HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL

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Le diariste solitaire
Texte original pour la revue Modernité
publié dans le N°19 - 2003
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SEPT 2003
par Michel Braud
Université Michel de Montaigne
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" Vae soli "
(Ecclésiaste, IV, 10 ; 5 fév.66) 1

1. Le diariste en solitaire

Amiel se sent seul face au monde, aux marges de l'activité sociale, hors de l'action qui l'indiffère, étranger aux hommes parmi lesquels il vit, toujours " déclassé et hors de son vrai milieu " (17 mars 66). Il n'enregistre que dissonance entre lui et ce qui l'entoure: Genève la malveillante, " ville des longues amertumes et des fausses joies " (24 fév. 66), " a tué [son] talent, parce qu'elle en a mortellement blessé le centre qui est la sympathie " (15 janv. 66). " Ubi male, ibi patria " se plaît-il à répéter (24 fév. 66 & 17 sept. 65), en un renversement qui l'exclut définitivement : quand le vrai milieu est perdu et que le monde heureux de la sympathie rêvée est tué par le réel, seul le mal-être au monde peut fonder une patrie. Le diariste est un solitaire qui ne peut trouver de point d'accord ni avec le monde ni avec autrui. Il accumule les rancœurs vis-à-vis de sa famille et les regrets de ne pas fonder de foyer, le malheur auquel est voué le solitaire se confondant avec celui qui frappe le célibataire: " Vae caelibi ! " se maudit-il lui-même (4 mars 70).

Pourtant, il continue à rêver d'échanges heureux, de sociabilité, de patrie même, cet " idéal de la vie en société, de l'amour collectif " (21 avr. 66). Il rêve de se conformer à l'ordre social: se marier, avoir un fils, publier une œuvre; mais il affirme parallèlement son identité comme solitaire:
Si dur, si triste, si pénible que soit l'isolement, il flatte néanmoins notre instinct d'antivasselage ; il nous crée une autonomie altière et entière; il nous fait souverains, souverains sans sujets, sans puissance, sans grandeur, mais n'ayant à s'humilier devant rien ni personne. (13 sept. 66)

L'identité du diariste hésite entre ces deux réalisations possibles: l'une mondaine, où le diariste tiendrait son identité de l'image qu'il offrirait au monde; l'autre anti-mondaine, où il recevrait son identité de lui-même, où il pourrait affirmer: " Je suis mon maître et mon seul maître " (14 avr. 66). Cette hésitation, toutefois, ne doit pas véritablement être envisagée en termes de choix, car le choix est impossible: l'identité amielienne est fondamentalement instable, en attente de décisions qui ne peuvent être prises. Amiel reconnaît régulièrement qu'il ne saurait " être tout entier de [son propre] avis" (27 nov. 66), qu'il est "l'adversaire de [ses] opinions ainsi que de [ses] inclinations" (7 sept. 66). Il pèse et repèse ainsi, au fil des années, le pour et le contre du mariage, et conclut régulièrement à l'équivalence de cet état et du célibat: "Mariez-vous, vous faites bien; ne vous mariez pas, vous faites mieux; ou plutôt en tout cas, vous aurez des regrets et si vous ne faites rien vous ne vous en repentirez pas moins." (28 juin 66) note-t-il auto-ironiquement, paraphrasant Rabelais. Le choix est impossible et inutile: impossible car choisir équivaudrait à clore le mouvement d'incertitude, à suspendre la tension d'hésitation; inutile car il ne s'agit finalement pas de trouver ce qui est préférable, il s'agit seulement de survivre: " Toi, il te semble (...) que tu n'échappes au précipice qu'en ne bougeant pas. Ne rien désirer est ta manière favorite de ne pas te tromper. " (15 sept. 66).

La solitude n'est donc pas seulement un statut social ou un mode de relation à autrui; c'est une forme d'identité. Le solitaire amielien n'a ni patrie ni foyer - à peine quelques amies choisies; surtout, c'est un individu qui balance entre la réalisation sociale et l'isolement, entre la réalisation familiale et la liberté, parce qu'il est fondamentalement en suspens de l'existence. C'est un individu qui doute de l'action parce que le doute affecte la valeur même de l'existence: " Tu n'as pas besoin de la mort pour sentir la vanité des brimborions de la vie; la vie elle-même t'apparaît comme une sorte de fantasmagorie, comme l'ombre d'un nuage sur le sol, comme la silhouette d'une vague dans l'océan. "

(17 oct. 65). Le diariste, lecteur et héritier des romantiques, mesure son caractère unique à l'aune de son angoisse métaphysique. Sa solitude est en effet celle d'un homme sans transcendance, ou plutôt qui ne peut avoir la certitude de la transcendance: " (…) Mais si Dieu n'est qu'une illusion de la pensée, une fiction ou plutôt une hallucination de l'âme? La Nature est alors la seule réalité, et l'immortalité individuelle n'est qu'une chimère. " (8 oct. 66). Le doute frappe l'existence de Dieu comme il mine toute conviction; affirmer définitivement est impossible.

