Berlin, mai 1848,
Gendarmermarkt
D'une croisée entr'ouverte, les accents joyeux
d'un quadrille s'échappent dans l'air printanier.
L'hôtesse, Mme Lambrecht, donne une soirée
et ses pensionnaires, des institutrices suisses,
organisent des jeux et dansent avec des étudiants
de l'Université, toute proche. L'un d'eux, un
Genevois, resté un peu en retrait, était
invité par sa compatriote, Caroline Vignier,
à laquelle il avait été
recommandé pour quelque affaire. Délaissant
un moment ses cours de philosophie, il observe la
jeunesse assemblée. Son visage est grave, son
sourire rare et contraint. Il parle peu, sa voix semble
caverneuse. Cependant, la douceur de son regard est
remarquée par les jeunes filles qui
l'entraînent dans leurs jeux. On joue, on abandonne
des gages qu'on recouvre au prix de baisers. Un gage de
l'étudiant est aux mains d'une amie de Caroline
Vignier, une jolie institutrice au beau regard; il
s'approche d'elle pour s'acquitter, mais,
intimidée, elle a un mouvement de recul et refuse
le baiser. (6)
C'est ainsi que, le mercredi 3 mai 1848,
Henri-Frédéric Amiel fit la connaissance de
Louise Wyder. Il était âgé de 26 ans,
elle en avait 24.
Ces jeux innocents, ces joues frôlées de
jeunes filles l'avaient pourtant troublé. Depuis
la fin de son enfance, il s'était consacré
à la vie intellectuelle, ne voulant vivre que
d'elle, repoussant à l'arrière-plan la vie
sentimentale. Il vivait dans l'idéal : il voyait
l'âme de Dieu dans l'univers; il respectait son
corps comme le temple de la nature et de l'esprit divin.
Quelques mois avant cette rencontre, il notait dans son
journal intime : "La vie contemplative, les sujets
éternels de la religion, le recueillement pratique
m'ont fait participer à cette béatitude
où vit Frey (7).
J'ai eu des journées de clarté intuitive
où le but de la vie, la religion, le devoir,
Christ, la vie divine étaient pour moi
transparents, où bien plus j'aimais toute la
création. - Je me suis senti organe de l'absolu
[...] quel privilège énorme et
immérité que celui de vivre de la vie
universelle, de plonger dans les mondes de l'esprit et de
la nature, de l'immuable et du mouvement, de pouvoir
comprendre tout! J'ai senti que rien ne m'était
étranger, sinon en fait, du moins en
possibilité. Je puis comprendre toutes les
activités, toutes les sciences, toutes les
âmes; sympathiser avec tout le grand, le beau, le
pur, le vrai, tout le divin en un mot. Et pour comble,
avoir l'espérance et la conviction de devoir
grandir perpétuellement dans cette possession
spirituelle." (J.I. 29.7.1847.)
Le mois de mai et les jeunes filles lui tiennent un autre
langage, celui de la poésie de l'amour et le
lendemain de la soirée à la pension
Lambrecht, Amiel soupire : "J'ai senti se
réveiller dans mon sein des besoins endormis, le
besoin d'affection, de bonheur. Je me suis vu
glacé comme un vieillard, sans espérance,
sans désir, sans ardeur. Ma vie m'est apparue
vide, décolorée. Lire, charger sa
mémoire, existence languissante,
égoïste, solitaire, inutile." Il se reprend
à grand-peine et s'exclame, ce qui semble bien
singulier dans la bouche d'un jeune homme : "Je ne suis,
grâce au ciel, pas amoureux". Il poursuit par une
méditation couvrant plusieurs pages, sur le
courage, le devoir et sa mission avant de conclure,
revenant à sa vocation :
"l'étude est la fontaine de jouvence"
(8)
Le trouble distillé par cette journée de
mai lui fait écrire, dans une lettre à un
ami resté à Genève, François
Bordier, le passage suivant : "Le printemps me donne
généralement quelque mélancolie. Il
réveille la sensibilité, la rêverie,
et les besoins du cur. Je n'ai pas
échappé ce printemps à la loi
ordinaire. Deux soirées, où j'ai
avoisiné un peu trop de jeunes filles m'ont fait
sentir que dans mon bois sec la sève aussi
remontait. Ma barbe et mon air butor ne me garantissaient
que fort mal contre ces agressions invisibles, pas plus
que contre les cousins du parc, qui me dévorent.
Cependant rassure-toi. Je suis parfaitement libre. Mes
brindillons d'amour n'appartiennent à aucun nom
propre. C'est tout simplement le petit tribut printanier
inévitable, cuisant d'abord, mais bientôt
oublié. Je suis facile à émouvoir,
difficile à fixer, et je puis être
ému sans m'abuser du tout sur la valeur de
l'impression. Encore ici, je n'ai pas à attendre
de succès. Je risque fort d'aimer une femme
distinguée à qui je ne saurais pas plaire.
Je suis si peu adroit!.(9)"
La question du mariage, à laquelle il n'avait
jamais pensé sérieusement jusqu'alors, lui
fait rédiger la première des longues
analyses dont son journal intime sera le
dépositaire. Avant d'arriver à la
conclusion qu'il doit en repousser l'idée, sa
situation matérielle n'étant pas
établie, il note que sa future épouse
"devrait ménager ma jalousie, aider ma
fermeté, m'encourager à une ambition
légitime, être mon Egérie". Il
termine en s'engageant à fréquenter les
sociétés pour, c'est lui qui souligne :
"étudier les femmes". (J.I. 31.5.1848.)
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Caroline Vignier
Pour l'instant, il se trouve engagé dans un "bout
de roman", qu'il trouve "assez bête" : "Ces
institutrices sont terribles de sentiment. Il
paraît que Mlle X [Caroline Vignier] a la
bêtise de s'attacher à moi. Cela m'a fait de
la peine, et pour lui éviter du chagrin j'ai eu
envie de lui faire quelque impolitesse peu pardonnable.
Mais elle est malade maintenant, il faut renvoyer. J'ai
été pour elle serviable, mais aussi peu
gracieux et séduisant que possible, même
brusque et dur, pour éviter cet
inconvénient possible, et d'ailleurs, sauf son bon
cur, tout le reste me choque dans sa personne."
(J.I. 9.6.1848.) Quelque temps après, il rend
visite à la convalescente : "que je refroidis
à force de froideur". (J.I. 26.6.1848.) Fin
juillet, Caroline Vignier quitte la pension Lambrecht.
Amiel refuse d'établir une correspondance avec
cette jeune fille sans tact et sans beauté. Elle
lui écrit cependant et il lui répond : "La
lettre (à C. [Vignier]) que j'ai
passé toute ma matinée à faire, me
donne maintenant du regret. Je trouve que j'ai
été bien dur pour une pauvre fille qui
n'avait pas d'autre tort que d'être trop sensible.
Cependant c'est dans un bon but que j'ai écrit. Il
fallait la désabuser radicalement sur la nature de
notre relation, et déraciner par une secousse dure
une affection dont la vivacité avait dicté
cette lettre désespérée du 7
août. Je ne puis être plus pour elle qu'un
conseiller et un compatriote bienveillant. Malgré
toutes mes précautions et toute ma froideur, elle
veut à toute force me transformer en ami exclusif;
elle ne peut se maintenir dans la seule ligne où
nous puissions naviguer de conserve. Je me suis vu
réduit à rompre tout à fait.
[...] Il vaut mieux être méconnu,
que de favoriser une pareille erreur. Qu'on m'appelle
butor, dur; mais que je n'aie pas à me reprocher
d'avoir détruit la paix de personne. La solitude
plutôt que le remords!" (10.8.1848.)
La leçon porte et Caroline Vignier ne se
rappellera que de loin en loin au souvenir d'Amiel.
Celui-ci quitte bientôt Berlin, il songe à
son avenir : des chaires académiques sont devenues
vacantes à Genève à la suite de la
révolution radicale de 1846. Il pose sa
candidature, se présente devant le jury : il est
nommé, en avril 1849, professeur
d'esthétique et de littérature
française. (10)
Quant à Louise Wyder, elle semble être
sortie de son esprit.
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Retour à
Genève
Il s'installe, en octobre 1849, dans une charmante maison
près du lac, dans le quartier des Pâquis,
sur la rive droite, chez sa sur Fanny et son
beau-frère Franki, futur pasteur, pour l'heure
directeur du Cours supérieur pour demoiselles.
Leurs rapports seront aisés, harmonieux. Amiel
n'hésitera pas à consulter son
beau-frère, dont il estime la prudence (J.I.
8.3.1852.) Par contre ses relations avec sa sur
cadette, Laure (11),
qu'il veut régenter, sont conflictuelles :
"Tenace, dissimulée, avide de caresses,
d'égards, de flatteries et de délicatesses,
adorant l'adoration, curieuse de succès, mais
surtout de parfaite indépendance, protestant
contre toute obligation, restriction, prescription, c'est
une fille nerveuse, irritable, capricieuse, d'une
imagination vive et sensible, d'une personnalité
invincible mais câline; elle est ardente et molle;
brillante, jolie, passionnée un jour puis
ridée, jaune, terreuse, laide et vieille le
lendemain. Lanterne magique de la passion, flamme
agitée à tout souffle, qui brûle sans
avoir soi-même de la chaleur, frêle et
puissante, il ne lui manque qu'une conscience, pour
devenir distinguée et bonne. Elle n'est maintenant
que séduisante ou repoussante, sirène
à queue de poisson, et aux flancs aboyants." (J.I.
8.6.1849.) Tel est le portrait de Laure à vingt
ans, tracé par un frère plus autoritaire
qu'il ne pense et plus sensible à la
féminité indomptée de sa sur
qu'il ne croit. "Laure quand elle est animée, a un
éclat passionné remarquable, son profil, sa
bouche et ses yeux deviennent perfidement
séduisants, et ses belles formes accusent de la
race et du feu; c'est une créole." (J.I.
26.10.1849).
Laure avait alors vingt ans; elle vivait en pension,
à l'extérieur de Genève. Son
caractère dominateur s'accommodait mal de son
état. Déjà, à dix-huit ans,
elle rêvait de partager la vie indépendante
de son frère : "elle cherche à me gagner
pour l'idée d'un ménage à nous
deux". (J.I. 12.6.1848.) Mais Amiel prévoit les
conflits : "Oh! si Laure était différente".
(J.I. 25.11.1849.)
Laure demeura donc en pension mais fit de
fréquents séjours chez sa sur. Les
rapports avec son frère alternent crises et
moments d'entente, mais toujours sur le mode
passionné : "Encore ce soir, été dur
avec Z. Son contact me polarise et me fait mal.
[...] Je me suis fait prêter le cahier de
mes lettres. L[aure] en a coupé les pages
de journal intime qui le terminaient. Quelques lignes
subsistantes m'ont ému. Le cahier entier aurait
peut-être décidé de ma conduite.
Atroce énigme! encore le doute! ô franchise,
franchise de la haine ou de l'amour, sois notre âme
[...] Pauvre cur, que d'illusions t'ont
bercé, que d'espérances t'ont
caressé, et pour finir par l'aversion. - Mais, mon
Dieu, la haine n'est que l'amour aigri; et ton
impuissance à rester stoïque et
indifférent, est une preuve de la persistance de
l'amour. Ta colère et ta répulsion, ne sont
que l'affection qui proteste, qui se rebelle, qui se
prouve en s'insurgeant, qui appelle tout en frappant."
(16.12.1849.) "Hier, longue promenade avec
Lau[re] [...] jusqu'au Bout-du-Monde,
rentré à la nuit close. [...]
L[aure] a été gentille et plus
tendre avec moi." (J.I. 19.5.1850.)
Les crises névralgiques de Laure rapprochent le
frère et la sur à la faveur de
scènes paroxystiques inouïes : "Je l'ai tenue
une heure sanglotant et criant de douleur dans mes bras,
penché sur la couche où elle se
débattait en contournant ses bras et ses mains
d'une façon effrayante. [...] cette
douloureuse crise névralgique m'a tiré des
larmes des yeux." (J.I. 31.12.1851.) Ces transports ne
toucheront pas seulement Amiel; le Docteur Strhlin,
appelé au chevet de Laure, attiré par sa
nature ardente, restera en contact avec la famille; il
présentera sa demande en mariage au début
de l'année 1854 et deviendra, quelques mois
après, le beau-frère d'Amiel.
Frère et sur mèneront
brièvement vie commune lors d'un voyage de
vacances. Amiel imagine, par contraste avec Laure, la
compagne idéale : "J'ai passé huit jours
pleins avec ma sur et fait le tour classique de
Chamonix. [...] Laure a bien supporté les
fatigues de la course et attrapé un coup de
soleil. J'ai été sa femme de chambre, son
mentor, son caissier, son chevalier et son demi-amoureux
suivant les heures ou les jours. Nous avons
babillé, causé, lu, admiré, eu des
bisbilles et des raccommodements, des plaintes et des
confidences. Nous avons été
gâtés et servis à souhait. Mais c'est
égal, ma sur diffère trop de moi pour
être longtemps ma compagne. Nos rapports sont trop
limités pour ne pas s'épuiser. Il faut
tourner à la caresse, l'échange spirituel
s'arrêtant trop vite. Avec presque toutes les
femmes la galanterie est le supplément de la
pensée ou du sentiment. De là
inévitablement satiété. O une
compagne véritable, quelle différence! une
Agnès (12)
consolatrice, inspiratrice, muse et soutien, appui et
écho, disciple et guide à la fois, avec
elle point de fatigue, sympathie perpétuelle dans
l'élan ou le repos, dans l'intelligence ou la
rêverie, dans le travail ou le loisir; battement
d'ailes en commun, une vie en deux âmes, et une vie
élevée, chaste, puissante, religieuse,
courageuse, forte et grande. Me faudra-t-il enterrer
toutes ces aspirations? [...]" (J.I.
17.7.1852.)
L'entrée dans le professorat,
l'établissement provisoire chez sa sur
Fanny, l'entretien de rapports à la fois profonds
et impossibles avec des jeunes femmes, la tenue
régulière de son journal (13)
: la structure de sa vie s'est mise en place
dès son retour de Berlin. Sa situation à
Genève lui semble en partie fausse : issu de trop
fraîche et de trop petite bourgeoisie, "les gens
qui me conviendraient ici semblent ne pas vouloir de moi,
et je ne veux pas faire d'avances. La classe dont
l'éducation et les habitudes sont celles que je
désirerais à ma compagne est celle qui ne
m'en offrira point, et ma fierté infiniment
susceptible et revêche brise tout lien au lieu de
les ménager et me rend sauvage jusqu'à fuir
mes relations anciennes, bien loin que je les
étende. - Ainsi contradiction de goûts et de
chances, de besoins et d'avenir." (J.I. 7.3.1850.)
