" Vae soli "
(Ecclésiaste, IV, 10 ; 5
fév.66) 1
1. Le diariste en
solitaire
Amiel se sent seul face au monde, aux marges
de l'activité sociale, hors de l'action qui
l'indiffère, étranger aux hommes parmi
lesquels il vit, toujours " déclassé et
hors de son vrai milieu " (17 mars 66). Il n'enregistre
que dissonance entre lui et ce qui l'entoure:
Genève la malveillante, " ville des longues
amertumes et des fausses joies " (24 fév. 66), " a
tué [son] talent, parce qu'elle en a
mortellement blessé le centre qui est la sympathie
" (15 janv. 66). " Ubi male, ibi patria " se
plaît-il à répéter (24
fév. 66 & 17 sept. 65), en un renversement qui
l'exclut définitivement : quand le vrai milieu
est perdu et que le monde heureux de la sympathie
rêvée est tué par le
réel, seul le mal-être au monde peut fonder
une patrie. Le diariste est un solitaire qui ne peut
trouver de point d'accord ni avec le monde ni avec
autrui. Il accumule les rancurs vis-à-vis de
sa famille et les regrets de ne pas fonder de foyer, le
malheur auquel est voué le solitaire se confondant
avec celui qui frappe le célibataire: " Vae
caelibi ! " se maudit-il lui-même (4 mars
70).
Pourtant, il continue à rêver
d'échanges heureux, de sociabilité, de
patrie même, cet " idéal de la vie en
société, de l'amour collectif " (21 avr.
66). Il rêve de se conformer à l'ordre
social: se marier, avoir un fils, publier une uvre;
mais il affirme parallèlement son identité
comme solitaire:
Si dur, si triste, si
pénible que soit l'isolement, il flatte
néanmoins notre instinct d'antivasselage ; il
nous crée une autonomie altière et
entière; il nous fait souverains, souverains
sans sujets, sans puissance, sans grandeur, mais
n'ayant à s'humilier devant rien ni personne.
(13 sept. 66)
L'identité du diariste hésite entre ces
deux réalisations possibles: l'une mondaine,
où le diariste tiendrait son identité de
l'image qu'il offrirait au monde; l'autre anti-mondaine,
où il recevrait son identité de
lui-même, où il pourrait affirmer: " Je suis
mon maître et mon seul maître " (14 avr. 66).
Cette hésitation, toutefois, ne doit pas
véritablement être envisagée en
termes de choix, car le choix est impossible:
l'identité amielienne est fondamentalement
instable, en attente de décisions qui ne peuvent
être prises. Amiel reconnaît
régulièrement qu'il ne saurait " être
tout entier de [son propre] avis" (27 nov. 66),
qu'il est "l'adversaire de [ses] opinions ainsi
que de [ses] inclinations" (7 sept. 66). Il
pèse et repèse ainsi, au fil des
années, le pour et le contre du mariage, et
conclut régulièrement à
l'équivalence de cet état et du
célibat: "Mariez-vous, vous faites bien; ne vous
mariez pas, vous faites mieux; ou plutôt en tout
cas, vous aurez des regrets et si vous ne faites rien
vous ne vous en repentirez pas moins." (28 juin 66)
note-t-il auto-ironiquement, paraphrasant Rabelais. Le
choix est impossible et inutile: impossible car choisir
équivaudrait à clore le mouvement
d'incertitude, à suspendre la tension
d'hésitation; inutile car il ne s'agit finalement
pas de trouver ce qui est préférable, il
s'agit seulement de survivre: " Toi, il te semble (...)
que tu n'échappes au précipice qu'en ne
bougeant pas. Ne rien désirer est ta
manière favorite de ne pas te tromper. " (15 sept.
66).
