Société des Arts -
Séance du mardi 25 février 1868
Compte rendu de la conférence de M. le professeur
AMIEL
Que n'y a-t-il pas à dire sur les songes
et sur leur théorie ! Quel champ fécond
pour les hommes à imagination vive, pour les
poètes, pour les médecins, pour les
physiciens, pour les métaphysiciens, et aussi...
pour les historiens ! Car l'histoire a dû plus
d'une fois compter avec cette vaporeuse famille, avec ces
rêves qu'Hésiode nous dit fils de la nuit,
mais dont la patrie n'a jamais été
déterminée d'une manière bien
exacte, Homère, Ovide, Virgile, Lucien variant
beaucoup dans leurs données géographiques
à cet égard ; les uns croyant à une
île des songes, d'autres cherchant quelque monde
nocturne ou tout au moins crépusculaire; d'autres
admettant une porte d'ivoire et une porte de corne, ou
encore un monde des fantômes, et Addison donnant la
main aux anciens, quand il définit les rêves
: le clair le lune du cerveau.
On ne contestera toujours pas la place
considérable qu'ils occupent dans la
littérature : Homère et Virgile
répondraient au nom de la poésie
épique; Eschyle, Sophocle, Corneille, Racine,
Crébillon, Shakespeare, Schiller, au nom de la
poésie dramatique.
L'histoire est également pleine de songes,
authentiques ou supposés, qui jouent un rôle
considérable dans les destinées des
peuples, des religions ou de certains individus; et la
vie de chacun lui rappellera sans doute quelque
émotion, quelque résolution, quelque
souvenir tout au moins qui se rattache directement
à quelque songe qui l'a frappé.
Mais malgré l'intérêt que
présente l'étude du rêve sous ce
point de vue général, M. le professeur
Amiel ne pouvant tout dire en une soirée, a
préféré circonscrire son sujet, et,
laissant de côté ce qui touche à la
fantaisie, il a abordé l'étude purement
scientifique des rêves et du rêve,
considéré successivement dans son
étendue, son origine, ses variétés
et sa signification.
Quant à son étendue, il a montré
d'abord le rêve comme enchassé dans un autre
phénomène, le sommeil, qui fait
lui-même partie d'un mystère plus grand
encore, la vie. Puis il a montré chez tous les
êtres vivants le sommeil comme une des conditions
de leur existence : le sommeil annuel et le sommeil
quotidien chez les plantes; chez l'animal, le sommeil
quotidien toujours, et chez quelques-uns aussi le sommeil
une partie de l'année. Jusqu'à quel point
le rêve est-il nécessairement uni au sommeil
? Il ne l'est évidement pas dans la plante, mais
il l'est certainement chez quelques animaux domestiques,
le chien, le cheval, et il l'est probablement chez
presque tous les animaux supérieurs. Il l'est en
tout cas chez l'homme, mais inégalement : les
hommes ne rêvent pas tous, ils ne rêvent pas
à toutes les époques de leur vie, ils ne
rêvent pas non plus dans toutes les phases du
sommeil.
Trois opinions différentes ont été
émises sur l'origine des rêves. Les
religions et les peuples inférieurs ont cru et
croient encore que tous les rêves sont
envoyés par la divinité ; de là une
obéissance aveugle à toutes les directions
qui paraissent données par cette voie. Les nations
plus civilisées, et dans le nombre il faut compter
les Egyptiens, les Assyriens, les Hindous, les Perses,
les Grecs et les Latins, allaient moins loin sous ce
rapport et se contentaient d'attribuer une origine
surnaturelle à certains songes, non à tous
; encore, même pour les songes surnaturels,
distinguaient-ils ceux qui étaient envoyés
par les génies, bons ou mauvais, anges ou
démons ; les conséquences pratiques
n'avaient et ne pouvaient avoir également celui de
les tenter ou de les tromper. On se rappelle le
rêve de Pénélope et les incertitudes
de cette fidèle épouse quant à son
interprétation. - Enfin, une troisième
opinion (Aristote, Cicéron, Plutarque), donne aux
rêves une origine toute naturelle, cosmique suivant
les uns, c'est-à-dire régie par les
influences astronomiques, météorologiques
ou magnétiques ; humaine, selon le plus grand
nombre, et notamment suivant les écoles
française, anglaise et allemande.
On peut classer les rêves en diverses
catégories, sans parler même de ceux qui
tiennent à un sommeil artificiel (chloroforme,
opium, hypnotisme, etc.) ou à un état
morbide (rêves des malades, des fous, etc.). On les
distingue d'après les différents
degrés d'intensité du sommeil normal. Il y
a d'abord le demi-sommeil, qui ne repose pas, qui est
parfois même pénible et fatigant, ici l'on
peut surprendre l'embryogénie du rêve ; on
entend encore les sons, on a encore conscience du monde
extérieur, les images qui traversent l'esprit sont
fugitives, insaisissables, elle durent une fraction de
seconde. - Puis vient le sommeil proprement dit, le
sommeil simple et non interrompu, dans lequel la vie
végétative devient perceptible. Que le
cur, le foie, l'estomac, le poumon soient en bon
état, alors tout va bien : on rêve qu'on a
des ailes ; qu'il y ait, au contraire, une gêne,
même fort légère, le rêve la
traduira immédiatement par une énorme
amplification : ce sera le cauchemar si le poumon est
oppressé ; si l'un des muscles souffre d'une
fausse position, ce sera un mouvement instinctif, qui
quelquefois réveillera le dormeur, quelquefois
aussi se traduira dans son rêve par une sorte de
catastrophe. A côté des rêves vagues
et chaotiques, il y a donc des rêves qu'on peut
appeler viscéraux, parce qu'ils proviennent des
organes. Il y a aussi des rêves sensoriels, les
impressions du monde extérieur affectant les sens
de diverses manières et provoquant de fantastiques
liaisons d'idées. Enfin, dans un ordre
supérieur, on peut distinguer encore les
rêves qui viennent de la mémoire, ceux qui
viennent du cur et ceux qui viennent de
l'intelligence. En général, on peut dire
qu'ils varient suivant l'âge, le sexe, la
profession et les préoccupations du dormeur.
