On sait la place qu'occupe Henri-Frédéric
Amiel (1821-1881) dans la littérature
autobiographique avec son monumental Journal intime
(17.000 pages manuscrites, édité par l'Age
d'Homme en 15.000 pages imprimées,
réparties en douze volumes).
Il serait étonnant que ce maître de
l'introspection n'ait abordé souvent au rivage des
songes : le lecteur du journal s'aperçoit vite
qu'Amiel rêve beaucoup. Cette vie nocturne et
involontaire l'intéresse infiniment et il regrette
qu'au réveil presque tous ses rêves lui
échappent. Ainsi note-t-il dans son journal ceux,
prégnants et structurés, dont il a
conservé l'impression et le souvenir. Mais les
rêves, surtout ses rêves érotiques,
peuvent inquiéter son sens moral, aussi
apparaissent dans ses commentaires, une recherche sur les
causes et la nature du rêve, un jugement sur son
implication personnelle et des hypothèses sur leur
interprétation.
"Astarté, la grande courtisane céleste,
connaît toutes les ressources de la
séduction et pour avoir raison de la chair l'isole
de la volonté et de l'esprit [...] L'homme
qui dort lui appartient, et le rêve qu'elle lui
envoie lui ôte toute sa faculté de jugement.
[...] Ce qui lui ferait horreur lui paraît
simple et engageant. [...] En d'autres termes la
fonction sexuelle accomplit son uvre de
volupté, presqu'en dehors du Moi. Le moi en est
averti sympathiquement [...] mais les choses se
passent sans lui, près de lui, plutôt qu'en
lui. Il est victime plutôt qu'auteur [...]
Ainsi le rêve est une sorte d'aliénation
momentanée où le moi entre par distraction
dans des rôles qui ne sont pas le sien et prend
à son compte des théories ou des fautes,
des péchés ou des crimes que son
imagination s'amuse à lui souffler, tandis
qu'elle-même est l'instrument d'une
déité maligne". [...] 25.4.1879,
XI, 1014.
Amiel constate qu'il peut être amené jusque
dans les régions interdites dipiennes : "Je
suppose que l'Oidipous a Colónos (comme traduit
Leconte), m'a aussi conduit dans ces régions
interdites en faisant dire à Jocaste que les fils
rêvent parfois de coucher avec leur mère, ou
les pères avec leur fille. - C'est le danger de
toutes les images sexuelles, elles excitent le
démon des sensualités, Astaroth qui
réside au fond des moelles et des jointures, et
qui abuse de l'homme endormi." 1.10.1877, XI, 257. Il
s'interroge : dans quelle mesure sa responsabilité
peut-elle être engagée ? "Est-on responsable
de ses rêves ? oui peut-être, jusqu'à
un certain point ; puisque lorsqu'une chose vous fait
horreur en songe, on peut se réveiller en sursaut
; et cela m'est arrivé souvent. Mais il est vrai
que j'attache maintenant beaucoup moins d'importance que
jadis à ma vie involontaire, aux actions surtout
physiologiques, et que je n'étends plus ma
responsabilité et mes remords tout à fait
aussi loin. Toute la question est celle-ci : Y a-t-il
acquiescement [...] ? je ne suis pas
complètement rassuré. Le cur humain a
triple fond, et cache bien des ruses." 8.1.1851, vol. I,
861.
Certains rêves lui font entrevoir avec nostalgie un
ordre des choses où morale et volupté ne
s'excluraient pas. "Rêve voluptueux. Une
sirène d'Asie m'avait entrepris, et par une
série d'incantations et de câlineries
félines plongé dans le Kief où
l'Eternel féminin triomphe de la résistance
virile. Je me réveille désolé.
