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Correspondance entre H-F. Amiel et Louise Wyder
choisie, établie et présentée par
Louis Vannieuwenborgh et André Leroy
aux éditions L'Age d'homme - Lausanne 2004


415 ko

Reproduction du premier chapitre avec l'autorisation des auteurs et de l'éditeur

TABLE DES MATIÈRES

 
INTRODUCTION

NOTE SUR L'ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

I. - APPROCHES (1848-1853)

II. - L'IDYLLE DE GLION (16 FÉVRIER 1854-20 MARS 1855)

III. - L'ÉLOIGNEMENT (1855 - 1858)
Après le 20 mars 1855
1856
1857
1858

IV. - LE RETOUR D'ÉGÉRIE (1859-1860)

1859
1860

V. - LES ADIEUX (5 NOVEMBRE-31 DÉCEMBRE 1860)

VI. - LE SILENCE (1861-1867)

VII. - ÉGÉRIE ET PHILINE (1868-1881)

1868
1869-1871
1872-1877
1878-1881

VIII. - ANNEXES

Fidélité
L'héroïsme à deux
Le psaume de la vie
Reproche

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INTRODUCTION
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Confesser la femme, c'est l'attrait du métier et la friandise du prêtre.
On peut sans la prêtrise avoir ce privilège.
J'en sais quelque chose.
Journal intime, 27 mars 1868


La pensée philosophique et religieuse d'Henri-Frédéric Amiel, professeur de philosophie à l'Académie de Genève, a sans doute fait davantage l'objet d'études que sa vie sensuelle et sentimentale.

La correspondance inédite présentée ici, éclairée par le célèbre journal intime, révèle de manière éclatante toute la «science des vibrations amoureuses» des confidentes et adoratrices de l'écrivain.

La pensée de Louise Wyder a accompagné Amiel durant 33 ans. Depuis la rencontre de Berlin jusqu'à son décès, la relation qu'il a eue avec la jolie institutrice au beau regard a passé par toutes les métamorphoses du sentiment : amitié, amouritié, presque engagement, refroidissement, regain d'affection, souvenir ému. Amiel n'a jamais oublié « la petite fée de Glion », celle qui lui est apparue un jour, sur les pentes des prairies de Jaman, comme la personnification de la beauté, de la jeunesse et de l'amour.

Le point de cristallisation de leurs relations furent les dix-sept jours passés en tête-à-tête à Glion, au cours de l'été 1854. Point d'endroit plus édénique que ce village qui surplombe Montreux, d'où le lac Léman se laisse admirer dans toute sa beauté. Leur idylle fut consignée par Amiel dans un carnet de voyage au moment même où elle fut vécue. L'importance de cette pastorale nous détermina à transcrire ces pages, jusqu'alors inédites, dans un recueil intitulé L'Idylle de Glion (1). Ces moments enchanteurs attirèrent notre attention sur la correspondance échangée entre Amie] et Louise Wyder et, après en avoir pris connaissance et reconnu son intérêt, nous avons décidé de la transcrire.

Effectué à Genève, notre projet eût consisté uniquement en un travail de retranscription minutieux. Mais 900 kilomètres nous séparaient des quelque 178 lettres d'Amie] et des 136 lettres de Louise Wyder (2). Les copies étaient d'une lecture difficile : Louise Wyder utilisait, quand elle se trouvait en Angle-terre, un papier à lettres très fin, qui laisse transparaître l'écriture du verso du feuillet. Si l'original est lisible, les photocopies résultant d'un microfilm le sont beaucoup moins et leur lecture ressemble à du déchiffrement. Nous avions convenu de travailler à cette édition pendant un an mais les difficultés rencontrées allaient nous obliger à dépasser le délai prévu. Nous avons alors choisi de transcrire la correspondance intégralement en nous limitant à la période allant de janvier 1854 à mars 1855. Il s'agit de l'époque où les sentiments d'Amiel et de Louise basculent au-delà de l'amitié et dans laquelle se situe leur idylle sur les rivages du Léman. La crise de février-mars 1855, où Louise Wyder se rend compte des réticences invincibles d'Amiel à la régularisation de leurs relations, termine cette partie de notre travail.

Une introduction, intitulée « Approches », situe Amiel parmi ses amis et surtout ses amies. Après la partie de la correspondance transcrite intégrale-ment, nous poursuivons par des extraits de lettres reliés par un fil conducteur composé principalement de citations du journal intime d'Amiel. Nous avons voulu que le présent recueil soit accessible au lecteur qui ne disposerait pas du journal en douze volumes parus aux éditions L'Age d'Homme. Nous avons donc esquissé rapidement quelques figures qui, aux yeux d'Amiel, n'étaient nullement des personnages secondaires, afin de rendre intelligible son comportement à l'égard de Louise Wyder. Notre travail croise la biographie d'Amiel tout en laissant dans l'ombre ce qui n'est pas lié à ses rapports avec son amie.

Albert Thibaudet, dans Amiel ou la Part du rêve, n'accordait que peu d'importance à la correspondance de ce dernier. Il est vrai que, contrairement à ce qu'il pensait, la part publiée vers la fin des années 1920 était fort mince au regard de ce qui restait inédit. En revanche, l'intérêt de la correspondance échangée entre Amiel et ses amies n'a pas échappé à Gregorio Marafion, qui cite des passages bien choisis de lettres inédites de Louise Wyder dans Amiel, une étude sur la timidité (3). La situation a évolué en 1935 avec un choix de lettres de jeunesse présenté par Bernard Bouvier. Ce recueil contient des pages indispensables à la compréhension de la jeunesse d'Amiel, mais qui n'ont dégagé tout leur sens qu'actuellement, replacées dans le contexte du journal intime intégral.

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Ce qu'apporte de neuf le présent ouvrage et les 163 lettres citées intégralement ou en extraits, il appartient au lecteur d'en juger. Quant à nous, après notre immersion dans ces quelque 750 pages manuscrites, il nous semble avoir découvert un Amiel différent de l'auteur du journal intime, dans son style, dans son ton. Il s'adresse à Louise Wyder avec un grand respect pour sa per-sonne, même s'il est conscient de décevoir, de déchirer : sa fermeté affectueuse allait faire le malheur de sa correspondante en différant la rupture, pourtant inévitable.

La correspondance complète le journal et pénètre, davantage encore, dans l'intimité de ces deux êtres. A plusieurs reprises, à lire cet échange de confidences, nous avons été saisis par le sentiment de commettre une indiscrétion, de surprendre des voix qui ne parlent entre elles que pour elles. Nous nous sommes cependant attachés à les recueillir, à les entourer du commentaire qu'y apporte le journal et à recréer ainsi des instants où palpite encore la vie, avec une sensation de présence parfois hallucinante.

La lettre, on l'aura compris, nous apparaît parfois plus importante que les quelques lignes tracées dans le cahier le même jour. Il en allait de même pour Amiel. La correspondance ira jusqu'à prendre la place du journal, créant une lacune dans celui-ci. Sans doute, les cas resteront exceptionnels (4), mais ils indiquent une tension entre le journal et la correspondance et, par conséquent, l'intérêt de cette dernière. A l'inverse, Amiel recopie quelquefois, dans ses lettres à Louise Wyder, des passages du journal, soit pour lui faire partager une émotion, soit à titre de témoin lors d'une crise dans leurs relations. Un moment décisif dans l'histoire de celles-ci resterait d'ailleurs incompréhensible sans un billet d'Amiel, à l'heure où le journal devient tellement évasif qu'il frôle le mensonge par omission.

Amiel se présente à Louise Wyder comme poète. Certaines pièces, adressées à sa correspondante, inspirées par des circonstances particulières, et replacées dans leur contexte, ont retenu notre intérêt; nous en livrons quelques-unes à l'attention du lecteur. Bien qu'elles aient été publiées par Amiel, il s'agit encore d'écrits intimes qui ne révèlent leur sens qu'à la lumière des circonstances et des sentiments dans lesquels ils furent écrits.

Les lettres d'Amiel et de Louise Wyder, reliées pour chacun des correspondants en un volume séparé, sont conservées à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève (5). L'état de fraîcheur de cette collection de feuillets crème, lilas, roses, blancs, bleus est remarquable. Le soin avec lequel ils ont été conservés par leurs destinataires témoigne de la valeur qu'ils y attachaient. Tout ce qui fait le charme de ces manuscrits s'est évaporé à la retranscription; les lecteurs seront cependant aidés par les allusions d'Amiel et de Louise à imaginer la couleur des feuillets, accordée à leur humeur, gaie ou triste, et à tout un non-dit éloquent.

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Il nous est agréable, au terme de notre travail, de remercier la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, et particulièrement M. Philippe Monnier, pour l'aide qui nous a été apportée, notamment à l'occasion d'un passage à Genève. Nous avons ainsi pu éclaircir sur place nombre de difficultés de lecture et éviter quelques contresens. Notre gratitude va également à Mme Cottier-Duperrex qui a aimablement accepté de relire sur épreuve les pages qui vont suivre.

Il nous reste enfin à remercier les éditions L'Age d'Homme, à Lausanne, sans qui le journal intime d'Amiel, dans son intégralité, n'aurait pu voir le jour. Celui-ci a été publié en douze volumes, sans défaillances, de novembre 1976 à novembre 1994, sous la direction de Bernard Gagnebin et de Philippe Monnier, avec les annotations d'Anne Cottier-Duperrex. Ce monument de l'édition a offert aux amateurs d'Amiel l'inespéré, c'est-à-dire la reproduction intégrale, enrichie de notes et d'un index, des 17.000 pages manuscrites de son journal. Une ère nouvelle a débuté dans la connaissance de l'inépuisable Genevois. Idées, théories, jugements anciens ou récents dont il a fait l'objet possèdent désormais leur pierre de touche. Les recherches nouvelles y trouveront leur stimulant.

Louis VANNIEUWENBORGH et André LEROY


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APPROCHES ( 1848 - 1853 )
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Berlin, mai 1848, Gendarmermarkt

D'une croisée entr'ouverte, les accents joyeux d'un quadrille s'échappent dans l'air printanier. L'hôtesse, Mme Lambrecht, donne une soirée et ses pensionnaires, des institutrices suisses, organisent des jeux et dansent avec des étudiants de l'Université, toute proche. L'un d'eux, un Genevois, resté un peu en retrait, était invité par sa compatriote, Caroline Vignier, à laquelle il avait été recommandé pour quelque affaire. Délaissant un moment ses cours de philosophie, il observe la jeunesse assemblée. Son visage est grave, son sourire rare et contraint. Il parle peu, sa voix semble caverneuse. Cependant, la douceur de son regard est remarquée par les jeunes filles qui l'entraînent dans leurs jeux. On joue, on abandonne des gages qu'on recouvre au prix de baisers. Un gage de l'étudiant est aux mains d'une amie de Caroline Vignier, une jolie institutrice au beau regard; il s'approche d'elle pour s'acquitter, mais, intimidée, elle a un mouvement de recul et refuse le baiser. (6)
C'est ainsi que, le mercredi 3 mai 1848, Henri-Frédéric Amiel fit la connaissance de Louise Wyder. Il était âgé de 26 ans, elle en avait 24.
Ces jeux innocents, ces joues frôlées de jeunes filles l'avaient pourtant troublé. Depuis la fin de son enfance, il s'était consacré à la vie intellectuelle, ne voulant vivre que d'elle, repoussant à l'arrière-plan la vie sentimentale. Il vivait dans l'idéal : il voyait l'âme de Dieu dans l'univers; il respectait son corps comme le temple de la nature et de l'esprit divin. Quelques mois avant cette rencontre, il notait dans son journal intime : "La vie contemplative, les sujets éternels de la religion, le recueillement pratique m'ont fait participer à cette béatitude où vit Frey (7). J'ai eu des journées de clarté intuitive où le but de la vie, la religion, le devoir, Christ, la vie divine étaient pour moi transparents, où bien plus j'aimais toute la création. - Je me suis senti organe de l'absolu [...] quel privilège énorme et immérité que celui de vivre de la vie universelle, de plonger dans les mondes de l'esprit et de la nature, de l'immuable et du mouvement, de pouvoir comprendre tout! J'ai senti que rien ne m'était étranger, sinon en fait, du moins en possibilité. Je puis comprendre toutes les activités, toutes les sciences, toutes les âmes; sympathiser avec tout le grand, le beau, le pur, le vrai, tout le divin en un mot. Et pour comble, avoir l'espérance et la conviction de devoir grandir perpétuellement dans cette possession spirituelle." (J.I. 29.7.1847.)
Le mois de mai et les jeunes filles lui tiennent un autre langage, celui de la poésie de l'amour et le lendemain de la soirée à la pension Lambrecht, Amiel soupire : "J'ai senti se réveiller dans mon sein des besoins endormis, le besoin d'affection, de bonheur. Je me suis vu glacé comme un vieillard, sans espérance, sans désir, sans ardeur. Ma vie m'est apparue vide, décolorée. Lire, charger sa mémoire, existence languissante, égoïste, solitaire, inutile." Il se reprend à grand-peine et s'exclame, ce qui semble bien singulier dans la bouche d'un jeune homme : "Je ne suis, grâce au ciel, pas amoureux". Il poursuit par une méditation couvrant plusieurs pages, sur le courage, le devoir et sa mission avant de conclure, revenant à sa vocation : "l'étude est la fontaine de jouvence" (8)
Le trouble distillé par cette journée de mai lui fait écrire, dans une lettre à un ami resté à Genève, François Bordier, le passage suivant : "Le printemps me donne généralement quelque mélancolie. Il réveille la sensibilité, la rêverie, et les besoins du cœur. Je n'ai pas échappé ce printemps à la loi ordinaire. Deux soirées, où j'ai avoisiné un peu trop de jeunes filles m'ont fait sentir que dans mon bois sec la sève aussi remontait. Ma barbe et mon air butor ne me garantissaient que fort mal contre ces agressions invisibles, pas plus que contre les cousins du parc, qui me dévorent. Cependant rassure-toi. Je suis parfaitement libre. Mes brindillons d'amour n'appartiennent à aucun nom propre. C'est tout simplement le petit tribut printanier inévitable, cuisant d'abord, mais bientôt oublié. Je suis facile à émouvoir, difficile à fixer, et je puis être ému sans m'abuser du tout sur la valeur de l'impression. Encore ici, je n'ai pas à attendre de succès. Je risque fort d'aimer une femme distinguée à qui je ne saurais pas plaire. Je suis si peu adroit!.(9)"
La question du mariage, à laquelle il n'avait jamais pensé sérieusement jusqu'alors, lui fait rédiger la première des longues analyses dont son journal intime sera le dépositaire. Avant d'arriver à la conclusion qu'il doit en repousser l'idée, sa situation matérielle n'étant pas établie, il note que sa future épouse "devrait ménager ma jalousie, aider ma fermeté, m'encourager à une ambition légitime, être mon Egérie". Il termine en s'engageant à fréquenter les sociétés pour, c'est lui qui souligne : "étudier les femmes". (J.I. 31.5.1848.)