On donne plutôt le nom de songes à des
rêves nets, frappants, importants ; ils traduisent
les mouvements les plus profonds de notre vie
intérieure, soit qu'ils nous retracent des
souvenirs oubliés, soit qu'ils se
présentent à l'état de
pressentiments (on en cite de curieux exemple), soit
enfin que, dans le domaine de l'intelligence, poursuivant
le travail de la veille, ils fournissent des solutions
longtemps cherchées, comme cela a eu lieu pour
Newton, Galilée, Condillac, Franklin, etc.
Les visions, enfin, sont le rêve porté
à sa plus haute puissance ; elles ont le
caractère d'apparitions surnaturelles et
lumineuses : les unes sont politiques, par exemples les
quatre monarchies de Nébucadnetzar, les autres ont
un caractère essentiellement religieux et
représentent presque toujours des scènes de
la vie future, comme la vision du purgatoire de saint
Patrick par le chevalier Owen.
Il résulte de ce qui précède que la
signification des rêves dépendra pour chacun
de l'idée qu'il se fera de leur origine, et
qu'elle dépendra, en outre, d'une manière
générale du fait même de cette
origine, certains rêves relevant directement de
l'organisme, les autres de la conscience, du cur ou
de la pensée. Schubert a dit que le rêve est
un langage ; c'est possible, mais ce langage est presque
toujours indirect, et par conséquent
énigmatique, or, les anciens oracles nous montrent
ce qu'il y a d'élasticité dans
l'interprétation des symboles ou des figures
indécises qui se présentent aux hommes avec
le vague du rêve ou de la vision.
L'onéiromancie (ou divination par les songes) a
longtemps été le privilège du
sacerdoce païen ; Moïse punissait de mort cette
industrie ; aujourd'hui l'on en est quitte avec quinze
francs d'amende, et l'on peut dire que, si les songes ont
quelquefois une signification réelle, il est le
plus souvent difficile de la bien discerner,
l'interprétation se faisant d'ordinaire par la
méthode allégorique, d'autres fois en
prenant le contraire de la chose rêvée.
L'interprétation reste toujours douteuse, et
Aristote en donne la raison : c'est que le rêve
lui-même est rarement précis, et que le plus
souvent l'idée se disperse en images fantastiques
comme les reflets de l'onde.
Et maintenant qu'est-ce que le rêve ? C'est
l'uvre de l'imagination, cette fée qui,
abolissant toute limite extérieure,
intérieure et même esthétique, et se
déclarant souveraine absolue, n'obéit plus
qu'à son caprice, et s'abandonne au hazard pour le
commencement, la suite et la fin de ses fantasques
créations qui enferment notre esprit dans un monde
à part (Héraclite). De là les
principaux caractères du rêve, son
objectivité obligée, son extravagance
apparente, sa rapidité qui peut devenir fabuleuse,
la génialité inventive dont il est la
preuve, et la crédulité complète du
spectateur. L'état de rêve à son
tour, intermédiaire étrange entre le
sommeil et la veille, que nous apprend-il ? il nous ouvre
des perspectives sur la physiologie comparée, sur
la psychologie animale et humaine, et sur la pathologie
physique et mentale.
Enfin, le professseur, s'élevant aux
considérations les plus élevées que
comporte son sujet, se demande si la vie humaine ne
serait qu'un songe, comme l'ont pensé Platon et
Caldéron ; si l'univers à son tour ne
serait qu'un rêve du moi, comme l'enseigne
l'idéalisme (Berkeley, Fichte) ou peut-être
un rêve de Dieu, comme le veut le brahmanisme ? Il
oppose la psychologie indoue, qui fait du rêve
impersonnel et de l'immobilité extatique
l'état suprême de l'homme et de Dieu,
à la psychologie occidentale qui met au sommet de
la vie spirituelle la veille et la pensée.
Rêver et dormir sont les deux états
successifs de Brahma, et l'univers, ce rêve
prodigieux, qui dure des millions de nos années,
n'est que la fantasmagorie d'une nuit pour
l'inépuisable Maïa.
Deux psychologie différentes ont enfanté
des théodicées, des cosmogonies et des
morales différentes, le panthéisme et le
théisme. On peut le regretter pour le rêve
et pour sa magie, mais il n'est pas ce qu'il y a de plus
grand, ni en nous, ni hors de nous. La nuit est belle,
mais elle ne vaut pas le jour ; la contemplation est
grande, mais elle ne vaut pas l'action ; le Nirwâna
a ses séductions, mais il ne vaut pas la vie
éternelle.
Notre étude commencée par la grande nuit
théogonique d'Hésiode, finit par le soleil
que le théisme fait resplendir dans le ciel des
esprits, et nous pouvons répéter avec nos
pères : POST TENEBRAS LUX.
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