Retour vers Amiel et les rêves

Première page des notes d'Amiel
Les rêves et leur théorie
par Henri-Frédéric Amiel
Supplément au n° 10
de la Chronique Genevoise
7 mars 1868
BGE Ms. fr. 3062.

 

Société des Arts - Séance du mardi 25 février 1868
Compte rendu de la conférence de M. le professeur AMIEL

 

Que n'y a-t-il pas à dire sur les songes et sur leur théorie ! Quel champ fécond pour les hommes à imagination vive, pour les poètes, pour les médecins, pour les physiciens, pour les métaphysiciens, et aussi... pour les historiens ! Car l'histoire a dû plus d'une fois compter avec cette vaporeuse famille, avec ces rêves qu'Hésiode nous dit fils de la nuit, mais dont la patrie n'a jamais été déterminée d'une manière bien exacte, Homère, Ovide, Virgile, Lucien variant beaucoup dans leurs données géographiques à cet égard ; les uns croyant à une île des songes, d'autres cherchant quelque monde nocturne ou tout au moins crépusculaire; d'autres admettant une porte d'ivoire et une porte de corne, ou encore un monde des fantômes, et Addison donnant la main aux anciens, quand il définit les rêves : le clair le lune du cerveau.

On ne contestera toujours pas la place considérable qu'ils occupent dans la littérature : Homère et Virgile répondraient au nom de la poésie épique; Eschyle, Sophocle, Corneille, Racine, Crébillon, Shakespeare, Schiller, au nom de la poésie dramatique.
L'histoire est également pleine de songes, authentiques ou supposés, qui jouent un rôle considérable dans les destinées des peuples, des religions ou de certains individus; et la vie de chacun lui rappellera sans doute quelque émotion, quelque résolution, quelque souvenir tout au moins qui se rattache directement à quelque songe qui l'a frappé.
Mais malgré l'intérêt que présente l'étude du rêve sous ce point de vue général, M. le professeur Amiel ne pouvant tout dire en une soirée, a préféré circonscrire son sujet, et, laissant de côté ce qui touche à la fantaisie, il a abordé l'étude purement scientifique des rêves et du rêve, considéré successivement dans son étendue, son origine, ses variétés et sa signification.
Quant à son étendue, il a montré d'abord le rêve comme enchassé dans un autre phénomène, le sommeil, qui fait lui-même partie d'un mystère plus grand encore, la vie. Puis il a montré chez tous les êtres vivants le sommeil comme une des conditions de leur existence : le sommeil annuel et le sommeil quotidien chez les plantes; chez l'animal, le sommeil quotidien toujours, et chez quelques-uns aussi le sommeil une partie de l'année. Jusqu'à quel point le rêve est-il nécessairement uni au sommeil ? Il ne l'est évidement pas dans la plante, mais il l'est certainement chez quelques animaux domestiques, le chien, le cheval, et il l'est probablement chez presque tous les animaux supérieurs. Il l'est en tout cas chez l'homme, mais inégalement : les hommes ne rêvent pas tous, ils ne rêvent pas à toutes les époques de leur vie, ils ne rêvent pas non plus dans toutes les phases du sommeil.
Trois opinions différentes ont été émises sur l'origine des rêves. Les religions et les peuples inférieurs ont cru et croient encore que tous les rêves sont envoyés par la divinité ; de là une obéissance aveugle à toutes les directions qui paraissent données par cette voie. Les nations plus civilisées, et dans le nombre il faut compter les Egyptiens, les Assyriens, les Hindous, les Perses, les Grecs et les Latins, allaient moins loin sous ce rapport et se contentaient d'attribuer une origine surnaturelle à certains songes, non à tous ; encore, même pour les songes surnaturels, distinguaient-ils ceux qui étaient envoyés par les génies, bons ou mauvais, anges ou démons ; les conséquences pratiques n'avaient et ne pouvaient avoir également celui de les tenter ou de les tromper. On se rappelle le rêve de Pénélope et les incertitudes de cette fidèle épouse quant à son interprétation. - Enfin, une troisième opinion (Aristote, Cicéron, Plutarque), donne aux rêves une origine toute naturelle, cosmique suivant les uns, c'est-à-dire régie par les influences astronomiques, météorologiques ou magnétiques ; humaine, selon le plus grand nombre, et notamment suivant les écoles française, anglaise et allemande.

On peut classer les rêves en diverses catégories, sans parler même de ceux qui tiennent à un sommeil artificiel (chloroforme, opium, hypnotisme, etc.) ou à un état morbide (rêves des malades, des fous, etc.). On les distingue d'après les différents degrés d'intensité du sommeil normal. Il y a d'abord le demi-sommeil, qui ne repose pas, qui est parfois même pénible et fatigant, ici l'on peut surprendre l'embryogénie du rêve ; on entend encore les sons, on a encore conscience du monde extérieur, les images qui traversent l'esprit sont fugitives, insaisissables, elle durent une fraction de seconde. - Puis vient le sommeil proprement dit, le sommeil simple et non interrompu, dans lequel la vie végétative devient perceptible. Que le cœur, le foie, l'estomac, le poumon soient en bon état, alors tout va bien : on rêve qu'on a des ailes ; qu'il y ait, au contraire, une gêne, même fort légère, le rêve la traduira immédiatement par une énorme amplification : ce sera le cauchemar si le poumon est oppressé ; si l'un des muscles souffre d'une fausse position, ce sera un mouvement instinctif, qui quelquefois réveillera le dormeur, quelquefois aussi se traduira dans son rêve par une sorte de catastrophe. A côté des rêves vagues et chaotiques, il y a donc des rêves qu'on peut appeler viscéraux, parce qu'ils proviennent des organes. Il y a aussi des rêves sensoriels, les impressions du monde extérieur affectant les sens de diverses manières et provoquant de fantastiques liaisons d'idées. Enfin, dans un ordre supérieur, on peut distinguer encore les rêves qui viennent de la mémoire, ceux qui viennent du cœur et ceux qui viennent de l'intelligence. En général, on peut dire qu'ils varient suivant l'âge, le sexe, la profession et les préoccupations du dormeur.