La solitude n'est donc pas seulement un statut social ou
un mode de relation à autrui; c'est une forme
d'identité. Le solitaire amielien n'a ni patrie ni
foyer - à peine quelques amies choisies; surtout,
c'est un individu qui balance entre la réalisation
sociale et l'isolement, entre la réalisation
familiale et la liberté, parce qu'il est
fondamentalement en suspens de l'existence. C'est un
individu qui doute de l'action parce que le doute affecte
la valeur même de l'existence: " Tu n'as pas besoin
de la mort pour sentir la vanité des brimborions
de la vie; la vie elle-même t'apparaît comme
une sorte de fantasmagorie, comme l'ombre d'un nuage sur
le sol, comme la silhouette d'une vague dans
l'océan. "
(17 oct. 65). Le diariste, lecteur et héritier des
romantiques, mesure son caractère unique à
l'aune de son angoisse métaphysique. Sa solitude
est en effet celle d'un homme sans transcendance, ou
plutôt qui ne peut avoir la certitude de la
transcendance: " (
) Mais si Dieu n'est qu'une
illusion de la pensée, une fiction ou plutôt
une hallucination de l'âme? La Nature est alors la
seule réalité, et l'immortalité
individuelle n'est qu'une chimère. " (8 oct. 66).
Le doute frappe l'existence de Dieu comme il mine toute
conviction; affirmer définitivement est
impossible.
Le diariste, dans cette tension, fait de son existence un
long deuil: deuil de Dieu, mais surtout deuil de soi, de
sa mort à venir, de ses espoirs et de ses
rêves:
Tu traînes ce boulet de
l'irrésolution, qui te rend inerte et
impuissant.(H') Le deuil t'envahit, deuil
mêlé de remords et d'effroi. Tu voudrais
échapper à toi-même, sauter hors
de ton ombre, secouer ta malédiction, changer
de destinée. Inutile. Ta croix ne peut
t'être ôtée. Ta croix, c'est ta
nature, ton inconstance, ton découragement, ta
paresse, ta timidité, ton orgueil, c'est le
sentiment du temps perdu et des fautes
irréparables, c'est ton hésitation
toujours perplexe devant toute question d'avenir,
c'est ta faiblesse humiliante et croissante. (9
fév. 66)
Deuil impossible de sa propre
nature. Apathie et fatigue de vivre sont alors des signes
du solitaire sans Dieu qui égrène ses
savoirs sur luimême. Les " diables
bleus" de la mélancolie 2, "
enfants de la nuit et du vide " (5 fév. 66)
naissent de la pesanteur de cette nature sans
qualités, de la prison de l'être soudain
éprouvée, de la malédiction
de la destinée alors révélée.
L'impuissance de soi sur soi ne connaît qu'une
limite: la mort volontaire, renoncement tragique à
soi qui sert de point de fuite à l'imagination
solitaire:
Plus au fond, je crois
découvrir une tentation, la tentation du
renoncement absolu (
). Or se détacher du
devoir, abdiquer ses charges, se démettre de la
vie, c'est en effet déserter, rechercher ses
aises, se rechercher soi-même. C'est
ériger en droit et en principe sa
timidité; c'est maximiser sa pratique. C'est
faire ce qui te plaît et non te soumettre
à ta consigne. C'est te déclarer libre,
indépendant, sans maître ni obligation
(
) (13 sept 66).
Le renoncement est retourné en affirmation et
en pouvoir. L'introspection renverse la tentation de
disparaître, que l'on retrouve si
régulièrement sous la plume d'H.-F. Amiel,
en une liberté nouvelle, à l'image de celle
de Dieu. " Ne pas avoir de maître ", observe-t-il
en effet, c'est traiter d'égal à
égal avec l'univers et même avec Dieu"
(Ibid.). Par le retour sur soi du solitaire
mélancolique, la tentation du renoncement
se fait pensée de la solitude comme
souveraineté. Pourtant ce pouvoir demeure
précaire: il naît de la conscience fugace de
soi dans l'instant, d'un savoir
éphémère, et d'une
imprévisible orientation de la pensée et du
discours.
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*
2. Une écriture solitaire
Le journal est la forme de cette saisie de soi; contre
toutes les formes d'écriture mondaine, il
constitue un espace d'écriture solitaire. C'est le
confident qui lui permet de " résister au monde
hostile " (21 déco 60) par l'exutoire secret qu'il
permet, de " se soulager le cur" (6 fév.
65), de se purifier ou de se guérir de la
violence, de la laideur et de la fausseté du
monde. Car c'est un espace de repli pour le diariste qui
contemple les passions qui agitent les hommes:
C'est (...) le propre de
notre ville d'abriter les inimitiés les plus
violentes du monde moral et d'être une
poudrière continuellement en possibilité
d'explosion. On trouve ici au point de vue religieux,
politique, scientifique, artistique, l'anarchie la
plus véhémente des idées et la
guerre civile des écoles à l'état
chronique. C'est curieux pour le contemplateur, mais
fastidieux pour l'ami du repos. (24 nov. 66 ; nous
soulignons)
Par le journal, le contemplateur se tient à
distance de cet objet toujours curieux pour lui, que
constitue la société dans laquelle il vit.
La tentation moraliste est continuellement sous-jacente;
il s'agit - dans la solitude d'une écriture
secrète - de dévoiler, juger et
dénoncer: dire la vérité du monde,
montrer à nu les ressorts qui font agir les
hommes, déchirer les apparences:
L'autre jour, à la
montagne, n'ai-je pas vu mon ami Lecoultre, le
meilleur des pères et la plus délicate
des consciences, faire ôter son jeune fils qui
en marchant, longeait le précipice, non qu'il y
eût danger pour l'enfant, mais parce qu'il y
avait une vague tentation chez le père de
pousser son fils en bas. Ces possibilités
diaboliques ont comme l'abîme un attrait
vertigineux. (21 janv. 66)
Dans l'espace qu'il se crée
par l'écriture, le diariste possède la
toute-puissance de celui qui dénonce l'illusion
que porte en lui, par essence, le discours social; il
reconstitue la vérité dans le seul espace
qui puisse la supporter, l'intimité: " On se sent
le besoin de rétablir la justice et la
liberté, et on le fait in petto, en
méprisant ce qui ne mérite pas l'estime, en
jugeant la victoire et le vainqueur, en refusant à
la force son hommage et au destin son acquiescement. " (4
mai 66). Le solitaire est l'homme qui tient pour
lui-même un discours de vérité,
contre celui du monde qu'il qualifie plus loin de " vil
", et contre le destin, discours de l'ordre du
monde. Sa position de contempteur de l'ignoble, du
mesquin ou du faux, est bien à l'image de celle
des solitaires des siècles
antérieurs 3 ; mais à la
différence de ceux-ci, lui ne tient sa
vérité que de lui-même.
Le rapport de présence à soi-même se
présente comme le point d'ancrage de cette
attitude solitaire, à laquelle le journal donne
forme. " À quoi cela sert-il? " s'interroge-t-il
après avoir décomposé le "
carambolage tournant d'idées qui a fait zigzaguer
[sa] plume pendant une heure " : " à se
sentir vivre " (4 avr. 66), L'écriture permet une
adhésion non médiatisée de soi
à soi, par la pensée, Le solitaire est un
Narcisse qui se livre à l'infinie contemplation de
lui-même, dans un présent
éprouvé en continu: " le présent est
notre patrimoine essentiel; à la rigueur, la
minute où je parle est la seule qui m'appartienne
" (2 avr. 66) ; ou alors, il a conscience de
l'altérité de soi à soi que le
journal va s'employer à réduire: " moi,
être diffluent, ondoyant, dispersé, j'ai une
peine infinie à rassembler mes molécules,
je m'échappe continuellement à
moi-même, en dépit de mes méditations
quotidiennes et de mon journal intime " (11 nov. 66).
L'énonciation diaristique est bien celle de la
quête d'une coïncidence du sujet avec
lui-même, au présent. Le journal est le
lieu du diariste, presque le seul endroit
où il sente chez lui, c'est-à-dire l'un de
ces endroits " où l'on voudrait mourir " (23 oct.
73).
La
réimplication amielienne 4, par
laquelle le sujet entre en relation intuitive et
sympathique avec les objets du monde, relève de la
même quête d'un rapport sans
médiation:
Les rumeurs de la ville
montent à ma fenêtre ouverte. (...)
Autour de moi, c'est plutôt le calme, le silence
(...). Je ressens le charme de la solitude, et la
poésie de la mansarde. J'éprouve la joie
de la contemplation, ma joie
préférée, celle où notre
âme, sortant d'elle-même, devient
l'âme d'une ville, d'un paysage, et sent vivre
en soi une multitude de vies. Ici, plus de
résistance, de négation, de blâme;
tout est affirmatif; on se sent en accord, en
harmonie, en sympathie avec la nature, avec le milieu
que l'on résume. (12 mai 67)
Le journal transcrit la présence du sujet aux
choses que réalise la conscience, sous la forme de
consonance divine entre l'âme et les objets qu'elle
considère. La fusion imaginaire du sujet avec le
monde prend consistance dans l'écriture
journalière. Le sujet "
s'évanoui[t] dans les choses" (17 janv.
66) par le même mouvement qu'il les contemple et
qu'il transcrit sa contemplation.
La tenue du journal est donc l'affirmation d'un discours
de vérité contre celui du monde,
l'actualisation d'une présence à soi par le
langage, et la matérialisation d'une
souveraineté. " Après le bonheur
d'être utile au prochain et de rendre
témoignage à sa foi, (...) il y a place
pour ce plaisir raffiné de la pensée qui
jouit de la pensée et de la vie qui prend
possession de la vie. On revient ainsi à son
centre, on s'affirme dans son indépendance, on est
momentanément souverain " note Amiel, le 2 mai
1867, non sans concessions aux valeurs sociales. Mais
celles-ci traversées, l'écriture solitaire
est bien donnée comme la voie de la puissance et
de l'ataraxie divine. " Désirer, chercher, vouloir
nous jettent hors de nous-mêmes et nous mettent
à la merci des choses extérieures qui nous
manquent et que nous convoitons. La contemplation nous
fait sans besoin, elle nous rapproche des dieux "
continue le diariste. Le miroir du journal plonge le
diariste dans la plénitude narcissique de
l'instant.
Pourtant, cette saisie heureuse de soi est
régulièrement dénoncée comme
vaine par le diariste qui reprend alors à son
compte le discours social:
Je viens de relire le n°
87 [c'est-à-dire le cahier
précédent]. (...) Si les carnassiers
sont déjà un gibier médiocre,
parce qu'ils vivent d'autres êtres vivants,
l'animal qui vivrait de lui-même serait sans
doute le plus mauvais à manger. Un chat qui
court après sa queue est, d'autre part, une
bête assez ridicule. Eh bien! un journal intime
ne nous montre-t-il pas un individu livré
à ces deux occupations stériles, se
courir après ou se déguster
soi-même. Goethe aurait redit de cette
psychologie autophage ce qu'il a dit de la
spéculation: qu'elle est un vertigo dans les
landes arides, au lieu d'être la cueillette
joyeuse des vergers de la vie. (19 déc. 67
Sous l'angle de la morale, la
quête de la plénitude intime est vaine.
Course après soi-même, autodévoration
et "
caprice ou fantaisie " 5, le journal
tresse l'impossibilité d'atteindre son objet, le
retour autodestructeur sur soi, et la vanité de la
légèreté. Toutefois, quelle que soit
la condamnation, sa pratique demeure
irrépressible: " mon tic est le Monologue "
continue le diariste. Le discours social ne peut
réduire le bonheur secret de la contemplation
journalière.
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*
3. La confession solitaire
Bonheur secret, le journal se
présente comme fondé sur une
énonciation en rupture par rapport aux autres
formes d'énonciation: énonciation
solitaire, si l'on peut ainsi parler, qui semble
n'avoir comme destinataire que le diariste
lui-même, et ponctuellement quelques lecteurs rares
et choisis: le diariste tient explicitement son journal
pour lui-même, et le relit
régulièrement: " Trouvant ici un asile
toujours ouvert, un auditeur toujours complaisant, j'ai
pris l'habitude de me taire pour le prochain et de me
suffire comme auditoire " (21 oct. 67). La
finalité première de ses notes est de
conserver " au moins quelques traces des pensées
qui ont fait le tissu de [ses] jours " (26
fév. 66). La communication à quelques-unes
de ses amies se fait sur le mode de la confiance totale,
de la " substitution du nous au moi " (29
avr. 68) - nécessairement
déçue, donc. 6 Le journal se
veut une forme d'écriture secrète:
échappant au circuit de la communication
mondaine.
Mais le
diariste se place aussi dans une autre position; le refus
de lecteurs contemporains n'exclut pas pour autant qu'il
projette des lecteurs posthumes dans son texte: " Si j'ai
servi quelque peu au monde, ces pages pourront être
utilisées. On en tirera des leçons morales.
" (12 déc. 69). La finalité est
étroite mais laisse percer le point de vue de
celui qui attend d'être lu en un autre temps;
à travers la réduction de
l'expérience intime à une visée
morale se conserve au moins la projection d'un lecteur.
Le texte n'est plus le même, il est vrai: ce n'est
qu'un choix, même si le diariste l'élargit,
dans son testament de 1874, à des "
pensées et fragments de toute espèce "
7, moraux ou poétiques. Le
modèle des Pensées de
Joubert 8 qu'il cite à plusieurs
reprises et qui a déjà été
à l'origine des fragments réflexifs de
Grains de mil (1854), demeure sous-jacent. Il s'agit de
transformer le journal en uvre en en changeant le
statut, sans pour autant couper entièrement la
référence à l'expérience
individuelle, mais en en gommant la portée
proprement intime.
Un autre modèle, plus diffus, se superpose
toutefois à celui-ci au long du Journal intime:
celui qui fait de ce texte même dans son ensemble
une uvre posthume. Lisant, comme tous les
diaristes, les quelques journaux publiés à
son époque, Amiel donne indirectement à son
lecteur une grille de lecture de son propre journal - et
peut-être à son exécuteur
testamentaire des conseils pour son édition. Il
manifeste sa déception à la lecture de
celui de Maurice de Guérin, auquel il reproche,
comme à celui de Lavater, de ne pas dessiner " une
individualité distincte ". Il ajoute:
Le Journal ainsi entendu
n'est qu'un confessionnal presque impersonnel, ne
caractérisant pas plus un pécheur qu'un
autre, sans précision biographique ou
historique, trompeur par conséquent, puisqu'il
ne sert pas à reconstruire un homme dans sa
différence spécifique des hommes de son
genre. Impossible, par exemple, de voir dans ce
journal ce que faisait Maurice, qui il voyait, quelles
étaient ses occupations, etc. (12 janv. 66)
Amiel assigne au genre une finalité qui ne se
réduit pas à l'édification morale,
et pose la reconstitution de l'expérience
individuelle en valeur littéraire. Le journal doit
intégrer l'évocation des faits et
situations qui constituent la trame de l'existence du
diariste pour permettre au lecteur de reconstruire
son portrait et son histoire - de faire de son journal
une narration organisée autour d'un personnage qui
possède une épaisseur factuelle et
psychologique. Il ne s'agit plus de proposer des bribes
de texte à valeur morale et esthétique,
comme dans le projet explicite d'Amiel, mais d'offrir la
description et l'histoire d'une
individualité, description et histoire
fondée sur l'évocation des faits quotidiens
mais aussi sur la révélation de l'intime: "
si les autres traces de mon passage s'effacent, du moins
ces six mille pages (qui je l'espère, survivront
à ma mort et seront conservées par ceux
auxquelles elles reviendront) seront un témoignage
de ma vie cachée et fourniront les lignes d'un
portrait individuel " (20 oct. 64). La
représentation littéraire se constitue par
les détails de la vie matérielle et par la
profondeur psychologique du diariste- personnage.
