y aura encore vous-même et Dieu : vous-même, vos facultés, le jeu de vos passions, de vos idées, le mécanisme de l'esprit, la structure et l'action de l'entendement, de l'imagination, de la mémoire, mais surtout l'étude morale de votre cour ; et tout cela, pour en faire l'offrande à votre âme, elle-même à Dieu.
Que la vie, considérée de ce point de vue, est une chose grande et enviable ! La vie intérieure doit être l'autel de Vesta, dont le feu doit brûler nuit et jour. Notre âme est le temple saint, dont nous sommes les lévites. Tout doit être apporté sur l'autel, éclairé et passé au feu de l'examen ; et l'âme se doit la conscience de son action et de sa volonté. Oh ! si je pouvais conquérir cette position assurée, cette retraite écartée, où le calme habite, j'aurais acquis le bon-heur. Il y a si peu d'hommes qui aient la conscience d'eux-mêmes ; la plupart ne savent pas donner la raison de leurs actions, de leurs sentiments, de leurs penchants. Ils y cèdent sans savoir pourquoi. Ils sont sous l'empire de la fatalité, et non sous celui de la liberté.
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que le principe est trouvé, que le mobile transcendant, l'idée dominante de la vie, doit être celle-là. Il me semble que tout s'y rallie, que les buts partiels ont beau varier, rien ainsi n'est perdu. Pour la foule, vous avez l'air d'errer, mais vous sentez toujours le fil conducteur, la conscience de l'unité de votre vie. Vous rentrez dans votre chambre haute, vous vous soumettez tout ce qui vient vous troubler. Le bruit et le tumulte peuvent pénétrer dans vos fossés, escalader vos abords, mais les ponts-levis sont dressés, et le coeur de la citadelle est tranquille. Chagrins, soucis, crève-coeur, espérances détruites, amitiés trompées, projets échoués, vous y voyez la main de Dieu, et vous cherchez ses desseins, c'est une épreuve nouvelle, une phase nouvelle pour votre âme. Pourvu qu'on revienne toujours à l'idée solennelle de notre destination, de notre vocation éternelle, tous les breuvages perdent de leur amertume, parce que tous contiennent une vertu vivifiante, un suc consolateur, si l'on sait l'en extraire. Il reste encore le plus difficile, la lie la plus amère, ce sont nos propres fautes. Tout ce qui peut nous consoler des malheurs extérieurs, et j'entends par là ceux qui partent des autres, est impuissant, quand c'est nous qui avons failli. Qu'y a-t-il à en extraire que la honte et le désespoir ? Mais la religion est là, mais Jésus-Christ se présente. Il faut ici le pardon, et il nous l'obtient, le baume de l'oubli, et il nous le donne ; l'assurance de notre réconciliation, et il l'a scellée de son sang. Il y a donc remède à tout ; mais qu'il faut de force pour poursuivre toujours cette voie ! C'est néanmoins la seule, ainsi du courage ! Le plus grand obstacle à cette magnifique indépendance, c'est la dépendance d'autrui, j'entends la dépendance morale. Notre vue intérieure doit être libre, nos volontés émaner de notre conscience seule, et de notre libre méditation. Or, je suis lié puissamment, les hommes m'influencent beaucoup trop, et par deux voies : l'amour de l'approbation et le trop grand besoin de sympathie. Ce sont deux entraves constamment agissantes. Toutes deux m'empêchent d'agir par moi-même, me soumettent à autrui, et c'est un mal. L'amour de l'approbation, ou la crainte du ridicule, ou la vanité, sont la même chose. Le besoin de se comparer à autrui, d'effacer ses rivaux, le plaisir de la flatterie, même grossière et imméritée, sont toujours la même attache. C'est dépendre d'autrui, c'est laisser influencer sa liberté, c'est se répudier pour plaire à la multitude, c'est trahir sa conscience. Quant au besoin trop vif de sympathie, il est encore une source de souffrances ; tout le livre de madame de Staël sur les Passions est pour prouver cette thèse. Il fait trop dépendre notre propre bonheur de ce que fera autrui, il nous prépare d'amers déchirements, de cruelles déceptions. Il faut donc le limiter, le régler, le mettre à la diète.
Voilà de nouveau le papier plein. Je renvoie le chapitre de ma santé, et celui de l'Imagination, à une autre lettre, car il est temps de te laisser en repos. Je suis d'ailleurs las de toujours parler de moi, et si ce n'était que ces épanchements me font quelquefois raffermir des convictions, je les enverrais au diable, car ils sont peu gais. Je préférerais bien te parler de quelque jolie excursion, ou de mes soeurs, ou de tes enfants, d'éducation ou de peinture de moeurs, de nos projets, de nouvelles piquantes, etc. C'est plus facile et plus dis-trayant. Je t'offrirais encore sur ce sujet l'alternative, si tu n'avais déjà choisi, et fait le choix dont je te bénis. Toutefois, rassure-toi, je commence à redouter le « noir » autant que toi. Parle-moi de mes soeurs. Adieu, laisse-moi t'embrasser. Mille baisers à tes bouèbes, mes amitiés à tout le monde de la Ruche et du Cendrier.

Ton reconnaissant,

FRITZ AMIEL.

P. S. — Je dois bien des grâces à Schleiermacher et Vinet ; ils m'ont ouvert les yeux, et m'ont indiqué ce que mon in-quiétude cherchait. Leurs lignes chéries m'ont révélé distinctement ce que je ne faisais qu'entrevoir ; ils m'ont fait voir la vie intérieure, et la solitude en Dieu. Je n'ai toutefois pas encore fait passer à l'état de sentiment permanent cette conviction de mon esprit. Mais j'y travaillerai.
Tu feras de cette longue lettre l'usage que tu trouveras à propos. Je laisse à ton jugement le soin de voir si tu veux en communiquer quelque partie à mon oncle. Je ne voudrais pas me cacher de lui. Ainsi, fais à ton aise. Pourtant elle me semble un peu confidentielle pour cela. Si tu brûlais la première feuille, je ne t'en saurais pas mauvais gré. Celle-ci, tu me la feras relire une fois.
Cette discussion n'avance pas encore le choix d'une profession, mais elle en est la base. Reconnaissant que le travail est utile à moi-même et indispensable à la société, je choisi-rai ce que je ferais le mieux, pour en faire l'offrande à la société. Je dois une portion de mon temps à ce travail, mais ma culture n'en marchera pas moins. Si je ne fais pas de vieux os, n'importe, dès que mes soeurs n'en auront plus besoin.

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris