Retour vers "Etudes et travaux"
Louis Vannieuwenborgh

 

 

 

 

 

 

Les débuts du Journal intime

 

d'Amiel

 

 

 

 

 

29 juin 1995

 

 

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

 

Est-il rien de plus ennuyeux que le début d'un journal intime? Enfantillages, naïvetés, maladresses d'expression : le lecteur se hâte vers les années de la maturité et paye son droit d'entrée en bâillements. Ainsi en est-il avec Amiel. Lui-même qualifie ses premières notes journalières d'antécédents... et oublie d'y joindre un carnet, le premier, commencé moins d'un mois après son dix-septième anniversaire. Il est vrai qu'il débute par quatre mots affligeants : rien fait cette semaine... Critiques et lecteurs ricanent ou détournent charitablement les yeux : l'aboulique commence mal...

 

La relecture du journal de jeunesse m'a convaincu du contraire : c'est au lecteur négligent et pressé d'être honteux, ce qui était mon cas. Ces premières pages, replacées en situation, lues à leur rythme, sont d'une richesse confondante. Aveugle! j'étais aveugle à la première lecture. J'ai survolé, sans les voir, les puretés des premières fois, les aveux qu'on ne redit pas, les conflits intérieurs à y laisser sa raison ou sa vie. Relisons donc son journal de jeunesse et tentons une analyse afin d'en dégager les fonctions.

 

Une évidence : le journal est constitué de périodes continues d'environ deux mois. En suivant Amiel de période en période, on constate la progression de ses conflits intérieurs et, conjointement, la maîtrise croissante de ses facultés d'analyse et d'expression. On distingue deux époques :

 

La première, de 1838 à 1842, est partagée elle-même en quatre périodes de deux mois. C'est l'époque de l'adolescence et de ses problèmes intérieurs. Elle s'achève par la construction-découverte de sa vocation.

 

La seconde, de 1843 à 1847, concerne ses années de voyages et de formation. Elles ne font l'objet que de 50 pages du journal. Ces pages doivent être complétées par sa correspondance, ou plutôt ce sont elles qui complètent la correspondance, abondante mais en partie inédite. Pour cette raison, le journal de cette époque ne sera pas étudié dans les pages qui suivent et nous renvoyons à l'ouvrage de Bernard Bouvier, publié en 1935 : La Jeunesse d’Henri-Frédéric Amiel, Lettres à sa famille, ses amis, ses amies, pour servir d'introduction au Journal intime. Nous renvoyons également à l'introduction de Bernard Bouvier aux Fragments d'un journal intime, édités en 1922. Elle éclaire la "préhistoire" du journal sous la forme d'une synthèse dont l'étude qui suit pourrait constituer le pendant analytique.

 

Notre travail de 1995, revu et complété, tient compte du bref Premier journal rédigé entre le 18 octobre 1838 et le 3 janvier 1839, non repris par l'édition intégrale. Il est aujourd'hui accessible dans la partie Inédits de ce site.

 

16 février 2003

 

 

 

 

 

 

 

Les débuts du Journal

 

 

 

Moins de 150 pages constituent ce qu'Amiel appelle son Premier Journal. Elles se répartissent  sur quatre ans, du 18 octobre 1838 au 21 août 1842.

 

Quel intérêt présentent ces quelques carnets commencés par un adolescent de 17 ans? Que représentent ces quelques pages au regard des 17.000 qui allaient suivre? Elles nous permettent d'assister à la naissance d'une personnalité, à la mise en place de comportements au départ du tohu-bohu de l'adolescence. Dans ce creuset où se heurtent désirs, morale, intelligence, sexualité, soif de domination, ces pages nous permettent d'approcher le théâtre de cette lutte, Amiel lui-même, à la fois acteur et témoin, vaincu et vainqueur de ce bouillonnement intérieur. C'est alors que naissent des thèmes importants que nous retrouverons dans le journal régulier. Il est fascinant d'observer leur apparition.

 

La tenue de ce premier journal n'est pas régulière. Cinq périodes continues de deux mois chacune, séparées par des interruptions atteignant jusqu'à six mois, feront l'objet de notre examen.