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Madame Long
Amiel n'en recherche pas moins la compagnie
féminine. Il commence par se lier avec des femmes
plus âgées que lui, de goûts
littéraires; c'est ainsi qu'il fréquente
Mme Long, son aînée de quatorze ans, auteur
de romans moraux et religieux. Il a avec elle de longues
"conversations intimes et sérieuses où
l'âme s'ouvre et que j'aime tant". (J.I.
18.8.1852.) Psychologue-né, Amiel trouve en Mme
Long un alter ego et leurs
tête-à-tête glissent souvent à
une "lutte de deux facultés observatrices se
prenant pour objet réciproque". (J.I. 18.8.1852.)
C'est à son intention, à l'appui d'une
causerie sur le mariage, qu'il transcrit les pages de son
journal du 31 mai 1848, évoquées plus haut,
écrites peu après sa rencontre avec Louise
Wyder. (J.I. 16.12.1849.) La réserve de son
interlocutrice ne l'empêche pas de deviner son
roman secret : "Pauvre petite femme, maigre comme un
scarabée, toute âme et flamme,
électrique, nerveuse, sensitive et indomptable,
avec une physionomie si touchante, grand'mère de
47 ans, lasse de la vie et plus vivante que dix jeunes
filles, combien elle a déjà souffert,
pensé, rêvé, lutté!
J'éprouve pour elle une tendre pitié et une
affectueuse sympathie, car il me semble la comprendre
jusqu'aux moelles. Sa Weltanschauung, sa croyance,
son état moral, me sont transparents, parce que
j'en aperçois la genèse intime. Duel sans
fin du cur et de la conscience, dans une nature
ardente, passionnée et positive, dont
l'idéal était l'amour dans le devoir, et
l'adoration dans le dévouement, et qui a dû
choisir entre le bonheur et la foi parce qu'elle n'a
jamais été aimée comme elle en avait
le besoin : en d'autres termes, un cur brisé
par le mariage et une aspiration véhémente
vers une autre existence, parce que celle-ci n'est qu'un
long supplice et que l'apprentissage du
dépouillement; c'est peut-être en deux mots
l'histoire de cette âme, telle que je la devine,
car il n'y a jamais eu d'aveu." (J.I. 6.7.1858.)
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Madame Latour
Mme Long, mais aussi Mme Latour, femme d'un juge de paix,
qu'il fréquente régulièrement,
comptent parmi les femmes les plus cultivées qu'il
ait rencontrées jusqu'alors. Cette dernière
possède "un goût délicat et
exercé, avec un sentiment très vif du
style, de la forme et aussi le sentiment du ridicule
à un assez haut degré. C'est un bon juge
à consulter." (J.I. 30.12.1851.) Amiel lui soumet
des pensées extraites de son journal, qui
paraissent dans la Revue suisse sous le titre "A
Bâtons rompus". Mme Latour, devenue veuve en 1851
(14)
sensible au talent d'Amiel, s'enthousiasme pour sa
personne; les conversations prennent un tour plus intime.
Amiel reçoit d'elle des conseil matrimoniaux; elle
établit des listes de noms, qu'ils discutent. Elle
dresse de lui un portrait littéraire, qui, sans
les réticences du modèle, aurait
été publié, et où elle le
compare à Jean-Paul, Emerson, Sainte-Beuve, La
Bruyère, Vauvenargues.
Amiel, que cette nature exaltée, plus
intellectuelle que morale, inquiète, se met sur la
défensive : "Etre prudent et ne pas se livrer; il
y a toujours quelque chose de factice dans cette
sensibilité et d'emmiellé dans cette
bonté, qui m'inspire de la réserve dans mon
abandon et ma reconnaissance même." (J.I.
7.2.1852.) Mais la réserve lui est difficile : ces
conversations le mettent en verve, stimulent sa
pensée : "je regrette de ne pouvoir
sténographier ces entretiens". (J.I. 15.12.1852.)
Les rapports d'Amiel avec les femmes y sont
fréquemment abordés : "Elle est encore
revenue sur cette impression de froideur, de
détachement, et d'indifférence que je fais
aux jeunes filles. Elle aussi n'appelle amour que cette
extase passagère qui s'évapore vite, mais
laisse un souvenir délicieux. Elle me croit, avec
mon aptitude à l'analyse (devant laquelle,
dit-elle, tremblera toute femme) incapable d'aimer."
(J.I. 6.11.1852.) Il ne répondra et ne justifiera
son idéal de l'amour que dans son journal, face
à lui-même, mais la discussion l'aura
forcé à reconnaître son refus du
réel : "Au retour, j'ai reconnu, en me sondant,
qu'elle me connaissait mal encore. Je suis susceptible
encore de toutes les passions, car je les ai toutes en
moi; dompteur de bêtes féroces, je les tiens
en cage et en laisse, mais je les entends parfois
gronder. J'ai étouffé déjà
vingt amours naissants. Pourquoi? parce qu'avec cette
sécurité prophétique de l'intuition
morale, je les sentais peu viables, et moins durables que
moi. Je les ai étouffés au profit futur de
l'affection définitive. Les amours des sens, de
l'imagination, de la sensibilité, je les ai
pénétrés et rejetés, je
voulais l'amour central et profond [...]
j'appelle encore, j'attends et j'espère le grand,
le saint, le grave et sérieux amour qui vit par
toutes les fibres et par toutes les puissances de
l'âme. [...] Si je suis martyr d'une
illusion vaine, j'aurai du moins conçu un noble
idéal." (J.I. 6.11.1852.)
Dans la chaleur de la conversation, négligeant ses
intentions de réserve, Amiel va jusqu'à
articuler devant elle le reproche majeur qu'il s'adresse
à lui-même, sa stérilité :
"dans une longue visite à Mme Latour, ma
conscience a pour ainsi dire pris une voix
extérieure pour me reprocher mon inertie; "j'ai un
ennemi à vaincre pour produire quelque chose de
grand, j'ai l'air de me fuir moi-même, de vivre de
toutes les vies sauf de la mienne, je me disperse, je
m'émiette"." (J.I. 2.7.1853.) Malgré ces
confidences, Amiel demeure pour Mme Latour une
énigme; elle a ce mot, dont Amiel se souviendra
avec complaisance jusqu'à la fin de sa vie :
"Deus absconditus". (J.I. 1.6.1853.)
Le 3 décembre 1853, Amiel reçoit un "billet
stupéfiant et incroyable, l'auteur [Mme
Latour] étant donné.
''L'il qui finit ce qu'il pénètre
Pénètre ce qu'il doit finir.
''Monsieur, vous déchirez pour voir comme le sang
coule et analysez au long les souffrances de qui a le
malheur de vous aimer! - Nulle douleur n'est assez
brûlante pour expier à vos yeux le crime de
s'être attaché à vous. - Pour vous,
j'eusse donné mille fois ma vie! Eussiez-vous
été aveugle, pauvre, couvert d'un
ulcère malin de la tête jusques aux pieds,
je n'eusse pas hésité un instant entre vous
et le plus brillant parti. J'ai essayé d'en
accepter un et je n'ai pas craint de briser ensuite un
cur qui m'aimait comme je vous ai aimé, car
je ne pouvais vous oublier! Si je n'avais pas une pauvre
enfant qui n'a que moi sur la terre je vous laisserais me
faire mourir à votre aise; mais mon devoir est
là impérieux et menaçant! Je ne sais
si en rompant avec vous, Monsieur, je prends le meilleur
chemin pour me conserver en vie, mais ce que je sais,
c'est que je ne dois plus vous revoir.
''Adieu donc, Monsieur, vous que seul j'ai aimé.
Soyez heureux et priez pour moi.
votre toujours amie.
PS. Je compte, Monsieur, sur votre délicatesse
pour brûler immédiatement cette
lettre.''
"J'ai répondu aujourd'hui : ''Madame, J'ai
à vous accuser réception... du billet qui
hier a croisé le mien. Je le fais avec tristesse.
Que vous dire, qui de ma part, ne vous fasse pas quelque
blessure? Un vu donc seulement. - Puisse ma
parfaite naïveté, qui aurait dû me
défendre auprès de vous du soupçon
de méchanceté, enlever quelque chose
à l'âcreté de votre douleur, et mon
manque absolu de pénétration, leçon
pour moi sévère, vous guérir de
l'estime peu méritée que vous avez eue
parfois pour la prétendue sagacité de
votre dévoué et
affligé.
PS : Votre billet est brûlé. Tout ceci me
paraît un rêve. Laissez-moi espérer
que, Dieu aidant, vous vous en réveillerez. Je
vous ai fait du mal sans le savoir. Pardonnez-moi." (J.I.
4.12.1853.)
Avec ce billet, à la fois de déclaration et
de rupture, prennent fin les relations suivies d'Amiel
avec Mme Latour.
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Sara Cherbuliez
Durant ces mêmes années qui suivirent son
retour de Berlin, Amiel fera la connaissance de quelques
jeunes filles qui feront sur lui une impression profonde.
La première qu'il ait remarquée est Sara
Cherbuliez, fille d'un collègue à
l'Académie avec lequel il entretenait
d'excellentes relations, André Cherbuliez
(15).
Amiel note : "cultivée, simple de goûts,
bonne et aimable, sa société est fort
agréable. Il m'a semblé que ses joues se
coloraient plus que de raison à mon
arrivée. - Toute la famille est de mon goût;
et je crois que je m'y mets peut-être trop à
l'aise.". (J.I. 25.7.1849.) Amiel est attiré...
sans plus : "Loin d'elle, je pense à elle.
Près d'elle, j'ai plus d'agrément que
d'attraction; et pourtant elle me plaît." (J.I.
29.11.1849.) Il voit en elle la sur qu'il eût
été heureux d'avoir (J.I. 29.12.1850.) A la
faveur des rencontres, Amiel découvre dans cette
jeune fille blonde aux "yeux
vert-de-mer" (16),
un caractère bienveillant, sincère,
dévoué; il apprécie son jugement,
ses goûts poétiques, philosophiques :
"L'idéal tempéré par le réel,
et les aptitudes essentiellement féminines
entretenues à côté de la culture
spirituelle. [...] En somme, elle me paraît
harmonique, profonde, éducable, sensible et
sereine, qualités qui, à mon sens, sont
celles qui parent le mieux une femme, au point de vue
vrai, sinon au point de vue social." (28.1.1851.) Mais le
professeur Cherbuliez est pauvre et sa fille se
présentera au mariage sans dot. "Si ma place
était sûre, ou si de façon ou d'autre
j'avais quelques milliers de francs de revenu de plus, je
crois que Mlle S[ara] me tenterait [...]
mais dans l'état actuel des choses, m'en
rapprocher, c'est vouloir reprendre sous-uvre la
carrière de son père, carrière
chétive, pénible, pleine de douleurs
secrètes, de privations, d'humilité et
d'effacement; courir le cachet encore à cinquante
ans; loger sous la mansarde, porter ses habits
jusqu'à la corde, [...] repasser du rang
de l'homme libre à celui de l'homme-lige;
[...] endosser le manteau de plomb de la
pénurie, avec ses ignobles mais impérieuses
préoccupations de stricte économie, de
désolant calcul." (J.I. 4.7.1850.)
Au début de l'année 1852, Amiel
s'aperçoit qu'il doit prendre attitude : "Longue
conversation [...] J'étais
enchanté. Le crépuscule longtemps
prolongé rendait la conversation plus intime. On a
été rarement aussi charmante, d'un charme
doux et envahissant. Du goût, de l'âme, de la
grâce, de l'esprit, il y a eu un peu de tout :
jusqu'à la physionomie qui me semblait plus
expressive et plus fine, au regard qui me semblait plus
beau, et à la voix qui était d'un timbre
plus sympathique et plus ému qu'à
l'ordinaire. [...] Si tu ne veux pas aller
au-delà de l'amitié, arme-toi de
stoïcisme et dénoue cette relation bien douce
pourtant; [...] Ne donne et ne nourris pas
d'illusions. [...] interromps ces visites
jusqu'à nouvel ordre, et jusqu'à plus vive
clarté." (J.I. 17.1.1852.) Le temps pressait, il
n'a pas compris le signal.
Au mois de mars suivant, Amiel se rend chez son
collègue, qu'il désirait voir pour un
arrangement : "Reçu par les dames. J'ai
été parleur et dégagé. Mais
je n'ai pu m'empêcher de remarquer malgré
moi, qu'il n'y avait pas un trait du caractère de
la plus jeune qui ne fût à son avantage et
attrayant : bienveillance, égalité
d'humeur, naturel, franchise, simplicité,
désintéressement, faculté
d'admiration et de sympathie, courage, et de plus esprit,
intelligence, haute culture; c'est diabolique." (J.I.
20.3.1852.) Le 29 mars, il est invité à la
soirée dansante chez les Cherbuliez. Il s'y montre
déplorable, maussade; il ne danse pas et ne peut
approcher Sara, très entourée. "La
sauvagerie timorée et ahurie de mon enfance perce
ainsi parfois jusque dans mon présent." (J.I.
30.3.1852.)
Le 16 juillet, le frappe la communication du mariage de
Sara. Le sentiment l'étreint d'avoir fait une
faute en laissant s'échapper la femme qu'il lui
fallait. "J'ai sondé ma conscience, à
genoux devant ma destinée, et peu à peu la
paix s'est faite en moi. Je suis effrayé de
l'énergie de conservation avec laquelle ma nature
cicatrise ses blessures, expulse ses chagrins, se
défend contre la douleur, et repousse le
déchirement." (J.I. 16.7.1852.) Mais Sara lui
était beaucoup plus nécessaire qu'il ne
l'avait cru; pour cesser de souffrir, Amiel recourt
à la critique. Son journal, dont on surprend ici
une fonction essentielle (17),
recueille de longues analyses, afin, dit-il, de
"dissoudre le souvenir dangereux". (J.I. 17.7.1852.) Il
ne tarde pas d'en ressentir les effets : "Le critique
tend à reprendre le dessus en moi.
J'éprouve à une peine nouvelle un
intérêt de curiosité, à peu
près comme le médecin à l'apparition
d'un mal inconnu. La souffrance est un accroissement de
notre être, car c'est une puissance non encore
développée. Mes blessures
m'intéressent, j'étudie en moi les ravages
qui se font et les réactions qui s'opèrent.
Je paralyse la douleur en l'observant; en en faisant un
objet d'analyse, et d'attention. Je sors de
moi-même en me prenant pour spectacle. Je
m'affranchis de l'anxiété subjective en
m'élevant à l'objectivité. -
Décrire est encore plus salutaire que regarder;
car c'est une opération plus froide : le sentiment
qui souffre devient alors intelligence qui jouit." (J.I.
18.7.1852.) Fin août, il constate : "Je ne suis pas
guéri, pas même par la fierté et le
dédain, ni par l'amour-propre offensé, ni
par l'affection blessée. La cure est moins prompte
que je n'aurais cru, mais je n'ai plus qu'un léger
regret et un souvenir un peu mélancolique au lieu
d'une souffrance." (J.I. 21.8.1852.) Ainsi se termine "le
plus long roman que j'aie eu en ma vie". (J.I.
19.7.1852.) Il lui restera, jusqu'à la fin de ses
jours, l'impression d'avoir fait une erreur.
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Clotilde Bouvier
Le 18 décembre 1850, Amiel fait la
connaissance chez les Cherbuliez, d'une amie de Sara,
Clotilde Bouvier (18).
Il est frappé par sa beauté et son
caractère. Il la revoit, lors d'une soirée
organisée par la mère de Clotilde : "Sa
fille cadette accuse une nature sérieuse et
passionnée, intelligente et forte aussi, mais plus
sensible et plus tendre. Les bagatelles l'impatientent et
le badinage l'ennuie. Elle a une assurance calme et une
absence de coquetterie remarquable. Belle voix de
contralto, sonore et grave. Elle tendra trop tôt
à l'embonpoint. Front large, tête bien
faite, le regard direct et expressif, brune attachante.
Elle me fait l'effet de ne devoir aimer que les hommes
forts et religieux, car il y a un peu de pitié
dans sa bienveillance, et de sévère
exigence dans sa tranquille douceur. C'est la fougue au
repos, et le timbre de sa voix révèle la
passion emprisonnée et l'expérience de la
douleur." (J.I. 3.2.1851.) Amiel compare les deux amies;
ses épithètes, qu'on peut distribuer en
deux colonnes, distinguent, dans la louange, deux
personnalités opposées :
Clotilde Bouvier :
|
Sara Cherbuliez :
|
brune
|
blonde
|
Italie
|
Ecosse
|
vigueur
|
flexibilité
|
impétuosité
|
patience
|
productive
|
réceptive
|
chevrette audacieuse
|
gazelle timide
|
pensée
|
violette
|
autorité
|
sympathie
|
génie
|
talent
|
(J.I. 3.2.1851.)
L'été 1851, il retrouve Clotilde Bouvier et
sa famille, sur les hauteurs de Genève, à
Mornex, "dans une jolie maisonnette au-dessus du village
[...] où l'on m'a retenu à
dîner, et où j'ai causé de tout au
monde. [...] Les idées m'affluaient, et la
bataille était charmante en même temps
qu'utile. J'ai eu le plaisir le plus vif à attiser
la discussion, pour observer l'incandescence de deux
grands yeux noirs, globes superbes, que l'ardeur de la
parole et du sentiment rendaient éblouissants.
J'étais étonné de n'être pas
troublé par la décharge à bout
portant de ces regards de sibylle, mais j'avais une
jouissance d'artiste; cette tête était
belle, d'une beauté héroïque,
intrépide et inspirée. Ardente et
généreuse : j'avais bien vu ou
plutôt deviné. Calme et presque impassible
jusqu'à ce qu'on ait touché une corde
sensible, elle vibre et resplendit quand on a
touché juste. C'est une belle âme, grande,
simple, enthousiaste, désintéressée
et énergique, vraie et franche, sans dédain
et sans malice, sans égoïsme et sans
vanité, qui plane en rêvant, jusqu'à
ce que d'un grand coup d'aile elle s'abatte sur une
uvre ou s'élance en remontant vers une
idée : - c'est le nuage immobile d'où
jaillit l'éclair." (J.I. 9.7.1851.)
Amiel est subjugué, il a rencontré son
idéal, sa Béatrice, celle qui lui donnera
du génie, il goûte aux choses immortelles
(J.I. 17 et 24.6.1864), mais il sent poindre la passion,
le tourment, la servitude, la félicité. Il
est effrayé. Il cesse de la voir.
Le 25 janvier 1854, Amiel apprend la nouvelle du mariage
de Clotilde Bouvier avec un de ses anciens camarades,
William Rey : "celle qui a fourni le plus de traits
à la dernière de mes Trois cousines
(19),
tête qui m'a fait souvent rêver et m'a
poursuivi longtemps. Tempête. Serrement de
cur. Je me suis promené longtemps sur les
Tranchées extérieures pour me
calmer. Emportement contre ma destinée, qui ne me
permet d'approcher de rien de ce qui me tente, contre
ceux et celles qui n'ont jamais voulu m'aider, puis
decrescendo par la résignation et le
stoïcisme. Reconstruit dans mon cur mon
idéal, songé à ma liberté,
pensé que j'ai encore à voyager, que mon
heure n'avait pas encore sonné, que je ne voyais
pas assez clair dans cette âme et ces yeux, qu'un
digne ami m'avait découragé sur ce point,
etc. [...] Si je l'avais vue plus souvent, je
saurais à quoi m'en tenir. En
résumé, elle m'attire puissamment, mais
l'inconnu m'inspire de la défiance; [...]
Grâce au ciel, je puis tuer cette espérance,
elle était encore flottante et sans racines trop
profondes. Encore une épitaphe dans le
cimetière de mes affections mort-nées ou
mortes en bas âge. - Ses initiales sont celles de
ma mère." (J.I. 25.1.1854.)
Alexandrine Zbinden
Vers la mi-avril 1852, invité à une
soirée dansante, Amiel fait connaissance avec la
troisième jeune fille qui occupe ses
pensées à l'époque de son retour
à Genève. Il s'agit d'Alexandrine Zbinden.
Gracieuse, vive et enjouée, elle pique sa
curiosité en lui tenant tête et en lui
posant "une jolie question [...] :
qu'admirez-vous?" (J.I. 18.4.1852.) Au mois de mai, il se
rend pour la voir au bal donné par le maire de
Lancy, commune voisine de Genève. "C'est la
quatrième fois que je l'ai vue et nous
étions devenus bons amis; elle a de la culture, de
l'esprit, de la conversation et du cur. Un peu
petite et de taille un peu forte, elle a une physionomie
piquante et expressive qui peut même devenir
touchante. C'était la seule avec laquelle je pusse
causer. Tout ce que j'ai vu de ses goûts et de son
âme était aimable; je ne l'ai point
quittée sans chagrin et c'est à peine si
j'ai pu m'empêcher de le lui dire. J'ai cependant
bien fait, c'eût été peu
généreux, je le voyais bien." (J.I.
5.5.1852.)
Amiel s'informe discrètement et apprend que la
gracieuse jeune fille aux yeux bleus est orpheline d'une
mère lorraine, et vit avec son père
d'origine neuchâteloise : "C'est presque une
étrangère. Avantages et
inconvénients qu'offre cette situation. Avantage :
elle ne lie point et laisse les mouvements libres;
inconvénient, elle n'aide point et n'augmente ni
les ressources ni les points d'appui. Dilemme :
Maintien de l'indépendance ou bien
accroissement de force. J'aurai à le
résoudre cet hiver." (J.I. 28.11.1852.)
Amiel ne revoit Alexandrine Zbinden que cinq mois plus
tard, lors d'une soirée : "Elle est gaie et
sensible, douce et spirituelle, avec la plus jolie et
presque la plus tendre mutinerie; aimant tout ce qui est
bien, craignant tout ce qui décolore les
sentiments, mais soumise au devoir, pas de coquetterie,
ni de vanité, ni de fraude, ni de jalousie; la
grâce espiègle d'une fauvette avec le
cur d'une colombe. Jolie avec cela, regard vif,
petit nez, petite bouche, tête bien faite,
seulement taille un peu forte pour sa petite stature;
[...] J'en étais, ma foi, presque
amoureux, et les battements de son cur contre mon
bras ne laissaient pas que d'arriver un peu au mien.
[...] On me plaît beaucoup, mais on ne
m'enchaîne pas. Je n'entends pas la voix qui dit :
Ta destinée est accomplie. Et pourquoi? parce
qu'une âme profonde et puissante en même
temps que dévouée est ce que mon âme
attend. [...] la grandeur est remplacée
par la gentillesse et se cache sous l'amabilité
enfantine et craintive. Toutefois il est possible qu'elle
ne soit pas absente; j'ai eu le tort de ne pas m'en
assurer et de m'interdire, par insouciance ou
loyauté, un peu d'adresse. Du moins j'ai
respiré une fleur." (J.I. 8.5.1853.)
Quelques années plus tard, Amiel évoque
longuement Alexandrine lorsqu'il reçoit la
communication de son mariage avec un militaire
français, mutilé de la guerre de
Crimée : "Encore une aimable et bonne fille qui
s'en va. Elle me rappelait un peu l'Agnès de
Copperfield. Elle m'inspirait attrait et
sécurité. Je la connaissais passablement et
depuis sept à huit ans. Ma sur Fanny me
l'avait recommandée. Elle était orpheline.
J'avais l'entrée de sa maison. Je me sentais
attendu. Pourquoi ne l'ai-je pas prise? qu'est-ce qui m'a
déplu et refroidi? le milieu, l'entourage, les
relations d'abord; puis un certain manque de goût
délicat et de justesse esthétique. Mais le
caractère, les habitudes, les vertus même
d'A. Z, exerçaient sur moi une attraction douce et
insinuante, qui, pour n'être pas de l'empire,
étaient néanmoins du charme." (26.6.1858.)
Enfin, le 29 novembre 1860, Amiel écrit : "Je me
sens le cur gros : pourquoi? c'est que j'ai entendu
passer aujourd'hui la voix du bonheur ou du moins
l'accent d'une affection que je n'aurais peut-être
pas dû négliger. On a épousé
un Français, un catholique et l'on émigre.
Le regret, le reproche, le ressouvenir se disputaient mon
cur et m'ont donné une mélancolie
vague [...] Elle m'inspirait à son insu,
un entraînement des plus délicats,
confiance, tendresse, estime, sécurité,
bref la sympathie conjugale. C'est sa famille qui m'a
désenchanté, et aussi l'espoir de la
passion, et puis l'observation d'un certain défaut
de vrai goût en elle. Sottise toutefois, car cette
nature était éminemment éducable,
grâce à l'intelligence et à la
volonté du cur. C'est la troisième de
mes grosses fautes en ce genre (SC,CB, AZ) (20)"
(J.I. 29.11.1860.)
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Quelques amis, et encore quelques
amies...
Charles Heim
A son retour de Berlin, Amiel retrouve ses amis
restés à Genève. Parmi ceux-ci,
Charles Heim, de quatre ans son aîné, ancien
théologien devenu instituteur, lui sera le plus
proche. Amiel, déjà en 1841, le
décrivait ainsi : "Caractère plein
d'attachement, de loyauté, de pureté; il
poursuit ce qui est bien avec la plus grande conscience;
sans morgue, ni jalousie, ni aigreur; excellent individu,
de ces pâtes foncièrement bonnes et
fidèles". (J.I. 2.3.1841.) Entre les deux amis, la
confiance est totale, ils s'ouvrent mutuellement leur
cur : "Je lui laisse lire à nu dans mon
âme; il m'est doux de me confier, de me
révéler à quelqu'un." (J.I.
26.12.1849.) Charles Heim semble posséder certains
défauts de caractère d'Amiel, mais
accentués : " C'est le doute, l'oscillation,
l'indécis, la flaccidité en personne.
Malheureux dans son esprit, dans sa position, il ne peut
mettre ni son intelligence, ni sa vocation au niveau de
ses rêves, de ses besoins réels." (J.I.
12.12.1849.) A propos de son ami, malheureux en amour,
Amiel s'exclame : "Comme il est indulgent,
délicat, oublieux de soi, zélé! et
qu'il n'ait pas rencontré une imbécile de
femme pour l'apprécier, lui si bien fait pour le
bonheur tendre, si apte à le ressentir, si capable
de le donner!" (J.I. 25.6.1849.) Lorsque plus tard, Amiel
connaîtra lui-même des problèmes de
cur, il s'en ouvrira à son ami et en recevra
des conseils. Lors de discussions animées en
compagnie d'autres amis, "C'est toujours Heim seulement
qui m'entend bien et avec qui je suis d'accord, dans le
principe et en détail, dans la plupart des
questions, parce qu'il est ouvert, sympathique,
accessible, impartial, généreux et
bienveillant. Il n'a pas de bornes dans l'esprit ni dans
le cur." (J.I. 19.10.1850.) Charles Heim tenait un
journal intime; peu avant de disparaître, en 1868,
il le confiera à Amiel (21).
Charles Heim est resté célibataire.
Edmond Scherer
Amiel, en 1849, se liera également avec Edmond
Scherer. De six ans son aîné, Scherer, chef
de file des protestants libéraux, marié et
père de cinq enfants, de caractère assez
sec et taciturne, frappé par la culture et
l'intelligence d'Amiel, prendra celui-ci en
amitié. "... homme de goût et de forte
science, érudit, perspicace, objectif, impartial,
curieux, s'il était un peu plus communicatif, ce
serait parfaitement l'homme qu'il me faut maintenant; tel
qu'il est, il m'est encore très sympathique et je
lui suis attaché. Il a l'esprit scientifique et
littéraire, ouvert à la fois à la
poésie et à la philosophie, sagace,
scrutateur, analyste. J'ai avec lui de très
grandes analogies et nous nous entendons à
demi-mot, rapprochés que nous sommes par nos
études ainsi que par notre tournure d'esprit. Il
est précieux pour moi, dans notre désert
d'hommes, d'avoir ce compagnon, cet émule, ce
confident et ce chef de file, car il a
réalisé, tandis que je n'ai que
désiré, et fait ce que j'ai seulement
pensé faire." (J.I. 15.10.1850.)
L'intérieur et le ménage de Scherer
étaient parmi les rares qu'Amiel enviait. Amiel
lui lit des passages de son journal intime (J.I.
25.12.1850, 17.1.1854). Scherer lui confie ses
résistances intérieures "à prendre
la plume, à procréer spirituellement".
(J.I. 29.10.1850.) Fin 1860, Scherer quittera
Genève pour s'établir à Paris.
Rédacteur au Temps, critique
littéraire, il fit une carrière rapide,
couronnée par un fauteuil de sénateur
(22).