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Caroline Vignier

Pour l'instant, il se trouve engagé dans un "bout de roman", qu'il trouve "assez bête" : "Ces institutrices sont terribles de sentiment. Il paraît que Mlle X [Caroline Vignier] a la bêtise de s'attacher à moi. Cela m'a fait de la peine, et pour lui éviter du chagrin j'ai eu envie de lui faire quelque impolitesse peu pardonnable. Mais elle est malade maintenant, il faut renvoyer. J'ai été pour elle serviable, mais aussi peu gracieux et séduisant que possible, même brusque et dur, pour éviter cet inconvénient possible, et d'ailleurs, sauf son bon cœur, tout le reste me choque dans sa personne." (J.I. 9.6.1848.) Quelque temps après, il rend visite à la convalescente : "que je refroidis à force de froideur". (J.I. 26.6.1848.) Fin juillet, Caroline Vignier quitte la pension Lambrecht. Amiel refuse d'établir une correspondance avec cette jeune fille sans tact et sans beauté. Elle lui écrit cependant et il lui répond : "La lettre (à C. [Vignier]) que j'ai passé toute ma matinée à faire, me donne maintenant du regret. Je trouve que j'ai été bien dur pour une pauvre fille qui n'avait pas d'autre tort que d'être trop sensible. Cependant c'est dans un bon but que j'ai écrit. Il fallait la désabuser radicalement sur la nature de notre relation, et déraciner par une secousse dure une affection dont la vivacité avait dicté cette lettre désespérée du 7 août. Je ne puis être plus pour elle qu'un conseiller et un compatriote bienveillant. Malgré toutes mes précautions et toute ma froideur, elle veut à toute force me transformer en ami exclusif; elle ne peut se maintenir dans la seule ligne où nous puissions naviguer de conserve. Je me suis vu réduit à rompre tout à fait. [...] Il vaut mieux être méconnu, que de favoriser une pareille erreur. Qu'on m'appelle butor, dur; mais que je n'aie pas à me reprocher d'avoir détruit la paix de personne. La solitude plutôt que le remords!" (10.8.1848.)
La leçon porte et Caroline Vignier ne se rappellera que de loin en loin au souvenir d'Amiel. Celui-ci quitte bientôt Berlin, il songe à son avenir : des chaires académiques sont devenues vacantes à Genève à la suite de la révolution radicale de 1846. Il pose sa candidature, se présente devant le jury : il est nommé, en avril 1849, professeur d'esthétique et de littérature française. (10) Quant à Louise Wyder, elle semble être sortie de son esprit.

 

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Retour à Genève

Il s'installe, en octobre 1849, dans une charmante maison près du lac, dans le quartier des Pâquis, sur la rive droite, chez sa sœur Fanny et son beau-frère Franki, futur pasteur, pour l'heure directeur du Cours supérieur pour demoiselles. Leurs rapports seront aisés, harmonieux. Amiel n'hésitera pas à consulter son beau-frère, dont il estime la prudence (J.I. 8.3.1852.) Par contre ses relations avec sa sœur cadette, Laure (11), qu'il veut régenter, sont conflictuelles : "Tenace, dissimulée, avide de caresses, d'égards, de flatteries et de délicatesses, adorant l'adoration, curieuse de succès, mais surtout de parfaite indépendance, protestant contre toute obligation, restriction, prescription, c'est une fille nerveuse, irritable, capricieuse, d'une imagination vive et sensible, d'une personnalité invincible mais câline; elle est ardente et molle; brillante, jolie, passionnée un jour puis ridée, jaune, terreuse, laide et vieille le lendemain. Lanterne magique de la passion, flamme agitée à tout souffle, qui brûle sans avoir soi-même de la chaleur, frêle et puissante, il ne lui manque qu'une conscience, pour devenir distinguée et bonne. Elle n'est maintenant que séduisante ou repoussante, sirène à queue de poisson, et aux flancs aboyants." (J.I. 8.6.1849.) Tel est le portrait de Laure à vingt ans, tracé par un frère plus autoritaire qu'il ne pense et plus sensible à la féminité indomptée de sa sœur qu'il ne croit. "Laure quand elle est animée, a un éclat passionné remarquable, son profil, sa bouche et ses yeux deviennent perfidement séduisants, et ses belles formes accusent de la race et du feu; c'est une créole." (J.I. 26.10.1849).
Laure avait alors vingt ans; elle vivait en pension, à l'extérieur de Genève. Son caractère dominateur s'accommodait mal de son état. Déjà, à dix-huit ans, elle rêvait de partager la vie indépendante de son frère : "elle cherche à me gagner pour l'idée d'un ménage à nous deux". (J.I. 12.6.1848.) Mais Amiel prévoit les conflits : "Oh! si Laure était différente". (J.I. 25.11.1849.)
Laure demeura donc en pension mais fit de fréquents séjours chez sa sœur. Les rapports avec son frère alternent crises et moments d'entente, mais toujours sur le mode passionné : "Encore ce soir, été dur avec Z. Son contact me polarise et me fait mal. [...] Je me suis fait prêter le cahier de mes lettres. L[aure] en a coupé les pages de journal intime qui le terminaient. Quelques lignes subsistantes m'ont ému. Le cahier entier aurait peut-être décidé de ma conduite. Atroce énigme! encore le doute! ô franchise, franchise de la haine ou de l'amour, sois notre âme [...] Pauvre cœur, que d'illusions t'ont bercé, que d'espérances t'ont caressé, et pour finir par l'aversion. - Mais, mon Dieu, la haine n'est que l'amour aigri; et ton impuissance à rester stoïque et indifférent, est une preuve de la persistance de l'amour. Ta colère et ta répulsion, ne sont que l'affection qui proteste, qui se rebelle, qui se prouve en s'insurgeant, qui appelle tout en frappant." (16.12.1849.) "Hier, longue promenade avec Lau[re] [...] jusqu'au Bout-du-Monde, rentré à la nuit close. [...] L[aure] a été gentille et plus tendre avec moi." (J.I. 19.5.1850.)
Les crises névralgiques de Laure rapprochent le frère et la sœur à la faveur de scènes paroxystiques inouïes : "Je l'ai tenue une heure sanglotant et criant de douleur dans mes bras, penché sur la couche où elle se débattait en contournant ses bras et ses mains d'une façon effrayante. [...] cette douloureuse crise névralgique m'a tiré des larmes des yeux." (J.I. 31.12.1851.) Ces transports ne toucheront pas seulement Amiel; le Docteur Strœhlin, appelé au chevet de Laure, attiré par sa nature ardente, restera en contact avec la famille; il présentera sa demande en mariage au début de l'année 1854 et deviendra, quelques mois après, le beau-frère d'Amiel.
Frère et sœur mèneront brièvement vie commune lors d'un voyage de vacances. Amiel imagine, par contraste avec Laure, la compagne idéale : "J'ai passé huit jours pleins avec ma sœur et fait le tour classique de Chamonix. [...] Laure a bien supporté les fatigues de la course et attrapé un coup de soleil. J'ai été sa femme de chambre, son mentor, son caissier, son chevalier et son demi-amoureux suivant les heures ou les jours. Nous avons babillé, causé, lu, admiré, eu des bisbilles et des raccommodements, des plaintes et des confidences. Nous avons été gâtés et servis à souhait. Mais c'est égal, ma sœur diffère trop de moi pour être longtemps ma compagne. Nos rapports sont trop limités pour ne pas s'épuiser. Il faut tourner à la caresse, l'échange spirituel s'arrêtant trop vite. Avec presque toutes les femmes la galanterie est le supplément de la pensée ou du sentiment. De là inévitablement satiété. O une compagne véritable, quelle différence! une Agnès (12) consolatrice, inspiratrice, muse et soutien, appui et écho, disciple et guide à la fois, avec elle point de fatigue, sympathie perpétuelle dans l'élan ou le repos, dans l'intelligence ou la rêverie, dans le travail ou le loisir; battement d'ailes en commun, une vie en deux âmes, et une vie élevée, chaste, puissante, religieuse, courageuse, forte et grande. Me faudra-t-il enterrer toutes ces aspirations? [...]" (J.I. 17.7.1852.)
L'entrée dans le professorat, l'établissement provisoire chez sa sœur Fanny, l'entretien de rapports à la fois profonds et impossibles avec des jeunes femmes, la tenue régulière de son journal (13) : la structure de sa vie s'est mise en place dès son retour de Berlin. Sa situation à Genève lui semble en partie fausse : issu de trop fraîche et de trop petite bourgeoisie, "les gens qui me conviendraient ici semblent ne pas vouloir de moi, et je ne veux pas faire d'avances. La classe dont l'éducation et les habitudes sont celles que je désirerais à ma compagne est celle qui ne m'en offrira point, et ma fierté infiniment susceptible et revêche brise tout lien au lieu de les ménager et me rend sauvage jusqu'à fuir mes relations anciennes, bien loin que je les étende. - Ainsi contradiction de goûts et de chances, de besoins et d'avenir." (J.I. 7.3.1850.)

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Madame Long

Amiel n'en recherche pas moins la compagnie féminine. Il commence par se lier avec des femmes plus âgées que lui, de goûts littéraires; c'est ainsi qu'il fréquente Mme Long, son aînée de quatorze ans, auteur de romans moraux et religieux. Il a avec elle de longues "conversations intimes et sérieuses où l'âme s'ouvre et que j'aime tant". (J.I. 18.8.1852.) Psychologue-né, Amiel trouve en Mme Long un alter ego et leurs tête-à-tête glissent souvent à une "lutte de deux facultés observatrices se prenant pour objet réciproque". (J.I. 18.8.1852.) C'est à son intention, à l'appui d'une causerie sur le mariage, qu'il transcrit les pages de son journal du 31 mai 1848, évoquées plus haut, écrites peu après sa rencontre avec Louise Wyder. (J.I. 16.12.1849.) La réserve de son interlocutrice ne l'empêche pas de deviner son roman secret : "Pauvre petite femme, maigre comme un scarabée, toute âme et flamme, électrique, nerveuse, sensitive et indomptable, avec une physionomie si touchante, grand'mère de 47 ans, lasse de la vie et plus vivante que dix jeunes filles, combien elle a déjà souffert, pensé, rêvé, lutté! J'éprouve pour elle une tendre pitié et une affectueuse sympathie, car il me semble la comprendre jusqu'aux moelles. Sa Weltanschauung, sa croyance, son état moral, me sont transparents, parce que j'en aperçois la genèse intime. Duel sans fin du cœur et de la conscience, dans une nature ardente, passionnée et positive, dont l'idéal était l'amour dans le devoir, et l'adoration dans le dévouement, et qui a dû choisir entre le bonheur et la foi parce qu'elle n'a jamais été aimée comme elle en avait le besoin : en d'autres termes, un cœur brisé par le mariage et une aspiration véhémente vers une autre existence, parce que celle-ci n'est qu'un long supplice et que l'apprentissage du dépouillement; c'est peut-être en deux mots l'histoire de cette âme, telle que je la devine, car il n'y a jamais eu d'aveu." (J.I. 6.7.1858.)

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Madame Latour

Mme Long, mais aussi Mme Latour, femme d'un juge de paix, qu'il fréquente régulièrement, comptent parmi les femmes les plus cultivées qu'il ait rencontrées jusqu'alors. Cette dernière possède "un goût délicat et exercé, avec un sentiment très vif du style, de la forme et aussi le sentiment du ridicule à un assez haut degré. C'est un bon juge à consulter." (J.I. 30.12.1851.) Amiel lui soumet des pensées extraites de son journal, qui paraissent dans la Revue suisse sous le titre "A Bâtons rompus". Mme Latour, devenue veuve en 1851 (14) sensible au talent d'Amiel, s'enthousiasme pour sa personne; les conversations prennent un tour plus intime. Amiel reçoit d'elle des conseil matrimoniaux; elle établit des listes de noms, qu'ils discutent. Elle dresse de lui un portrait littéraire, qui, sans les réticences du modèle, aurait été publié, et où elle le compare à Jean-Paul, Emerson, Sainte-Beuve, La Bruyère, Vauvenargues.
Amiel, que cette nature exaltée, plus intellectuelle que morale, inquiète, se met sur la défensive : "Etre prudent et ne pas se livrer; il y a toujours quelque chose de factice dans cette sensibilité et d'emmiellé dans cette bonté, qui m'inspire de la réserve dans mon abandon et ma reconnaissance même." (J.I. 7.2.1852.) Mais la réserve lui est difficile : ces conversations le mettent en verve, stimulent sa pensée : "je regrette de ne pouvoir sténographier ces entretiens". (J.I. 15.12.1852.) Les rapports d'Amiel avec les femmes y sont fréquemment abordés : "Elle est encore revenue sur cette impression de froideur, de détachement, et d'indifférence que je fais aux jeunes filles. Elle aussi n'appelle amour que cette extase passagère qui s'évapore vite, mais laisse un souvenir délicieux. Elle me croit, avec mon aptitude à l'analyse (devant laquelle, dit-elle, tremblera toute femme) incapable d'aimer." (J.I. 6.11.1852.) Il ne répondra et ne justifiera son idéal de l'amour que dans son journal, face à lui-même, mais la discussion l'aura forcé à reconnaître son refus du réel : "Au retour, j'ai reconnu, en me sondant, qu'elle me connaissait mal encore. Je suis susceptible encore de toutes les passions, car je les ai toutes en moi; dompteur de bêtes féroces, je les tiens en cage et en laisse, mais je les entends parfois gronder. J'ai étouffé déjà vingt amours naissants. Pourquoi? parce qu'avec cette sécurité prophétique de l'intuition morale, je les sentais peu viables, et moins durables que moi. Je les ai étouffés au profit futur de l'affection définitive. Les amours des sens, de l'imagination, de la sensibilité, je les ai pénétrés et rejetés, je voulais l'amour central et profond [...] j'appelle encore, j'attends et j'espère le grand, le saint, le grave et sérieux amour qui vit par toutes les fibres et par toutes les puissances de l'âme. [...] Si je suis martyr d'une illusion vaine, j'aurai du moins conçu un noble idéal." (J.I. 6.11.1852.)
Dans la chaleur de la conversation, négligeant ses intentions de réserve, Amiel va jusqu'à articuler devant elle le reproche majeur qu'il s'adresse à lui-même, sa stérilité : "dans une longue visite à Mme Latour, ma conscience a pour ainsi dire pris une voix extérieure pour me reprocher mon inertie; "j'ai un ennemi à vaincre pour produire quelque chose de grand, j'ai l'air de me fuir moi-même, de vivre de toutes les vies sauf de la mienne, je me disperse, je m'émiette"." (J.I. 2.7.1853.) Malgré ces confidences, Amiel demeure pour Mme Latour une énigme; elle a ce mot, dont Amiel se souviendra avec complaisance jusqu'à la fin de sa vie : "Deus absconditus". (J.I. 1.6.1853.)
Le 3 décembre 1853, Amiel reçoit un "billet stupéfiant et incroyable, l'auteur [Mme Latour] étant donné.
''L'œil qui finit ce qu'il pénètre
Pénètre ce qu'il doit finir.
''Monsieur, vous déchirez pour voir comme le sang coule et analysez au long les souffrances de qui a le malheur de vous aimer! - Nulle douleur n'est assez brûlante pour expier à vos yeux le crime de s'être attaché à vous. - Pour vous, j'eusse donné mille fois ma vie! Eussiez-vous été aveugle, pauvre, couvert d'un ulcère malin de la tête jusques aux pieds, je n'eusse pas hésité un instant entre vous et le plus brillant parti. J'ai essayé d'en accepter un et je n'ai pas craint de briser ensuite un cœur qui m'aimait comme je vous ai aimé, car je ne pouvais vous oublier! Si je n'avais pas une pauvre enfant qui n'a que moi sur la terre je vous laisserais me faire mourir à votre aise; mais mon devoir est là impérieux et menaçant! Je ne sais si en rompant avec vous, Monsieur, je prends le meilleur chemin pour me conserver en vie, mais ce que je sais, c'est que je ne dois plus vous revoir.
''Adieu donc, Monsieur, vous que seul j'ai aimé. Soyez heureux et priez pour moi.

votre toujours amie.

PS. Je compte, Monsieur, sur votre délicatesse pour brûler immédiatement cette lettre.''

"J'ai répondu aujourd'hui : ''Madame, J'ai à vous accuser réception... du billet qui hier a croisé le mien. Je le fais avec tristesse. Que vous dire, qui de ma part, ne vous fasse pas quelque blessure? Un vœu donc seulement. - Puisse ma parfaite naïveté, qui aurait dû me défendre auprès de vous du soupçon de méchanceté, enlever quelque chose à l'âcreté de votre douleur, et mon manque absolu de pénétration, leçon pour moi sévère, vous guérir de l'estime peu méritée que vous avez eue parfois pour la prétendue sagacité de

votre dévoué et affligé.

PS : Votre billet est brûlé. Tout ceci me paraît un rêve. Laissez-moi espérer que, Dieu aidant, vous vous en réveillerez. Je vous ai fait du mal sans le savoir. Pardonnez-moi." (J.I. 4.12.1853.)
Avec ce billet, à la fois de déclaration et de rupture, prennent fin les relations suivies d'Amiel avec Mme Latour.

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Sara Cherbuliez

Durant ces mêmes années qui suivirent son retour de Berlin, Amiel fera la connaissance de quelques jeunes filles qui feront sur lui une impression profonde. La première qu'il ait remarquée est Sara Cherbuliez, fille d'un collègue à l'Académie avec lequel il entretenait d'excellentes relations, André Cherbuliez (15). Amiel note : "cultivée, simple de goûts, bonne et aimable, sa société est fort agréable. Il m'a semblé que ses joues se coloraient plus que de raison à mon arrivée. - Toute la famille est de mon goût; et je crois que je m'y mets peut-être trop à l'aise.". (J.I. 25.7.1849.) Amiel est attiré... sans plus : "Loin d'elle, je pense à elle. Près d'elle, j'ai plus d'agrément que d'attraction; et pourtant elle me plaît." (J.I. 29.11.1849.) Il voit en elle la sœur qu'il eût été heureux d'avoir (J.I. 29.12.1850.) A la faveur des rencontres, Amiel découvre dans cette jeune fille blonde aux "yeux vert-de-mer" (16), un caractère bienveillant, sincère, dévoué; il apprécie son jugement, ses goûts poétiques, philosophiques : "L'idéal tempéré par le réel, et les aptitudes essentiellement féminines entretenues à côté de la culture spirituelle. [...] En somme, elle me paraît harmonique, profonde, éducable, sensible et sereine, qualités qui, à mon sens, sont celles qui parent le mieux une femme, au point de vue vrai, sinon au point de vue social." (28.1.1851.) Mais le professeur Cherbuliez est pauvre et sa fille se présentera au mariage sans dot. "Si ma place était sûre, ou si de façon ou d'autre j'avais quelques milliers de francs de revenu de plus, je crois que Mlle S[ara] me tenterait [...] mais dans l'état actuel des choses, m'en rapprocher, c'est vouloir reprendre sous-œuvre la carrière de son père, carrière chétive, pénible, pleine de douleurs secrètes, de privations, d'humilité et d'effacement; courir le cachet encore à cinquante ans; loger sous la mansarde, porter ses habits jusqu'à la corde, [...] repasser du rang de l'homme libre à celui de l'homme-lige; [...] endosser le manteau de plomb de la pénurie, avec ses ignobles mais impérieuses préoccupations de stricte économie, de désolant calcul." (J.I. 4.7.1850.)
Au début de l'année 1852, Amiel s'aperçoit qu'il doit prendre attitude : "Longue conversation [...] J'étais enchanté. Le crépuscule longtemps prolongé rendait la conversation plus intime. On a été rarement aussi charmante, d'un charme doux et envahissant. Du goût, de l'âme, de la grâce, de l'esprit, il y a eu un peu de tout : jusqu'à la physionomie qui me semblait plus expressive et plus fine, au regard qui me semblait plus beau, et à la voix qui était d'un timbre plus sympathique et plus ému qu'à l'ordinaire. [...] Si tu ne veux pas aller au-delà de l'amitié, arme-toi de stoïcisme et dénoue cette relation bien douce pourtant; [...] Ne donne et ne nourris pas d'illusions. [...] interromps ces visites jusqu'à nouvel ordre, et jusqu'à plus vive clarté." (J.I. 17.1.1852.) Le temps pressait, il n'a pas compris le signal.
Au mois de mars suivant, Amiel se rend chez son collègue, qu'il désirait voir pour un arrangement : "Reçu par les dames. J'ai été parleur et dégagé. Mais je n'ai pu m'empêcher de remarquer malgré moi, qu'il n'y avait pas un trait du caractère de la plus jeune qui ne fût à son avantage et attrayant : bienveillance, égalité d'humeur, naturel, franchise, simplicité, désintéressement, faculté d'admiration et de sympathie, courage, et de plus esprit, intelligence, haute culture; c'est diabolique." (J.I. 20.3.1852.) Le 29 mars, il est invité à la soirée dansante chez les Cherbuliez. Il s'y montre déplorable, maussade; il ne danse pas et ne peut approcher Sara, très entourée. "La sauvagerie timorée et ahurie de mon enfance perce ainsi parfois jusque dans mon présent." (J.I. 30.3.1852.)
Le 16 juillet, le frappe la communication du mariage de Sara. Le sentiment l'étreint d'avoir fait une faute en laissant s'échapper la femme qu'il lui fallait. "J'ai sondé ma conscience, à genoux devant ma destinée, et peu à peu la paix s'est faite en moi. Je suis effrayé de l'énergie de conservation avec laquelle ma nature cicatrise ses blessures, expulse ses chagrins, se défend contre la douleur, et repousse le déchirement." (J.I. 16.7.1852.) Mais Sara lui était beaucoup plus nécessaire qu'il ne l'avait cru; pour cesser de souffrir, Amiel recourt à la critique. Son journal, dont on surprend ici une fonction essentielle (17), recueille de longues analyses, afin, dit-il, de "dissoudre le souvenir dangereux". (J.I. 17.7.1852.) Il ne tarde pas d'en ressentir les effets : "Le critique tend à reprendre le dessus en moi. J'éprouve à une peine nouvelle un intérêt de curiosité, à peu près comme le médecin à l'apparition d'un mal inconnu. La souffrance est un accroissement de notre être, car c'est une puissance non encore développée. Mes blessures m'intéressent, j'étudie en moi les ravages qui se font et les réactions qui s'opèrent. Je paralyse la douleur en l'observant; en en faisant un objet d'analyse, et d'attention. Je sors de moi-même en me prenant pour spectacle. Je m'affranchis de l'anxiété subjective en m'élevant à l'objectivité. - Décrire est encore plus salutaire que regarder; car c'est une opération plus froide : le sentiment qui souffre devient alors intelligence qui jouit." (J.I. 18.7.1852.) Fin août, il constate : "Je ne suis pas guéri, pas même par la fierté et le dédain, ni par l'amour-propre offensé, ni par l'affection blessée. La cure est moins prompte que je n'aurais cru, mais je n'ai plus qu'un léger regret et un souvenir un peu mélancolique au lieu d'une souffrance." (J.I. 21.8.1852.) Ainsi se termine "le plus long roman que j'aie eu en ma vie". (J.I. 19.7.1852.) Il lui restera, jusqu'à la fin de ses jours, l'impression d'avoir fait une erreur.

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Clotilde Bouvier

Le 18 décembre 1850, Amiel fait la connaissance chez les Cherbuliez, d'une amie de Sara, Clotilde Bouvier (18). Il est frappé par sa beauté et son caractère. Il la revoit, lors d'une soirée organisée par la mère de Clotilde : "Sa fille cadette accuse une nature sérieuse et passionnée, intelligente et forte aussi, mais plus sensible et plus tendre. Les bagatelles l'impatientent et le badinage l'ennuie. Elle a une assurance calme et une absence de coquetterie remarquable. Belle voix de contralto, sonore et grave. Elle tendra trop tôt à l'embonpoint. Front large, tête bien faite, le regard direct et expressif, brune attachante. Elle me fait l'effet de ne devoir aimer que les hommes forts et religieux, car il y a un peu de pitié dans sa bienveillance, et de sévère exigence dans sa tranquille douceur. C'est la fougue au repos, et le timbre de sa voix révèle la passion emprisonnée et l'expérience de la douleur." (J.I. 3.2.1851.) Amiel compare les deux amies; ses épithètes, qu'on peut distribuer en deux colonnes, distinguent, dans la louange, deux personnalités opposées :

Clotilde Bouvier :

Sara Cherbuliez :

brune

blonde

Italie

Ecosse

vigueur

flexibilité

impétuosité

patience

productive

réceptive

chevrette audacieuse

gazelle timide

pensée

violette

autorité

sympathie

génie

talent

(J.I. 3.2.1851.)


L'été 1851, il retrouve Clotilde Bouvier et sa famille, sur les hauteurs de Genève, à Mornex, "dans une jolie maisonnette au-dessus du village [...] où l'on m'a retenu à dîner, et où j'ai causé de tout au monde. [...] Les idées m'affluaient, et la bataille était charmante en même temps qu'utile. J'ai eu le plaisir le plus vif à attiser la discussion, pour observer l'incandescence de deux grands yeux noirs, globes superbes, que l'ardeur de la parole et du sentiment rendaient éblouissants. J'étais étonné de n'être pas troublé par la décharge à bout portant de ces regards de sibylle, mais j'avais une jouissance d'artiste; cette tête était belle, d'une beauté héroïque, intrépide et inspirée. Ardente et généreuse : j'avais bien vu ou plutôt deviné. Calme et presque impassible jusqu'à ce qu'on ait touché une corde sensible, elle vibre et resplendit quand on a touché juste. C'est une belle âme, grande, simple, enthousiaste, désintéressée et énergique, vraie et franche, sans dédain et sans malice, sans égoïsme et sans vanité, qui plane en rêvant, jusqu'à ce que d'un grand coup d'aile elle s'abatte sur une œuvre ou s'élance en remontant vers une idée : - c'est le nuage immobile d'où jaillit l'éclair." (J.I. 9.7.1851.)
Amiel est subjugué, il a rencontré son idéal, sa Béatrice, celle qui lui donnera du génie, il goûte aux choses immortelles (J.I. 17 et 24.6.1864), mais il sent poindre la passion, le tourment, la servitude, la félicité. Il est effrayé. Il cesse de la voir.
Le 25 janvier 1854, Amiel apprend la nouvelle du mariage de Clotilde Bouvier avec un de ses anciens camarades, William Rey : "celle qui a fourni le plus de traits à la dernière de mes Trois cousines (19), tête qui m'a fait souvent rêver et m'a poursuivi longtemps. Tempête. Serrement de cœur. Je me suis promené longtemps sur les Tranchées extérieures pour me calmer. Emportement contre ma destinée, qui ne me permet d'approcher de rien de ce qui me tente, contre ceux et celles qui n'ont jamais voulu m'aider, puis decrescendo par la résignation et le stoïcisme. Reconstruit dans mon cœur mon idéal, songé à ma liberté, pensé que j'ai encore à voyager, que mon heure n'avait pas encore sonné, que je ne voyais pas assez clair dans cette âme et ces yeux, qu'un digne ami m'avait découragé sur ce point, etc. [...] Si je l'avais vue plus souvent, je saurais à quoi m'en tenir. En résumé, elle m'attire puissamment, mais l'inconnu m'inspire de la défiance; [...] Grâce au ciel, je puis tuer cette espérance, elle était encore flottante et sans racines trop profondes. Encore une épitaphe dans le cimetière de mes affections mort-nées ou mortes en bas âge. - Ses initiales sont celles de ma mère." (J.I. 25.1.1854.)



Alexandrine Zbinden

Vers la mi-avril 1852, invité à une soirée dansante, Amiel fait connaissance avec la troisième jeune fille qui occupe ses pensées à l'époque de son retour à Genève. Il s'agit d'Alexandrine Zbinden. Gracieuse, vive et enjouée, elle pique sa curiosité en lui tenant tête et en lui posant "une jolie question [...] : qu'admirez-vous?" (J.I. 18.4.1852.) Au mois de mai, il se rend pour la voir au bal donné par le maire de Lancy, commune voisine de Genève. "C'est la quatrième fois que je l'ai vue et nous étions devenus bons amis; elle a de la culture, de l'esprit, de la conversation et du cœur. Un peu petite et de taille un peu forte, elle a une physionomie piquante et expressive qui peut même devenir touchante. C'était la seule avec laquelle je pusse causer. Tout ce que j'ai vu de ses goûts et de son âme était aimable; je ne l'ai point quittée sans chagrin et c'est à peine si j'ai pu m'empêcher de le lui dire. J'ai cependant bien fait, c'eût été peu généreux, je le voyais bien." (J.I. 5.5.1852.)
Amiel s'informe discrètement et apprend que la gracieuse jeune fille aux yeux bleus est orpheline d'une mère lorraine, et vit avec son père d'origine neuchâteloise : "C'est presque une étrangère. Avantages et inconvénients qu'offre cette situation. Avantage : elle ne lie point et laisse les mouvements libres; inconvénient, elle n'aide point et n'augmente ni les ressources ni les points d'appui. Dilemme : Maintien de l'indépendance ou bien accroissement de force. J'aurai à le résoudre cet hiver." (J.I. 28.11.1852.)
Amiel ne revoit Alexandrine Zbinden que cinq mois plus tard, lors d'une soirée : "Elle est gaie et sensible, douce et spirituelle, avec la plus jolie et presque la plus tendre mutinerie; aimant tout ce qui est bien, craignant tout ce qui décolore les sentiments, mais soumise au devoir, pas de coquetterie, ni de vanité, ni de fraude, ni de jalousie; la grâce espiègle d'une fauvette avec le cœur d'une colombe. Jolie avec cela, regard vif, petit nez, petite bouche, tête bien faite, seulement taille un peu forte pour sa petite stature; [...] J'en étais, ma foi, presque amoureux, et les battements de son cœur contre mon bras ne laissaient pas que d'arriver un peu au mien. [...] On me plaît beaucoup, mais on ne m'enchaîne pas. Je n'entends pas la voix qui dit : Ta destinée est accomplie. Et pourquoi? parce qu'une âme profonde et puissante en même temps que dévouée est ce que mon âme attend. [...] la grandeur est remplacée par la gentillesse et se cache sous l'amabilité enfantine et craintive. Toutefois il est possible qu'elle ne soit pas absente; j'ai eu le tort de ne pas m'en assurer et de m'interdire, par insouciance ou loyauté, un peu d'adresse. Du moins j'ai respiré une fleur." (J.I. 8.5.1853.)
Quelques années plus tard, Amiel évoque longuement Alexandrine lorsqu'il reçoit la communication de son mariage avec un militaire français, mutilé de la guerre de Crimée : "Encore une aimable et bonne fille qui s'en va. Elle me rappelait un peu l'Agnès de Copperfield. Elle m'inspirait attrait et sécurité. Je la connaissais passablement et depuis sept à huit ans. Ma sœur Fanny me l'avait recommandée. Elle était orpheline. J'avais l'entrée de sa maison. Je me sentais attendu. Pourquoi ne l'ai-je pas prise? qu'est-ce qui m'a déplu et refroidi? le milieu, l'entourage, les relations d'abord; puis un certain manque de goût délicat et de justesse esthétique. Mais le caractère, les habitudes, les vertus même d'A. Z, exerçaient sur moi une attraction douce et insinuante, qui, pour n'être pas de l'empire, étaient néanmoins du charme." (26.6.1858.) Enfin, le 29 novembre 1860, Amiel écrit : "Je me sens le cœur gros : pourquoi? c'est que j'ai entendu passer aujourd'hui la voix du bonheur ou du moins l'accent d'une affection que je n'aurais peut-être pas dû négliger. On a épousé un Français, un catholique et l'on émigre. Le regret, le reproche, le ressouvenir se disputaient mon cœur et m'ont donné une mélancolie vague [...] Elle m'inspirait à son insu, un entraînement des plus délicats, confiance, tendresse, estime, sécurité, bref la sympathie conjugale. C'est sa famille qui m'a désenchanté, et aussi l'espoir de la passion, et puis l'observation d'un certain défaut de vrai goût en elle. Sottise toutefois, car cette nature était éminemment éducable, grâce à l'intelligence et à la volonté du cœur. C'est la troisième de mes grosses fautes en ce genre (SC,CB, AZ) (20)" (J.I. 29.11.1860.)

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Quelques amis, et encore quelques amies...

Charles Heim

A son retour de Berlin, Amiel retrouve ses amis restés à Genève. Parmi ceux-ci, Charles Heim, de quatre ans son aîné, ancien théologien devenu instituteur, lui sera le plus proche. Amiel, déjà en 1841, le décrivait ainsi : "Caractère plein d'attachement, de loyauté, de pureté; il poursuit ce qui est bien avec la plus grande conscience; sans morgue, ni jalousie, ni aigreur; excellent individu, de ces pâtes foncièrement bonnes et fidèles". (J.I. 2.3.1841.) Entre les deux amis, la confiance est totale, ils s'ouvrent mutuellement leur cœur : "Je lui laisse lire à nu dans mon âme; il m'est doux de me confier, de me révéler à quelqu'un." (J.I. 26.12.1849.) Charles Heim semble posséder certains défauts de caractère d'Amiel, mais accentués : " C'est le doute, l'oscillation, l'indécis, la flaccidité en personne. Malheureux dans son esprit, dans sa position, il ne peut mettre ni son intelligence, ni sa vocation au niveau de ses rêves, de ses besoins réels." (J.I. 12.12.1849.) A propos de son ami, malheureux en amour, Amiel s'exclame : "Comme il est indulgent, délicat, oublieux de soi, zélé! et qu'il n'ait pas rencontré une imbécile de femme pour l'apprécier, lui si bien fait pour le bonheur tendre, si apte à le ressentir, si capable de le donner!" (J.I. 25.6.1849.) Lorsque plus tard, Amiel connaîtra lui-même des problèmes de cœur, il s'en ouvrira à son ami et en recevra des conseils. Lors de discussions animées en compagnie d'autres amis, "C'est toujours Heim seulement qui m'entend bien et avec qui je suis d'accord, dans le principe et en détail, dans la plupart des questions, parce qu'il est ouvert, sympathique, accessible, impartial, généreux et bienveillant. Il n'a pas de bornes dans l'esprit ni dans le cœur." (J.I. 19.10.1850.) Charles Heim tenait un journal intime; peu avant de disparaître, en 1868, il le confiera à Amiel (21). Charles Heim est resté célibataire.



Edmond Scherer

Amiel, en 1849, se liera également avec Edmond Scherer. De six ans son aîné, Scherer, chef de file des protestants libéraux, marié et père de cinq enfants, de caractère assez sec et taciturne, frappé par la culture et l'intelligence d'Amiel, prendra celui-ci en amitié. "... homme de goût et de forte science, érudit, perspicace, objectif, impartial, curieux, s'il était un peu plus communicatif, ce serait parfaitement l'homme qu'il me faut maintenant; tel qu'il est, il m'est encore très sympathique et je lui suis attaché. Il a l'esprit scientifique et littéraire, ouvert à la fois à la poésie et à la philosophie, sagace, scrutateur, analyste. J'ai avec lui de très grandes analogies et nous nous entendons à demi-mot, rapprochés que nous sommes par nos études ainsi que par notre tournure d'esprit. Il est précieux pour moi, dans notre désert d'hommes, d'avoir ce compagnon, cet émule, ce confident et ce chef de file, car il a réalisé, tandis que je n'ai que désiré, et fait ce que j'ai seulement pensé faire." (J.I. 15.10.1850.) L'intérieur et le ménage de Scherer étaient parmi les rares qu'Amiel enviait. Amiel lui lit des passages de son journal intime (J.I. 25.12.1850, 17.1.1854). Scherer lui confie ses résistances intérieures "à prendre la plume, à procréer spirituellement". (J.I. 29.10.1850.) Fin 1860, Scherer quittera Genève pour s'établir à Paris. Rédacteur au Temps, critique littéraire, il fit une carrière rapide, couronnée par un fauteuil de sénateur (22). Déjà au moment de son départ de Genève, Sainte-Beuve situait Scherer entre Renan et Taine (J.I. 22.11.1860) (23).

 

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Joseph-Marc Hornung

Joseph-Marc Hornung, dont Amiel fit la connaissance en 1849, après son retour de Berlin, ne bénéficia pas du prestige d'un aîné, tel Edmond Scherer. D'un an plus jeune qu'Amiel, il apparut d'abord à celui-ci comme un concurrent intellectuel, prompt à lui soutirer et à utiliser ses idées. Son érudition, sa faculté de travail entraînèrent cependant très vite l'estime d'Amiel. Ils se voient souvent, discutent beaucoup et sans se ménager, "ferraillé avec ce cher J. Hornung, [...] je lui ai un peu tenu le fer près des yeux". (J.I. 31.10.1853.) Amiel s'attache à cette personnalité qui, peut-être, "manque trop du sens artistique" et est aussi "trop protestant, arrêté, résistant, mais il est plein de vues d'indépendance et de largeur de pensée". (J.I. 19.10.1850.) Amiel, pourtant grand lecteur, admire son ami sur ce point, il "m'a damé le pion, au courant de la littérature, il a beaucoup plus lu que moi". Hornung fut nommé professeur d'histoire littéraire à Lausanne, puis enseigna le droit public et pénal à l'Académie de Genève. Avec le temps, Amiel pénétrera la sensibilité, plus vulnérable qu'il n'y paraît, de son ami : "C'est un esprit tendre, une pensée sensitive, un instinct perpétuel qui ne se juge pas, ne se domine pas, et reste sentiment dans toutes les sphères. De là sa conformité à lui-même, son exclusisme involontaire de pensée avec le cœur le plus hospitalier, son impuissance à finir, son inclination à formuler par lutte contre son vague naturel, sa ténacité douce; de là aussi l'extrême difficulté de l'influencer par la pensée et sa docilité aux influences de pure sympathie; de là encore sa candeur, sa sincérité, sa droiture, son absence de fiel, sa jeunesse de sens et d'imagination. C'est un cœur d'enfant, un grand enfant, qui a tout lu, mais qui ne demande qu'à aimer et à être aimé, et qui ayant nourri son sentiment avec le droit, la littérature, l'esthétique, tout plein d'affection émue et filiale pour l'humanité, aurait maintenant besoin de rencontrer une femme, autre que sa sœur et sa mère, afin de vaquer à ses études, appuyé sur la réalité d'un cœur aimant et d'un intérieur caressant." (J.I. 22.2.1857.) Hornung se mariera en 1861, à près de quarante ans (24)


 
Louise Hornung

Amiel "était honoré des confidences des quatre membres de la famille" Hornung. (J.I. 6.11.1858.) Outre son ami, il entretenait les meilleurs rapports avec le père, Joseph Hornung (25), la mère et la fille cadette, Louise. Il voyait en celle-ci "une vraie sœur de poète ou de penseur". (J.I. 11.8.1854.) "Elle a du cœur, de l'intelligence, de l'âme et de la modestie, et vous suit sur tous les terrains." (J.I. 11.8.1854.) Louise participait souvent aux conversations qui se déroulaient entre son frère et Amiel. Ce dernier prenait ses avis au sérieux : "charmante et sérieuse interlocutrice que Louise Hornung, dont l'approbation a du poids, le doute de la valeur, et l'instinct de la divination. Aussi, je tiens à son jugement et l'avoir en faveur me rassure et me flatte." (J.I. 13.6.1856.) "Je ne ressors jamais d'une causerie avec Hornung et sa sœur, sans une impression agréable, une impulsion bonne ou une notion nouvelle. Ils me sont bienfaisants et salutaires." (J.I. 2.1.1858.) Louise de son côté n'était pas insensible au brillant et séduisant ami de son frère : "Je lis mes quatrains [...] Personne ne les sent mieux que Louise Hornung. Je souffrais même un peu pour elle, car je devinais ses efforts pour contenir son émotion et se défendre contre une attraction magnétique involontaire. Elle était complètement dominée et contre mon gré [...] je sentais et voyais tous les mouvements de cette âme." (J.I. 19.12.1856.)
A la faveur d'un séjour de vacances passé à Villars, en compagnie d'amis et de la famille Hornung, Amiel apprend l'impression qu'il provoque sur les jeunes femmes et plus particulièrement sur Louise : "Elle m'a demandé ce que je pensais d'elle; et j'ai répondu sous condition de revanche. La première manche a rempli l'une des moitiés de la course à Aigle; la seconde le retour : quel labeur pour celle-ci! Enfin j'ai arraché brin à brin ce jugement : 1. que j'étais trop critique; 2. trop puriste; 3. que je paraissais n'avoir pas besoin des autres; ni être capable d'amour. Quant à l'impression de malaise que je donne parfois et plusieurs fois le jour, paraît-il, il a été traduit par les mots d'olympien et d'inaccessible; une condescendance pleine de support, mais humiliante par sa douceur même. Bref, il transparaîtrait une sorte de supériorité qui se prête, mais ne se livre pas, et que l'on sent, même quand elle s'efface, ce qui est désagréable pour l'amour-propre, et assez effrayant pour la timidité : un homme qui semble ne pouvoir être dominé ni par un autre, ni par un sentiment, ni par une idée et qui remonte toujours plus haut, c'est irritant; un homme qui vous classe, sans qu'on puisse lui rendre la pareille, c'est intimidant." (J.I. 11.10.1858.)
Les circonstances du retour de Villars, par la traversée du lac Léman, leur laissent à tous deux un souvenir ébloui : "Quatre heures de causerie intime à cœur ouvert, en tête-à-tête, cela n'arrive pas souvent, surtout avec une prodigieuse fantasmagorie de nuages, et d'effets pittoresques se déroulant comme une apocalypse devant la marche du bateau à vapeur, féerie dont nous avons joui avec une intensité croissante et une gratitude égale. Cette traversée, par la multitude, la grandeur et l'intimité des impressions et des pensées est tout un poème; nous étions oppressés d'admiration; et je dis nous, car j'ai l'intuition et la preuve que la sympathie était entière. Toute l'armée des souvenirs et des allusions, voyage, histoire, poésie, musique, religions comparées, peinture, philosophie, faisait sa ronde et prodiguait les contr'échos. Je me suis senti poète et symbolisateur; tout me parlait. J'ai vécu tout le temps, et donné du bonheur. [...] Louise Hornung me disait : voyez dans les révolutions de ce ciel nuageux un présage pour vous. Plût à Dieu, j'en accepte l'augure! car des perspectives infinies s'ouvraient dans ses éblouissantes profondeurs; et après des batailles de géant, l'apothéose s'est dressée avant que le soleil atteignît l'horizon." (J.I. 12.10.1858.) Mais ce qui manque à Louise Hornung, c'est "jeunesse et apparentage" (26) (J.I. 3.7.1858.) "Que n'a-t-elle dix ans de moins!", s'exclame Amiel. (17.10.1858, 6.11.1858, 20.11.1860.)
Le dénouement de cette relation est douloureux. Le 13 novembre 1860, Amiel reçoit une "lettre stupéfiante" de Louise Hornung, dans laquelle, suppliante, elle lui avoue son amour (27). Amiel est surpris par cette "déclaration de femme, de femme vaincue, torturée par sa passion" (13.11.1860.) Il tente d'arracher Louise Hornung à son désespoir (J.I. 17.11.1860, 9.12.1860.) Malgré cela, elle met en scène une tentative de suicide, qui échoue (J.I. 14.2.1861, 1.6.1861.) "Elle m'a crié : Sauvez-moi! J'ai fait ce que j'ai pu : c'est peu de chose. Mais enfin elle a traversé deux crises redoutables et elle survit." (J.I. 28.3.1861.) Louise Hornung, qu'Amiel surnommera Eriphile (28), ne lui pardonnera pas d'être resté insensible et elle le poursuivra d'une persistante animosité : "Qui diable (sinon Eriph[ile]) peut m'entourer de cette haine patiente et de cette vengeance sans fin?" (J.I. 20.10.1868.) Ce ne sera que bien plus tard, à la fin de la vie d'Amiel, que Louise Hornung reconnaîtra "avoir été dure et injuste et juge tout ce passé avec l'enjouement de la réconciliation. Elle paraît revenue à des sentiments de cordialité véritable." (J.I. 16.1.1880.)

