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Amiel et les rêves
par Louis Vannieuwenborgh
Paru dans "La Faute à Rousseau"
APA - OCTOBRE 2008 - N° 49

On sait la place qu'occupe Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) dans la littérature autobiographique avec son monumental Journal intime (17.000 pages manuscrites, édité par l'Age d'Homme en 15.000 pages imprimées, réparties en douze volumes).

Il serait étonnant que ce maître de l'introspection n'ait abordé souvent au rivage des songes : le lecteur du journal s'aperçoit vite qu'Amiel rêve beaucoup. Cette vie nocturne et involontaire l'intéresse infiniment et il regrette qu'au réveil presque tous ses rêves lui échappent. Ainsi note-t-il dans son journal ceux, prégnants et structurés, dont il a conservé l'impression et le souvenir. Mais les rêves, surtout ses rêves érotiques, peuvent inquiéter son sens moral, aussi apparaissent dans ses commentaires, une recherche sur les causes et la nature du rêve, un jugement sur son implication personnelle et des hypothèses sur leur interprétation.

"Astarté, la grande courtisane céleste, connaît toutes les ressources de la séduction et pour avoir raison de la chair l'isole de la volonté et de l'esprit [...] L'homme qui dort lui appartient, et le rêve qu'elle lui envoie lui ôte toute sa faculté de jugement. [...] Ce qui lui ferait horreur lui paraît simple et engageant. [...] En d'autres termes la fonction sexuelle accomplit son œuvre de volupté, presqu'en dehors du Moi. Le moi en est averti sympathiquement [...] mais les choses se passent sans lui, près de lui, plutôt qu'en lui. Il est victime plutôt qu'auteur [...] Ainsi le rêve est une sorte d'aliénation momentanée où le moi entre par distraction dans des rôles qui ne sont pas le sien et prend à son compte des théories ou des fautes, des péchés ou des crimes que son imagination s'amuse à lui souffler, tandis qu'elle-même est l'instrument d'une déité maligne". [...] 25.4.1879, XI, 1014.

Amiel constate qu'il peut être amené jusque dans les régions interdites œdipiennes : "Je suppose que l'Oidipous a Colónos (comme traduit Leconte), m'a aussi conduit dans ces régions interdites en faisant dire à Jocaste que les fils rêvent parfois de coucher avec leur mère, ou les pères avec leur fille. - C'est le danger de toutes les images sexuelles, elles excitent le démon des sensualités, Astaroth qui réside au fond des moelles et des jointures, et qui abuse de l'homme endormi." 1.10.1877, XI, 257. Il s'interroge : dans quelle mesure sa responsabilité peut-elle être engagée ? "Est-on responsable de ses rêves ? oui peut-être, jusqu'à un certain point ; puisque lorsqu'une chose vous fait horreur en songe, on peut se réveiller en sursaut ; et cela m'est arrivé souvent. Mais il est vrai que j'attache maintenant beaucoup moins d'importance que jadis à ma vie involontaire, aux actions surtout physiologiques, et que je n'étends plus ma responsabilité et mes remords tout à fait aussi loin. Toute la question est celle-ci : Y a-t-il acquiescement [...] ? je ne suis pas complètement rassuré. Le cœur humain a triple fond, et cache bien des ruses." 8.1.1851, vol. I, 861.

Certains rêves lui font entrevoir avec nostalgie un ordre des choses où morale et volupté ne s'excluraient pas. "Rêve voluptueux. Une sirène d'Asie m'avait entrepris, et par une série d'incantations et de câlineries félines plongé dans le Kief où l'Eternel féminin triomphe de la résistance virile. Je me réveille désolé. [...] (ce rêve) m'a donné aussi l'intuition de la timidité soumise et de la langueur passionnée des femmes d'Orient envers leurs seigneurs et maîtres. Entrevu la poésie des tendresses musulmanes et les dévotions de l'amour indou. Est-ce que la volupté ne peut pas arriver au mysticisme extatique, et l'ivresse de la vie ne peut-elle pas monter au cerveau, comme le délire de l'imprégnation ? Ce point de vue, si opposé aux austérités de l'ascétisme et aux malédictions lancées contre les faiblesses du cœur et des sens est-il beaucoup plus faux ? La joie sans anxiété n'est-elle pas le vœu, le cri, le chant de la nature ?" 11 juin 1872, IX, 282.

Il analyse ses rêves, il recherche les qualités et les attributs de l'individu sollicités par l'activité onirique : la raison, la volonté, l'imagination. Il ouvre un dossier séparé du journal où il note ses observations. Il en fait même un cours pour ses étudiants.

Le 25 février 1868, il donne une conférence sur le rêve devant l'élite sociale et scientifique de Genève. En moins de deux heures, il dresse un tableau de ce que l'on peut savoir à l'époque sur le sujet. S'appuyant sur la consultation et les extraits de 88 auteurs, sa virtuosité analytique classe, distingue, subdivise, hiérarchise les opinions tant des Anciens que des Modernes. Cette approche rigoureuse ne laisse pas de place aux notations plus personnelles. Cependant, l'importance qu'il accorde à la pensée bouddhique révèle sa fascination devant le courant pessimiste, le culte du néant insuflés par Schopenhauer.

En tête-à-tête avec son journal, par contre, son questionnement le porte plus loin que la psychologie classique. Scrutant les instances du Moi concernées par le rêve, il pressent la voie royale que parcourra Freud. S'interrogeant sur une association d'idées remarquée dans le cours d'un de ses rêves, il poursuit : "l'association d'idées [...] se passe dans la région inconsciente (c'est lui qui souligne) de la vie, où n'intervient ni la volonté, ni l'entendement ; en d'autres termes qu'au-dessous de l'étage éclairé de notre palais mental il se cuisine, se noue et se manigance mille choses à nous inconnues dans les étages inférieurs de notre existence psychologique. [...] Le sujet est à lui-même un objet en très grande partie inconnu ; c'est une sphère flottante sur la mer générale de l'être, et qui n'a conscience que de la petite partie non immergée de son globe. [...] Nous n'échappons à la nature que par la sommité de nous-mêmes. Voilà ce que l'homme oublie constamment." 12.6.1872, vol. IX, 284. Le lecteur du journal est frappé par ces prémonitions et la relation de certains rêves exceptionnels constitue des moments forts de lecture.

Plus surprenant encore : Amiel ne se contente pas de consigner ses rêves remarquables, il note aussi les plus frappants de ceux de ses amis ou de ses amies. Parmi ces dernières, Fanny Mercier, l'institutrice à la forte volonté, amoureuse d'Amiel, connaissait l'existence et l'importance de son journal. Dans une lettre, elle lui confie un rêve qu'elle a fait à son sujet. Amiel le recopie dans son journal : "Fanny Mercier a rêvé que ma Bibliothèque brûlait et qu'elle criait aux gens : 'Laissez les livres ; sauvez les manuscrits ; c'est son âme, son âme qui brûle.' - La pauvre petite sainte, harcelée de travail et d'insomnie, a des cauchemars pour mon journal intime de 14 000 pages, auquel elle est attachée plus que moi-même." 17.1.1877, vol. X, 1072. Rêve prémonitoire : deux ans après la mort d'Amiel, au prix d'un travail acharné, Fanny Mercier éditera le premier volume d'extraits du Journal intime. Succès de librairie, il sera lu par toute l'intelligentsia européenne, de Nietzche à Proust.