Déjà au moment de son départ de
Genève, Sainte-Beuve situait Scherer entre Renan
et Taine (J.I. 22.11.1860) (23).
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Joseph-Marc Hornung
Joseph-Marc Hornung, dont Amiel fit la connaissance en
1849, après son retour de Berlin, ne
bénéficia pas du prestige d'un
aîné, tel Edmond Scherer. D'un an plus jeune
qu'Amiel, il apparut d'abord à celui-ci comme un
concurrent intellectuel, prompt à lui soutirer et
à utiliser ses idées. Son érudition,
sa faculté de travail entraînèrent
cependant très vite l'estime d'Amiel. Ils se
voient souvent, discutent beaucoup et sans se
ménager, "ferraillé avec ce cher J.
Hornung, [...] je lui ai un peu tenu le fer
près des yeux". (J.I. 31.10.1853.) Amiel s'attache
à cette personnalité qui, peut-être,
"manque trop du sens artistique" et est aussi "trop
protestant, arrêté, résistant, mais
il est plein de vues d'indépendance et de largeur
de pensée". (J.I. 19.10.1850.) Amiel, pourtant
grand lecteur, admire son ami sur ce point, il "m'a
damé le pion, au courant de la littérature,
il a beaucoup plus lu que moi". Hornung fut nommé
professeur d'histoire littéraire à
Lausanne, puis enseigna le droit public et pénal
à l'Académie de Genève. Avec le
temps, Amiel pénétrera la
sensibilité, plus vulnérable qu'il n'y
paraît, de son ami : "C'est un esprit tendre, une
pensée sensitive, un instinct perpétuel qui
ne se juge pas, ne se domine pas, et reste sentiment dans
toutes les sphères. De là sa
conformité à lui-même, son exclusisme
involontaire de pensée avec le cur le plus
hospitalier, son impuissance à finir, son
inclination à formuler par lutte contre son vague
naturel, sa ténacité douce; de là
aussi l'extrême difficulté de l'influencer
par la pensée et sa docilité aux influences
de pure sympathie; de là encore sa candeur, sa
sincérité, sa droiture, son absence de
fiel, sa jeunesse de sens et d'imagination. C'est un
cur d'enfant, un grand enfant, qui a tout lu, mais
qui ne demande qu'à aimer et à être
aimé, et qui ayant nourri son sentiment avec le
droit, la littérature, l'esthétique, tout
plein d'affection émue et filiale pour
l'humanité, aurait maintenant besoin de rencontrer
une femme, autre que sa sur et sa mère, afin
de vaquer à ses études, appuyé sur
la réalité d'un cur aimant et d'un
intérieur caressant." (J.I. 22.2.1857.) Hornung se
mariera en 1861, à près de quarante ans
(24).
Louise Hornung
Amiel "était honoré des confidences des
quatre membres de la famille" Hornung. (J.I. 6.11.1858.)
Outre son ami, il entretenait les meilleurs rapports avec
le père, Joseph Hornung
(25),
la mère et la fille cadette, Louise. Il voyait en
celle-ci "une vraie sur de poète ou de
penseur". (J.I. 11.8.1854.) "Elle a du cur, de
l'intelligence, de l'âme et de la modestie, et vous
suit sur tous les terrains." (J.I. 11.8.1854.) Louise
participait souvent aux conversations qui se
déroulaient entre son frère et Amiel. Ce
dernier prenait ses avis au sérieux : "charmante
et sérieuse interlocutrice que Louise Hornung,
dont l'approbation a du poids, le doute de la valeur, et
l'instinct de la divination. Aussi, je tiens à son
jugement et l'avoir en faveur me rassure et me flatte."
(J.I. 13.6.1856.) "Je ne ressors jamais d'une causerie
avec Hornung et sa sur, sans une impression
agréable, une impulsion bonne ou une notion
nouvelle. Ils me sont bienfaisants et salutaires." (J.I.
2.1.1858.) Louise de son côté n'était
pas insensible au brillant et séduisant ami de son
frère : "Je lis mes quatrains [...]
Personne ne les sent mieux que Louise Hornung. Je
souffrais même un peu pour elle, car je devinais
ses efforts pour contenir son émotion et se
défendre contre une attraction magnétique
involontaire. Elle était complètement
dominée et contre mon gré [...] je
sentais et voyais tous les mouvements de cette
âme." (J.I. 19.12.1856.)
A la faveur d'un séjour de vacances passé
à Villars, en compagnie d'amis et de la famille
Hornung, Amiel apprend l'impression qu'il provoque sur
les jeunes femmes et plus particulièrement sur
Louise : "Elle m'a demandé ce que je pensais
d'elle; et j'ai répondu sous condition de
revanche. La première manche a rempli l'une des
moitiés de la course à Aigle; la seconde le
retour : quel labeur pour celle-ci! Enfin j'ai
arraché brin à brin ce jugement : 1. que
j'étais trop critique; 2. trop puriste; 3. que je
paraissais n'avoir pas besoin des autres; ni être
capable d'amour. Quant à l'impression de malaise
que je donne parfois et plusieurs fois le jour,
paraît-il, il a été traduit par les
mots d'olympien et d'inaccessible; une condescendance
pleine de support, mais humiliante par sa douceur
même. Bref, il transparaîtrait une sorte de
supériorité qui se prête, mais ne se
livre pas, et que l'on sent, même quand elle
s'efface, ce qui est désagréable pour
l'amour-propre, et assez effrayant pour la
timidité : un homme qui semble ne pouvoir
être dominé ni par un autre, ni par un
sentiment, ni par une idée et qui remonte toujours
plus haut, c'est irritant; un homme qui vous classe, sans
qu'on puisse lui rendre la pareille, c'est intimidant."
(J.I. 11.10.1858.)
Les circonstances du retour de Villars, par la
traversée du lac Léman, leur laissent
à tous deux un souvenir ébloui : "Quatre
heures de causerie intime à cur ouvert, en
tête-à-tête, cela n'arrive pas
souvent, surtout avec une prodigieuse fantasmagorie de
nuages, et d'effets pittoresques se déroulant
comme une apocalypse devant la marche du bateau à
vapeur, féerie dont nous avons joui avec une
intensité croissante et une gratitude
égale. Cette traversée, par la multitude,
la grandeur et l'intimité des impressions et des
pensées est tout un poème; nous
étions oppressés d'admiration; et je dis
nous, car j'ai l'intuition et la preuve que la sympathie
était entière. Toute l'armée des
souvenirs et des allusions, voyage, histoire,
poésie, musique, religions comparées,
peinture, philosophie, faisait sa ronde et prodiguait les
contr'échos. Je me suis senti poète et
symbolisateur; tout me parlait. J'ai vécu tout le
temps, et donné du bonheur. [...] Louise
Hornung me disait : voyez dans les révolutions de
ce ciel nuageux un présage pour vous. Plût
à Dieu, j'en accepte l'augure! car des
perspectives infinies s'ouvraient dans ses
éblouissantes profondeurs; et après des
batailles de géant, l'apothéose s'est
dressée avant que le soleil atteignît
l'horizon." (J.I. 12.10.1858.) Mais ce qui manque
à Louise Hornung, c'est "jeunesse et apparentage"
(26)
(J.I. 3.7.1858.) "Que n'a-t-elle dix ans de moins!",
s'exclame Amiel. (17.10.1858, 6.11.1858, 20.11.1860.)
Le dénouement de cette relation est douloureux. Le
13 novembre 1860, Amiel reçoit une "lettre
stupéfiante" de Louise Hornung, dans laquelle,
suppliante, elle lui avoue son amour (27).
Amiel est surpris par cette "déclaration de femme,
de femme vaincue, torturée par sa passion"
(13.11.1860.) Il tente d'arracher Louise Hornung à
son désespoir (J.I. 17.11.1860, 9.12.1860.)
Malgré cela, elle met en scène une
tentative de suicide, qui échoue (J.I. 14.2.1861,
1.6.1861.) "Elle m'a crié : Sauvez-moi! J'ai fait
ce que j'ai pu : c'est peu de chose. Mais enfin elle a
traversé deux crises redoutables et elle survit."
(J.I. 28.3.1861.) Louise Hornung, qu'Amiel surnommera
Eriphile (28),
ne lui pardonnera pas d'être resté
insensible et elle le poursuivra d'une persistante
animosité : "Qui diable (sinon Eriph[ile])
peut m'entourer de cette haine patiente et de cette
vengeance sans fin?" (J.I. 20.10.1868.) Ce ne sera que
bien plus tard, à la fin de la vie d'Amiel, que
Louise Hornung reconnaîtra "avoir été
dure et injuste et juge tout ce passé avec
l'enjouement de la réconciliation. Elle
paraît revenue à des sentiments de
cordialité véritable." (J.I.
16.1.1880.)
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Sophie Cossy
Les vacances à Villars vaudront à Amiel de
lier connaissance avec l'épouse d'un magistrat
vaudois. Attiré par la figure fine et
frémissante de Sophie Cossy, il s'attachera
à résoudre un problème moral nouveau
pour lui : jusqu'où peut aller une amitié
avec une femme mariée quand cette femme n'a
trouvé ni dans le mariage ni dans son mari la
réalisation de son idéal? "Reçu une
lettre de Mme Sophie Cossy; au soin avec lequel elle
évite les sujets que j'effleurais
intentionnellement, je vois que j'avais raison. D'une
part elle est lasse de la vie, de l'autre il n'entre pas
dans son idée des devoirs de la femme
mariée d'avoir un confident; elle n'attend plus de
consolation, et se défie d'elle-même et de
tout épanchement commencé. Pauvre femme,
elle contient et cache ses larmes, parce qu'elle ne
pourrait plus les arrêter. Je vois aussi qu'elle a
peur de ma clairvoyance, sagacité qu'elle
s'exagère, car elle me croyait un peu sorcier,
depuis ma divination de son écriture, il y a deux
ans. Que lui manque-t-il? de mettre son goût
à son devoir? non; mais la force. Une femme n'a
guère de force que par l'amour et S. Cossy n'aime
pas; elle n'aime pas de cur son mari, et tout le
reste, son village et ses habitants, sa maison et ses
enfants, sa vie entière, lui est devenu insipide.
De là langueur, affaissement, engourdissement,
mélancolie. Elle ne se plaint pas, ne pose pas un
rôle. Mais c'est bien la femme de Balzac, la femme
souffrante, rêveuse, incomprise, sauf les principes
qui ne lui permettent pas de se guérir par la
passion." (J.I. 11.8.1859.) Sophie Cossy n'aura pas
à se confier, elle sera devinée par Amiel.
Elle deviendra, par contre, sa confidente et aura le
privilège, partagé avec peu de femmes,
d'accéder à certains cahiers de son journal
intime. Leur amitié n'a cessé qu'avec la
mort d'Amiel bien qu'ils eussent cessé depuis
longtemps de correspondre et de se voir.
Loulou
Le 1er mai 1851, Amiel assiste au baptême de la
dernière née de son ami Marcillac, la
petite Louise. Cinq années plus tard, à
l'occasion d'une de ses visites à la famille, il
reçoit d'elle une déclaration : "Petite
Loulou m'a demandé si je la voulais pour femme, et
cela à dîner devant tout le monde". (J.I.
6.7.1856.) Propos d'enfant, mais qui ici
connaîtront des lendemains. Louise ne variera pas
dans son élection et, jusqu'à
l'adolescence, fera fête à Amiel lors de ses
visites. "Les enfants Marcillac m'ont entouré et
pressé de caresses; cette affection est
bienfaisante et ces caresses me magnétisent le
cur. L'amour de l'enfance me remet en paix, en
ordre et en harmonie. Je feuillette aussi avec soin ces
petites âmes, livres charmants, pleins de
révélations précieuses, dans leur
innocente candeur. Pourquoi, par exemple, ma petite amie
Louise, enfant de six ans, dans sa ravissante
naïveté, m'a-t-elle dit devant son
père, avec un élan de tendresse et en me
coulant les bras autour du cou : " Ne t'en va pas, reste,
tu viendras dormir avec moi? " (textuel). Or
c'était le beau milieu du jour. J'ai eu le
sentiment net que c'était déjà
l'instinct féminin, confus, enveloppé, mais
prophétique du sommeil ensemble, de l'abandon
confiant, du grand retour à l'union inconsciente
des vies; l'instinct du cur précédant
celui du sexe. Cette ingénuité de l'amour
m'a reporté aux temps homériques et
adamiques, antérieurs à la réflexion
d'où vient la pudeur, à la défense
d'où vient la honte, aux époques où
la nature seule parlait, sans détour, sans calcul,
sans défiance, avec la grâce et la foi
enfantines. Cette heure paradisiaque est courte dans
l'histoire de l'humanité et de l'individu. Selon
la Genèse, la première femme
elle-même ne l'a que traversée." (J.I.
19.6.1857.)
Amiel est conquis : "Loulou, ma petite épouse de
Mai, était séduisante de grâce
affectueuse et d'innocent abandon. Etablie dans mes bras,
comme une colombe, elle m'a dit à demi-voix : "
Es-tu marié? " - Non, - " Quand veux-tu te marier?
" - Je ne sais pas. - " Quel âge as-tu? " -
Pourquoi? - C'était à table. L'enfant vit
qu'on nous entendait et n'alla pas plus loin. Mais
j'étais touché de cet instinct si juste et
si profond. Il y a aussi en elle un progrès depuis
l'année dernière. A cinq ans, elle disait :
je veux être ta femme; à six ans et demi,
l'affection se désintéresse et la raison
semble poindre : il te faut une femme et je ne suis qu'un
enfant. Le sexe parlait d'abord; maintenant c'est
l'instinct filial. Qu'elle était jolie, avec ces
grands yeux noirs aux longs cils d'orientale, cette
bouche de rose, ces cheveux bouclant d'eux-mêmes,
cette physionomie câline, mutine et tendre, et
déjà comme un nuage de sensibilité
languissante dans le regard! Elle était à
croquer, et ses petits baisers me faisaient l'effet d'un
dictame, sinon d'un philtre." (J.I.
14.6.1858.) (29)
Amiel sent bien l'extraordinaire de cette situation
et son danger potentiel : "Loul a été
mignonne et caressante. Elle a dix ans. Je me sens
toujours pour elle de la tendresse et de l'attrait, et
ses chatteries enfantines me touchent en m'amusant.