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Sophie Cossy

Les vacances à Villars vaudront à Amiel de lier connaissance avec l'épouse d'un magistrat vaudois. Attiré par la figure fine et frémissante de Sophie Cossy, il s'attachera à résoudre un problème moral nouveau pour lui : jusqu'où peut aller une amitié avec une femme mariée quand cette femme n'a trouvé ni dans le mariage ni dans son mari la réalisation de son idéal? "Reçu une lettre de Mme Sophie Cossy; au soin avec lequel elle évite les sujets que j'effleurais intentionnellement, je vois que j'avais raison. D'une part elle est lasse de la vie, de l'autre il n'entre pas dans son idée des devoirs de la femme mariée d'avoir un confident; elle n'attend plus de consolation, et se défie d'elle-même et de tout épanchement commencé. Pauvre femme, elle contient et cache ses larmes, parce qu'elle ne pourrait plus les arrêter. Je vois aussi qu'elle a peur de ma clairvoyance, sagacité qu'elle s'exagère, car elle me croyait un peu sorcier, depuis ma divination de son écriture, il y a deux ans. Que lui manque-t-il? de mettre son goût à son devoir? non; mais la force. Une femme n'a guère de force que par l'amour et S. Cossy n'aime pas; elle n'aime pas de cœur son mari, et tout le reste, son village et ses habitants, sa maison et ses enfants, sa vie entière, lui est devenu insipide. De là langueur, affaissement, engourdissement, mélancolie. Elle ne se plaint pas, ne pose pas un rôle. Mais c'est bien la femme de Balzac, la femme souffrante, rêveuse, incomprise, sauf les principes qui ne lui permettent pas de se guérir par la passion." (J.I. 11.8.1859.) Sophie Cossy n'aura pas à se confier, elle sera devinée par Amiel. Elle deviendra, par contre, sa confidente et aura le privilège, partagé avec peu de femmes, d'accéder à certains cahiers de son journal intime. Leur amitié n'a cessé qu'avec la mort d'Amiel bien qu'ils eussent cessé depuis longtemps de correspondre et de se voir.



Loulou

Le 1er mai 1851, Amiel assiste au baptême de la dernière née de son ami Marcillac, la petite Louise. Cinq années plus tard, à l'occasion d'une de ses visites à la famille, il reçoit d'elle une déclaration : "Petite Loulou m'a demandé si je la voulais pour femme, et cela à dîner devant tout le monde". (J.I. 6.7.1856.) Propos d'enfant, mais qui ici connaîtront des lendemains. Louise ne variera pas dans son élection et, jusqu'à l'adolescence, fera fête à Amiel lors de ses visites. "Les enfants Marcillac m'ont entouré et pressé de caresses; cette affection est bienfaisante et ces caresses me magnétisent le cœur. L'amour de l'enfance me remet en paix, en ordre et en harmonie. Je feuillette aussi avec soin ces petites âmes, livres charmants, pleins de révélations précieuses, dans leur innocente candeur. Pourquoi, par exemple, ma petite amie Louise, enfant de six ans, dans sa ravissante naïveté, m'a-t-elle dit devant son père, avec un élan de tendresse et en me coulant les bras autour du cou : " Ne t'en va pas, reste, tu viendras dormir avec moi? " (textuel). Or c'était le beau milieu du jour. J'ai eu le sentiment net que c'était déjà l'instinct féminin, confus, enveloppé, mais prophétique du sommeil ensemble, de l'abandon confiant, du grand retour à l'union inconsciente des vies; l'instinct du cœur précédant celui du sexe. Cette ingénuité de l'amour m'a reporté aux temps homériques et adamiques, antérieurs à la réflexion d'où vient la pudeur, à la défense d'où vient la honte, aux époques où la nature seule parlait, sans détour, sans calcul, sans défiance, avec la grâce et la foi enfantines. Cette heure paradisiaque est courte dans l'histoire de l'humanité et de l'individu. Selon la Genèse, la première femme elle-même ne l'a que traversée." (J.I. 19.6.1857.)
Amiel est conquis : "Loulou, ma petite épouse de Mai, était séduisante de grâce affectueuse et d'innocent abandon. Etablie dans mes bras, comme une colombe, elle m'a dit à demi-voix : " Es-tu marié? " - Non, - " Quand veux-tu te marier? " - Je ne sais pas. - " Quel âge as-tu? " - Pourquoi? - C'était à table. L'enfant vit qu'on nous entendait et n'alla pas plus loin. Mais j'étais touché de cet instinct si juste et si profond. Il y a aussi en elle un progrès depuis l'année dernière. A cinq ans, elle disait : je veux être ta femme; à six ans et demi, l'affection se désintéresse et la raison semble poindre : il te faut une femme et je ne suis qu'un enfant. Le sexe parlait d'abord; maintenant c'est l'instinct filial. Qu'elle était jolie, avec ces grands yeux noirs aux longs cils d'orientale, cette bouche de rose, ces cheveux bouclant d'eux-mêmes, cette physionomie câline, mutine et tendre, et déjà comme un nuage de sensibilité languissante dans le regard! Elle était à croquer, et ses petits baisers me faisaient l'effet d'un dictame, sinon d'un philtre." (J.I. 14.6.1858.) (29)

Amiel sent bien l'extraordinaire de cette situation et son danger potentiel : "Loul a été mignonne et caressante. Elle a dix ans. Je me sens toujours pour elle de la tendresse et de l'attrait, et ses chatteries enfantines me touchent en m'amusant. C'est, dans un jeu de poupée, l'idylle en miniature et l'image symbolique de l'amour à venir. Je lis d'avance la poésie de sa dix-huitième ou vingtième année, et dans le bourgeon du rosier, je vois par intuition se former la rose cent-feuilles qui en éclora. Ce qu'il y a de piquant, c'est que je ressens comme une sorte de très vague jalousie, contre son amoureux d'alors, ou plutôt que je devine ce que je ressentirais si j'étais sérieux au lieu de jouer. Bref, je suis dans l'état poétique, avec une toute petite pointe d'émotion douce, l'effet de la beauté naissante se joignant à celui de l'affection enfantine. Je sens aussi combien un autre, moins vigilant et moins scrupuleux, pourrait déjà faire de mal à cet enfant, et avancer l'heure du trouble et des instincts obscurs. Heureusement, j'ai le respect religieux de la nature, de l'enfance et de l'innocence, et je me sens avec elle la délicatesse retenue de la maternité attentive. Les cœurs d'enfants se donnent tous à moi, mais ils ne se trompent pas; je ne crois pas avoir encore abusé une seule fois de cette influence mystérieuse. Si j'ai des témoins à décharge, je crois que ce seront des enfants. Avec eux, je n'ai pas été égoïste ni négligent, le ciel en soit loué! Ainsi, petite Loulou, quand j'inclinerai à t'aimer pour moi-même, ou que le badinage ne sera plus entièrement inoffensif, il faudra couper court à cet épisode, qui a souvent réjoui mon cœur, comme une pâquerette de ma vie." (J.I. 3.4.1861.)

C'est par Loulou, qu'il appelait encore Loul, Lollina (30), sa petite Récamier, et par elle seulement, qu'il connaîtra par intuition la souffrance d'être quitté : "quand j'ai vu Loul rester dans la chambre voisine, au lieu de venir disputer une place sur mes genoux comme à l'ordinaire, j'ai senti qu'une perte était accomplie. Elle m'aura été fidèle six ans, de cinq à onze; c'est énorme, et ce poétique épisode me laisse un frais souvenir que conservent deux pièces (31); avec un Adieu, il sera une triade complète. C'est la première fois que je me vois abandonné; et, sous cette forme sans conséquence, elle me donne une lointaine intuition du chagrin jaloux et de la tristesse offensée, que l'abandon sérieux doit causer, à moins qu'on n'aime avec une parfaite abnégation." (3.5.1862.) La vraie séparation n'aura lieu que bien plus tard : "Aujourd'hui Loulou est partie pour six mois. Elle fait un séjour de plaisir et de santé dans le midi de la France [...] Depuis qu'elle s'est refroidie pour son vieil ami, j'ai eu le bon goût de lui faciliter le détachement complet et j'ai évité sa maison. Je n'ai voulu être trouvé ni importun ni ridicule, et j'ai facilité le vous, le Monsieur, et l'indifférence de toutes les manières. Un peu fierté, un peu générosité, un peu refroidissement, et le tour s'est fait." (J.I. 3.10.1868.)

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1852. L'heureux du siècle


L'année 1852 est exceptionnelle dans la vie d'Amiel. Malgré une pente naturelle à la tristesse, les orages du cœur et les instants de doute, il découvre avec étonnement, en cette époque de sa jeunesse - il a 30 ans -, qu'il vit dans le bonheur : "Je me sentais trop heureux : bien-être, aisance, indépendance, plénitude de facultés, amis, loisir, collection de souvenirs, santé, ravissante saison, enseignement agréable, une carrière facile et tracée, aptitude à prendre part à tout, vie en famille et entourée d'enfants, enfin je voyais tout couleur de rose, j'étais oppressé et effrayé de ma félicité sans nuage, de ma prospérité menaçante." (J.I. 14.5.1852.) Il se sent accéder à la plénitude virile, qui lui permettra de réaliser son système philosophique personnel : "J'ai acquis une première maturité relative, celle de la jeunesse aboutissant à la virilité : c'est je crois la maturité poétique, celle qui connaît l'homme plus que les hommes, et qui enferme la réalité dans l'idéal." (J.I. 1.8.1852.) Il dresse en un tableau analytique, le programme de sa vie pour les trente années à venir. (J.I. 1.8.1852.)

La longue méditation, marquée par l'espoir en une vie riche et grande, que son journal recueille le jour de son anniversaire, lui paraît une audience divine où une voix intérieure lui souffle les conseils d'en haut : "Oui, sois homme, c'est dire sois Nature, sois Esprit, sois image de Dieu, sois ce qu'il y a de plus grand, de plus beau, de plus élevé dans toutes les sphères de l'être, sois une idée et une volonté infinie, une reproduction du grand Tout. Et sois tout en n'étant rien, en t'effaçant, en laissant entrer Dieu en toi, comme l'air dans un espace vide, en réduisant ton moi égoïste à n'être que le contenant de l'essence divine." (J.I. 27.9.1852.) Jamais plus, le retour sur soi, rituel de son jour de naissance, ne retentira d'accents marqués par l'imminence d'une vie nouvelle.

Les rencontres à Paris, durant ses vacances d'automne, de poètes, d'historiens, de philosophes - Augustin Thierry, Mignet, Sainte-Beuve, Emile de Girardin, Emile Souvestre, Lamennais, Béranger, Cousin -, fortifient cette heureuse surprise de se découvrir autre : "j'ai gagné en bon sens, en sagacité, en usage du monde, en assurance, en vivacité - j'ai beaucoup causé et de tout - j'ai mieux senti mes aptitudes, mes forces et aussi mes chances." (J.I. 26.10.1852.) "Un véritable travail s'est fait en moi, la maturité m'est venue, la puberté du caractère semble s'accomplir dans mon être. J'éprouve une singulière jouissance à le reconnaître, car j'assiste à un mystère, et il est si rare qu'on assiste aux origines, qu'on perçoive l'instant de la conception dans son sein." (J.I. 27.10.1852.) Autre, mais aussi bien armé; la formation qu'il a reçue à Berlin lui rend les joutes intellectuelles aisées : "un esprit de l'école allemande porte un talisman; il est tranquille et peu vulnérable, parce qu'il domine en général ses adversaires; son point de vue supérieur fait sa force et sa clairvoyance." (J.I. 29.10.1852.)
Son avenir se présente d'une manière d'autant plus aimable qu'il a le sentiment de n'être pas pressé par le temps : "J'ai deux ou trois ans pour chercher une femme, si je suis mon projet d'un voyage en Orient pour 1853, et en Espagne pour 1854. Cela reporterait à ma 34e année, l'époque où je commencerais cette autre vie, la vie à deux. J'aurai fini mes voyages, mes expériences, mes aventures, ma croissance, assis mon caractère et ma réputation, et je pourrai songer à m'enraciner dans le sol d'une société et d'une patrie. [...] Encore trois ans à la demi-ration de la tendresse, trois ans sous la tente, et le bâton à la main. [...] C'est quand on a terminé ses voyages de toute espèce et fait toutes ses provisions spirituelles, qu'on peut construire l'édifice de la famille. Alors elle est un refuge; auparavant elle risque un peu d'être une captivité." (J.I. 27.10.1852.)
Il se compare à ses amis : "Ah! mes hommes pratiques!... La vie les saisit et les enferme. Le besoin les emprisonne. Aussi leur cercle devient-il étroit, même quand leur intelligence est active. - J'ai repassé toutes mes visites et décrit tous les esprits biographiquement. Je sens et j'apprécie mon bonheur, quand je compare ma situation à celle d'anciens camarades. Ils vivent dans un compartiment de mon palais." (J.I. 29.10.1852.) Cette pénétration psychologique qui lui fait deviner ses amis, Amiel l'applique en poète au monde extérieur, à la nature, que son contentement intérieur lui permet de sentir intensément; les pensées, les images affluent. Une promenade au jardin sous une fine pluie, le dernier jour d'octobre, lui révèle un paysage d'automne; il lui semble entendre les voix cachées de l'âme du monde : "Tous ces innombrables et merveilleux symboles que les formes, les couleurs, les végétaux, les êtres vivants, la terre et le ciel fournissent à toute heure à l'œil qui sait les voir, m'apparaissaient charmants et saisissants. J'avais la baguette poétique, et n'avais qu'à toucher un phénomène pour qu'il me racontât sa signification morale. [...] Un paysage quelconque est un état de l'âme, et qui sait lire dans tous deux est émerveillé de retrouver la similitude dans chaque détail." (J.I. 31.10.1852.) Amiel souligne la phrase la plus célèbre de son journal intime, sans songer à la joindre aux fragments qui paraissent dans A Bâtons rompus. Il appartiendra à Fanny Mercier, trente ans plus tard, de la découvrir et de la publier.
12 septembre 1852 : Franki Guillermet, le beau-frère d'Amiel, est élu pasteur à la ville : "j'ai accepté l'association avec mon beau-frère pour un grand appartement de la rue des Chanoines (32) en ville." (J.I. 19.9.1852.)

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Retour de Laure

Amiel ne se sentait pas la conscience tranquille vis-à-vis de Laure : "Notre position est irrégulière et anormale; moi, hôte et pensionnaire perpétuels d'une sœur, quand je devrais être chef de maison; elle chez des étrangers quand elle devrait être en famille. J'occupe un peu sa place, du moins en apparence." (J.I. 27.4.1852.) Aussi insiste-t-il pour que sa sœur cadette se joigne à eux; ce qu'elle accepte. (J.I. 19.9.1852.) Laure entre sous le toit de sa sœur et de son beau-frère le 1er novembre. L'emménagement rue des Chanoines a lieu le 4 décembre 1852.
Entre Laure et Amiel, l'accord semble s'établir : "Un peu sèche, extérieure et revêche pendant la promenade, car j'avais plusieurs choses sur le cœur, et je trouvais mauvais le début de L[aure], elle est devenue au retour plus intime et plus cordiale quand j'ai pu conseiller, remontrer, gronder même, et remettre l'arrivante dans la bonne voie et sa situation dans son vrai jour. Puis elle a passé aux appréciations de caractères (quelques amies, etc.). Et de là, à propos d'une remarque badine sur ce que j'avais été femme dans une autre existence, la causerie devint singulièrement grave. L[aure], assise à mes pieds sur ma peau d'ours et la tête sur mes genoux, me questionna sur la métempsycose, l'état des âmes après la mort, sur la valeur relative des grands esprits et des pauvres intelligences, etc. J'ai pu, pour la première fois, ouvrir à cette intelligence imparfaite mais avide de merveilleux une perspective sur tous les mondes qui lui sont fermés, et lui inspirer le respect de la science et le sentiment de l'infini contenu dans l'âme humaine. Lui agrandir son univers, lui tracer sa ligne de conduite en général, et pour cet hiver en particulier, l'exercer à l'analyse morale : trois résultats. Quel dommage qu'elle soit si exclusivement douée d'imagination! avec un peu plus de bon sens, de faculté logique, de courage et de conscience, que cette imagination serait chose précieuse et que cette organisation serait intéressante. Elle a bien du bon après tout. - Sensation d'hiérophante." (J.I. 2.11.1852.)