[...] (ce rêve) m'a donné aussi
l'intuition de la timidité soumise et de la
langueur passionnée des femmes d'Orient envers
leurs seigneurs et maîtres. Entrevu la
poésie des tendresses musulmanes et les
dévotions de l'amour indou. Est-ce que la
volupté ne peut pas arriver au mysticisme
extatique, et l'ivresse de la vie ne peut-elle pas monter
au cerveau, comme le délire de
l'imprégnation ? Ce point de vue, si opposé
aux austérités de l'ascétisme et aux
malédictions lancées contre les faiblesses
du cur et des sens est-il beaucoup plus faux ? La
joie sans anxiété n'est-elle pas le
vu, le cri, le chant de la nature ?" 11 juin 1872,
IX, 282.
Il analyse ses rêves, il recherche les
qualités et les attributs de l'individu
sollicités par l'activité onirique : la
raison, la volonté, l'imagination. Il ouvre un
dossier séparé du journal où il note
ses observations. Il en fait même un cours pour ses
étudiants.
Le 25 février 1868, il donne une conférence
sur le rêve devant l'élite sociale
et scientifique de Genève. En moins de deux
heures, il dresse un tableau de ce que l'on peut savoir
à l'époque sur le sujet. S'appuyant sur la
consultation et les extraits de 88 auteurs, sa
virtuosité analytique classe, distingue,
subdivise, hiérarchise les opinions tant des
Anciens que des Modernes. Cette approche rigoureuse ne
laisse pas de place aux notations plus personnelles.
Cependant, l'importance qu'il accorde à la
pensée bouddhique révèle sa
fascination devant le courant pessimiste, le culte du
néant insuflés par Schopenhauer.
En tête-à-tête avec son journal, par
contre, son questionnement le porte plus loin que la
psychologie classique. Scrutant les instances du Moi
concernées par le rêve, il pressent la voie
royale que parcourra Freud. S'interrogeant sur une
association d'idées remarquée dans le cours
d'un de ses rêves, il poursuit : "l'association
d'idées [...] se passe dans la
région inconsciente (c'est lui qui souligne) de la
vie, où n'intervient ni la volonté, ni
l'entendement ; en d'autres termes qu'au-dessous de
l'étage éclairé de notre palais
mental il se cuisine, se noue et se manigance mille
choses à nous inconnues dans les étages
inférieurs de notre existence psychologique.
[...] Le sujet est à lui-même un
objet en très grande partie inconnu ; c'est une
sphère flottante sur la mer générale
de l'être, et qui n'a conscience que de la petite
partie non immergée de son globe. [...]
Nous n'échappons à la nature que par la
sommité de nous-mêmes. Voilà ce que
l'homme oublie constamment." 12.6.1872, vol. IX, 284. Le
lecteur du journal est frappé par ces
prémonitions et la relation de certains
rêves exceptionnels constitue des moments forts de
lecture.
Plus surprenant encore : Amiel ne se contente pas de
consigner ses rêves remarquables, il note aussi les
plus frappants de ceux de ses amis ou de ses amies. Parmi
ces dernières, Fanny Mercier, l'institutrice
à la forte volonté, amoureuse d'Amiel,
connaissait l'existence et l'importance de son journal.
Dans une lettre, elle lui confie un rêve qu'elle a
fait à son sujet. Amiel le recopie dans son
journal : "Fanny Mercier a rêvé que ma
Bibliothèque brûlait et qu'elle criait aux
gens : 'Laissez les livres ; sauvez les manuscrits ;
c'est son âme, son âme qui brûle.' - La
pauvre petite sainte, harcelée de travail et
d'insomnie, a des cauchemars pour mon journal intime de
14 000 pages, auquel elle est attachée plus que
moi-même." 17.1.1877, vol. X, 1072. Rêve
prémonitoire : deux ans après la mort
d'Amiel, au prix d'un travail acharné, Fanny
Mercier éditera le premier volume d'extraits du
Journal intime. Succès de librairie, il sera lu
par toute l'intelligentsia européenne, de Nietzche
à Proust.
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