On donne plutôt le nom de songes à des rêves nets, frappants, importants ; ils traduisent les mouvements les plus profonds de notre vie intérieure, soit qu'ils nous retracent des souvenirs oubliés, soit qu'ils se présentent à l'état de pressentiments (on en cite de curieux exemple), soit enfin que, dans le domaine de l'intelligence, poursuivant le travail de la veille, ils fournissent des solutions longtemps cherchées, comme cela a eu lieu pour Newton, Galilée, Condillac, Franklin, etc.
Les visions, enfin, sont le rêve porté à sa plus haute puissance ; elles ont le caractère d'apparitions surnaturelles et lumineuses : les unes sont politiques, par exemples les quatre monarchies de Nébucadnetzar, les autres ont un caractère essentiellement religieux et représentent presque toujours des scènes de la vie future, comme la vision du purgatoire de saint Patrick par le chevalier Owen.

Il résulte de ce qui précède que la signification des rêves dépendra pour chacun de l'idée qu'il se fera de leur origine, et qu'elle dépendra, en outre, d'une manière générale du fait même de cette origine, certains rêves relevant directement de l'organisme, les autres de la conscience, du cœur ou de la pensée. Schubert a dit que le rêve est un langage ; c'est possible, mais ce langage est presque toujours indirect, et par conséquent énigmatique, or, les anciens oracles nous montrent ce qu'il y a d'élasticité dans l'interprétation des symboles ou des figures indécises qui se présentent aux hommes avec le vague du rêve ou de la vision. L'onéiromancie (ou divination par les songes) a longtemps été le privilège du sacerdoce païen ; Moïse punissait de mort cette industrie ; aujourd'hui l'on en est quitte avec quinze francs d'amende, et l'on peut dire que, si les songes ont quelquefois une signification réelle, il est le plus souvent difficile de la bien discerner, l'interprétation se faisant d'ordinaire par la méthode allégorique, d'autres fois en prenant le contraire de la chose rêvée. L'interprétation reste toujours douteuse, et Aristote en donne la raison : c'est que le rêve lui-même est rarement précis, et que le plus souvent l'idée se disperse en images fantastiques comme les reflets de l'onde.

Et maintenant qu'est-ce que le rêve ? C'est l'œuvre de l'imagination, cette fée qui, abolissant toute limite extérieure, intérieure et même esthétique, et se déclarant souveraine absolue, n'obéit plus qu'à son caprice, et s'abandonne au hazard pour le commencement, la suite et la fin de ses fantasques créations qui enferment notre esprit dans un monde à part (Héraclite). De là les principaux caractères du rêve, son objectivité obligée, son extravagance apparente, sa rapidité qui peut devenir fabuleuse, la génialité inventive dont il est la preuve, et la crédulité complète du spectateur. L'état de rêve à son tour, intermédiaire étrange entre le sommeil et la veille, que nous apprend-il ? il nous ouvre des perspectives sur la physiologie comparée, sur la psychologie animale et humaine, et sur la pathologie physique et mentale.

Enfin, le professseur, s'élevant aux considérations les plus élevées que comporte son sujet, se demande si la vie humaine ne serait qu'un songe, comme l'ont pensé Platon et Caldéron ; si l'univers à son tour ne serait qu'un rêve du moi, comme l'enseigne l'idéalisme (Berkeley, Fichte) ou peut-être un rêve de Dieu, comme le veut le brahmanisme ? Il oppose la psychologie indoue, qui fait du rêve impersonnel et de l'immobilité extatique l'état suprême de l'homme et de Dieu, à la psychologie occidentale qui met au sommet de la vie spirituelle la veille et la pensée.
Rêver et dormir sont les deux états successifs de Brahma, et l'univers, ce rêve prodigieux, qui dure des millions de nos années, n'est que la fantasmagorie d'une nuit pour l'inépuisable Maïa.
Deux psychologie différentes ont enfanté des théodicées, des cosmogonies et des morales différentes, le panthéisme et le théisme. On peut le regretter pour le rêve et pour sa magie, mais il n'est pas ce qu'il y a de plus grand, ni en nous, ni hors de nous. La nuit est belle, mais elle ne vaut pas le jour ; la contemplation est grande, mais elle ne vaut pas l'action ; le Nirwâna a ses séductions, mais il ne vaut pas la vie éternelle.

Notre étude commencée par la grande nuit théogonique d'Hésiode, finit par le soleil que le théisme fait resplendir dans le ciel des esprits, et nous pouvons répéter avec nos pères : POST TENEBRAS LUX.