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Vous souvient-il d'un passant...

En cette fin d'année où "il me semble être devenu plus ferme, plus sûr et plus fort" (J.I. 3.1.1853), Amiel songe qu'il est en reste de délicatesse envers une ancienne connaissance de Berlin, Caroline Vignier, maintenant institutrice à Bath. Il lui écrit le 20 décembre et en reçoit une réponse immédiate : "J'ai été récompensé d'avoir suivi ma conscience dans des rapports délicats et singuliers avec une jeune fille qui m'avait été recommandée dans mon séjour en Allemagne. Une lettre reçue aujourd'hui, me donne la preuve que j'ai eu raison et que Mme .. (33), qui trouvait la chose ridicule, a tort. J'ai réussi et je ne regrette rien. La bonne conscience vaut mieux que l'habileté." (J.I. 26.12.1852.)
Le 4 janvier 1853, il écrit à Caroline Vignier; le lendemain, il mentionne brièvement dans son journal : "Ecrit à L. Wdr un billet réuni à la lettre d'hier soir, sous même enveloppe." Il s'agit de sa première lettre à Louise Wyder; la voici :

Genève, le 5 janvier 1853
(126, rue des Chanoines)

Mademoiselle,

Vous souvient-il d'un passant qui vous rendit une fois visite à Lausanne pour prolonger une connaissance commencée à Berlin? il ne venait pas vous redemander certain joli gage dérobé une fois bien injustement à un pauvre mendiant voyageur, et il en aurait pourtant eu le droit, convenez-en. Non, il a déchiré sa créance puisqu'elle vous était pénible et il venait seulement vous toucher la main en ami et s'informer de vous. Aujourd'hui, passant par Londres pour aller porter à Bath ses félicitations à une compatriote de vos amies, qui a eu l'attention gracieuse de le prévenir de son bonheur, en le priant de quêter[?] au passage une lettre de vous, il vient vous rendre une seconde visite... épistolaire seulement, hélas! pour s'acquitter de sa commission, et, si vous le permettez, pour s'accorder un plaisir. C'est un plaisir en effet de revoir d'anciens amis, et avec certaines personnes il n'est pas besoin de bien longues relations pour ressentir la cordiale sympathie, qui est le prélude ordinaire et le pronostic de l'amitié.
Vous avez donc passé la Manche, après la Germanie vous essayez de l'Angleterre; quelle colombe voyageuse vous faites. Du reste vous devez être bien partout, avec votre nature simple[?] et vive, avenante et résolue, courageuse et gaie, gentille et bonne. Vous avez l'élasticité du colibri pour échapper aux lacets qui embarrasseraient la colombe. C'est une heureuse dot morale, et qui vous permet d'être utile à ceux qui ont un peu trop de votre cœur sans avoir assez de votre esprit, et ceux-là sont nombreux.
Vous voilà près de Londres et dans cette vaste résidence de Hampton Court
(34) où j'ai été admirer en septembre-octobre 1851 les cartons de Raphaël et la riche collection de toiles des grands maîtres. Dans laquelle des cours demeurez-vous? Y étiez-vous déjà alors? Que ne l'ai-je su? vous m'auriez fait les honneurs du parc et nous aurions pu deviser des années écoulées. Il y en a maintenant une de plus, cinq et presque six que je ne vous ai rencontrée; que d'aventures et d'expériences! est-on bien les mêmes et n'est-ce pas une connaissance à refaire, un inventaire à recommencer? Quelques broderies finlandaises et allemandes sur votre fond helvétique; voilà ce que j'ai vu. L'Angleterre aura-t-elle fait plus marque? Nous verrons bien, car j'espère toujours que nos orbites se recroiseront un jour quelque part : probablement en Suisse, car je suis comparativement plus stable que vous. Votre amie m'a parlé des déménagements d'un daguerréotype coupé en deux par un jugement de Salomon, et de l'asile qu'elle a choisi à l'une des moitiés : on n'en pouvait trouver de plus aimable. Ce sera un souvenir gravé sur métal qui me permettra d'être reconnu. Le vôtre, Mademoiselle, n'a pas besoin de cet auxiliaire, il ne saurait être oublié par

votre dévoué H.F. Amiel.


Amiel reçoit quelques semaines plus tard la réponse de Louise Wyder. Il la commente longuement dans son journal : "La coquetterie la plus maîtresse de ses ressources, la flatterie la plus accomplie ne sont pas de moitié aussi ingénieuses qu'un cœur aimant. L'âme tendre possède sans s'en douter plus d'art de captation et d'insinuation que toutes les rhétoriques n'en peuvent jamais donner. Celles-ci enseignent à paraître ce qu'elle est elle-même. Tout lui devient occasion de plaire, allusions, réticences, confidences; comme elle n'a qu'une pensée elle n'a aucune distraction; l'esprit parfois sommeille, l'amour jamais, l'un est variable comme la lumière, l'autre fixe comme l'aimant. Ces réflexions me viennent en relisant la lettre délicieuse que j'ai reçue hier de Hampton Court. Goût, grâce, tact, élégance, poésie tout est donné par la sensibilité dans la mesure d'abandon et de réserve, d'aisance et de discrétion la plus propre à captiver. Le genre épistolaire est le triomphe des femmes. J'ai beaucoup admiré ma jeune Sévigné vaudoise, après avoir été touché. Il est impossible de faire avec moins de façon et plus de naturel, une lettre plus exquise. Etant donné nos rapports particuliers et tout l'ensemble complexe de faits déterminés qui ont amené cette lettre, elle est une solution si exacte et si parfaitement enlevée que, dans son genre, c'est un petit chef-d'œuvre, avec le caractère des chefs-d'œuvre de femme toujours incomparables pour la spontanéité et la facilité. [...] Ce qui rend piquantes toutes les relations, épistolaires et autres, entre personnes des deux sexes, c'est cette différence même, qui assaisonne tous les sentiments exprimés d'une arrière-possibilité d'amour. L'amour est le sentiment normal entre les deux sexes, toutes les autres formes de relations en sont des ébauches imparfaites qui ne se maintiennent dans leur existence particulière que par une sorte de lutte perpétuelle des deux parts, dont les péripéties, pleines d'allusions involontaires, font l'attrait, un attrait qui rappelle celui d'un péril volontaire et partagé. [...]" (J.I. 24.1.1853.)
Cette première lettre, qui relança l'amitié qu'Amiel portait à Louise Wyder, n'a malheureusement pas été conservée. L'aimable contentieux qui subsistait entre eux, et que ces pages dissipèrent, ne sera abordé par la suite qu'implicitement. Il est formé, non seulement du baiser refusé, mais aussi d'un "carré de métal", il faut entendre un daguerréotype, portrait d'Amiel, tombé indûment entre les mains de Caroline Vignier et de son amie Louise, et partagé entre elles...
Amiel laisse passer une semaine avant de répondre : "c'était déjà un peu tard, j'ai été complimenteur plutôt que cordial, et j'ai manqué un peu de naturel, de simplicité et de sentiment. Il n'en aurait pas été de même, il y a huit jours. Mais l'analyse répétée de l'émotion agréable que m'avait d'abord causé cette lettre m'en avait affranchi; puis d'autres figures féminines avaient passé entre cette impression et moi. D'ailleurs il s'agit de ne pas donner le change. Ainsi générosité, affranchissement par la distraction, la critique et le temps, un peu aussi la recherche m'ont enlevé la grâce. J'ai écrit avec l'esprit, pas avec l'âme. J'ai fait l'inverse des femmes et j'en ai été puni par le résultat. Ma lettre m'a mécontenté et elle surprendra. J'y ai joint une poésie, pour adoucir l'effet." (J.I. 31.1.1853.) Voici quelques passages de la lettre du 31 janvier :

[...] quoique je sois au fond de votre avis sur la supériorité du regard et de la conversation comparés à la feuille écrite, il m'est impossible de le penser quand je vous lis, et même, toute réflexion faite, peut-être y a-t-il compensation, car on ne dit pas tout ce qu'on écrit. M'auriez-vous avoué, de bouche, les scrupules d'un mysticisme si tendre et si pur, relativement à certaine cédule déchirée, qui ont échappé à votre plume loyale? et aurais-je eu l'occasion de vous dire à l'oreille que votre justification a plus que gagné sa cause? Vous récompensez bien magnifiquement une minute de générosité, il est vrai que vous en avez élevé infiniment la valeur par votre refus et ses motifs. J'ai frémi en pensant aux conséquences d'un badinage que l'usage autorise, et votre sévérité charmante m'a fait, je crois, gagner au change. Un baiser surpris dans un jeu vaut-il une confidence aussi fraîche? Les lèvres de l'âme ont souri de manière à faire oublier le reste. Mais je glisse sur ce sujet délicat; je n'ai pas la main assez légère pour le traiter, quand vous vous accusez de gaucherie (est-ce qu'une femme peut être gauche sur ce point?). [...]
[...] vous me paraissez n'avoir pas changé, et quoique je n'aie jamais eu auparavant le plaisir de rien lire de votre main, rien ne me semble mieux coïncider avec votre ancienne image que la nouvelle; un peu plus grave et pensive en effet, mais toujours spirituelle, animée et optimiste. Pourquoi tout le monde ne serait-il pas bon pour vous? gaie, serviable, affectueuse, vous désarmeriez même la malveillance. L'esprit donne le tact et le besoin d'aimer et d'êtreaimée donne l'esprit d'admiration[?], et avec ces deux talents on gagne les cœurs. La bonté ne serait pas une douceur qu'elle serait déjà une habileté.
Les années n'ont point passé aussi inoffensives sur ma tête, mais, grâce au ciel, elle ne m'ont pas gâté; je crois aussi au bien et aux bonnes âmes. J'apprécie même d'autant plus celles que je rencontre, que j'en sais mieux la valeur relative, car je connais mieux les hommes et la vie que lorsque je vous rencontrai à Berlin. L'étudiant songeur est devenu maître à son tour. Il a dû se frayer une carrière à travers la jeunesse, ses collègues, ses aînés, ses supérieurs et ses pairs. Après avoir parcouru une bonne partie de l'Europe et acheté par sept ans de servage, comme Jacob, la Rachel de la science, il est revenu dans les foyers de sa famille dévastée reposer ses pieds fatigués. Il a trouvé sous le toit d'une sœur mariée l'hospitalité de la famille. Depuis quatre ans, il a suivi cette sœur dans ses changements de demeure. Depuis deux mois une sœur plus jeune est venue se joindre à nous, et un vaste appartement réunit les trois Geschwister avec l'époux de l'une d'elles, et les deux gentils petits garçons qui font la joie de tous. [...]
Si je sais où il y a trop peu de reconnaissance, je sais aussi qui en a trop. J'ai cherché en vain à me rappeler "ce que j'ai tant fait pour vous", il y a là un effet de mirage touchant, par lequel vous attribuez à autrui une bienveillance méritante qui n'est qu'un reflet de vous-même. Je l'admire, mais je ne puis l'accepter, car ce serait profiter d'une illusion. Ce qui n'en est pas une, c'est l'impression toute musicale que m'a faite votre lettre, qui ne sera pas sans doute la dernière, et le respectueux attachement que vous inspirez à celui auquel vous permettez de s'appeler

Un ami de six ans, H.F.A.

[En marge :] [...] Sur le carré de métal et la mauvaise mère, vous avez parlé comme Salomon et je m'incline. Il y a je ne sais quelle douceur secrète à se sentir à plusieurs endroits à la fois et sous la garde des souvenirs. N'est-ce pas l'ubiquité du cœur? [...]

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1853. Laure, haine et désaccord

L'année 1853 formera un contraste complet avec 1852, l'année des grandes espérances. Sa malchance porte un nom : Laure et, à cet égard, le retour sur une amitié de Berlin viendra à point pour distraire, par moments, Amiel de ses relations avec sa sœur, devenues ouvertement conflictuelles. Il observe les ravages que provoque en lui l'affrontement avec sa cadette : "L'amour de l'aise et la défiance de la vie t'ont fait demander l'hospitalité à une sœur mariée, au lieu de fonder toi-même une famille. Cette vie de cocagne n'a pu durer. Une autre est venue s'asseoir au même foyer, par ton conseil et sur tes instances. Tu as bien fait, c'était ton devoir. Mais ce contact te trouble d'une façon permanente, il détruit l'illusion dont tu te berçais. Il te gâte cet intérieur d'emprunt dont tu t'accommodais si bien." (J.I. 4.2.1853.)
Dans la nuit du dimanche au lundi 7 février 1853, Amiel se débat dans la crise morale la plus grave peut-être dont son journal ait conservé la trace. Laure en est l'objet : "Matin 7 heures. Depuis hier au soir à 10 heures je lutte avec moi-même comme Jacob avec son ange gardien, mais plus coupable que lui, car je savais contre qui je luttais. Que de rudes et humiliantes expériences n'ai-je pas faites en un temps si court, interrompu par le sommeil. J'ai résisté à la voix de ma conscience, après une heure de combat; puis, après contrition, j'ai de nouveau péché contre mon repentir. C'est une chose terrible que de vaincre Dieu, qui veut vous sauver, car c'est se perdre. Mon orgueil, quatre fois surmonté, a repris le dessus indirectement et par subterfuge, il n'a été terrassé que par sa fatale victoire. Toutes les tortures de la malédiction, de l'expiation, toutes les menaces de l'irréparable, et de la mort, le sentiment épouvantable de la retraite de Dieu, le tressaillement de la conscience méconnue, l'abattement et l'humiliation, la honte et la ferveur, l'énergique prière, les résolutions salutaires, j'ai expérimenté tout cela; j'ai même compris les hallucinations, car ces forces invisibles étaient bien près de se personnifier, et les tempêtes de ma conscience ont été sur le point de m'apparaître comme la bataille des puissances célestes contre les puissances infernales. Mais Dieu a été bon, il m'a encore tendu la main. Pour ma double et lamentable faute, l'orgueil et la sensualité, deux droits m'ont été retirés : J'ai perdu le droit de m'appuyer sur moi-même. [...] J'ai aussi perdu le droit de condamner. - Les apparences trompent. La grandeur du péché se mesure aux lumières accordées. Tu as été plus coupable que tel assassin ou tel criminel que ce soit, emporté par la passion. Le plus grand des péchés, c'est le viol de la conscience et tu l'as commis. [...]
"Des écailles me sont aussi tombées des yeux. J'ai vu mes torts envers ceux qui m'entourent. J'ai vu que j'avais réclamé mes droits et non accompli mes devoirs, mes devoirs envers l'une de mes sœurs surtout, à laquelle je dois être un guide, un conseiller, un ami, un exemple. J'ai repoussé beaucoup d'avances; j'ai demandé l'impossible, son changement; j'ai attendu, exigé au lieu de donner sans compter; j'ai détesté être exploité. J'ai manqué de support, de bonté, d'indulgence. J'ai vu toutes les fautes avec une impitoyable pénétration; j'ai refusé les détails parce que je n'acceptais pas l'ensemble. Bref, je me suis cherché moi-même, je me suis laissé blesser, vexer, choquer. Je n'en ai plus le droit; je dois songer à mon devoir, mettre les menottes à mon orgueil, à mon esprit de talion et de domination." (J.I. 7.2.1853.)
Le jour même de cet examen de conscience, un nouveau heurt se produit entre Laure et lui : "le contact de l'épreuve m'a de nouveau mis en bouillonnement et une herse de fer est tombée entre mon cœur et ce qu'il voulait aimer. Tout le milieu de la journée a été terrible. Une promenade de deux lieues à pas rapides n'a suffi qu'à peine à me calmer et que de sombres pensées m'ont agité dans toute cette course, faite sous un ciel bleu, par un riant soleil dans cette pure et brillante nature d'hiver. Comme le cheval sauvage qui fuit, un tigre attaché à ses flancs, j'ai secoué en vain la douleur. J'ai horriblement et ridiculement souffert. - D'une part, l'amour est libre et ne peut être imposé à l'âme par sa volonté même; d'autre part, l'amour absent, c'est la haine." (J.I. 8.2.1853.) Amiel vit la situation inverse à sa devise, gravée plus tard sur sa tombe : "Aime et reste d'accord". Ce climat ne pouvait que lui paraître irrespirable.
Sa santé s'altère, refroidissements, congestions de tête, hémorragies nasales : "tristes journées, sans acier par la faute de mon corps, et sans douceur, à cause de mon cœur. Le nuage noir est toujours là, rongement d'esprit et de conscience. Je ne puis ni devenir indifférent, ni accepter ce qui me révolte, ni modifier ce qui est incurable. Je deviens méchant, dans cette position cruelle. L'ambiguïté m'exaspère, et par tempérament, j'aimerais mieux tout rompre et rompre avec tout; mais devoir se dompter, se taire, accepter même une foule de prévenances, il y a dans toutes ces bagatelles imperceptibles une puissance d'irritation et de colère, qui est ridicule mais incroyable." (J.I. 19.2.1853.)

