Fillinge, mardi 14 septembre 1841
Voyons, je t'ai tant dit de sottises hier au soir, que je
ne veux pas te les laisser comme mon dernier mot. Tu as
assisté à un de mes moments de faiblesse,
je veux aussi me réhabiliter. Ce serait d'ailleurs
te tromper que de ne me montrer que sous une des faces.
J'ai aussi des moments d'élan, de glorieuse
espérance. Ii me semble qu'on peut tirer un beau
et noble parti de la vie. Je suis animé, joyeux ;
l'enthousiasme et la confiance me font palpiter d'aise.
Mais pourtant, la mélancolie revient percer
toujours, car je vois forcément que j'ai perdu
beaucoup, et dans mon vol le plus hardi, je ne puis
oublier que je suis blessé à l'aile, et que
je perds mon sang, et que le mal fait est
irréparable. En effet, quand je guérirais,
ce que j'espère à vrai dire, cela
n'empécherait pas que je ne puis plus me livrer
aux travaux que j'aurais entrepris avec la santé
et la vue, et, en fin de compte, que je ne doive pas
vivre longtemps.
Hier au soir, je suis rentré, après ma
lettre, dans ma chambre, et là, le coude
appuyé sur ma fenêtre, sous le regard des
étoiles qui se pressaient là-haut, j'ai
réfléchi sérieusement. Je me
demandais, ce que je me suis demandé vingt fois,
quelle serait la pensée autour de laquelle
j'ordonnerais ma vie, l'idée dominante, le but, le
mobile qui devrait englober tous les autres, dominer tout
le reste, et donner de l'unité à ma
carrière. C'est une des choses qui me font
souffrir le plus, que de me sentir gaspiller et
épar-piller par la vie ; les forces se dispersent,
on ne sait pas précisément ce que l'on
fait, et quand on a dépensé bien des peines
et des travaux, on n'est pas plus avancé vers le
bonheur. Il faut donc centraliser son activité, se
rendre compte clairement du but où l'on va, et
comment on y va ; c'est surtout nécessaire pour
ceux qui, comme moi, ne peuvent commencer sans motif, et
qui sont trop paresseux pour entamer ce qu'ils
n'espèrent pas pouvoir achever. Il me faut une
raison claire d'agir. Ce qui me décourage, c'est
de ne pas savoir rallier tous les buts partiels.
Tantôt c'est l'amélioration morale, la
culture intérieure, la poursuite du devoir, qui
m'apparaît. et je la poursuis ; mais le travail
intellectuel, la culture scientifique, l'acquisition et
la coordination des connaissances, m'absorbent et me
détournent ; puis le sentiment, l'imagination, le
domaine du beau, de la poésie, du mystère,
me semblent préférables à l'aride
science, aux entassements de l'érudit ; puis vient
la philosophie, qui prétend les écraser
tous, parce que tous lui servent, qu'elle les comprend et
les emploie, les analyse et les résume, et les lie
entr'eux dans leurs vrais rapports. Mais ce n'est que la
moindre partie des difficultés. Je me demande si,
l'un des buts étant choisis, il pourra suffire
toujours ; nous changeons avec l'âge ; comment, si
l'occupation ne change pas, pourra-t-elle nous sourire
encore ? Si, par exemple, le beau, la poésie,
l'esthétique, l'emportent dans mon choix, cela
tient peut-être à la jeunesse, et, dans
l'âge mûr, d'autres aliments ne seront-ils
pas désirés ? Ce n'est pas tout. Telle
carrière demande telle santé, telles
dispositions physiques ; si ma santé
décline, si mes forces diminuent, mon but sera
donc manqué, il me faudra recommencer. Si ma vue
s'en va, je serai donc mort à la vie telle que je
l'entendais. Non, il me faut un but qui ne dépende
de rien de tout cela, qui soit inaccessible aux
vicissitudes de toutes ces choses, que je puisse
poursuivre en santé ou malade, fort ou faible,
riche ou pauvre, qui s'accommode de tout et tire parti de
tout ; un but auquel se subordonnent tous les autres, et
tel que les moyens puissent changer sans
inconvénient. Affections, amitié, famille,
patrie, science, bonheur et malheur, joies et
souffrances, voyages et repos, mathématiques et
poésie, histoire et médecine, sciences
naturelles, beaux-arts, il faut que tout cela puisse lui
servir, qu'il s'assimile tout. Finale-ment, tout cela
nous a été remis par l'Etre suprême
comme des moyens ; il ne s'agit que de trouver le
but.