La métamorphose dont rêve Amiel est donc
celle du texte intime en uvre posthume. " Pour toi,
s'interpelle-t-il treize ans plus tard, ces 14000 pages
de journal paraissent des ritournelles et des redites,
parce que la vie intérieure tourne en cercle. Qui
sait si d'autres n'y trouveront pas un attrait plus
sérieux (...)? L'auteur de L'Africa ne tenait pas
à ses petits sonnets amoureux, et ce sont ces
petits sonnets qui ont fait sa gloire. " (6 nov. 77). Son
journal, au moment où il le regarde, est une
uvre littéraire potentielle, à
l'image de celle de Pétrarque. Et si la taille
l'effraie souvent lui-même, il a néanmoins
le sentiment d'avoir dépassé ceux qui l'ont
précédé en ne réduisant pas
ses notes à des essais moraux et
littéraires; il a le sentiment de proposer une
uvre aussi nouvelle que le Canzionere, justement
parce qu'elle conserve les ritournelles et
redites de la vie intérieure d'un
homme, c'est à dire son intimité et le
rythme de son existence. Ce qui constitue finalement sa
différence spécifique.
*
Le Journal intime d'Amiel porte donc
simultanément une quête d'être et une
double quête littéraire, dans le cadre
reconnu d'abord, des fragments moraux et
poétiques, et plus complètement dans celui
de l'aveu intime. Visées qui se superposent, et
auxquelles correspondent autant de figures de lecteurs.
La solitude apparaît alors comme une position
centrale qui articule le repli et la lecture
secrète de soi et du monde, et, dans la distance
temporelle de la publication posthume, la création
et l'aspiration à une reconnaissance
littéraire. Le diariste solitaire réduit
l'écriture à un solipsisme dont la
circularité comporte des points de fuite
par-delà la mort; c'est un homme auquel il ne
reste que la parole, la parole sur lui-même et pour
lui-même - mais qui sait que cette parole le porte
au-delà de lui-même. Un homme qui a ainsi
conjuré le pire danger, celui du silence: Vae
silentibus (13 fév. 80).
Michel Braud
Université Michel de Montaigne
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NOTES
1 Henri-Frédéric Amiel, Journal intime,
édition intégrale publiée sous la
direction de B. Gagnehin et Ph. M. Monnier, Lausanne,
L'Age d'Homme, 12 vol., 1976-1994. Nous nous appuierons
essentiellement sur l'année 1866 (vol. VI) sans
exclure les références à d'autres
années. Nous indiquons dans notre texte, entre
parenthèses, la date de chaque citation. Amiel
aime à citer l'adage Vae soli (au pluriel parfois:
vae solis) ; voir p.ex. 12 juil. 59 & 26 déco
71.
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2 "Souffrir les diables bleus, être triste,
mélancolique" (A. Mollard-Desfour, Le Dictionnaire
des mots et expressions de couleur du XXe siècle.
Le Bleu, CNRS éditions, 1998, p.91). Amiel reprend
à plusieurs reprises l'expression "diables bleus"
(voir p.ex. 20 fév., 28 fév., 25 avr.
66).
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3 Voir Pierre Naudin, L'Expérience et le sentiment
de la solitude dans la littérature
française de l'aube des Lumières à
la Révolution, Klincksiek, 1995, p. 120-145.
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4 Sur ce concept, voir Grains de mil, cité in
Georges Poulet, Entre moi et moi. Essais critiques sur la
conscience de soi, Corti, 1977, p. 73.
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5 Émile Littré, Dictionnaire de la
languefrançaise, s.v. "vertigo".
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6 "Ce soir appris que certain carnet avait
été lu indûment. Cela m'a
chiffonné et presque chagriné, car
indirectement cela a rendu vaine une précaution
prise et une promesse faite." (25 août 66)
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7 Journal intime, vol. I, Préfaces, p. 99. Amiel
commente ce testament dans la note du 11 août
1880.
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8 Amiel lit en 1851 l'édition de 1842 des
Pensées (17 fév. 1851).
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