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Louise Wyder

Le 26 février, Amiel reçoit une lettre de huit pages de Louise Wyder : "Combien le bon sens ironique vient dissiper mes illusions! comme je me lasse vite de l'attendrissement; combien glissante est la pente de l'amitié à l'amour dans les liaisons entre personnes des deux sexes. Voilà le problème posé une fois de plus : L'affection platonique est-elle possible, est-elle bonne? L'inspirer doit-il inspirer des scrupules? Vaut-il mieux l'agréer ou la dissoudre? Ce rôle berquinesque est-il supportable et viril? est-il généreux? ou bien y a-t-il de la fatuité et de la niaiserie à respecter à ce point autrui et à se croire tant soit peu dangereux? - La conscience répond à ces questions : Pas d'égoïsme! pas d'illusion subie ou donnée! ne demande pas et même ne laisse pas accorder plus que tu ne veux rendre. - Sois généreux et vrai, cela vaut toujours mieux, et ne gâte ni le présent ni l'avenir." (J.I. 27.2.1853.) Il répond le 15 mars par quatre pages assez froides dans lesquelles il se plaint de sa santé et de ses étudiants. Il la commente ainsi dans son journal : "marquer une limite dans cette mer flottante des amitiés féminines plus ou moins affectueuses, est une chose délicate. On aime à jouer avec le feu, mais sans se brûler ni brûler autrui [...] Comme mon défaut est plutôt le scrupule que l'étourderie et la diminution que l'exagération, je suis peu dangereux et puis m'accorder un plaisir, celui d'accepter des affections, que je ne laisse pas mûrir jusqu'à l'amour. Je déteste tromper, et pour n'avoir pas de remords, je préfère à tout hasard démolir les illusions naissantes. Je me sais absolu, et ma conscience ne peut se laisser séduire par ce qui ne peut l'enchaîner à jamais. Aussi je hache tous mes romans en herbe, par tendresse pour les femmes et par respect pour l'amour. J'ai horreur de faire souffrir et horreur de mentir, et ce double sentiment a pu terrasser des tentations bien fortes et bien insinuantes. Ma discrétion amoureuse ne sera sans doute point récompensée, les femmes n'aiment que la passion non scrupuleuse, preuve de leur puissance, tandis que je suis ou que j'ai été maître de mes inclinations; mais en revanche, je n'aurai pas à me reprocher le malheur même passager d'un autre. J'aurai pâti, mais non fait pâtir; je me serai privé, je n'aurai point dérobé. Mes souvenirs seront arides, ils ne seront point amers. J'aurai bâillonné en moi l'amour, mais j'aurai obéi à ma conscience. - Cela vaut mieux." (J.I. 15.3.1853.)


Laure

L'affrontement avec Laure continue à le tarauder : "Je suis ballotté de l'amour à la haine, par mon impétuosité naturelle et mon ardeur pour l'idéal." (J.I. 15.3.1853.) "J'ai eu des soubresauts d'indignation et d'aversion, dont la violence m'a effrayé moi-même. J'ai à peine pu me contenir. Avoir l'impénitence de l'orgueil sans en avoir la fière délicatesse, prendre ce qu'on ne reçoit pas, marcher sur le pied de qui vous fait place et braver par l'hypocrisie d'égards apparents et qu'on impose l'indignation discrète et contenue qui les refuse, c'est une sorte d'impudence particulière, dont je ne serais pas capable." (J.I. 21.3.1853.) "Je suis honteux de la puissance qu'elle a sur moi. L'indignation, soulevée dans mon sein, par l'insolence devant témoins m'a enlevé toute présence d'esprit; le sang-froid et la dissimulation ont toujours l'avantage sur les natures franches et impétueuses. J'ai l'air froid et maître de moi; et la moindre piqûre me fait bouillir tout le sang. J'ai dû devenir très pâle et j'ai cru qu'un vaisseau allait se rompre dans ma poitrine, tandis que je restais assis et continuais à lire mon journal. Je ne m'étonne plus que les femmes de cœur puissent mourir sur le coup, et qu'une émotion brise le fil de l'existence comme du bonheur." (J.I. 22.3.1853.) A Pâques, jour de grande communion, il ne prend pas la cène et est choqué de voir Laure la prendre. "Le dîner, le souper et la veillée, en renouvelant le contact, renouvellent l'oppression. Et un jour de Pâques! le jour où les hommes ont été déclarés enfants de Dieu et frères, pardonnés et bénis, et rassemblés dans un même amour. C'est horrible et cette réflexion me tourmente." (J.I. 27.3.1853.)
La crise qu'il traverse le blesse d'autant plus douloureusement qu'il se découvre moralement mauvais : "Passé la matinée à réfléchir la tête dans mes mains, à rentrer en moi-même, avec angoisse, torture et stupeur. Comme je me suis débattu, agité, et pour arriver en fin de compte à la confession des péchés, du péché. - Sombre voyage dans mon Inferno. - Prié et demandé un meilleur esprit et une autre volonté. - Mais j'ai aussi cherché à pénétrer, outre le secret de ma conduite, ma nature intérieure, mon caractère [...]. J'ai reconnu bien des ravages; les autres, la vie me rendent méchant, ou du moins me changent, sont l'occasion de changements déplorables. Quelle tourmente que cette existence, tant qu'on répugne à la douleur, qu'on ne veut pas l'accepter comme une épreuve, et qu'on n'y découvre pas le doigt de Dieu! Quelle rébellion désespérée et quelle rage folle!" (7.4.1853.)


Louise Wyder

Le 8 avril, Amiel reçoit deux lettres, de Caroline Vignier et de Louise Wyder; il compare les jeunes femmes, tellement différentes entre elles : "l'une sans tact, sans usage, sans connaissance du monde, intelligence bornée, style bourbeux, l'autre pleine de grâce, de goût, d'esprit, de finesse. Qu'est-ce qui les lie? le hasard du rapprochement, l'analogie des vocations et le cœur aimant. Toutes deux sont tendres, mais l'une a de l'esprit et du jugement, l'autre point. Et à mon tour comment suis-je lié avec toutes deux? avec celle-ci par les services rendus, avec celle-là par un attrait plus direct, mais en somme surtout par réciprocité. L'affection inspire l'affection." (J.I. 8.4.1853.) Il écrit à ses amies d'Angleterre le 23 avril; aux aimables gronderies de Louise Wyder sur la reprise trop prompte de son travail il répond qu'elle n'atteint pas son but, tant sa gronderie est gâterie. Il lui fait part d'un projet de voyage en Orient, "ce serait assez joli pour finir mes vagabondages de pèlerin".
A l'affrontement ouvert entre sa sœur cadette et lui, a succédé le mutisme. "Laure a eu la migraine. Elle s'épuise dans une lutte stérile et sa santé expie le point d'honneur mal placé. Il est donc bien difficile d'être simplement bonne fille. Ces gémissements plaintifs de l'autre côté de la paroi me traversaient les entrailles. J'ai, dans ma pensée, écrit des lettres, imaginé des dialogues, mais rien n'a abouti. J'abhorre les solutions obliques, qui ne vont pas au nœud de la difficulté : fraude et faiblesse à la fois." (J.I. 8.5.1853.)
Le 16 mai, Amiel reçoit les réponses à ses deux lettres du 23 avril, écrites à ses amies d'Angleterre : "J'aime toutes les lettres de femme, car elles me font toujours penser sans le savoir ni le vouloir; je les aime plus encore quand elles révèlent franchement le cœur, et comment être insensible quand en outre elles vous marquent un attachement, toujours si doux quand il n'est pas exigeant, quand il est tendre et non tyrannique; quelle affectueuse amitié que celle d'une femme, quand on peut l'exciter ou la maintenir! L'une des deux met la passion dans la reconnaissance, cœur chaud, peu de tête; l'autre, touchante et piquante, spirituelle, tendre et courageuse m'intéresse beaucoup; quatre portraits charmants, des vœux délicats, et une page assez mordante dans sa douceur, composent sa lettre, une lettre bien aimable, où je vois enfin sa Lebenskunst, ses maximes de conduite. ''Ne rien attendre des autres et accepter tout comme une faveur et une chance'', c'est la clé de toute cette habile tactique, qui maintient en repos et ménage bien des surprises agréables." (J.I. 16.5.1853.)
Il répond le 29 mai : "Ecrit à L. W à Hampton Court une consciencieuse lettre étoffée et sentie; délicieuse correspondante et dont j'apprécie la valeur; il faut mes vieilles habitudes critiques et comparatives pour m'empêcher d'en être amoureux. Esprit, élégance, sensibilité, expérience, grâce et bon sens, elle a tout pour elle. Elle est gentille, bonne, courageuse, tendre et réfléchie, hardie et prudente. Elle m'est tout à fait sympathique et la singularité même de nos relations d'amitié esthétique et morale, jointe à leur pureté, en fait le charme. ''Ne me parlez point comme à une femme, mais comme un esprit à un autre esprit; pas de mots à l'oreille; franchise'', telles sont ses prescriptions. Je m'abandonne à la douceur d'un pareil commerce, auquel je ne connais encore aucune ombre." (J.I. 29.5.1853.)
Le 24 juin, Amiel reçoit de Louise Wyder une lettre de huit pages, écrites du 15 au 20 juin : "De Hampton Court m'est arrivée une lettre charmante que j'ai bien relue trois fois, où la sensibilité, l'esprit, la grâce poétique viennent orner la droiture et l'abandon. Il y a des fautes d'orthographe, mais jamais une de goût, ni de style, ni de cœur. C'est une correspondance d'un attrait bien séduisant et singulier, et dont la douceur me pénètre sans m'enivrer. J'y fait quelque bien et j'en retire : il est si bon d'être aimé par qui que ce soit, à plus forte raison par une âme sympathique, délicate, élevée, et surtout quand cette âme est celle d'une femme." (J.I. 24.6.1853.) Amiel constate, après avoir répondu à Louise Wyder le 29 juin : "notre correspondance [...] est toujours dans la période ascendante, celle où l'on avance et conquiert, où l'on questionne et confie, la période lyrique, et j'y trouve un attrait croissant, qui approche parfois de l'émotion. J'ai reçu de L. W cinq lettres en six mois; la seconde m'avait, je ne sais pourquoi, sensiblement refroidi, et ôté la curiosité; mais depuis la troisième le goût est revenu et s'est justifié toujours plus, parce que le fond s'enrichit et s'ouvre : il y a de la poésie, de l'expérience morale, du cœur et de la pensée, l'échange peut donc se prolonger." (J.I. 29.6.1853.)
Par contre, la lettre de six pages du 11 juillet le déçoit : "une lettre de Hampton Court ce soir, qui ne valait les précédentes, ni en qualité ni en quantité, mais bien en cordialité (les bévues de la fin et les anglicismes m'ont désagréablement chiffonné et l'impression générale était un peu prosaïque)". (J.I. 13.7.1853.) Refroidi de voir confondre la Sorbonne avec un auteur, Amiel répond rapidement "en ut majeur, sur le ton franc et affectueux, sans mollesse ni rêverie, une lettre d'ami à ami". (J.I. 15.7.1853.)
La mésentente avec Laure continue d'accabler Amiel : "Ai-je déjà de ce chagrin distillé assez de fiel et de tristesse? Tout mon caractère s'en aigrit, et tout mon bonheur en est empoisonné. La caricature de la fraternité, la nécessité de la subir, l'impossibilité de l'accepter et la perte de l'espérance; c'est une de ces pensées délétères, que l'absence évapore, mais que le contact ravive." (J.I. 30.7.1853.)
Le 2 août, Amiel reçoit une lettre de neuf pages d'Angleterre : "Une charmante et longue lettre de ma gentille Rose bleue (35), arrivée pour mon déjeuner, m'a porté bonheur pour le reste du jour." (J.I. 2.8.1853.)
Le 10 août, Amiel répond à Louise Wyder : "Amitié : Ecrit à Hampton Court, une lettre de six pages, sympathique et cordiale." (J.I. 10.8.1853.)
Fin août, Amiel, toujours à propos de Laure, se ronge : "Après souper, à ma rentrée, sans lumière, étendu sur mon sofa, j'ai retourné le poignard dans la blessure et redévoré mes peines. On m'a rendu malade, malheureux et méchant; une année perdue; dégoûté de tout un sexe, etc." (J.I. 31.8.1853.) "Je sors à peine d'une tourmente intérieure, propre à donner la rage. Santé, humeur, facultés, tout s'use dans ces funèbres tempêtes. J'ai lutté à genoux pendant une demi-heure, prié; je suis mieux mais pas encore calme. Tout m'irrite maintenant, j'ai les nerfs exaspérés; les occasions sont indifférentes; la cause je la sais, et penser qu'elle est inextirpable! Dégoût de tout et de moi-même, transports de fureur sourde, effroi de l'avenir, sentiment de néant, de péché, d'impuissance, existence empoisonnée... O mon Dieu, suis-je donc abandonné. Donne-moi la force de faire ta volonté! Sauve-moi du désespoir, garde-moi des tentations. [...] j'ai vécu de la vie de la pensée et plus encore de celle de l'imagination et du sentiment; la vie d'action qui fortifie, trempe et soulage m'a manqué. Aussi je suis mal armé contre la souffrance; elle me mord jusqu'aux moelles et m'abat tout d'une pièce. Quand mon moi est blessé et non plus tel ou tel organe du moi, toute ma Lebenskunst s'en va à vau-l'eau. L'orgueil, le ressentiment, le dépit, me font faire sottise sur sottise." (J.I. 3.9.1853.) 