 

 

 

 

 

 

Première période :

 

du 18 octobre 1838 au 3 janvier 1839

 

 

 

 

Genève, septembre-octobre 1838. La France de Louis-Philippe, n'acceptant pas la présence en Suisse de Louis-Napoléon - le futur Napoléon III -, crée l'incident entre les deux pays et masse une armée de 25.000 hommes près de la frontière. En violation des conventions internationales, un détachement pénètre sur le territoire de Gex, aux portes de Genève. Les Suisses se préparent au combat : mobilisation des troupes, engagement de volontaires, dont des étudiants. Sur les remparts de Genève, les canons sont prêts à faire feu. Le 14 octobre, Louis-Napoléon quitte le lac de Constance. La crise s'apaise, le soulagement est grand; la Suisse est fière d'avoir tenu tête à son puissant voisin. Genève met Guillaume Tell, de Rossini, à l'affiche.

 

Cette émotion nationale est partagée par un jeune étudiant genevois de 17 ans, Henri-Frédéric Amiel. Elle coïncide avec un déménagement de l'oncle chez lequel il vit. Ces événements lui mettent la plume à la main et, ouvrant un carnet, après avoir noté la date du jeudi 18 octobre 1838, il se délivre des impressions accumulées les jours précédents  : "Rien fait cette semaine, que courir, et lire quelques romans de G. Sand : Indiana, Léone Léoni, André, la Marquise etc. Mes livres sont en ville et emballés. D'ailleurs peu d'entrain. On vit en l'air, sur les nouvelles, les travaux, les exercices etc." Ainsi débute, sous une pression extérieure, le fameux Journal intime d'Amiel.

 

Que nous apprend-il, ce premier carnet? Quantitativement, de menus faits extérieurs et surtout l'importance de la lecture et de l'achat de romans et d'ouvrages d'érudition. Ce jeune homme pratiquant assiste chaque dimanche au culte et note consciencieusement le sujet du sermon, non sans porter un jugement critique sur celui-ci. Quant aux problèmes qui feront l'objet de son Journal, rares en sont les traces. Cependant... le 5 novembre, pour la première fois, il ébauche un portrait psychologique d'une personne avec laquelle il partage certains traits de caractère qui l'inquiètent. Le 10, il se prend lui-même violemment à partie, ayant gaffé en société. Les mots irrésolution, temps perdu, sont tracés pour la première fois. La sexualité et ses problèmes, qui seront abordés ouvertement en 1839, ne se manifestent ici que bien indirectement : le 29 octobre, il note qu'il a succombé à feuilleter Plaute. Dans la liste de ses lectures, on relève la Santé des gens de lettres, de Tissot, dont il lira bientôt le terrible ouvrage sur l'onanisme qui le jettera dans les transes pour le reste de ses jours. Ainsi, sous la surface lisse du texte, affleurent les monstres qui dévoreront sa vie.

 

Ce premier contact avec le journal laisse Amiel insatisfait. A la première entrée, qui est aussi la plus longue, font suite des notations de plus en plus courtes. Après sept semaines, il interrompt son carnet, n'y revenant ensuite que brièvement. Il le quitte définitivement le 3 janvier 1839, son contenu n'était pas assez personnel pour l'intéresser vraiment. Après six mois de maturation, il reprendra un autre carnet dans lequel l'examen de lui-même se révèlera d'emblée plus approfondi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deuxième période :

 

du 24 juin au 29 août 1839

 

 

 

 

 

Le journal de cette période s'étend sur deux mois et comporte 22 pages dans l'édition intégrale. Amiel a 17 ans; il est en fin de la seconde année de l'Auditoire, qui prépare aux études universitaires. C'est un étudiant doué, intégré à sa famille, il a des amis, il aime la musique, il fait des vers suffisamment réussis pour obtenir un prix de littérature, ce qui lui vaut d'être présenté au poète Petit-Senn. Choisi par ses condisciples pour les représenter, il fait partie du comité d'une société d'étudiants, la Société de Zofingue. A première vue se dessine donc le portrait d'un étudiant normal.