C'est, dans un jeu de poupée, l'idylle en
miniature et l'image symbolique de l'amour à
venir. Je lis d'avance la poésie de sa
dix-huitième ou vingtième année, et
dans le bourgeon du rosier, je vois par intuition se
former la rose cent-feuilles qui en éclora. Ce
qu'il y a de piquant, c'est que je ressens comme une
sorte de très vague jalousie, contre son amoureux
d'alors, ou plutôt que je devine ce que je
ressentirais si j'étais sérieux au lieu de
jouer. Bref, je suis dans l'état poétique,
avec une toute petite pointe d'émotion douce,
l'effet de la beauté naissante se joignant
à celui de l'affection enfantine. Je sens aussi
combien un autre, moins vigilant et moins scrupuleux,
pourrait déjà faire de mal à cet
enfant, et avancer l'heure du trouble et des instincts
obscurs. Heureusement, j'ai le respect religieux de la
nature, de l'enfance et de l'innocence, et je me sens
avec elle la délicatesse retenue de la
maternité attentive. Les curs d'enfants se
donnent tous à moi, mais ils ne se trompent pas;
je ne crois pas avoir encore abusé une seule fois
de cette influence mystérieuse. Si j'ai des
témoins à décharge, je crois que ce
seront des enfants. Avec eux, je n'ai pas
été égoïste ni
négligent, le ciel en soit loué! Ainsi,
petite Loulou, quand j'inclinerai à t'aimer pour
moi-même, ou que le badinage ne sera plus
entièrement inoffensif, il faudra couper court
à cet épisode, qui a souvent réjoui
mon cur, comme une pâquerette de ma vie."
(J.I. 3.4.1861.)
C'est par Loulou, qu'il appelait encore Loul, Lollina
(30),
sa petite Récamier, et par elle seulement, qu'il
connaîtra par intuition la souffrance d'être
quitté : "quand j'ai vu Loul rester dans la
chambre voisine, au lieu de venir disputer une place sur
mes genoux comme à l'ordinaire, j'ai senti qu'une
perte était accomplie. Elle m'aura
été fidèle six ans, de cinq à
onze; c'est énorme, et ce poétique
épisode me laisse un frais souvenir que conservent
deux pièces (31);
avec un Adieu, il sera une triade complète. C'est
la première fois que je me vois abandonné;
et, sous cette forme sans conséquence, elle me
donne une lointaine intuition du chagrin jaloux et de la
tristesse offensée, que l'abandon sérieux
doit causer, à moins qu'on n'aime avec une
parfaite abnégation." (3.5.1862.) La vraie
séparation n'aura lieu que bien plus tard :
"Aujourd'hui Loulou est partie pour six mois. Elle fait
un séjour de plaisir et de santé dans le
midi de la France [...] Depuis qu'elle s'est
refroidie pour son vieil ami, j'ai eu le bon goût
de lui faciliter le détachement complet et j'ai
évité sa maison. Je n'ai voulu être
trouvé ni importun ni ridicule, et j'ai
facilité le vous, le Monsieur, et
l'indifférence de toutes les manières. Un
peu fierté, un peu
générosité, un peu refroidissement,
et le tour s'est fait." (J.I. 3.10.1868.)
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1852. L'heureux du siècle
L'année 1852 est exceptionnelle dans la vie
d'Amiel. Malgré une pente naturelle à la
tristesse, les orages du cur et les instants de
doute, il découvre avec étonnement, en
cette époque de sa jeunesse - il a 30 ans -, qu'il
vit dans le bonheur : "Je me sentais trop heureux :
bien-être, aisance, indépendance,
plénitude de facultés, amis, loisir,
collection de souvenirs, santé, ravissante saison,
enseignement agréable, une carrière facile
et tracée, aptitude à prendre part à
tout, vie en famille et entourée d'enfants, enfin
je voyais tout couleur de rose, j'étais
oppressé et effrayé de ma
félicité sans nuage, de ma
prospérité menaçante." (J.I.
14.5.1852.) Il se sent accéder à la
plénitude virile, qui lui permettra de
réaliser son système philosophique
personnel : "J'ai acquis une première
maturité relative, celle de la jeunesse
aboutissant à la virilité : c'est je crois
la maturité poétique, celle qui
connaît l'homme plus que les hommes, et qui enferme
la réalité dans l'idéal." (J.I.
1.8.1852.) Il dresse en un tableau analytique, le
programme de sa vie pour les trente années
à venir. (J.I. 1.8.1852.)
La longue méditation, marquée par l'espoir
en une vie riche et grande, que son journal recueille le
jour de son anniversaire, lui paraît une audience
divine où une voix intérieure lui souffle
les conseils d'en haut : "Oui, sois homme, c'est dire
sois Nature, sois Esprit, sois image de Dieu, sois ce
qu'il y a de plus grand, de plus beau, de plus
élevé dans toutes les sphères de
l'être, sois une idée et une volonté
infinie, une reproduction du grand Tout. Et sois tout en
n'étant rien, en t'effaçant, en laissant
entrer Dieu en toi, comme l'air dans un espace vide, en
réduisant ton moi égoïste à
n'être que le contenant de l'essence divine." (J.I.
27.9.1852.) Jamais plus, le retour sur soi, rituel de son
jour de naissance, ne retentira d'accents marqués
par l'imminence d'une vie nouvelle.
Les rencontres à Paris, durant ses vacances
d'automne, de poètes, d'historiens, de philosophes
- Augustin Thierry, Mignet, Sainte-Beuve, Emile de
Girardin, Emile Souvestre, Lamennais, Béranger,
Cousin -, fortifient cette heureuse surprise de se
découvrir autre : "j'ai gagné en bon sens,
en sagacité, en usage du monde, en assurance, en
vivacité - j'ai beaucoup causé et de tout -
j'ai mieux senti mes aptitudes, mes forces et aussi mes
chances." (J.I. 26.10.1852.) "Un véritable travail
s'est fait en moi, la maturité m'est venue, la
puberté du caractère semble s'accomplir
dans mon être. J'éprouve une
singulière jouissance à le
reconnaître, car j'assiste à un
mystère, et il est si rare qu'on assiste aux
origines, qu'on perçoive l'instant de la
conception dans son sein." (J.I. 27.10.1852.) Autre, mais
aussi bien armé; la formation qu'il a reçue
à Berlin lui rend les joutes intellectuelles
aisées : "un esprit de l'école allemande
porte un talisman; il est tranquille et peu
vulnérable, parce qu'il domine en
général ses adversaires; son point de vue
supérieur fait sa force et sa clairvoyance." (J.I.
29.10.1852.)
Son avenir se présente d'une manière
d'autant plus aimable qu'il a le sentiment de
n'être pas pressé par le temps : "J'ai deux
ou trois ans pour chercher une femme, si je suis mon
projet d'un voyage en Orient pour 1853, et en Espagne
pour 1854. Cela reporterait à ma 34e année,
l'époque où je commencerais cette autre
vie, la vie à deux. J'aurai fini mes voyages, mes
expériences, mes aventures, ma croissance, assis
mon caractère et ma réputation, et je
pourrai songer à m'enraciner dans le sol d'une
société et d'une patrie. [...]
Encore trois ans à la demi-ration de la tendresse,
trois ans sous la tente, et le bâton à la
main. [...] C'est quand on a terminé ses
voyages de toute espèce et fait toutes ses
provisions spirituelles, qu'on peut construire
l'édifice de la famille. Alors elle est un refuge;
auparavant elle risque un peu d'être une
captivité." (J.I. 27.10.1852.)
Il se compare à ses amis : "Ah! mes hommes
pratiques!... La vie les saisit et les enferme. Le besoin
les emprisonne. Aussi leur cercle devient-il
étroit, même quand leur intelligence est
active. - J'ai repassé toutes mes visites et
décrit tous les esprits biographiquement. Je sens
et j'apprécie mon bonheur, quand je compare ma
situation à celle d'anciens camarades. Ils vivent
dans un compartiment de mon palais." (J.I. 29.10.1852.)
Cette pénétration psychologique qui lui
fait deviner ses amis, Amiel l'applique en poète
au monde extérieur, à la nature, que son
contentement intérieur lui permet de sentir
intensément; les pensées, les images
affluent. Une promenade au jardin sous une fine pluie, le
dernier jour d'octobre, lui révèle un
paysage d'automne; il lui semble entendre les voix
cachées de l'âme du monde : "Tous ces
innombrables et merveilleux symboles que les formes, les
couleurs, les végétaux, les êtres
vivants, la terre et le ciel fournissent à toute
heure à l'il qui sait les voir,
m'apparaissaient charmants et saisissants. J'avais la
baguette poétique, et n'avais qu'à toucher
un phénomène pour qu'il me racontât
sa signification morale. [...] Un paysage
quelconque est un état de l'âme, et qui sait
lire dans tous deux est émerveillé de
retrouver la similitude dans chaque détail." (J.I.
31.10.1852.) Amiel souligne la phrase la plus
célèbre de son journal intime, sans songer
à la joindre aux fragments qui paraissent dans A
Bâtons rompus. Il appartiendra à Fanny
Mercier, trente ans plus tard, de la découvrir et
de la publier.
12 septembre 1852 : Franki Guillermet, le
beau-frère d'Amiel, est élu pasteur
à la ville : "j'ai accepté l'association
avec mon beau-frère pour un grand appartement de
la rue des Chanoines (32)
en ville." (J.I. 19.9.1852.)
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Retour de Laure
Amiel ne se sentait pas la conscience tranquille
vis-à-vis de Laure : "Notre position est
irrégulière et anormale; moi, hôte et
pensionnaire perpétuels d'une sur, quand je
devrais être chef de maison; elle chez des
étrangers quand elle devrait être en
famille. J'occupe un peu sa place, du moins en
apparence." (J.I. 27.4.1852.) Aussi insiste-t-il pour que
sa sur cadette se joigne à eux; ce qu'elle
accepte. (J.I. 19.9.1852.) Laure entre sous le toit de sa
sur et de son beau-frère le 1er novembre.
L'emménagement rue des Chanoines a lieu le 4
décembre 1852.
Entre Laure et Amiel, l'accord semble s'établir :
"Un peu sèche, extérieure et revêche
pendant la promenade, car j'avais plusieurs choses sur le
cur, et je trouvais mauvais le début de
L[aure], elle est devenue au retour plus intime
et plus cordiale quand j'ai pu conseiller, remontrer,
gronder même, et remettre l'arrivante dans la bonne
voie et sa situation dans son vrai jour. Puis elle a
passé aux appréciations de
caractères (quelques amies, etc.). Et de
là, à propos d'une remarque badine sur ce
que j'avais été femme dans une autre
existence, la causerie devint singulièrement
grave. L[aure], assise à mes pieds sur ma
peau d'ours et la tête sur mes genoux, me
questionna sur la métempsycose, l'état des
âmes après la mort, sur la valeur relative
des grands esprits et des pauvres intelligences, etc.
J'ai pu, pour la première fois, ouvrir à
cette intelligence imparfaite mais avide de merveilleux
une perspective sur tous les mondes qui lui sont
fermés, et lui inspirer le respect de la science
et le sentiment de l'infini contenu dans l'âme
humaine. Lui agrandir son univers, lui tracer sa ligne de
conduite en général, et pour cet hiver en
particulier, l'exercer à l'analyse morale : trois
résultats. Quel dommage qu'elle soit si
exclusivement douée d'imagination! avec un peu
plus de bon sens, de faculté logique, de courage
et de conscience, que cette imagination serait chose
précieuse et que cette organisation serait
intéressante. Elle a bien du bon après
tout. - Sensation d'hiérophante." (J.I.
2.11.1852.)
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Vous souvient-il d'un passant...
En cette fin d'année où "il me semble
être devenu plus ferme, plus sûr et plus
fort" (J.I. 3.1.1853), Amiel songe qu'il est en reste de
délicatesse envers une ancienne connaissance de
Berlin, Caroline Vignier, maintenant institutrice
à Bath. Il lui écrit le 20 décembre
et en reçoit une réponse immédiate :
"J'ai été récompensé d'avoir
suivi ma conscience dans des rapports délicats et
singuliers avec une jeune fille qui m'avait
été recommandée dans mon
séjour en Allemagne. Une lettre reçue
aujourd'hui, me donne la preuve que j'ai eu raison et que
Mme .. (33),
qui trouvait la chose ridicule, a tort. J'ai
réussi et je ne regrette rien. La bonne conscience
vaut mieux que l'habileté." (J.I. 26.12.1852.)
Le 4 janvier 1853, il écrit à Caroline
Vignier; le lendemain, il mentionne brièvement
dans son journal : "Ecrit à L. Wdr un billet
réuni à la lettre d'hier soir, sous
même enveloppe." Il s'agit de sa première
lettre à Louise Wyder; la voici :
Genève, le 5 janvier 1853
(126, rue des Chanoines)
Mademoiselle,
Vous souvient-il d'un passant qui vous rendit une fois
visite à Lausanne pour prolonger une
connaissance commencée à Berlin? il ne
venait pas vous redemander certain joli gage
dérobé une fois bien injustement
à un pauvre mendiant voyageur, et il en aurait
pourtant eu le droit, convenez-en. Non, il a
déchiré sa créance puisqu'elle
vous était pénible et il venait
seulement vous toucher la main en ami et s'informer de
vous. Aujourd'hui, passant par Londres pour aller
porter à Bath ses félicitations à
une compatriote de vos amies, qui a eu l'attention
gracieuse de le prévenir de son bonheur, en le
priant de quêter[?] au passage une
lettre de vous, il vient vous rendre une seconde
visite... épistolaire seulement, hélas!
pour s'acquitter de sa commission, et, si vous le
permettez, pour s'accorder un plaisir. C'est un
plaisir en effet de revoir d'anciens amis, et avec
certaines personnes il n'est pas besoin de bien
longues relations pour ressentir la cordiale
sympathie, qui est le prélude ordinaire et le
pronostic de l'amitié.
Vous avez donc passé la Manche, après la
Germanie vous essayez de l'Angleterre; quelle colombe
voyageuse vous faites. Du reste vous devez être
bien partout, avec votre nature simple[?] et
vive, avenante et résolue, courageuse et gaie,
gentille et bonne. Vous avez
l'élasticité du colibri pour
échapper aux lacets qui embarrasseraient la
colombe. C'est une heureuse dot morale, et qui vous
permet d'être utile à ceux qui ont un peu
trop de votre cur sans avoir assez de votre
esprit, et ceux-là sont nombreux.
Vous voilà près de Londres et dans cette
vaste résidence de Hampton Court (34)
où j'ai été admirer en
septembre-octobre 1851 les cartons de Raphaël et
la riche collection de toiles des grands
maîtres. Dans laquelle des cours demeurez-vous?