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La femme telle que je l'entends...

Le 6 septembre, Amiel part seul en voyage dans le sud de la France; il séjourne à Montpellier et à Marseille. Le 27 septembre, à la faveur de son jour de naissance, il fait un retour sur lui-même et scrute sa conscience : "A quoi cette année aura-t-elle servi? [...] surtout à me connaître sous une face inconnue de mon être, sous l'aspect de la souffrance et de l'épreuve. - Cette épreuve, je l'ai mal supportée; j'y ai usé mes forces, j'y suis devenu implacable et irritable. J'ai pu sonder toute ma faiblesse et toute ma misère, ma capacité de haine et de rébellion. Une aversion a gâté toutes mes affections; j'ai voulu être juste et la justice m'a rendu méchant. Peu à peu tout mon cœur s'est aigri, et de toute l'année, je n'ai pu m'approcher de la table sainte, parce que j'avais besoin d'une réconciliation qui ne venait pas, et que je ne pouvais offrir parce que je n'estimais plus. - Serait-ce l'expiation formidable de cette violence faite à ma conscience, un soir de printemps, où je soutins une lutte si terrible et fus hélas! vainqueur de l'ange? en ce moment-là, je contristai le Saint-Esprit, je me séparai de Dieu, et la fierté de l'homme naturel chassa du gouvernail de ma vie le pilote divin. J'ai suivi dès lors la tactique mondaine, la loi du talion, celle de l'orgueil, et de la justice; ma sévérité a endurci, ma froideur a grandi le mal, j'ai évité les biais, les ménagements à cause de leur fausseté et tout retour est devenu impossible sans humiliation. J'ai voulu une explication directe, un regret, un amendement. C'était encore de la satisfaction propre, sous le manteau de la justice." (J.I. 27.9.1853.) Quelques jours plus tard, il lui semble avoir retrouvé le contentement et la paix "depuis le jour de mon anniversaire, depuis que j'ai pu me décharger le cœur en disant la vérité et en pardonnant." (J.I. 15.10.1853.)
Amiel poursuit son voyage par Gênes, puis Turin où il retrouve Mme Camilla Charbonnier dont il fit la connaissance à Naples, en 1842. Amiel admirait la fougue, le tempérament artiste de celle qui était son aînée de près de dix ans; en 1860, elle rejoignit Garibaldi en Sicile, comme infirmière des Chemises rouges. "Riche nature que celle de cette femme,battue de tant d'orages, et qui surnage courageuse et intrépide. C'est sa pareille en jeune que je cherche (36)." (J.I. 14.10.1853.)
De retour à Genève le 17 octobre, Amiel trouve sur sa table une lettre de Louise Wyder, écrite entre le 30 août et le 6 septembre. Il constate que "depuis le contact avec une autre femme, beaucoup plus riche en épreuves, en talents, en expériences morales, en forces et en connaissances, cet attrait sans être diminué en lui-même ni méconnu, se trouve réduit proportionnellement, pour le moment du moins. Mme C[amilla] C[harbonnier], [...] en me montrant la femme telle que je l'entends, a détourné de son côté ce besoin d'expansion et d'échange qui est le stimulant de toute liaison. Au clair de lune les étoiles ont tort." (J.I. 17.10.1853.)


Laure

Fin octobre, Amiel se découvre singulièrement affaibli : "Ma tête refuse son service, et la fatigue disparue pendant le voyage, reparaît. La tension, l'effort prolongé qui ne me coûtaient rien, ne me sont plus possibles. La lecture, la méditation un peu intense, la veille, même la conversation très soutenue, semblent dépasser mes forces actuelles. J'en suis stupéfait et navré; car j'ai le sentiment distinct que l'obstacle est tout organique, l'esprit est fort mais la chair est faible. L'effort de lecture et de réflexion fait ces derniers jours, quoique peu considérable, a brisé pour ainsi dire la cristallisation qui se reformait, ou rouvert les cicatrices; me voilà retombé dans l'impuissance. J'ai soif de travail, et il faut m'arrêter [...] Je me plaignais de ne pas rencontrer des limites évidemment providentielles. Cette année m'en a fait toucher deux au doigt : la limite de ma vertu et la limite de ma force intellectuelle. Me voilà atteint et convaincu de mal moral et de faiblesse de tête. L'humilité me sera plus facile. [...] Je m'étais endurci, rebellé, aigri contre l'épreuve morale qui m'a été imposée : cette longue lutte avec l'ange avait accumulé des flots d'amertume dans mon sein. Cette contention dans une pensée fixe poussée jusqu'à la rupture des fibres du cerveau, cette tempête d'emportement, de colère et de haine, violente jusqu'à la frénésie et dont j'ai contenu les accès pendant tant de mois, ces deux causes, bien plus puissantes que la troisième, la cause extérieure et physique, ont brisé ma force et altéré profondément ma santé." (J.I. 22.10.1853.)
Amiel décide d'interrompre ses occupations et part se reposer pendant une quinzaine de jours à Vernex, près de Montreux. "A 32 ans, je puis déjà dire comme un vieillard au prétérit : J'ai eu [...] j'ai pu jouer dix-huit heures de suite aux échecs, dévorer six volumes par jour, suivre onze cours de front, étudier 500 tableaux dans une contention de quatre ou cinq heures, me plonger dans une méditation profonde comme la terre ou vaste comme l'étendue, sans avoir senti les limites de mon élasticité. Voilà l'organisme que j'ai éreinté en 30 ans." (J.I. 7.11.1853.)
Il ne répond à Louise Wyder que le 12 novembre par une lettre allègre, où il décrit son état.
Il rentre à Genève le 17 novembre. Il reprend ses cours, écrit quelques poésies; il va sensiblement mieux. Fin novembre, Amiel reçoit une lettre de Louise Wyder, le pressant de se reposer et de se soigner.
Durant le mois de décembre 1853, Amiel se consacre principalement à publier un volume de poésies et de pensées, Grains de mil, ce qui provoque l'interruption d'un mois dans la tenue de son journal. A trente-neuf poésies sur des sujets intimes ou de circonstance, répondent 164 pensées extraites de son journal, dont la plupart avaient paru anonymement dans la Revue suisse.

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Dieu m'a brisé

A la mi-janvier 1854, Laure est demandée en mariage par le Docteur Strœhlin. Cette nouvelle situation favorise le retour à des relations plus détendues entre le frère et la sœur : "Le soir de 11 à 1 heure du matin, longue causerie dans ma chambre avec L[aure]; elle m'a ouvert son cœur et sent toujours grandir son effroi du prétendu. Il est vrai qu'il se montre peu adroit et se montre peu à son avantage. J'ai pris bien de la peine à raccommoder sa position à lui et je doute d'y réussir. L'instinct de la petite reconnaît un maître et n'en veut pas. Sa nature despotique veut être centre et soleil, non planète; puis réclame la grâce, les formes, la culture du monde, et l'irritation esthétique a pénétré déjà dans le cœur." (J.I. 19.2.1854.) L'effacement du désaccord avec Laure (37), ne supprime cependant pas l'ébranlement moral subi par Amiel. "La vie intellectuelle, telle a été ma passion, mon refuge, mon lieu fort, mon point d'appui : il y avait là de la volonté propre. Dieu m'a brisé. Ah! je sais bien au moyen de quoi il m'a brisé..." avait-il écrit dans son Journal, le 3 février 1854.

Louise Wyder

Amiel n'écrit à Louise Wyder, qui attendait une réponse à sa lettre de fin novembre, que le 17 janvier 1854. Rendu circonspect par son expérience avec Mme Latour (38), il note dans son journal : "Je laisse s'alanguir une correspondance charmante, parce que je suis dans ma période de contraction, et que je veux me durcir au lieu de m'attendrir, et me fortifier au lieu de m'amollir. Est-ce tout? Non. Mon besoin de sympathie diminue, il est vrai, de ce côté-là, soit parce que le vautour a cessé de me dévorer, soit parce que j'ai trouvé quelques autres affections; mais il y a des motifs moins personnels, moins égoïstes. J'ai fait l'expérience du mal qu'on peut faire à autrui sans le savoir ni le vouloir et cela dans les conditions d'expérience les plus concluantes, avec une personne avertie, énergique, à laquelle l'âge et l'ironie auraient dû servir de bouclier. [...] Je ne veux pas me laisser aimer; c'est ce que quelqu'un m'a reproché; et pourtant cette crainte qui est une forme de l'amour de l'indépendance est peut-être plus encore un scrupule du désintéressement et une forme de la charité." (J.I. 17.1.1854.)

Au début de l'année 1854, le retour de quelques forces lui permet d'écrire d'un trait cette analyse de sa sexualité, capitale pour approcher la personnalité du correspondant de Louise Wyder, à quelques mois de leur rencontre à Genève : "J'ai étudié entr'autres l'attrait sexuel et je m'y suis abandonné assez pour l'observer et pas assez pour en être entraîné. La virginité, la répudiation de toute maîtresse, sont un obstacle qu'il faut tourner, pour n'être pas ignare dans cet ordre de réalité, qui tient une place si énorme dans la vie générale et particulière. Je fais comme le prêtre, je me sers d'abord de tous les moyens littéraires, puis de mes yeux, puis de l'expérience et des confidences d'autrui, puis de l'étude intérieure de toutes les tentations, impulsions, désirs ressentis dans le courant de mon existence ou que j'éprouve maintenant. La mémoire, l'observation, l'imagination, la sympathie, l'analyse et la conscience sont chargées de me débarrasser de cette limite, de suppléer la possession, de me faire connaître la femme, sans le libertinage ni le mariage. D'ailleurs entouré de femmes, filles et fillettes dès mon enfance, confident de jeunes personnes, d'épouses et de veuves depuis l'âge de vingt ans, enrichi par les aveux de débauchés de toute couleur et de tout ordre, ayant feuilleté tous les livres qui abordent ce sujet, physiquement, physiologiquement, philosophiquement ou pour caresser les passions, n'ignorant aucune gravure, et ayant parcouru une grande partie de l'Europe et vu des femmes de toutes les races, j'ai accumulé assez de matériaux comparatifs pour éclairer mon intelligence et j'ai eu les sens assez précoces, le tempérament assez ardent et le cœur assez sensible pour compléter cette éducation. Je n'ai pas joui, mais j'ai beaucoup appris et éprouvé; et je sais sans avoir flétri ce que j'étudiais. Ma curiosité est émoussée et mes sens ne sont point blasés. La dépense musculaire et nerveuse, par la fatigue et la pensée, suffisent à me permettre la continence. D'ailleurs d'immenses et longues pertes depuis l'âge de puberté, longtemps inavouées par pudeur et par conséquent non combattues, m'ont laissé une sorte de faiblesse qui sans doute se traduit par plus de froideur. La continence m'est moins difficile qu'à bien d'autres. C'est une liberté dont je remercie souvent ma nature et celui de qui je la tiens. A l'heure qu'il est je n'ai pas encore connu de femme, quoiqu'il y ait vingt ans qu'elles m'inspirent des désirs plus ou moins impétueux; mes rêves, en cessant souvent d'être chastes, ont contribué à me permettre de le rester dans la veille. Mais d'autres causes morales (pudeur, timidité, conscience, exemple à donner, horreur de l'hypocrisie, terreur de la maladie, suivant les circonstances) m'ont retenu, protégé, paralysé et sauvé. Je n'ai jamais pu arriver à l'aisance, au naturel dans la volupté, et la conscience puritaine, le sentiment de la honte et du péché, le scrupule monacal, comme si je brisais un vœu sacré, ou commettais un crime, presque un sacrilège, ont toujours interposé entre la femme et moi le glaive de l'archange. J'ai convoité, j'ai brûlé, j'ai péché, mais j'ai respecté. Je n'ai jamais osé me laisser aller à la passion parce que je n'ai pu m'approuver, ni m'étourdir jusqu'à faire pécher autrui; ce remords-là m'aurait été insupportable. Les larmes d'une victime m'auraient dévoré comme de l'acide sulfurique. L'irréparable et l'irrémissible m'ont toujours épouvanté, et je n'ai jamais eu l'audace de violer ma conscience à l'article du prochain. - Ainsi je retrouve, tout au fond de ma vie et dès mon enfance, le sentiment intense de la responsabilité : je ne me suis jamais entrevu comme nature, c'est-à-dire comme irresponsable, comme guidé par des instincts auxquels je pouvais m'abandonner sans enquête et sans souci, sans scrupule et avec jovialité. La conscience morale m'a tourmenté de bonne heure, et cette conscience a eu dès l'abord son arbre interdit. Tout enfant j'ai découvert le mystère de la sexualité, et tout enfant aussi la honte. La honte n'est que le sentiment du péché. Le sexe m'est donc apparu comme péché, infiniment longtemps avant que j'y pusse voir une volonté de Dieu, le merveilleux secret de la bonne nature. Cette impression première fut ineffaçable, même à l'époque de l'amour et des passions. La volupté fut pour moi satanique, non céleste; une tentation non un bienfait. Et encore aujourd'hui, même après avoir passé à travers la conscience grecque et orientale, à travers la science et la virilité, à travers les habitudes françaises et italiennes, à travers l'incontinence de mes camarades et de ma génération, je n'oserais m'accorder une maîtresse, et je ne suis pas bien sûr de trouver chaste la couche conjugale." (J.I. 22.1.1854.)

La possession par l'intelligence répond à l'interdit. Mais la vie s'accommode mal de cette position de retrait. Amiel ne résiste pas au désir d'approcher et de connaître de jeunes femmes.

Au cours de l'année 1854, pour laquelle nous reproduisons intégralement, dans la partie suivante, jusqu'en mars 1855, la correspondance qu'il échangea avec Louise Wyder, se posera le problème de la distance à maintenir dans leurs relations. Trop proches, ces relations heurtent la barrière intérieure analysée dans la page que nous venons de citer; trop éloignées, elles rejettent Amiel dans la solitude et dans la dépression. Pour Louise Wyder, la situation est plus simple : libre, elle ne connaît pas les freins dont souffre Amiel. Son avenir se joue en cette année 1854 où elle atteint sa trentième année. Elle ne pense pas qu'Amiel est un des analystes les plus fins de son siècle et que toute sa subtilité critique est au service de sa liberté. Elle aime, elle n'a pas peur.

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