Mais, prenons-y garde, le journal de cette période, au ton détaché, est né d'une inquiétude : il constate une tension entre ses desseins et ses possibilités. Il lui est impossible de concilier son avidité intellectuelle avec la masse d'études et de lectures qui devraient en être la conséquence. Il entrevoit la connaissance comme la saisie du Tout : "La vérité est un immense axiome, mais qui n'est compris que de Dieu seul" (14.7.1839). Ce problème - son problème – est à l'origine de la reprise de son journal.

 

Dès la deuxième page, avec des lectures vouées à Napoléon et à Hugo, la fascination de la gloire apparaît et le fait tressaillir lorsque son nom est proclamé publiquement  à la cathédrale : "c'est lundi qu'au milieu de Saint-Pierre on tournera une phrase pour moi. Voilà la gloire, voilà l'emblème de sa durée, du vent. Mais c'est du vent qui vous restaure, qui vous enthousiasme et vous enivre au besoin. Si cela durait, si cette phrase vibrait longtemps dans l'oreille de ceux qui l'ont entendue, oh qui pourrait se plaindre à moins d'être bien intéressé?" (10.8.1839).

 

Un autre problème le préoccupe, celui de sa santé, qu'il confond avec les manifestations de la sexualité : "J'ai consulté pour mes yeux le Dr Maunoir : je lui ai fait plusieurs confessions et il ne m'a presque ordonné autre chose que de renoncer à une dangereuse habitude" (20.8.1839).

 

Amiel, durant ce même temps, se découvre vulnérable à l'amitié. Un camarade, Raisin, son aîné d'un an, s'éloigne de lui. Il note la chose dans son journal, sans se rendre compte qu'il emploie le langage amoureux: "Je ne lui ai jamais dit la peine que me fait cet éloignement. Comme je l'aimerais s 'il le devinait! il ne se doute pas que lui seul me fait éprouver ce vide" (28.6.1839).

 

Sa sensibilité est à rapprocher de son peu d'expansion avec ses camarades. Il ne se mêle pas à eux dans leurs excès de boisson, de tabac, de propos. Il observe cette retenue jusque dans la colère : "dans les jeux de mains, une provocation m'allume, et pour ne pas écraser celui qui m'a attaqué, il ne me faut pas dire un mot, ne pas lever la main. Le silence seul peut dompter la fureur" (28.6.1839).

 

Un comportement général de retrait est déjà installé; il s'applique non seulement vis-à-vis des autres, mais aussi envers son avenir. La note du 20 août 1839, alors que, l'année scolaire terminée, il voit ses amis s'égailler dans toute l'Europe pour leurs études ou pour une carrière, tranche sur le ton général des pages de cette période : "Tout cela me fait froid: cette agitation me remplit de tristesse. Chacun se jette dans une route, on se sépare, on s'élance ardent dans la vie. Moi je voudrais reculer dans le passé. L'avenir me fait peur comme aux enfants une avenue sombre." Par association d'idée, il note ensuite qu'un enfant, passant en courant sur le trottoir en réparation du pont des Bergues, a disparu, englouti dans le Rhône. Voici donc la première trace de l'inquiétude qui le saisira au seuil des vacances.

 

Apparaissent également des notations caractéristiques qui se retrouveront tout au long du journal intime. Ainsi, sa réflexivité, qui lui fera si souvent tenir des délibérations en deux colonnes où il pèsera avantages et inconvénients la plume à la main, voit sa première manifestation le 23 août 1839. A l'occasion de la proposition que lui fait la famille Pictet de passer la fin de l'été dans leur campagne afin de préparer un de leurs enfants à l'examen d'entrée au Collège, Amiel délibère, selon la technique que l'on retrouvera dans son journal d'adulte : "J'ai bien balancé. il y a le pour et le contre. J'ai trouvé, tout compte fait, quatre raisons de refuser et cinq ou six d'accepter."

 

Il note le 19 août le suicide d'un pasteur qui s'est jeté dans l'Arve, ce qui nous renvoie au problème du suicide du père d'Amiel, qui se jeta dans le Rhône. Ou plutôt au fait que ce suicide n'est évoqué dans aucune des 17.000 pages du journal. On constatera pour l'instant, en attendant une étude plus approfondie, qu'Amiel relate ce fait assez froidement, ce qui laisse supposer que la cause du décès de son père ne lui était pas connue, du moins à ce moment-là.