Le diariste, dans cette tension, fait de son existence un long deuil: deuil de Dieu, mais surtout deuil de soi, de sa mort à venir, de ses espoirs et de ses rêves:

Tu traînes ce boulet de l'irrésolution, qui te rend inerte et impuissant.(H') Le deuil t'envahit, deuil mêlé de remords et d'effroi. Tu voudrais échapper à toi-même, sauter hors de ton ombre, secouer ta malédiction, changer de destinée. Inutile. Ta croix ne peut t'être ôtée. Ta croix, c'est ta nature, ton inconstance, ton découragement, ta paresse, ta timidité, ton orgueil, c'est le sentiment du temps perdu et des fautes irréparables, c'est ton hésitation toujours perplexe devant toute question d'avenir, c'est ta faiblesse humiliante et croissante. (9 fév. 66)

Deuil impossible de sa propre nature. Apathie et fatigue de vivre sont alors des signes du solitaire sans Dieu qui égrène ses savoirs sur luimême. Les " diables bleus" de la mélancolie 2, " enfants de la nuit et du vide " (5 fév. 66) naissent de la pesanteur de cette nature sans qualités, de la prison de l'être soudain éprouvée, de la malédiction de la destinée alors révélée. L'impuissance de soi sur soi ne connaît qu'une limite: la mort volontaire, renoncement tragique à soi qui sert de point de fuite à l'imagination solitaire:

Plus au fond, je crois découvrir une tentation, la tentation du renoncement absolu (…). Or se détacher du devoir, abdiquer ses charges, se démettre de la vie, c'est en effet déserter, rechercher ses aises, se rechercher soi-même. C'est ériger en droit et en principe sa timidité; c'est maximiser sa pratique. C'est faire ce qui te plaît et non te soumettre à ta consigne. C'est te déclarer libre, indépendant, sans maître ni obligation (…) (13 sept 66).

Le renoncement est retourné en affirmation et en pouvoir. L'introspection renverse la tentation de disparaître, que l'on retrouve si régulièrement sous la plume d'H.-F. Amiel, en une liberté nouvelle, à l'image de celle de Dieu. " Ne pas avoir de maître ", observe-t-il en effet, c'est traiter d'égal à égal avec l'univers et même avec Dieu" (Ibid.). Par le retour sur soi du solitaire mélancolique, la tentation du renoncement se fait pensée de la solitude comme souveraineté. Pourtant ce pouvoir demeure précaire: il naît de la conscience fugace de soi dans l'instant, d'un savoir éphémère, et d'une imprévisible orientation de la pensée et du discours.

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2. Une écriture solitaire

Le journal est la forme de cette saisie de soi; contre toutes les formes d'écriture mondaine, il constitue un espace d'écriture solitaire. C'est le confident qui lui permet de " résister au monde hostile " (21 déco 60) par l'exutoire secret qu'il permet, de " se soulager le cœur" (6 fév. 65), de se purifier ou de se guérir de la violence, de la laideur et de la fausseté du monde. Car c'est un espace de repli pour le diariste qui contemple les passions qui agitent les hommes:

C'est (...) le propre de notre ville d'abriter les inimitiés les plus violentes du monde moral et d'être une poudrière continuellement en possibilité d'explosion. On trouve ici au point de vue religieux, politique, scientifique, artistique, l'anarchie la plus véhémente des idées et la guerre civile des écoles à l'état chronique. C'est curieux pour le contemplateur, mais fastidieux pour l'ami du repos. (24 nov. 66 ; nous soulignons)

Par le journal, le contemplateur se tient à distance de cet objet toujours curieux pour lui, que constitue la société dans laquelle il vit. La tentation moraliste est continuellement sous-jacente; il s'agit - dans la solitude d'une écriture secrète - de dévoiler, juger et dénoncer: dire la vérité du monde, montrer à nu les ressorts qui font agir les hommes, déchirer les apparences:

L'autre jour, à la montagne, n'ai-je pas vu mon ami Lecoultre, le meilleur des pères et la plus délicate des consciences, faire ôter son jeune fils qui en marchant, longeait le précipice, non qu'il y eût danger pour l'enfant, mais parce qu'il y avait une vague tentation chez le père de pousser son fils en bas. Ces possibilités diaboliques ont comme l'abîme un attrait vertigineux. (21 janv. 66)


