AVANT-PROPOS
Genève,
septembre-octobre 1838. La France de Louis-Philippe,
n'acceptant pas la présence en Suisse de
Louis-Napoléon - le futur Napoléon III -,
crée l'incident entre les deux pays et masse une
armée de 25.000 hommes près de la
frontière. En violation des conventions
internationales, un détachement
pénètre sur le territoire de Gex, aux
portes de Genève. Les Suisses se préparent
au combat : mobilisation des troupes, engagement de
volontaires, dont des étudiants. Sur les remparts
de Genève, les canons sont prêts à
faire feu. Le 14 octobre, Louis-Napoléon quitte le
lac de Constance. La crise s'apaise; le soulagement est
grand, mais la Suisse est fière d'avoir tenu
tête à son puissant voisin. Genève
met Guillaume Tell, de Rossini, à l'affiche.
Cette émotion nationale est partagée par un
jeune étudiant genevois de 17 ans,
Henri-Frédéric Amiel. Elle coïncide
par ailleurs avec un déménagement de
l'oncle chez lequel il vit. Ces ébranlements
extérieurs lui mettent la plume à la main
et, ouvrant un carnet, après avoir noté la
date du jeudi 18 octobre 1838, il se délivre des
impressions accumulées les jours
précédents. Il tiendra ce carnet, avec
quelques interruptions, jusqu'au 3 janvier 1839.
Ainsi débute, sous une pression extérieure,
le fameux Journal intime d'Amiel.
Le carnet transcrit ici n'a pas été repris
dans l'édition intégrale de son Journal.
Son existence a toutefois été
signalée en note, p. 115 du vol. I, qui cite ses
premiers mots : "Rien fait cette semaine, que courir et
lire quelques romans...". Il est vrai qu'extraits de leur
contexte ils n'ont rien d'accrocheur. Il est non moins
vrai que les notations de ce premier carnet sont plus
extérieures que celles qui débutent
à partir du 24 juin 1839. Elles ont d'ailleurs
été écartées par Amiel de ce
qu'il nomme lui-même les antécédents
du Journal régulier.
Depuis que les amateurs d'Amiel ont le bonheur de
posséder l'édition intégrale de son
Journal et qu'ils ont pu pénétrer plus
avant dans la connaissance de sa personnalité, ces
premiers feuillets prennent une importance nouvelle et ne
méritent plus d'être
négligés.
Que nous apprennent-elles, ces premières pages?
Quantitativement, de menus faits extérieurs et
surtout l'importance de la lecture et de l'achat de
romans et d'ouvrages d'érudition. Ce jeune homme
pratiquant assiste chaque dimanche au culte et note
consciencieusement le sujet du sermon, non sans porter un
jugement critique sur celui-ci. Quant aux
problèmes qui feront l'objet de son Journal, rares
en sont les traces. Cependant... on y trouve, au 5
novembre, pour la première fois, l'ébauche
d'un portrait psychologique : il n'est pas
indifférent que ce soit à propos d'une
personne avec laquelle il partage certains traits de
caractère qui l'inquiètent. Le 10 novembre,
il se prend lui-même violemment à partie,
ayant gaffé en société. Les mots
irrésolution, temps perdu, sont tracés pour
la première fois. La sexualité et ses
problèmes, qui seront abordés ouvertement
en 1839, ne se manifestent ici que bien indirectement :
le 29 octobre, il note qu'il a succombé à
feuilleter Plaute; par ailleurs, dans la liste de ses
lectures qui termine son carnet, on relève la
Santé des gens de lettres, de Tissot, dont il lira
bientôt le terrible ouvrage sur l'onanisme qui le
jettera dans les transes pour le reste de ses jours.
Ainsi, sous la surface lisse du texte, affleurent les
monstres qui dévoreront sa vie.
Ce premier contact avec le journal laisse Amiel
insatisfait. A la première entrée, qui est
aussi la plus longue, font suite des notations de plus en
plus courtes. Après sept semaines, il interrompt
son carnet, n'y revenant ensuite que brièvement.
Il le quitte définitivement le 3 janvier 1839, son
contenu n'était pas assez personnel pour
l'intéresser vraiment. Après six mois de
maturation, il reprendra un autre carnet dans lequel
l'examen de lui-même se révèlera
d'emblée plus approfondi.
Philippe Lejeune a raison lorsqu'il déclare
préférer la lecture des journaux manuscrits
plutôt qu'imprimés. Ce qui est naturel sous
la plume, abréviations, signes divers, etc.,
paraît étrange édité. De plus,
le graphisme même de l'écriture, son
resserrement ou son abandon, colore le sens de la phrase.
Ces riens, qui nous rapprochent singulièrement du
diariste, s'évaporent avec l'imprimé. La
brièveté du carnet que nous retranscrivons
ici nous permet fort heureusement de proposer
également le manuscrit d'Amiel en photocopie. Le
tracé et la souplesse de son écriture,
déjà pleinement formée, procureront
au lecteur, du moins nous l'espérons, le
même plaisir et le même intérêt
que nous y avons trouvés.
Il nous reste à signaler avec reconnaissance que
c'est grâce à la bienveillante
coopération de M. Philippe Monnier, qui conserve
les manuscrits d'Amiel à la Bibliothèque
publique et universitaire de Genève, que nous
avons pu avoir accès au carnet d'Amiel qui y
repose sous la cote Ms. fr. 3019.
André Leroy -
Louis Vannieuwenborgh
|