 

Le journal s'interrompt le 29 août. Il voyage en Suisse du 9 septembre au 2 octobre. Il assiste du 24 au 27 septembre à la fête de Zofingue, où il a été élu second membre du Comité central pour l'année 1839-1840. Les détails de ce voyage sont consignés dans un carnet intitulé « Pèlerinage zofingien », reproduit dans la partie du site consacrée aux inédits.

 

Les 14 et 17 octobre, Amiel revient brièvement à son cahier, qu'il regrette d'avoir délaissé. Il reprend presque terme à terme la plainte qui ouvre son journal le 24 juin précédent. La conscience de perdre son temps lui met la plume à la main, d'autant plus qu'"il y a une certaine volupté à se faire des moralités, à déclamer de beaux conseils, et une sorte de mélancolie à se sentir incapable de les suivre" (14.10.1839).

 

Conflit entre ses aspirations intellectuelles et son activité insuffisante, fascination de la gloire, vulnérabilité, attitude de retrait face aux autres couplée à la peur de l'avenir, voilà quelques traits fondamentaux de sa personnalité dévoilés par la première vingtaine de pages du premier journal.

 

 

 

 

 

 

 

Troisième période :

 

du 9 février au 22 mars 1840

 

 

 

 

 

La coïncidence entre la lecture d'un ouvrage sur l'emploi du temps et l'audition d'un sermon sur l'inconstance lui fait reprendre son cahier. L'inquiétude provoquée par un défaut moral qu'il partage, un manque de méthode et de rigueur dans l'utilisation de son temps l'amènent à se surveiller. Il consigne, à l'aide de brèves notations commençant par un participe passé: "Préparé... Levé à... Lu..." le contenu de ses journées. Le ton est objectif. Il s'essaie à parler de lui à la troisième personne, mais la trop grande distance qui en résulte lui fait abandonner cette tentative.

 

Amiel note ses règles de conduite sur des fiches extérieures au journal. Elles sont le résultat d'un intense travail de réflexion (voir les 5, 6 et 21 mars 1840). Conscient de sa paresse, le journal n'est qu'un des terrains où il la combat. Les notes évoluent cependant au cours des semaines suivantes : les premières sont impersonnelles et ne visent qu'à l'emploi du temps, mais peu à peu elles prennent de l'ampleur et en arrivent au ton de la conversation avec soi-même.

 

La sexualité reste une menace toujours présente. Les conseils alarmants que lui dispense son médecin aggravent sont inquiétude. Il a beau se laver le bas-ventre à l'eau vinaigrée avant le coucher, éviter les mauvaises pensées et se féliciter que "ces maudits rêves" l'aient épargné durant un temps, la survenance d'une pollution nocturne le plonge dans les affres : "Je me répète avec terreur le mot du médecin : Chaque pollution est un coup de poignard pour vos yeux." (5.3.1840)

 

Ses rapports avec les autres restent entachés de raideur et d'affrontement. Il remarque sans s'approuver : "J'ai le préjugé de me croire battu, si je ne fais pas taire l'autre en m'attachant sérieusement à réfuter ce qu'il dit d'inexact" (13.2.1840). Malgré les nombreux contacts avec ses condisciples, Amiel nourrit un sentiment de solitude. Se sent-il placé à l'écart de la bonne bourgeoisie comme il le laisse entendre? "Le soir en sortant de la leçon de solfège, j'entends ces jeunes gens faire une joyeuse liste d'invitations, de soirées pour les journées suivantes. Cela m'attriste: je suis solitaire, et n'ai point des récréations de la jeunesse." (4.3.1840)

 

Les tentatives de reprise volontaire de soi-même se terminent, le 21 mars 1840, par un constat d'échec: "Oh! ces temps, je suis bien las de moi [...] je sens ma vie s'écouler sans porter de fruit [...] la paresse a tout envahi". Il réagit cependant aussitôt et se jure à lui-même de se tourner vers l'avenir et de choisir sa vocation et l'oeuvre à accomplir. Après une dernière note le lendemain, son journal s'interrompt pendant six mois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quatrième période :