Dans l'espace qu'il se crée par l'écriture, le diariste possède la toute-puissance de celui qui dénonce l'illusion que porte en lui, par essence, le discours social; il reconstitue la vérité dans le seul espace qui puisse la supporter, l'intimité: " On se sent le besoin de rétablir la justice et la liberté, et on le fait in petto, en méprisant ce qui ne mérite pas l'estime, en jugeant la victoire et le vainqueur, en refusant à la force son hommage et au destin son acquiescement. " (4 mai 66). Le solitaire est l'homme qui tient pour lui-même un discours de vérité, contre celui du monde qu'il qualifie plus loin de " vil ", et contre le destin, discours de l'ordre du monde. Sa position de contempteur de l'ignoble, du mesquin ou du faux, est bien à l'image de celle des solitaires des siècles antérieurs 3 ; mais à la différence de ceux-ci, lui ne tient sa vérité que de lui-même.

Le rapport de présence à soi-même se présente comme le point d'ancrage de cette attitude solitaire, à laquelle le journal donne forme. " À quoi cela sert-il? " s'interroge-t-il après avoir décomposé le " carambolage tournant d'idées qui a fait zigzaguer [sa] plume pendant une heure " : " à se sentir vivre " (4 avr. 66), L'écriture permet une adhésion non médiatisée de soi à soi, par la pensée, Le solitaire est un Narcisse qui se livre à l'infinie contemplation de lui-même, dans un présent éprouvé en continu: " le présent est notre patrimoine essentiel; à la rigueur, la minute où je parle est la seule qui m'appartienne " (2 avr. 66) ; ou alors, il a conscience de l'altérité de soi à soi que le journal va s'employer à réduire: " moi, être diffluent, ondoyant, dispersé, j'ai une peine infinie à rassembler mes molécules, je m'échappe continuellement à moi-même, en dépit de mes méditations quotidiennes et de mon journal intime " (11 nov. 66). L'énonciation diaristique est bien celle de la quête d'une coïncidence du sujet avec lui-même, au présent. Le journal est le lieu du diariste, presque le seul endroit où il sente chez lui, c'est-à-dire l'un de ces endroits " où l'on voudrait mourir " (23 oct. 73).

La réimplication amielienne 4, par laquelle le sujet entre en relation intuitive et sympathique avec les objets du monde, relève de la même quête d'un rapport sans médiation:

Les rumeurs de la ville montent à ma fenêtre ouverte. (...) Autour de moi, c'est plutôt le calme, le silence (...). Je ressens le charme de la solitude, et la poésie de la mansarde. J'éprouve la joie de la contemplation, ma joie préférée, celle où notre âme, sortant d'elle-même, devient l'âme d'une ville, d'un paysage, et sent vivre en soi une multitude de vies. Ici, plus de résistance, de négation, de blâme; tout est affirmatif; on se sent en accord, en harmonie, en sympathie avec la nature, avec le milieu que l'on résume. (12 mai 67)

Le journal transcrit la présence du sujet aux choses que réalise la conscience, sous la forme de consonance divine entre l'âme et les objets qu'elle considère. La fusion imaginaire du sujet avec le monde prend consistance dans l'écriture journalière. Le sujet " s'évanoui[t] dans les choses" (17 janv. 66) par le même mouvement qu'il les contemple et qu'il transcrit sa contemplation.

La tenue du journal est donc l'affirmation d'un discours de vérité contre celui du monde, l'actualisation d'une présence à soi par le langage, et la matérialisation d'une souveraineté. " Après le bonheur d'être utile au prochain et de rendre témoignage à sa foi, (...) il y a place pour ce plaisir raffiné de la pensée qui jouit de la pensée et de la vie qui prend possession de la vie. On revient ainsi à son centre, on s'affirme dans son indépendance, on est momentanément souverain " note Amiel, le 2 mai 1867, non sans concessions aux valeurs sociales. Mais celles-ci traversées, l'écriture solitaire est bien donnée comme la voie de la puissance et de l'ataraxie divine. " Désirer, chercher, vouloir nous jettent hors de nous-mêmes et nous mettent à la merci des choses extérieures qui nous manquent et que nous convoitons. La contemplation nous fait sans besoin, elle nous rapproche des dieux " continue le diariste. Le miroir du journal plonge le diariste dans la plénitude narcissique de l'instant.