Y étiez-vous déjà alors? Que ne
l'ai-je su? vous m'auriez fait les honneurs du parc et
nous aurions pu deviser des années
écoulées. Il y en a maintenant une de
plus, cinq et presque six que je ne vous ai
rencontrée; que d'aventures et
d'expériences! est-on bien les mêmes et
n'est-ce pas une connaissance à refaire, un
inventaire à recommencer? Quelques broderies
finlandaises et allemandes sur votre fond
helvétique; voilà ce que j'ai vu.
L'Angleterre aura-t-elle fait plus marque? Nous
verrons bien, car j'espère toujours que nos
orbites se recroiseront un jour quelque part :
probablement en Suisse, car je suis comparativement
plus stable que vous. Votre amie m'a parlé des
déménagements d'un daguerréotype
coupé en deux par un jugement de Salomon, et de
l'asile qu'elle a choisi à l'une des
moitiés : on n'en pouvait trouver de plus
aimable. Ce sera un souvenir gravé sur
métal qui me permettra d'être reconnu. Le
vôtre, Mademoiselle, n'a pas besoin de cet
auxiliaire, il ne saurait être oublié
par
votre dévoué H.F.
Amiel.
Amiel reçoit quelques semaines plus tard la
réponse de Louise Wyder. Il la commente longuement
dans son journal : "La coquetterie la plus
maîtresse de ses ressources, la flatterie la plus
accomplie ne sont pas de moitié aussi
ingénieuses qu'un cur aimant. L'âme
tendre possède sans s'en douter plus d'art de
captation et d'insinuation que toutes les
rhétoriques n'en peuvent jamais donner. Celles-ci
enseignent à paraître ce qu'elle est
elle-même. Tout lui devient occasion de plaire,
allusions, réticences, confidences; comme elle n'a
qu'une pensée elle n'a aucune distraction;
l'esprit parfois sommeille, l'amour jamais, l'un est
variable comme la lumière, l'autre fixe comme
l'aimant. Ces réflexions me viennent en relisant
la lettre délicieuse que j'ai reçue hier de
Hampton Court. Goût, grâce, tact,
élégance, poésie tout est
donné par la sensibilité dans la mesure
d'abandon et de réserve, d'aisance et de
discrétion la plus propre à captiver. Le
genre épistolaire est le triomphe des femmes. J'ai
beaucoup admiré ma jeune Sévigné
vaudoise, après avoir été
touché. Il est impossible de faire avec moins de
façon et plus de naturel, une lettre plus exquise.
Etant donné nos rapports particuliers et tout
l'ensemble complexe de faits déterminés qui
ont amené cette lettre, elle est une solution si
exacte et si parfaitement enlevée que, dans son
genre, c'est un petit chef-d'uvre, avec le
caractère des chefs-d'uvre de femme toujours
incomparables pour la spontanéité et la
facilité. [...] Ce qui rend piquantes
toutes les relations, épistolaires et autres,
entre personnes des deux sexes, c'est cette
différence même, qui assaisonne tous les
sentiments exprimés d'une
arrière-possibilité d'amour. L'amour est le
sentiment normal entre les deux sexes, toutes les autres
formes de relations en sont des ébauches
imparfaites qui ne se maintiennent dans leur existence
particulière que par une sorte de lutte
perpétuelle des deux parts, dont les
péripéties, pleines d'allusions
involontaires, font l'attrait, un attrait qui rappelle
celui d'un péril volontaire et partagé.
[...]" (J.I. 24.1.1853.)
Cette première lettre, qui relança
l'amitié qu'Amiel portait à Louise Wyder,
n'a malheureusement pas été
conservée. L'aimable contentieux qui subsistait
entre eux, et que ces pages dissipèrent, ne sera
abordé par la suite qu'implicitement. Il est
formé, non seulement du baiser refusé, mais
aussi d'un "carré de métal", il faut
entendre un daguerréotype, portrait d'Amiel,
tombé indûment entre les mains de Caroline
Vignier et de son amie Louise, et partagé entre
elles...
Amiel laisse passer une semaine avant de répondre
: "c'était déjà un peu tard, j'ai
été complimenteur plutôt que cordial,
et j'ai manqué un peu de naturel, de
simplicité et de sentiment. Il n'en aurait pas
été de même, il y a huit jours. Mais
l'analyse répétée de
l'émotion agréable que m'avait d'abord
causé cette lettre m'en avait affranchi; puis
d'autres figures féminines avaient passé
entre cette impression et moi. D'ailleurs il s'agit de ne
pas donner le change. Ainsi
générosité, affranchissement par la
distraction, la critique et le temps, un peu aussi la
recherche m'ont enlevé la grâce. J'ai
écrit avec l'esprit, pas avec l'âme. J'ai
fait l'inverse des femmes et j'en ai été
puni par le résultat. Ma lettre m'a
mécontenté et elle surprendra. J'y ai joint
une poésie, pour adoucir l'effet." (J.I.
31.1.1853.) Voici quelques passages de la lettre du 31
janvier :
[...] quoique je sois au fond de
votre avis sur la supériorité du regard
et de la conversation comparés à la
feuille écrite, il m'est impossible de le
penser quand je vous lis, et même, toute
réflexion faite, peut-être y a-t-il
compensation, car on ne dit pas tout ce qu'on
écrit. M'auriez-vous avoué, de bouche,
les scrupules d'un mysticisme si tendre et si pur,
relativement à certaine cédule
déchirée, qui ont échappé
à votre plume loyale? et aurais-je eu
l'occasion de vous dire à l'oreille que votre
justification a plus que gagné sa cause? Vous
récompensez bien magnifiquement une minute de
générosité, il est vrai que vous
en avez élevé infiniment la valeur par
votre refus et ses motifs. J'ai frémi en
pensant aux conséquences d'un badinage que
l'usage autorise, et votre
sévérité charmante m'a fait, je
crois, gagner au change. Un baiser surpris dans un jeu
vaut-il une confidence aussi fraîche? Les
lèvres de l'âme ont souri de
manière à faire oublier le reste. Mais
je glisse sur ce sujet délicat; je n'ai pas la
main assez légère pour le traiter, quand
vous vous accusez de gaucherie (est-ce qu'une femme
peut être gauche sur ce point?).
[...]
[...] vous me paraissez n'avoir pas
changé, et quoique je n'aie jamais eu
auparavant le plaisir de rien lire de votre main, rien
ne me semble mieux coïncider avec votre ancienne
image que la nouvelle; un peu plus grave et pensive en
effet, mais toujours spirituelle, animée et
optimiste. Pourquoi tout le monde ne serait-il pas bon
pour vous? gaie, serviable, affectueuse, vous
désarmeriez même la malveillance.
L'esprit donne le tact et le besoin d'aimer et
d'êtreaimée donne l'esprit
d'admiration[?], et avec ces deux talents on
gagne les curs. La bonté ne serait pas
une douceur qu'elle serait déjà une
habileté.
Les années n'ont point passé aussi
inoffensives sur ma tête, mais, grâce au
ciel, elle ne m'ont pas gâté; je crois
aussi au bien et aux bonnes âmes.
J'apprécie même d'autant plus celles que
je rencontre, que j'en sais mieux la valeur relative,
car je connais mieux les hommes et la vie que lorsque
je vous rencontrai à Berlin. L'étudiant
songeur est devenu maître à son tour. Il
a dû se frayer une carrière à
travers la jeunesse, ses collègues, ses
aînés, ses supérieurs et ses
pairs. Après avoir parcouru une bonne partie de
l'Europe et acheté par sept ans de servage,
comme Jacob, la Rachel de la science, il est revenu
dans les foyers de sa famille dévastée
reposer ses pieds fatigués. Il a trouvé
sous le toit d'une sur mariée
l'hospitalité de la famille. Depuis quatre ans,
il a suivi cette sur dans ses changements de
demeure. Depuis deux mois une sur plus jeune est
venue se joindre à nous, et un vaste
appartement réunit les trois Geschwister avec
l'époux de l'une d'elles, et les deux gentils
petits garçons qui font la joie de tous.
[...]
Si je sais où il y a trop peu de
reconnaissance, je sais aussi qui en a trop. J'ai
cherché en vain à me rappeler "ce que
j'ai tant fait pour vous", il y a là un effet
de mirage touchant, par lequel vous attribuez à
autrui une bienveillance méritante qui n'est
qu'un reflet de vous-même. Je l'admire, mais je
ne puis l'accepter, car ce serait profiter d'une
illusion. Ce qui n'en est pas une, c'est l'impression
toute musicale que m'a faite votre lettre, qui ne sera
pas sans doute la dernière, et le respectueux
attachement que vous inspirez à celui auquel
vous permettez de s'appeler
Un ami de six ans, H.F.A.
[En marge :] [...] Sur le
carré de métal et la mauvaise
mère, vous avez parlé comme Salomon et
je m'incline. Il y a je ne sais quelle douceur
secrète à se sentir à plusieurs
endroits à la fois et sous la garde des
souvenirs. N'est-ce pas l'ubiquité du
cur? [...]
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1853. Laure, haine et
désaccord
L'année 1853 formera un contraste complet avec
1852, l'année des grandes espérances. Sa
malchance porte un nom : Laure et, à cet
égard, le retour sur une amitié de Berlin
viendra à point pour distraire, par moments, Amiel
de ses relations avec sa sur, devenues ouvertement
conflictuelles. Il observe les ravages que provoque en
lui l'affrontement avec sa cadette : "L'amour de l'aise
et la défiance de la vie t'ont fait demander
l'hospitalité à une sur
mariée, au lieu de fonder toi-même une
famille. Cette vie de cocagne n'a pu durer. Une autre est
venue s'asseoir au même foyer, par ton conseil et
sur tes instances. Tu as bien fait, c'était ton
devoir. Mais ce contact te trouble d'une façon
permanente, il détruit l'illusion dont tu te
berçais. Il te gâte cet intérieur
d'emprunt dont tu t'accommodais si bien." (J.I.
4.2.1853.)
Dans la nuit du dimanche au lundi 7 février 1853,
Amiel se débat dans la crise morale la plus grave
peut-être dont son journal ait conservé la
trace. Laure en est l'objet : "Matin 7 heures. Depuis
hier au soir à 10 heures je lutte avec
moi-même comme Jacob avec son ange gardien, mais
plus coupable que lui, car je savais contre qui je
luttais. Que de rudes et humiliantes expériences
n'ai-je pas faites en un temps si court, interrompu par
le sommeil. J'ai résisté à la voix
de ma conscience, après une heure de combat; puis,
après contrition, j'ai de nouveau
péché contre mon repentir. C'est une chose
terrible que de vaincre Dieu, qui veut vous sauver, car
c'est se perdre. Mon orgueil, quatre fois
surmonté, a repris le dessus indirectement et par
subterfuge, il n'a été terrassé que
par sa fatale victoire. Toutes les tortures de la
malédiction, de l'expiation, toutes les menaces de
l'irréparable, et de la mort, le sentiment
épouvantable de la retraite de Dieu, le
tressaillement de la conscience méconnue,
l'abattement et l'humiliation, la honte et la ferveur,
l'énergique prière, les résolutions
salutaires, j'ai expérimenté tout cela;
j'ai même compris les hallucinations, car ces
forces invisibles étaient bien près de se
personnifier, et les tempêtes de ma conscience ont
été sur le point de m'apparaître
comme la bataille des puissances célestes contre
les puissances infernales. Mais Dieu a été
bon, il m'a encore tendu la main. Pour ma double et
lamentable faute, l'orgueil et la sensualité, deux
droits m'ont été retirés : J'ai
perdu le droit de m'appuyer sur moi-même.
[...] J'ai aussi perdu le droit de condamner. -
Les apparences trompent. La grandeur du
péché se mesure aux lumières
accordées. Tu as été plus coupable
que tel assassin ou tel criminel que ce soit,
emporté par la passion. Le plus grand des
péchés, c'est le viol de la conscience et
tu l'as commis. [...]
"Des écailles me sont aussi tombées des
yeux. J'ai vu mes torts envers ceux qui m'entourent. J'ai
vu que j'avais réclamé mes droits et non
accompli mes devoirs, mes devoirs envers l'une de mes
surs surtout, à laquelle je dois être
un guide, un conseiller, un ami, un exemple. J'ai
repoussé beaucoup d'avances; j'ai demandé
l'impossible, son changement; j'ai attendu, exigé
au lieu de donner sans compter; j'ai
détesté être exploité. J'ai
manqué de support, de bonté, d'indulgence.
J'ai vu toutes les fautes avec une impitoyable
pénétration; j'ai refusé les
détails parce que je n'acceptais pas l'ensemble.
Bref, je me suis cherché moi-même, je me
suis laissé blesser, vexer, choquer. Je n'en ai
plus le droit; je dois songer à mon devoir, mettre
les menottes à mon orgueil, à mon esprit de
talion et de domination." (J.I. 7.2.1853.)
Le jour même de cet examen de conscience, un
nouveau heurt se produit entre Laure et lui : "le contact
de l'épreuve m'a de nouveau mis en bouillonnement
et une herse de fer est tombée entre mon cur
et ce qu'il voulait aimer. Tout le milieu de la
journée a été terrible. Une
promenade de deux lieues à pas rapides n'a suffi
qu'à peine à me calmer et que de sombres
pensées m'ont agité dans toute cette
course, faite sous un ciel bleu, par un riant soleil dans
cette pure et brillante nature d'hiver. Comme le cheval
sauvage qui fuit, un tigre attaché à ses
flancs, j'ai secoué en vain la douleur. J'ai
horriblement et ridiculement souffert. - D'une part,
l'amour est libre et ne peut être imposé
à l'âme par sa volonté même;
d'autre part, l'amour absent, c'est la haine." (J.I.
8.2.1853.) Amiel vit la situation inverse à sa
devise, gravée plus tard sur sa tombe : "Aime et
reste d'accord". Ce climat ne pouvait que lui
paraître irrespirable.
Sa santé s'altère, refroidissements,
congestions de tête, hémorragies nasales :
"tristes journées, sans acier par la faute de mon
corps, et sans douceur, à cause de mon cur.
Le nuage noir est toujours là, rongement d'esprit
et de conscience. Je ne puis ni devenir
indifférent, ni accepter ce qui me révolte,
ni modifier ce qui est incurable. Je deviens
méchant, dans cette position cruelle.
L'ambiguïté m'exaspère, et par
tempérament, j'aimerais mieux tout rompre et
rompre avec tout; mais devoir se dompter, se taire,
accepter même une foule de prévenances, il y
a dans toutes ces bagatelles imperceptibles une puissance
d'irritation et de colère, qui est ridicule mais
incroyable." (J.I. 19.2.1853.)