 

du 8 octobre au 22 novembre 1840

 

 

 

 

 

 

Amiel renoue avec son cahier en reprenant le problème de sa vocation. Comprendre le dessein de Dieu et tracer le rôle des sciences et des connaissances humaines, telle est la tâche qu'il ambitionne. Face à ce vaste programme, ses faiblesses, sa santé et son manque de travail l'inquiètent fortement. En notant ses incertitudes et en les analysant, son journal, comparé aux périodes précédentes, change de nature. Il glisse vers la confidence de ce qui le tourmente intérieurement. "Mon journal me retient, depuis qu'il a su devenir plus confidentiel" (16.10.1840). Les notations prennent de l'étendue et passent avec souplesse de l'observation de ses particularités morales à la relation de ce qu'il fait et voit. C'est aussi le lieu où il note ses résolutions, ses règles de vie, de travail. Il s'apostrophe pour la première fois en se tutoyant (21.10.1840). Cette distance lui permet d'approfondir ses analyses, là où précisément sa clairvoyance découvre des tendances qu'il réprouve. Le contact avec les autres lui fait mesurer l'écart entre ses aspirations et ses capacités. Il tient son journal avec moins de goût et de régularité. Il l'interrompt fin novembre 1840.

 

Ses rapports avec les autres le laissent insatisfait. Il note sa taciturnité avec les membres de sa famille. En société, son goût de la discussion argumentée s'oppose au refus de la compétition, de l'affirmation de soi. On découvre, à la date du 26 octobre 1840, la première apparition d'une tendance fondamentale de sa personnalité : "La jalousie ou la contradiction est si forte chez moi, que si je me trouve avec des gens qui l'emportent sur moi, ou du moins qui rivalisent, je leur cède toute la place, je m'efface, je m'éteins. - Même j'affecte instinctivement les contraires: indolent, ennuyé, s'ils sont entreprenants; taciturne, s'ils cherchent à briller ou à plaire, etc. Le fait est que je me laisse supplanter sans résistance, je me retire, je n'essaie pas la moindre concurrence, la plus petite rivalité. - C'est bien jalousie ou ambition effrénée; je ne peux pas partager, il faut que je domine seul ou bien je cède tout. Du moins avec ceux que je jalouse, qui me font ombre, qui me sont égaux."

 

L'activité lui fait défaut et il sent qu'aucune aide extérieure ne pourra, sur ce plan, lui venir en aide : "J'ai vu ma profonde mollesse, sans précepteur, sans père surveillant, ou émule excitateur" (16.10.1840). Dans ses rapports avec autrui, son inactivité renforce sa tendance au retrait; en désaccord avec un proche sur un but de promenade, il commente ainsi son refus de la discussion : "C'est un défaut, paresse ou non, qu'il me faut éviter, que de laisser aller autour de moi chacun à sa guise, sans me donner la peine de les persuader ou d'essayer mon influence. Sans y penser, c'est éviter l'attouchement social [...] c'est justement cet épicuréisme, cette tendance d'isolement, d'indépendance absolue qu'il faut combattre." (18.10.1840)

 

Les manifestations de sa sexualité continuent à le ronger. Il consulte un médecin et s'entend interdire un travail intellectuel suivi. "Je ne serai jamais rien. Ma vie et mon intelligence se consument et s'éteignent. Cette maladie infernale est là pour me rappeler à la fange, quand je conçois des espérances. Cette nuit encore, vers le matin, j'ai eu une abondante émission. Je suis tout tremblant quand je m'éveille, en touchant les preuves de mon accès." (1.11.1840)

 

Démuni et solitaire, il se tourne vers la mémoire de sa mère, qui, pense-t-il, aurait pu l'aider : «Je fis un retour involontaire sur moi-même, et je me vis si seul, si perdu dans la vie, sans une mère, sans un ami de coeur, sans un frère, les jours m'emportant je ne sais vers quel avenir, que cela me fit mal. J'avais envie d'aller me jeter aux genoux de ma tante, et de lui demander de vouloir être ma mère." (8.10.1840)