Pourtant, cette saisie heureuse de soi est régulièrement dénoncée comme vaine par le diariste qui reprend alors à son compte le discours social:

Je viens de relire le n° 87 [c'est-à-dire le cahier précédent]. (...) Si les carnassiers sont déjà un gibier médiocre, parce qu'ils vivent d'autres êtres vivants, l'animal qui vivrait de lui-même serait sans doute le plus mauvais à manger. Un chat qui court après sa queue est, d'autre part, une bête assez ridicule. Eh bien! un journal intime ne nous montre-t-il pas un individu livré à ces deux occupations stériles, se courir après ou se déguster soi-même. Goethe aurait redit de cette psychologie autophage ce qu'il a dit de la spéculation: qu'elle est un vertigo dans les landes arides, au lieu d'être la cueillette joyeuse des vergers de la vie. (19 déc. 67

Sous l'angle de la morale, la quête de la plénitude intime est vaine. Course après soi-même, autodévoration et " caprice ou fantaisie " 5, le journal tresse l'impossibilité d'atteindre son objet, le retour autodestructeur sur soi, et la vanité de la légèreté. Toutefois, quelle que soit la condamnation, sa pratique demeure irrépressible: " mon tic est le Monologue " continue le diariste. Le discours social ne peut réduire le bonheur secret de la contemplation journalière.

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3. La confession solitaire

Bonheur secret, le journal se présente comme fondé sur une énonciation en rupture par rapport aux autres formes d'énonciation: énonciation solitaire, si l'on peut ainsi parler, qui semble n'avoir comme destinataire que le diariste lui-même, et ponctuellement quelques lecteurs rares et choisis: le diariste tient explicitement son journal pour lui-même, et le relit régulièrement: " Trouvant ici un asile toujours ouvert, un auditeur toujours complaisant, j'ai pris l'habitude de me taire pour le prochain et de me suffire comme auditoire " (21 oct. 67). La finalité première de ses notes est de conserver " au moins quelques traces des pensées qui ont fait le tissu de [ses] jours " (26 fév. 66). La communication à quelques-unes de ses amies se fait sur le mode de la confiance totale, de la " substitution du nous au moi " (29 avr. 68) - nécessairement déçue, donc. 6 Le journal se veut une forme d'écriture secrète: échappant au circuit de la communication mondaine.

Mais le diariste se place aussi dans une autre position; le refus de lecteurs contemporains n'exclut pas pour autant qu'il projette des lecteurs posthumes dans son texte: " Si j'ai servi quelque peu au monde, ces pages pourront être utilisées. On en tirera des leçons morales. " (12 déc. 69). La finalité est étroite mais laisse percer le point de vue de celui qui attend d'être lu en un autre temps; à travers la réduction de l'expérience intime à une visée morale se conserve au moins la projection d'un lecteur. Le texte n'est plus le même, il est vrai: ce n'est qu'un choix, même si le diariste l'élargit, dans son testament de 1874, à des " pensées et fragments de toute espèce " 7, moraux ou poétiques. Le modèle des Pensées de Joubert 8 qu'il cite à plusieurs reprises et qui a déjà été à l'origine des fragments réflexifs de Grains de mil (1854), demeure sous-jacent. Il s'agit de transformer le journal en œuvre en en changeant le statut, sans pour autant couper entièrement la référence à l'expérience individuelle, mais en en gommant la portée proprement intime.

Un autre modèle, plus diffus, se superpose toutefois à celui-ci au long du Journal intime: celui qui fait de ce texte même dans son ensemble une œuvre posthume. Lisant, comme tous les diaristes, les quelques journaux publiés à son époque, Amiel donne indirectement à son lecteur une grille de lecture de son propre journal - et peut-être à son exécuteur testamentaire des conseils pour son édition. Il manifeste sa déception à la lecture de celui de Maurice de Guérin, auquel il reproche, comme à celui de Lavater, de ne pas dessiner " une individualité distincte ". Il ajoute:

Le Journal ainsi entendu n'est qu'un confessionnal presque impersonnel, ne caractérisant pas plus un pécheur qu'un autre, sans précision biographique ou historique, trompeur par conséquent, puisqu'il ne sert pas à reconstruire un homme dans sa différence spécifique des hommes de son genre. Impossible, par exemple, de voir dans ce journal ce que faisait Maurice, qui il voyait, quelles étaient ses occupations, etc. (12 janv. 66)