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Louise Wyder
Le 26 février, Amiel reçoit une lettre de
huit pages de Louise Wyder : "Combien le bon sens
ironique vient dissiper mes illusions! comme je me lasse
vite de l'attendrissement; combien glissante est la pente
de l'amitié à l'amour dans les liaisons
entre personnes des deux sexes. Voilà le
problème posé une fois de plus :
L'affection platonique est-elle possible, est-elle bonne?
L'inspirer doit-il inspirer des scrupules? Vaut-il mieux
l'agréer ou la dissoudre? Ce rôle
berquinesque est-il supportable et viril? est-il
généreux? ou bien y a-t-il de la
fatuité et de la niaiserie à respecter
à ce point autrui et à se croire tant soit
peu dangereux? - La conscience répond à ces
questions : Pas d'égoïsme! pas d'illusion
subie ou donnée! ne demande pas et même ne
laisse pas accorder plus que tu ne veux rendre. - Sois
généreux et vrai, cela vaut toujours mieux,
et ne gâte ni le présent ni l'avenir." (J.I.
27.2.1853.) Il répond le 15 mars par quatre pages
assez froides dans lesquelles il se plaint de sa
santé et de ses étudiants. Il la commente
ainsi dans son journal : "marquer une limite dans cette
mer flottante des amitiés féminines plus ou
moins affectueuses, est une chose délicate. On
aime à jouer avec le feu, mais sans se
brûler ni brûler autrui [...] Comme
mon défaut est plutôt le scrupule que
l'étourderie et la diminution que
l'exagération, je suis peu dangereux et puis
m'accorder un plaisir, celui d'accepter des affections,
que je ne laisse pas mûrir jusqu'à l'amour.
Je déteste tromper, et pour n'avoir pas de
remords, je préfère à tout hasard
démolir les illusions naissantes. Je me sais
absolu, et ma conscience ne peut se laisser
séduire par ce qui ne peut l'enchaîner
à jamais. Aussi je hache tous mes romans en herbe,
par tendresse pour les femmes et par respect pour
l'amour. J'ai horreur de faire souffrir et horreur de
mentir, et ce double sentiment a pu terrasser des
tentations bien fortes et bien insinuantes. Ma
discrétion amoureuse ne sera sans doute point
récompensée, les femmes n'aiment que la
passion non scrupuleuse, preuve de leur puissance, tandis
que je suis ou que j'ai été maître de
mes inclinations; mais en revanche, je n'aurai pas
à me reprocher le malheur même passager d'un
autre. J'aurai pâti, mais non fait pâtir; je
me serai privé, je n'aurai point
dérobé. Mes souvenirs seront arides, ils ne
seront point amers. J'aurai bâillonné en moi
l'amour, mais j'aurai obéi à ma conscience.
- Cela vaut mieux." (J.I. 15.3.1853.)
Laure
L'affrontement avec Laure continue à le tarauder :
"Je suis ballotté de l'amour à la haine,
par mon impétuosité naturelle et mon ardeur
pour l'idéal." (J.I. 15.3.1853.) "J'ai eu des
soubresauts d'indignation et d'aversion, dont la violence
m'a effrayé moi-même. J'ai à peine pu
me contenir. Avoir l'impénitence de l'orgueil sans
en avoir la fière délicatesse, prendre ce
qu'on ne reçoit pas, marcher sur le pied de qui
vous fait place et braver par l'hypocrisie
d'égards apparents et qu'on impose l'indignation
discrète et contenue qui les refuse, c'est une
sorte d'impudence particulière, dont je ne serais
pas capable." (J.I. 21.3.1853.) "Je suis honteux de la
puissance qu'elle a sur moi. L'indignation,
soulevée dans mon sein, par l'insolence devant
témoins m'a enlevé toute présence
d'esprit; le sang-froid et la dissimulation ont toujours
l'avantage sur les natures franches et
impétueuses. J'ai l'air froid et maître de
moi; et la moindre piqûre me fait bouillir tout le
sang. J'ai dû devenir très pâle et
j'ai cru qu'un vaisseau allait se rompre dans ma
poitrine, tandis que je restais assis et continuais
à lire mon journal. Je ne m'étonne plus que
les femmes de cur puissent mourir sur le coup, et
qu'une émotion brise le fil de l'existence comme
du bonheur." (J.I. 22.3.1853.) A Pâques, jour de
grande communion, il ne prend pas la cène et est
choqué de voir Laure la prendre. "Le dîner,
le souper et la veillée, en renouvelant le
contact, renouvellent l'oppression. Et un jour de
Pâques! le jour où les hommes ont
été déclarés enfants de Dieu
et frères, pardonnés et bénis, et
rassemblés dans un même amour. C'est
horrible et cette réflexion me tourmente." (J.I.
27.3.1853.)
La crise qu'il traverse le blesse d'autant plus
douloureusement qu'il se découvre moralement
mauvais : "Passé la matinée à
réfléchir la tête dans mes mains,
à rentrer en moi-même, avec angoisse,
torture et stupeur. Comme je me suis débattu,
agité, et pour arriver en fin de compte à
la confession des péchés, du
péché. - Sombre voyage dans mon
Inferno. - Prié et demandé un
meilleur esprit et une autre volonté. - Mais j'ai
aussi cherché à pénétrer,
outre le secret de ma conduite, ma nature
intérieure, mon caractère [...].
J'ai reconnu bien des ravages; les autres, la vie me
rendent méchant, ou du moins me changent, sont
l'occasion de changements déplorables. Quelle
tourmente que cette existence, tant qu'on répugne
à la douleur, qu'on ne veut pas l'accepter comme
une épreuve, et qu'on n'y découvre pas le
doigt de Dieu! Quelle rébellion
désespérée et quelle rage folle!"
(7.4.1853.)
Louise Wyder
Le 8 avril, Amiel reçoit deux lettres, de Caroline
Vignier et de Louise Wyder; il compare les jeunes femmes,
tellement différentes entre elles : "l'une sans
tact, sans usage, sans connaissance du monde,
intelligence bornée, style bourbeux, l'autre
pleine de grâce, de goût, d'esprit, de
finesse. Qu'est-ce qui les lie? le hasard du
rapprochement, l'analogie des vocations et le cur
aimant. Toutes deux sont tendres, mais l'une a de
l'esprit et du jugement, l'autre point. Et à mon
tour comment suis-je lié avec toutes deux? avec
celle-ci par les services rendus, avec celle-là
par un attrait plus direct, mais en somme surtout par
réciprocité. L'affection inspire
l'affection." (J.I. 8.4.1853.) Il écrit à
ses amies d'Angleterre le 23 avril; aux aimables
gronderies de Louise Wyder sur la reprise trop prompte de
son travail il répond qu'elle n'atteint pas son
but, tant sa gronderie est gâterie. Il lui fait
part d'un projet de voyage en Orient, "ce serait assez
joli pour finir mes vagabondages de pèlerin".
A l'affrontement ouvert entre sa sur cadette et
lui, a succédé le mutisme. "Laure a eu la
migraine. Elle s'épuise dans une lutte
stérile et sa santé expie le point
d'honneur mal placé. Il est donc bien difficile
d'être simplement bonne fille. Ces
gémissements plaintifs de l'autre
côté de la paroi me traversaient les
entrailles. J'ai, dans ma pensée, écrit des
lettres, imaginé des dialogues, mais rien n'a
abouti. J'abhorre les solutions obliques, qui ne vont pas
au nud de la difficulté : fraude et
faiblesse à la fois." (J.I. 8.5.1853.)
Le 16 mai, Amiel reçoit les réponses
à ses deux lettres du 23 avril, écrites
à ses amies d'Angleterre : "J'aime toutes les
lettres de femme, car elles me font toujours penser sans
le savoir ni le vouloir; je les aime plus encore quand
elles révèlent franchement le cur, et
comment être insensible quand en outre elles vous
marquent un attachement, toujours si doux quand il n'est
pas exigeant, quand il est tendre et non tyrannique;
quelle affectueuse amitié que celle d'une femme,
quand on peut l'exciter ou la maintenir! L'une des deux
met la passion dans la reconnaissance, cur chaud,
peu de tête; l'autre, touchante et piquante,
spirituelle, tendre et courageuse m'intéresse
beaucoup; quatre portraits charmants, des vux
délicats, et une page assez mordante dans sa
douceur, composent sa lettre, une lettre bien aimable,
où je vois enfin sa Lebenskunst, ses
maximes de conduite. ''Ne rien attendre des autres et
accepter tout comme une faveur et une chance'', c'est la
clé de toute cette habile tactique, qui maintient
en repos et ménage bien des surprises
agréables." (J.I. 16.5.1853.)
Il répond le 29 mai : "Ecrit à L. W
à Hampton Court une consciencieuse lettre
étoffée et sentie; délicieuse
correspondante et dont j'apprécie la valeur; il
faut mes vieilles habitudes critiques et comparatives
pour m'empêcher d'en être amoureux. Esprit,
élégance, sensibilité,
expérience, grâce et bon sens, elle a tout
pour elle. Elle est gentille, bonne, courageuse, tendre
et réfléchie, hardie et prudente. Elle
m'est tout à fait sympathique et la
singularité même de nos relations
d'amitié esthétique et morale, jointe
à leur pureté, en fait le charme. ''Ne me
parlez point comme à une femme, mais comme un
esprit à un autre esprit; pas de mots à
l'oreille; franchise'', telles sont ses prescriptions. Je
m'abandonne à la douceur d'un pareil commerce,
auquel je ne connais encore aucune ombre." (J.I.
29.5.1853.)
Le 24 juin, Amiel reçoit de Louise Wyder une
lettre de huit pages, écrites du 15 au 20 juin :
"De Hampton Court m'est arrivée une lettre
charmante que j'ai bien relue trois fois, où la
sensibilité, l'esprit, la grâce
poétique viennent orner la droiture et l'abandon.
Il y a des fautes d'orthographe, mais jamais une de
goût, ni de style, ni de cur. C'est une
correspondance d'un attrait bien séduisant et
singulier, et dont la douceur me pénètre
sans m'enivrer. J'y fait quelque bien et j'en retire : il
est si bon d'être aimé par qui que ce soit,
à plus forte raison par une âme sympathique,
délicate, élevée, et surtout quand
cette âme est celle d'une femme." (J.I. 24.6.1853.)
Amiel constate, après avoir répondu
à Louise Wyder le 29 juin : "notre correspondance
[...] est toujours dans la période
ascendante, celle où l'on avance et conquiert,
où l'on questionne et confie, la période
lyrique, et j'y trouve un attrait croissant, qui approche
parfois de l'émotion. J'ai reçu de L. W
cinq lettres en six mois; la seconde m'avait, je ne sais
pourquoi, sensiblement refroidi, et ôté la
curiosité; mais depuis la troisième le
goût est revenu et s'est justifié toujours
plus, parce que le fond s'enrichit et s'ouvre : il y a de
la poésie, de l'expérience morale, du
cur et de la pensée, l'échange peut
donc se prolonger." (J.I. 29.6.1853.)
Par contre, la lettre de six pages du 11 juillet le
déçoit : "une lettre de Hampton Court ce
soir, qui ne valait les précédentes, ni en
qualité ni en quantité, mais bien en
cordialité (les bévues de la fin et les
anglicismes m'ont désagréablement
chiffonné et l'impression générale
était un peu prosaïque)". (J.I. 13.7.1853.)
Refroidi de voir confondre la Sorbonne avec un auteur,
Amiel répond rapidement "en ut majeur, sur le ton
franc et affectueux, sans mollesse ni rêverie, une
lettre d'ami à ami". (J.I. 15.7.1853.)
La mésentente avec Laure continue d'accabler Amiel
: "Ai-je déjà de ce chagrin distillé
assez de fiel et de tristesse? Tout mon caractère
s'en aigrit, et tout mon bonheur en est
empoisonné. La caricature de la fraternité,
la nécessité de la subir,
l'impossibilité de l'accepter et la perte de
l'espérance; c'est une de ces pensées
délétères, que l'absence
évapore, mais que le contact ravive." (J.I.
30.7.1853.)
Le 2 août, Amiel reçoit une lettre de neuf
pages d'Angleterre : "Une charmante et longue lettre de
ma gentille Rose bleue
(35),
arrivée pour mon déjeuner, m'a porté
bonheur pour le reste du jour." (J.I. 2.8.1853.)
Le 10 août, Amiel répond à Louise
Wyder : "Amitié : Ecrit à Hampton
Court, une lettre de six pages, sympathique et cordiale."
(J.I. 10.8.1853.)
Fin août, Amiel, toujours à propos de Laure,
se ronge : "Après souper, à ma
rentrée, sans lumière, étendu sur
mon sofa, j'ai retourné le poignard dans la
blessure et redévoré mes peines. On m'a
rendu malade, malheureux et méchant; une
année perdue; dégoûté de tout
un sexe, etc." (J.I. 31.8.1853.) "Je sors à peine
d'une tourmente intérieure, propre à donner
la rage. Santé, humeur, facultés, tout
s'use dans ces funèbres tempêtes. J'ai
lutté à genoux pendant une demi-heure,
prié; je suis mieux mais pas encore calme. Tout
m'irrite maintenant, j'ai les nerfs
exaspérés; les occasions sont
indifférentes; la cause je la sais, et penser
qu'elle est inextirpable! Dégoût de tout et
de moi-même, transports de fureur sourde, effroi de
l'avenir, sentiment de néant, de
péché, d'impuissance, existence
empoisonnée... O mon Dieu, suis-je donc
abandonné. Donne-moi la force de faire ta
volonté! Sauve-moi du désespoir, garde-moi
des tentations. [...] j'ai vécu de la vie
de la pensée et plus encore de celle de
l'imagination et du sentiment; la vie d'action qui
fortifie, trempe et soulage m'a manqué. Aussi je
suis mal armé contre la souffrance; elle me mord
jusqu'aux moelles et m'abat tout d'une pièce.
Quand mon moi est blessé et non plus tel ou tel
organe du moi, toute ma Lebenskunst s'en va
à vau-l'eau. L'orgueil, le ressentiment, le
dépit, me font faire sottise sur sottise." (J.I.
3.9.1853.)
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La femme telle que je
l'entends...