 

La résignation l'attire; elle teinte la première description d'un paysage que nous offre son journal : "Le spectacle de ce bel automne, des couleurs mélancoliques de la verdure, cette paix des champs et de la nature, un ciel calme et doux, une vue demi-voilée, tout cela me rajeunit, me retrempa, je humais la poésie par tous les sens autant que possible, j'observais, je restais en extase, je regardais tout avec intérêt, je jouissais réellement. Une servante chantait derrière une treille, cela me toucha, je ne sais pourquoi : une vie paisible écoulée dans l'oubli, dans le cloître se représenta à moi." (2.11.1840) La nostalgie d'une vie sans tensions et sans luttes semble être à l'origine de ce thème qui ponctuera son journal d'adulte.

 

 La résignation s'aperçoit également dans la devise qu'il citera fréquemment par la suite : doe wel en zie niet om (agis bien et ne regarde pas autour de toi). Elle apparaît pour la première fois dans son journal le 13 novembre 1840 et résulte du sentiment de sa valeur relative et de l'amère désillusion que cette découverte lui procure. Développer ses propres capacités, sans plus se comparer à autrui lui fait adopter cette devise, à laquelle il attache une signification de repli et de résignation. "Tu ne vaux pas plus que les autres, tu ne les domineras pas, comme tu l'espérais; voilà la cause de ton désespoir."

 

Le journal de cette période se termine par deux pages consacrées à la revue du mois de décembre. Son activité au sein de la société de Zofingue, par les nombreux contacts qu'elle lui procure, lui est bénéfique. La réception de la section vaudoise, début décembre fut un succès et le galvanisa. Le 31 décembre 1840, il se propose d'examiner l'ensemble de l'année écoulée et de faire le point sur sa position, ses progrès et sa vocation. Il ne réalisera ce projet qu'à l'issue de la période suivante, la cinquième et dernière que compte ce Premier Journal, lorsque l'intensité de ses contradictions de sa vie intérieure déclenchera un état de crise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cinquième période :

 

Eté 1841

 

 

 

 

Le journal de l'été 1841 est bref et irrégulier. Il ne compte qu'une dizaine de pages, du 7 au 24 juin. Elles sont encadrées par l'entrée isolée du 21 mars et celle du 27 août. Le premier journal se termine par une page rédigée l'année suivante, le 21 août 1842.

 

Le 21 mars 1841, il se félicite du progrès qu'il a constaté durant ces deux mois. Les responsabilités qu'il assume à la Société de Zofingue y sont pour beaucoup. Des camarades ayant été entraînés par d'autres dans "un lieu de leur connaissance", Amiel a été chargé d'écrire sur "la Pureté du Jeune homme". Il rompt avec son ami Raisin, sans en être affecté. Il se lie avec Charles Heim, président de la section, prélude à une longue amitié. L'isolement affectif provoque cependant des moments de "tristesse horrible".

 

Deux problèmes majeurs font l'objet de son journal de l'été. Sa santé d'abord : il sent sa vie s'en aller avec ses pertes nocturnes. Il consulte plusieurs médecins, essaie divers remèdes, en vain. L'autre problème est celui de son inactivité, qu'il explique par un manque de volonté. "Mon état naturel est le repos : mes facultés n'ont pas le mouvement par elles-mêmes, elles dorment en puissance dans mon sein [...] Pour trouver de l'attrait à quelque chose, je passe par un acte d'intelligence [...] Une volonté énergique pourrait aller loin avec mes instruments, car elle serait richement servie. Si je n'acquiers pas la volonté, je ne serai rien." (18.6.1841) Ces manques l'obsèdent, ils menacent son avenir. Il termine par un cri qui se transforme en prière exaltée, arraché par un rêve érotique qui a profané un souvenir d'amour. Il ne se reconnaît pas dans les manifestations de sa sexualité, qu'il n'accepte pas : «J'ai donc l'imagination nocturne bien indigne de moi; il faut que ce soient les sens qui aient l'initiative et qui fassent naître des images analogues à leurs appétits, car quand c'est moi qui pense, quand je suis éveillé, je ne désire que l'amour sans tache" (24.6.1841).