Amiel assigne au genre une finalité qui ne se réduit pas à l'édification morale, et pose la reconstitution de l'expérience individuelle en valeur littéraire. Le journal doit intégrer l'évocation des faits et situations qui constituent la trame de l'existence du diariste pour permettre au lecteur de reconstruire son portrait et son histoire - de faire de son journal une narration organisée autour d'un personnage qui possède une épaisseur factuelle et psychologique. Il ne s'agit plus de proposer des bribes de texte à valeur morale et esthétique, comme dans le projet explicite d'Amiel, mais d'offrir la description et l'histoire d'une individualité, description et histoire fondée sur l'évocation des faits quotidiens mais aussi sur la révélation de l'intime: " si les autres traces de mon passage s'effacent, du moins ces six mille pages (qui je l'espère, survivront à ma mort et seront conservées par ceux auxquelles elles reviendront) seront un témoignage de ma vie cachée et fourniront les lignes d'un portrait individuel " (20 oct. 64). La représentation littéraire se constitue par les détails de la vie matérielle et par la profondeur psychologique du diariste- personnage.

La métamorphose dont rêve Amiel est donc celle du texte intime en œuvre posthume. " Pour toi, s'interpelle-t-il treize ans plus tard, ces 14000 pages de journal paraissent des ritournelles et des redites, parce que la vie intérieure tourne en cercle. Qui sait si d'autres n'y trouveront pas un attrait plus sérieux (...)? L'auteur de L'Africa ne tenait pas à ses petits sonnets amoureux, et ce sont ces petits sonnets qui ont fait sa gloire. " (6 nov. 77). Son journal, au moment où il le regarde, est une œuvre littéraire potentielle, à l'image de celle de Pétrarque. Et si la taille l'effraie souvent lui-même, il a néanmoins le sentiment d'avoir dépassé ceux qui l'ont précédé en ne réduisant pas ses notes à des essais moraux et littéraires; il a le sentiment de proposer une œuvre aussi nouvelle que le Canzionere, justement parce qu'elle conserve les ritournelles et redites de la vie intérieure d'un homme, c'est à dire son intimité et le rythme de son existence. Ce qui constitue finalement sa différence spécifique.

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Le Journal intime d'Amiel porte donc simultanément une quête d'être et une double quête littéraire, dans le cadre reconnu d'abord, des fragments moraux et poétiques, et plus complètement dans celui de l'aveu intime. Visées qui se superposent, et auxquelles correspondent autant de figures de lecteurs. La solitude apparaît alors comme une position centrale qui articule le repli et la lecture secrète de soi et du monde, et, dans la distance temporelle de la publication posthume, la création et l'aspiration à une reconnaissance littéraire. Le diariste solitaire réduit l'écriture à un solipsisme dont la circularité comporte des points de fuite par-delà la mort; c'est un homme auquel il ne reste que la parole, la parole sur lui-même et pour lui-même - mais qui sait que cette parole le porte au-delà de lui-même. Un homme qui a ainsi conjuré le pire danger, celui du silence: Vae silentibus (13 fév. 80).

Michel Braud
Université Michel de Montaigne

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NOTES

 


1 Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, édition intégrale publiée sous la direction de B. Gagnehin et Ph. M. Monnier, Lausanne, L'Age d'Homme, 12 vol., 1976-1994. Nous nous appuierons essentiellement sur l'année 1866 (vol. VI) sans exclure les références à d'autres années. Nous indiquons dans notre texte, entre parenthèses, la date de chaque citation. Amiel aime à citer l'adage Vae soli (au pluriel parfois: vae solis) ; voir p.ex. 12 juil. 59 & 26 déco 71.

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2 "Souffrir les diables bleus, être triste, mélancolique" (A. Mollard-Desfour, Le Dictionnaire des mots et expressions de couleur du XXe siècle. Le Bleu, CNRS éditions, 1998, p.91). Amiel reprend à plusieurs reprises l'expression "diables bleus" (voir p.ex. 20 fév., 28 fév., 25 avr. 66).

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3 Voir Pierre Naudin, L'Expérience et le sentiment de la solitude dans la littérature française de l'aube des Lumières à la Révolution, Klincksiek, 1995, p. 120-145.

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4 Sur ce concept, voir Grains de mil, cité in Georges Poulet, Entre moi et moi. Essais critiques sur la conscience de soi, Corti, 1977, p. 73.

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5 Émile Littré, Dictionnaire de la languefrançaise, s.v. "vertigo".

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6 "Ce soir appris que certain carnet avait été lu indûment. Cela m'a chiffonné et presque chagriné, car indirectement cela a rendu vaine une précaution prise et une promesse faite." (25 août 66)

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7 Journal intime, vol. I, Préfaces, p. 99. Amiel commente ce testament dans la note du 11 août 1880.

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8 Amiel lit en 1851 l'édition de 1842 des Pensées (17 fév. 1851).

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