Le 6 septembre, Amiel part seul en voyage dans le sud de
la France; il séjourne à Montpellier et
à Marseille. Le 27 septembre, à la faveur
de son jour de naissance, il fait un retour sur
lui-même et scrute sa conscience : "A quoi cette
année aura-t-elle servi? [...] surtout
à me connaître sous une face inconnue de mon
être, sous l'aspect de la souffrance et de
l'épreuve. - Cette épreuve, je l'ai mal
supportée; j'y ai usé mes forces, j'y suis
devenu implacable et irritable. J'ai pu sonder toute ma
faiblesse et toute ma misère, ma capacité
de haine et de rébellion. Une aversion a
gâté toutes mes affections; j'ai voulu
être juste et la justice m'a rendu méchant.
Peu à peu tout mon cur s'est aigri, et de
toute l'année, je n'ai pu m'approcher de la table
sainte, parce que j'avais besoin d'une
réconciliation qui ne venait pas, et que je ne
pouvais offrir parce que je n'estimais plus. - Serait-ce
l'expiation formidable de cette violence faite à
ma conscience, un soir de printemps, où je soutins
une lutte si terrible et fus hélas! vainqueur de
l'ange? en ce moment-là, je contristai le
Saint-Esprit, je me séparai de Dieu, et la
fierté de l'homme naturel chassa du gouvernail de
ma vie le pilote divin. J'ai suivi dès lors la
tactique mondaine, la loi du talion, celle de l'orgueil,
et de la justice; ma sévérité a
endurci, ma froideur a grandi le mal, j'ai
évité les biais, les ménagements
à cause de leur fausseté et tout retour est
devenu impossible sans humiliation. J'ai voulu une
explication directe, un regret, un amendement.
C'était encore de la satisfaction propre, sous le
manteau de la justice." (J.I. 27.9.1853.) Quelques jours
plus tard, il lui semble avoir retrouvé le
contentement et la paix "depuis le jour de mon
anniversaire, depuis que j'ai pu me décharger le
cur en disant la vérité et en
pardonnant." (J.I. 15.10.1853.)
Amiel poursuit son voyage par Gênes, puis Turin
où il retrouve Mme Camilla Charbonnier dont il fit
la connaissance à Naples, en 1842. Amiel admirait
la fougue, le tempérament artiste de celle qui
était son aînée de près de dix
ans; en 1860, elle rejoignit Garibaldi en Sicile, comme
infirmière des Chemises rouges. "Riche
nature que celle de cette femme,battue de tant d'orages,
et qui surnage courageuse et intrépide. C'est sa
pareille en jeune que je cherche (36)."
(J.I. 14.10.1853.)
De retour à Genève le 17 octobre, Amiel
trouve sur sa table une lettre de Louise Wyder,
écrite entre le 30 août et le 6 septembre.
Il constate que "depuis le contact avec une autre femme,
beaucoup plus riche en épreuves, en talents, en
expériences morales, en forces et en
connaissances, cet attrait sans être diminué
en lui-même ni méconnu, se trouve
réduit proportionnellement, pour le moment du
moins. Mme C[amilla] C[harbonnier],
[...] en me montrant la femme telle que je
l'entends, a détourné de son
côté ce besoin d'expansion et
d'échange qui est le stimulant de toute liaison.
Au clair de lune les étoiles ont tort." (J.I.
17.10.1853.)
Laure
Fin octobre, Amiel se découvre
singulièrement affaibli : "Ma tête refuse
son service, et la fatigue disparue pendant le voyage,
reparaît. La tension, l'effort prolongé qui
ne me coûtaient rien, ne me sont plus possibles. La
lecture, la méditation un peu intense, la veille,
même la conversation très soutenue, semblent
dépasser mes forces actuelles. J'en suis
stupéfait et navré; car j'ai le sentiment
distinct que l'obstacle est tout organique, l'esprit est
fort mais la chair est faible. L'effort de lecture et de
réflexion fait ces derniers jours, quoique peu
considérable, a brisé pour ainsi dire la
cristallisation qui se reformait, ou rouvert les
cicatrices; me voilà retombé dans
l'impuissance. J'ai soif de travail, et il faut
m'arrêter [...] Je me plaignais de ne pas
rencontrer des limites évidemment providentielles.
Cette année m'en a fait toucher deux au doigt : la
limite de ma vertu et la limite de ma force
intellectuelle. Me voilà atteint et convaincu de
mal moral et de faiblesse de tête.
L'humilité me sera plus facile. [...] Je
m'étais endurci, rebellé, aigri contre
l'épreuve morale qui m'a été
imposée : cette longue lutte avec l'ange avait
accumulé des flots d'amertume dans mon sein. Cette
contention dans une pensée fixe poussée
jusqu'à la rupture des fibres du cerveau, cette
tempête d'emportement, de colère et de
haine, violente jusqu'à la frénésie
et dont j'ai contenu les accès pendant tant de
mois, ces deux causes, bien plus puissantes que la
troisième, la cause extérieure et physique,
ont brisé ma force et altéré
profondément ma santé." (J.I.
22.10.1853.)
Amiel décide d'interrompre ses occupations et part
se reposer pendant une quinzaine de jours à
Vernex, près de Montreux. "A 32 ans, je puis
déjà dire comme un vieillard au
prétérit : J'ai eu [...]
j'ai pu jouer dix-huit heures de suite aux échecs,
dévorer six volumes par jour, suivre onze cours de
front, étudier 500 tableaux dans une contention de
quatre ou cinq heures, me plonger dans une
méditation profonde comme la terre ou vaste comme
l'étendue, sans avoir senti les limites de mon
élasticité. Voilà l'organisme que
j'ai éreinté en 30 ans." (J.I.
7.11.1853.)
Il ne répond à Louise Wyder que le 12
novembre par une lettre allègre, où il
décrit son état.
Il rentre à Genève le 17 novembre. Il
reprend ses cours, écrit quelques poésies;
il va sensiblement mieux. Fin novembre, Amiel
reçoit une lettre de Louise Wyder, le pressant de
se reposer et de se soigner.
Durant le mois de décembre 1853, Amiel se consacre
principalement à publier un volume de
poésies et de pensées, Grains de mil, ce
qui provoque l'interruption d'un mois dans la tenue de
son journal. A trente-neuf poésies sur des sujets
intimes ou de circonstance, répondent 164
pensées extraites de son journal, dont la plupart
avaient paru anonymement dans la Revue suisse.
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Dieu m'a brisé
A la mi-janvier 1854, Laure est demandée en
mariage par le Docteur Strhlin. Cette nouvelle
situation favorise le retour à des relations plus
détendues entre le frère et la sur :
"Le soir de 11 à 1 heure du matin, longue causerie
dans ma chambre avec L[aure]; elle m'a ouvert son
cur et sent toujours grandir son effroi du
prétendu. Il est vrai qu'il se montre peu adroit
et se montre peu à son avantage. J'ai pris bien de
la peine à raccommoder sa position à lui et
je doute d'y réussir. L'instinct de la petite
reconnaît un maître et n'en veut pas. Sa
nature despotique veut être centre et soleil, non
planète; puis réclame la grâce, les
formes, la culture du monde, et l'irritation
esthétique a pénétré
déjà dans le cur." (J.I. 19.2.1854.)
L'effacement du désaccord avec Laure (37),
ne supprime cependant pas l'ébranlement moral subi
par Amiel. "La vie intellectuelle, telle a
été ma passion, mon refuge, mon lieu fort,
mon point d'appui : il y avait là de la
volonté propre. Dieu m'a brisé. Ah! je sais
bien au moyen de quoi il m'a brisé..." avait-il
écrit dans son Journal, le 3 février 1854.
Louise Wyder
Amiel n'écrit à Louise Wyder, qui attendait
une réponse à sa lettre de fin novembre,
que le 17 janvier 1854. Rendu circonspect par son
expérience avec Mme Latour (38),
il note dans son journal : "Je laisse s'alanguir une
correspondance charmante, parce que je suis dans ma
période de contraction, et que je veux me durcir
au lieu de m'attendrir, et me fortifier au lieu de
m'amollir. Est-ce tout? Non. Mon besoin de sympathie
diminue, il est vrai, de ce côté-là,
soit parce que le vautour a cessé de me
dévorer, soit parce que j'ai trouvé
quelques autres affections; mais il y a des motifs moins
personnels, moins égoïstes. J'ai fait
l'expérience du mal qu'on peut faire à
autrui sans le savoir ni le vouloir et cela dans les
conditions d'expérience les plus concluantes, avec
une personne avertie, énergique, à laquelle
l'âge et l'ironie auraient dû servir de
bouclier. [...] Je ne veux pas me laisser aimer;
c'est ce que quelqu'un m'a reproché; et pourtant
cette crainte qui est une forme de l'amour de
l'indépendance est peut-être plus encore un
scrupule du désintéressement et une forme
de la charité." (J.I. 17.1.1854.)
Au début de l'année 1854, le retour de
quelques forces lui permet d'écrire d'un trait
cette analyse de sa sexualité, capitale pour
approcher la personnalité du correspondant de
Louise Wyder, à quelques mois de leur rencontre
à Genève : "J'ai étudié
entr'autres l'attrait sexuel et je m'y suis
abandonné assez pour l'observer et pas assez pour
en être entraîné. La virginité,
la répudiation de toute maîtresse, sont un
obstacle qu'il faut tourner, pour n'être pas ignare
dans cet ordre de réalité, qui tient une
place si énorme dans la vie générale
et particulière. Je fais comme le prêtre, je
me sers d'abord de tous les moyens littéraires,
puis de mes yeux, puis de l'expérience et des
confidences d'autrui, puis de l'étude
intérieure de toutes les tentations, impulsions,
désirs ressentis dans le courant de mon existence
ou que j'éprouve maintenant. La mémoire,
l'observation, l'imagination, la sympathie, l'analyse et
la conscience sont chargées de me
débarrasser de cette limite, de suppléer la
possession, de me faire connaître la femme, sans le
libertinage ni le mariage. D'ailleurs entouré de
femmes, filles et fillettes dès mon enfance,
confident de jeunes personnes, d'épouses et de
veuves depuis l'âge de vingt ans, enrichi par les
aveux de débauchés de toute couleur et de
tout ordre, ayant feuilleté tous les livres qui
abordent ce sujet, physiquement, physiologiquement,
philosophiquement ou pour caresser les passions,
n'ignorant aucune gravure, et ayant parcouru une grande
partie de l'Europe et vu des femmes de toutes les races,
j'ai accumulé assez de matériaux
comparatifs pour éclairer mon intelligence et j'ai
eu les sens assez précoces, le tempérament
assez ardent et le cur assez sensible pour
compléter cette éducation. Je n'ai pas
joui, mais j'ai beaucoup appris et éprouvé;
et je sais sans avoir flétri ce que
j'étudiais. Ma curiosité est
émoussée et mes sens ne sont point
blasés. La dépense musculaire et nerveuse,
par la fatigue et la pensée, suffisent à me
permettre la continence. D'ailleurs d'immenses et longues
pertes depuis l'âge de puberté, longtemps
inavouées par pudeur et par conséquent non
combattues, m'ont laissé une sorte de faiblesse
qui sans doute se traduit par plus de froideur. La
continence m'est moins difficile qu'à bien
d'autres. C'est une liberté dont je remercie
souvent ma nature et celui de qui je la tiens. A l'heure
qu'il est je n'ai pas encore connu de femme, quoiqu'il y
ait vingt ans qu'elles m'inspirent des désirs plus
ou moins impétueux; mes rêves, en cessant
souvent d'être chastes, ont contribué
à me permettre de le rester dans la veille. Mais
d'autres causes morales (pudeur, timidité,
conscience, exemple à donner, horreur de
l'hypocrisie, terreur de la maladie, suivant les
circonstances) m'ont retenu, protégé,
paralysé et sauvé. Je n'ai jamais pu
arriver à l'aisance, au naturel dans la
volupté, et la conscience puritaine, le sentiment
de la honte et du péché, le scrupule
monacal, comme si je brisais un vu sacré, ou
commettais un crime, presque un sacrilège, ont
toujours interposé entre la femme et moi le glaive
de l'archange. J'ai convoité, j'ai
brûlé, j'ai péché, mais j'ai
respecté. Je n'ai jamais osé me laisser
aller à la passion parce que je n'ai pu
m'approuver, ni m'étourdir jusqu'à faire
pécher autrui; ce remords-là m'aurait
été insupportable. Les larmes d'une victime
m'auraient dévoré comme de l'acide
sulfurique. L'irréparable et l'irrémissible
m'ont toujours épouvanté, et je n'ai jamais
eu l'audace de violer ma conscience à l'article du
prochain. - Ainsi je retrouve, tout au fond de ma vie et
dès mon enfance, le sentiment intense de la
responsabilité : je ne me suis jamais entrevu
comme nature, c'est-à-dire comme irresponsable,
comme guidé par des instincts auxquels je pouvais
m'abandonner sans enquête et sans souci, sans
scrupule et avec jovialité. La conscience morale
m'a tourmenté de bonne heure, et cette conscience
a eu dès l'abord son arbre interdit. Tout enfant
j'ai découvert le mystère de la
sexualité, et tout enfant aussi la honte. La honte
n'est que le sentiment du péché. Le sexe
m'est donc apparu comme péché, infiniment
longtemps avant que j'y pusse voir une volonté de
Dieu, le merveilleux secret de la bonne nature. Cette
impression première fut ineffaçable,
même à l'époque de l'amour et des
passions. La volupté fut pour moi satanique, non
céleste; une tentation non un bienfait. Et encore
aujourd'hui, même après avoir passé
à travers la conscience grecque et orientale,
à travers la science et la virilité,
à travers les habitudes françaises et
italiennes, à travers l'incontinence de mes
camarades et de ma génération, je n'oserais
m'accorder une maîtresse, et je ne suis pas bien
sûr de trouver chaste la couche conjugale." (J.I.
22.1.1854.)
La possession par l'intelligence répond à
l'interdit. Mais la vie s'accommode mal de cette position
de retrait. Amiel ne résiste pas au désir
d'approcher et de connaître de jeunes femmes.
Au cours de l'année 1854, pour laquelle nous
reproduisons intégralement, dans la partie
suivante, jusqu'en mars 1855, la correspondance qu'il
échangea avec Louise Wyder, se posera le
problème de la distance à maintenir dans
leurs relations. Trop proches, ces relations heurtent la
barrière intérieure analysée dans la
page que nous venons de citer; trop
éloignées, elles rejettent Amiel dans la
solitude et dans la dépression. Pour Louise Wyder,
la situation est plus simple : libre, elle ne
connaît pas les freins dont souffre Amiel. Son
avenir se joue en cette année 1854 où elle
atteint sa trentième année. Elle ne pense
pas qu'Amiel est un des analystes les plus fins de son
siècle et que toute sa subtilité critique
est au service de sa liberté. Elle aime, elle n'a
pas peur.
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