 

Le journal de cette période répond à un besoin d'examen de lui-même, à la fixation de ses résolutions dans le sentiment de l'urgence et dans une atmosphère de crise.

 

L'entrée isolée du 27 août nous porte au moment où Amiel vient de réussir le baccalauréat de sciences. Le choix d'une carrière s'impose à lui. Il se retire à Fillinge, dans la campagne genevoise, afin de se concentrer et de se déterminer. Le manque d'amour l'obsède, il regrette la présence maternelle : "Les vingt ans grondent dans la poitrine de l'orphelin" (27.8.1841).

 

Durant ces semaines de méditations, Amiel va dégager les lignes de force de sa vocation mais il n'en consignera pas les résultats dans son journal. C'est sa correspondance qui les recueillera, dans deux longues lettres adressées les 13 et 14 septembre 1841 à sa tante Fanchette, qui a accepté de tenir à son égard le rôle de sa mère.

 

Cet épanchement confirme ce que le journal avait déjà recueilli, au sujet de sa volonté : "De toutes mes facultés, il n'y en a pas une qui ait en elle une activité propre, un entraînement spontané (j'en excepte les défauts, les penchants mauvais); il me faut toujours le fouet de la volonté. Je suis obligé de vouloir m'amuser, me délasser, me rappeler; je veux ma mémoire, mon imagination, mon entendement." Au sujet de son manque de confiance en lui-même : "A la première vue d'un individu, il me semble qu'il m'est supérieur; c'est mon tout premier sentiment, l'examen seul me désabuse ou me détrompe en partie, s'il y a lieu." Une précision intéressante est donnée sur sa mobilité et sa tendance à l'oubli : "Je suis oublieux, mobile et changeant à un point qui ne se croit pas. [...] Par exemple, pour cette infernale maladie, deux jours après une attaque, il me semble que j'en suis à cent lieues; cela me semble un rêve, j'oublie son importance et je ne me souviens de ses suites fatales que quand je les touche une à une, suivant mes prévisions, dans mes moments d'alarme (1). " Il confirme son goût de la domination : "J'ai un penchant à la domination, à guider, qui, en se satisfaisant, me donne le sentiment de contentement qui suit toute faim assouvie."

 

Il est d'accord avec sa tante pour rejeter la carrière littéraire "qui le brûlerait jusqu'à la moelle", mais il envisage par contre une carrière de critique, d'historien littéraire, de philologue, qui "laissent le sang très en repos"...

 

Après ces confidences, Amiel expose sa vocation. Il s'appuie sur Schleiermacher pour construire une morale individuelle qui prenne en compte sa personnalité et ses propres tendances. Le but que se fixe Amiel intègre tous les aspects de la vie et de la science et vise à faire face à toutes les vicissitudes qui pourraient survenir : "Le but doit être l'éducation de notre âme, la vie intérieure, ou vie par excellence. Notre âme est un dépôt solennel, c'est la seule chose éternelle, au milieu de tous les êtres qui nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces soleils [...] nous devons faire comparaître devant elle nos actions, nos sentiments, nos acquisitions de tous les jours [...] Nous devons trouver notre principe d'action en nous-mêmes, et passer en voyageur partout où la destinée nous appelle [...] Cette éducation éternelle, nous devons la commencer sur ce globe; le monde, notre carrière, les relations, les amis, les parents, la religion, tout cela sont des moyens de Dieu; les vraies relations sont de Dieu à nous [...] Si la culture scientifique manque, si la maladie vous enchaîne, eh bien, la vie intérieure trouve encore un profit à en tirer, elle apprend à souffrir, elle se fait forte, elle s'instruit au détachement du monde, elle étudie ses impressions, elle se purifie et se résigne. Si les livres manquent, on a le coeur humain à sonder; si la société manque, on a les oeuvres de l'art, ou celles de la nature. Si toutes ces moissons sont absentes [...] la table de la vie intérieure ne sera pourtant pas vide; il y aura encore vous-même et Dieu : vous-même, vos facultés, le jeu de vos passions, de vos idées, le mécanisme de l'esprit, la structure et l'action de l'entendement, de l'imagination, de la mémoire, mais surtout l'étude morale de votre coeur; et tout cela, pour en faire l'offrande à votre âme, elle-même à Dieu. [...] Tout doit être [...] éclairé et passé au feu de l'examen; et l'âme se doit la conscience de son action et de sa volonté. Oh! si je pouvais conquérir cette position assurée, cette retraite écartée, où le calme habite, j'aurais acquis le bonheur."  Amiel voit en lui deux obstacles à cette indépendance : le besoin de l'approbation d'autrui et le trop grand besoin de sympathie, en lesquels il voit une source de souffrance.