Le but, il est dans ce qui ne passe pas en nous, dans ce
qui échappe à tout, aux revers et aux
tyrans, dans ce qui nous appartient et nous appartiendra,
dans notre âme. Le but doit être
l'éducation de notre âme, la vie
intérieure, ou vie par excellence. Notre âme
est un dépôt solennel, c'est la seule chose
éternelle, au milieu de tous ces êtres qui
nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces soleils ;
c'est le souffle divin, qui vaut mieux que tous ces
mondes, nous lui devons tout. Elle doit avoir conscience
d'elle-même, de son but de sa vie intérieure
; nous devons faire comparaître devant elle nos
actions, nos sentiments, nos acquisitions de tous les
jours ; elle doit juger ce qui appartient à sa
culture véritable, et rejeter tout ce qui n'a pas
des racines et des fruits immortels. Il faut bien se dire
que cette âme est destinée à grandir
sans fin et sans limites, que nous avons
été jetés sur cette planète,
mais que nous devons lui survivre et passer ailleurs.
Nous devons être indépendants de tout cela,
trouver notre principe d'action en nous-mêmes, et
passer en voyageur partout où notre
destinée nous appelle ; nous ne devons être
attachés qu'à cette destinée
même, parce que c'est la seule chose qui ne nous
manquera jamais. Cette éducation éternelle,
nous devons la commencer sur ce globe ; le monde, notre
carrière, les relations, les amis, les parents, la
religion, tout cela sont des moyens de Dieu ; les vraies
relations sont de Dieu à nous ; l'amour des
créatures est voulu de Dieu, il est pieux, il est
sanctifié par la loi céleste, mais c'est
encore une éducation, un moyen pour monter plus
haut. La charité est le plus grand échelon
pour arriver à l'amour suprême, car tous les
amours se tiennent. Cette âme a beaucoup de
facultés diverses, beaucoup de puissances en
apparence opposées, mais toutes se rallient dans
son centre ; elles ne sont que les rayons qui, quoique
divergents, remontent à une source unique,
émanent du point central. Tout ce que la terre
peut nous fournir, il faut le prendre. Les
facultés doivent être cultivées
ensemble, pour maintenir l'équilibre, et ne pas
amener l'hypertrophie de l'une au détriment de
l'autre. L'âme est un oiseau auquel les deux ailes
doivent croître de concert, s'il veut planer
librement dans l'étendue. L'une des ailes est la
raison, l'autre l'imagination. Musique et
géométrie, astronomie et esthétique,
philosophie et poésie, sciences morales et arts
industriels, rien n'est de trop, rien n'est à
repousser. Le but ne change pas, mais les moyens se
modifient et s'assouplissent. Si la culture scientifique
manque, si la maladie vous enchaîne, eh bien 1 la
vie intérieure trouve encore un profit à en
tirer, elle apprend à souffrir, elle se fait
forte, elle s'instruit au détachement du monde,
elle étudie ses impressions, elle se purifie et se
résigne. Si les livres manquent, on a le coeur
humain à sonder ; si la société
manque, on a les ouvres de l'art, ou celles de la nature.
Si toutes ces mois-sons sont absentes, et qu'on n'ait pas
à les apporter à son âme, la table de
la vie intérieure ne sera pourtant pas vide ; il y
aura encore vous-même et Dieu : vous-même,
vos facultés, le jeu de vos passions, de vos
idées, le mécanisme de l'esprit, la
structure et l'action de l'entendement, de l'imagination,
de la mémoire, mais surtout l'étude morale
de votre cour ; et tout cela, pour en faire l'offrande
à votre âme, elle-même à
Dieu.
Que la vie, considérée de ce point de vue,
est une chose grande et enviable ! La vie
intérieure doit être l'autel de Vesta, dont
le feu doit brûler nuit et jour. Notre âme
est le temple saint, dont nous sommes les lévites.
Tout doit être apporté sur l'autel,
éclairé et passé au feu de l'examen
; et l'âme se doit la conscience de son action et
de sa volonté. Oh ! si je pouvais conquérir
cette position assurée, cette retraite
écartée, où le calme habite,
j'aurais acquis le bon-heur. Il y a si peu d'hommes qui
aient la conscience d'eux-mêmes ; la plupart ne
savent pas donner la raison de leurs actions, de leurs
sentiments, de leurs penchants. Ils y cèdent sans
savoir pourquoi. Ils sont sous l'empire de la
fatalité, et non sous celui de la
liberté.