 

Voilà donc l'avenir d'Amiel précisément délimité : la Connaissance, non l'Oeuvre. Trente-huit ans plus tard, frappé à la relecture de ces pages de sa vingtième année, il se rend le témoignage qu'il a, sans le savoir, été fidèle au voeu de sa jeunesse : "En définitive, mon existence n'a pas été contradictoire. Ce que je suis n'est pas un contresens. Je n'ai pas tourné le dos à ma vocation et violé ma nature. Cette conviction fait du bien. M'étant si souvent perdu en route, il m'est agréable de me retrouver au-delà du labyrinthe, assez semblable à ce que j'étais avant d'entrer dans la selva oscura." (14.9.1879).

 

La crise dont le journal a montré la progression a trouvé, intellectuellement, sa résolution. Restait la question de la santé. Tout le monde estimant que la vie de cabinet lui était nuisible, un voyage en France et en Italie fut décidé. Il partit pour Montpellier, comme Rousseau, pour des raisons médicales, puis l'Italie, comme Goethe; ce fut le début de ses Wander et Lehrjahre.

 

La dernière page de cette époque se situe une année plus tard, le 21 août 1842. Elle revient sur l'importance de ses résolutions de l'année précédente : "Je me rappelle encore la sérénité, la certitude, l'aplomb que m'avaient donné ces méditations. J'avais éclairci mes idées, et pénétré ma destination. Schleiermacher, la vie de Goethe, m'avaient trouvé à leur diapason". Il n'allait pas reprendre son journal avant trois ans.

 

On voit toute l'importance de ce journal d'adolescent. Amiel a raison quand il voit dans le besoin qu'il a d'autrui l'obstacle à son indépendance. A partir de 1848, à son retour des années de voyages et de formation, à Heidelberg et à Berlin, il ne faudra rien moins que les 17.000 pages de son journal pour réparer et annuler les froissements, les blessures, les passions que ses contacts avec les autres susciteront en lui au cours de sa vie. Dominateur ayant renoncé à la domination, s'étant découvert autre qu'il ne se voudrait, au sein de cette position intenable, il a cependant trouvé un allié, son journal qui lui fait l'effet, lors des moments de doute et de crise, "d'une eau fraîche sur les tempes" (27.8.1841).

 

(1) Il est saisissant de rapprocher ce passage de celui qu'il note à la fin de sa vie : "Je remarque pour la vingtième fois avec quelle rapidité les malaises me deviennent étrangers. Les épreuves, les gênes, les souffrances, les infirmités me font l'effet des vieilles lunes, des mauvais rêves; ils ne sont pas à moi, ils ne sont pas moi. Sitôt disparus, sitôt oubliés. Cela veut dire que ma nature a horreur de ces grimaces ou lacunes de l'être. Elle subit la douleur mais ne la reconnaît pas. Elle a cru essuyer des affronts sur sa joue, mais ne croit pas à la réalité de cette impression. Elle rejette hors d'elle toutes les offenses à sa liberté, comme le glacier repousse les impuretés qui viennent le ternir. Cette répugnance instinctive à l'irrémédiable tient à l'instinct de préservation personnelle, au besoin d'intégrité. Elle est probablement identique à l'espérance et synonyme de puissance vitale. La diminution d'être est une violence faite à l'être, et le moi proteste contre cette mutilation, contre cette humiliation, autant qu'il est en lui." (14.4.1881)