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que le
principe est trouvé, que le mobile transcendant,
l'idée dominante de la vie, doit être
celle-là. Il me semble que tout s'y rallie, que
les buts partiels ont beau varier, rien ainsi n'est
perdu. Pour la foule, vous avez l'air d'errer, mais vous
sentez toujours le fil conducteur, la conscience de
l'unité de votre vie. Vous rentrez dans votre
chambre haute, vous vous soumettez tout ce qui vient vous
troubler. Le bruit et le tumulte peuvent
pénétrer dans vos fossés, escalader
vos abords, mais les ponts-levis sont dressés, et
le coeur de la citadelle est tranquille. Chagrins,
soucis, crève-coeur, espérances
détruites, amitiés trompées, projets
échoués, vous y voyez la main de Dieu, et
vous cherchez ses desseins, c'est une épreuve
nouvelle, une phase nouvelle pour votre âme. Pourvu
qu'on revienne toujours à l'idée solennelle
de notre destination, de notre vocation éternelle,
tous les breuvages perdent de leur amertume, parce que
tous contiennent une vertu vivifiante, un suc
consolateur, si l'on sait l'en extraire. Il reste encore
le plus difficile, la lie la plus amère, ce sont
nos propres fautes. Tout ce qui peut nous consoler des
malheurs extérieurs, et j'entends par là
ceux qui partent des autres, est impuissant, quand c'est
nous qui avons failli. Qu'y a-t-il à en extraire
que la honte et le désespoir ? Mais la religion
est là, mais Jésus-Christ se
présente. Il faut ici le pardon, et il nous
l'obtient, le baume de l'oubli, et il nous le donne ;
l'assurance de notre réconciliation, et il l'a
scellée de son sang. Il y a donc remède
à tout ; mais qu'il faut de force pour poursuivre
toujours cette voie ! C'est néanmoins la seule,
ainsi du courage ! Le plus grand obstacle à cette
magnifique indépendance, c'est la
dépendance d'autrui, j'entends la
dépendance morale. Notre vue intérieure
doit être libre, nos volontés émaner
de notre conscience seule, et de notre libre
méditation. Or, je suis lié puissamment,
les hommes m'influencent beaucoup trop, et par deux voies
: l'amour de l'approbation et le trop grand besoin de
sympathie. Ce sont deux entraves constamment agissantes.
Toutes deux m'empêchent d'agir par moi-même,
me soumettent à autrui, et c'est un mal. L'amour
de l'approbation, ou la crainte du ridicule, ou la
vanité, sont la même chose. Le besoin de se
comparer à autrui, d'effacer ses rivaux, le
plaisir de la flatterie, même grossière et
imméritée, sont toujours la même
attache. C'est dépendre d'autrui, c'est laisser
influencer sa liberté, c'est se répudier
pour plaire à la multitude, c'est trahir sa
conscience. Quant au besoin trop vif de sympathie, il est
encore une source de souffrances ; tout le livre de
madame de Staël sur les Passions est pour prouver
cette thèse. Il fait trop dépendre notre
propre bonheur de ce que fera autrui, il nous
prépare d'amers déchirements, de cruelles
déceptions. Il faut donc le limiter, le
régler, le mettre à la diète.
Voilà de nouveau le papier plein. Je renvoie le
chapitre de ma santé, et celui de l'Imagination,
à une autre lettre, car il est temps de te laisser
en repos. Je suis d'ailleurs las de toujours parler de
moi, et si ce n'était que ces épanchements
me font quelquefois raffermir des convictions, je les
enverrais au diable, car ils sont peu gais. Je
préférerais bien te parler de quelque jolie
excursion, ou de mes soeurs, ou de tes enfants,
d'éducation ou de peinture de moeurs, de nos
projets, de nouvelles piquantes, etc. C'est plus facile
et plus dis-trayant. Je t'offrirais encore sur ce sujet
l'alternative, si tu n'avais déjà choisi,
et fait le choix dont je te bénis. Toutefois,
rassure-toi, je commence à redouter le « noir
» autant que toi. Parle-moi de mes soeurs. Adieu,
laisse-moi t'embrasser. Mille baisers à tes
bouèbes, mes amitiés à tout le monde
de la Ruche et du Cendrier.
Ton reconnaissant,
FRITZ AMIEL.
P. S. Je dois bien des grâces à
Schleiermacher et Vinet ; ils m'ont ouvert les yeux, et
m'ont indiqué ce que mon in-quiétude
cherchait. Leurs lignes chéries m'ont
révélé distinctement ce que je ne
faisais qu'entrevoir ; ils m'ont fait voir la vie
intérieure, et la solitude en Dieu. Je n'ai
toutefois pas encore fait passer à l'état
de sentiment permanent cette conviction de mon esprit.
Mais j'y travaillerai.
Tu feras de cette longue lettre l'usage que tu trouveras
à propos. Je laisse à ton jugement le soin
de voir si tu veux en communiquer quelque partie à
mon oncle. Je ne voudrais pas me cacher de lui. Ainsi,
fais à ton aise. Pourtant elle me semble un peu
confidentielle pour cela. Si tu brûlais la
première feuille, je ne t'en saurais pas mauvais
gré. Celle-ci, tu me la feras relire une fois.
Cette discussion n'avance pas encore le choix d'une
profession, mais elle en est la base. Reconnaissant que
le travail est utile à moi-même et
indispensable à la société, je
choisi-rai ce que je ferais le mieux, pour en faire
l'offrande à la société. Je dois une
portion de mon temps à ce travail, mais ma culture
n'en marchera pas moins. Si je ne fais pas de vieux os,
n'importe, dès que mes soeurs n'en auront plus
besoin.