Retour à Etudes
et travaux
NADA
Contact
SEPT 2003
Amiel et sa plus jolie amie, Elisabeth Guédin
Une lecture du Journal intime d'Amiel

par André Leroy

513 ko
Texte inédit, écrit pour Amiel.org
 
SOMMAIRE
Introduction : Un tissu d'affections féminines
Passion filiale (1869)
L'amitié contrariée (1870)
Mariage? (1871)
L'amitié survit (1872)
Carmel (1873)
Epreuves (1873)
Une dispute théologique (1873)
Une amitié relâchée (1874)
Repli sur les relations épistolaires (1875)
Quelques lettres occasionnelles (1876-1877)
Epines et douceurs de l'amitié (1878-mars 1880)
Apaisement (avril 1880-1881)

Annexe :
Liste des extraits de lettres d'Elisabeth Guédin reproduits dans le Journal intime d'Amiel


^

Introduction

Un tissu d'affections féminines
^


La lecture des douze volumes de l'édition intégrale du Journal intime d'Amiel, publiée aux éditions L'Age d'Homme, permet de suivre et de comprendre l'évolution des relations d'Amiel avec Elisabeth Guédin, sa "plus jolie amie" (29.7.1873). Née en 1838, elle a 31 ans quand, au mois de septembre 1869, elle fait la connaissance d'Amiel.

Amiel, lui, a 48 ans. Depuis 1849, il est professeur à l'Académie de Genève. Il n'est pas marié, bien qu'il aspire à la vie conjugale et ne cesse d'en supputer les avantages et les inconvénients.

En attendant une conclusion, qui ne viendra jamais, il entretient simultanément des relations d'affectueuse amitié - d'amouritié - avec de nombreuses femmes, jeunes ou moins jeunes, mariées, célibataires, veuves... L'apogée se situe vers 1871. "C'est pourtant une heureuse chance que d'avoir sous un même toit [en vacances] six ou sept amies sincères, dont deux ou trois presque intimes, quasi la moitié de ce qui m'aime le plus à Genève." (22.8.1871.) Dans ce chatoyant tissu, je voudrais suivre l'un des fils : ses relations avec Elisabeth Guédin, la plus jolie de ses amies.

Le lecteur gardera présent à l'esprit que leur amitié ne prend aucunement le pas sur les liens qu'Amiel conserve avec ses autres amies. Cet aspect essentiel des relations d'Amiel avec les femmes sera quelquefois rappelé. Qu'on veuille bien n'y voir aucune digression.

Au moment où Amiel et Elisabeth Guédin firent connaissance, sa relation avec Marie Favre (Philine) touchait à sa fin. La seule maîtresse qu'eut Amiel en sa vie ne pouvait, pour des raisons de convenances sociales, pensait-il, devenir son épouse. Quant à Louise Wyder (Egérie), leurs liens d'amitié intime étaient rompus depuis 1860 . Son souvenir reste cependant présent.

En 1870, les deux dernières grandes amitiés féminines d'Amiel prennent leur essor : il fait la connaissance de Berthe Vadier, sa filleule littéraire et future biographe, et de Fanny Mercier, l'austère institutrice qui édita, peu après la mort d'Amiel, des extraits de son Journal intime.

Les relations d'Amiel avec Elisabeth Guédin seront bien différentes de celles qu'il entretenait avec ses autres amies. Elisabeth Guédin traitera Amiel d'égal à égal. Elle rejette toute idée de mariage, alors même qu'elle apparaissait élégante, pleine d'esprit et riche, comme le parti idéal. Elle lui tiendra tête dans leurs controverses religieuses, jusqu'à l'exaspérer.

Amiel tenait beaucoup à son amitié. Ses analyses dessinent un portrait psychologique étonnamment moderne d'une femme qui avait fait de son attachement au père un absolu.

La figure d'Elisabeth Guédin mérite de prendre place aux côtés du quatuor des amies les plus connues d'Amiel : Philine, Egérie, Berthe Vadier et Fanny Mercier. Ces dernières nous sont mieux connues par les milliers de lettres qui nous restent d'elles. Il n'en va pas de même avec la correspondance d'Elisabeth Guédin.

Amiel et elle ont échangé une centaine de lettres en une douzaine d'années. Elles comptent parmi les plus intéressantes qu'il ait reçues d'une main féminine. Il en recopie des extraits dans son journal. Leur piquant fait regretter que cette correspondance ne nous soit pas parvenue. Après la mort d'Amiel, Fanny Mercier, l'héritière de ses papiers, restitua, à sa demande, la liasse de ses lettres à Elisabeth Guédin. La Bibliothèque publique et universitaire de Genève conserve la liste des lettres retournées par Fanny Mercier à ceux et celles qui en firent la demande. "Mlle E. Guédin" figure parmi la trentaine de correspondantes à qui leurs lettres firent retour. Elles n'ont pas réapparu depuis.

Les chasseurs, si le gibier se fait trop attendre, placent des appeaux, qui jouent le rôle d'appelants. Si les extraits des lettres d'Elisabeth Guédin, reproduits dans les pages qui suivent, pouvaient aboutir à un résultat similaire, et faire sortir de leur cachette les centaines de feuillets recouverts de la fine écriture admirée par Amiel, mon travail aura contribué à la connaissance des amies d'Amiel. Cet espoir est conforté par la réapparition, l'année dernière à Berlin, d'une importante liasse de lettres d'Amiel. Elle aussi faisait partie de la liste des restitutions établie par Fanny Mercier, liste dont la lecture nous cause autant de regrets que de respect pour la rigueur morale de son auteur. La liasse de Berlin a rejoint désormais les quelques dizaines de milliers de pages du Fonds Amiel conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève.

*


Je tiens à remercier vivement Louis Vannieuwenborgh pour l'aide technique qu'il m'a amicalement apportée et pour ses encouragements prodigués tout au long de ma lecture du Journal intime d'Amiel, envisagée sous l'angle de la mise en valeur de "sa plus jolie amie".

 

^

Une passion filiale (1869)

^
 

Au mois de septembre 1869, Amiel est en villégiature sur les rives du Léman, à Charnex, pension Dufour.

Le 12, Amiel note dans son journal : "arrivée de Madame veuve Guédin et ses deux filles en grand deuil". Amiel connaît cette famille fortunée appartenant à la bourgeoisie genevoise. Le père, Jean-Pierre Guédin, était mort le 13 mai, laissant désemparées son épouse et ses trois filles Joséphine, Françoise-Gabrielle et Elisabeth. Celle-ci a soigné son père avec amour pendant trois ans et demi. Le lendemain 13 septembre, soit quatre mois jour pour jour après son décès, Amiel fait "deux heures de promenade avec les deux soeurs noires, dont je fais un peu plus proche connaissance".

Je crois que j'ai fait quelque bien aux trois démoralisées. Elles m'en ont témoigné de la reconnaissance. Ces pauvres femmes m'intéressent. Mais la plus malade des trois, c'est évidemment la plus jeune, qui s'est exténuée au chevet de son père pendant trois années, à lire, causer et souffrir. Elle est [...] maigre et sa main qu'elle m'a tendue lorsque je l'ai reconduite à son logis situé au bout du village est le quart d'une main suffisante. Nature fière, esprit libre, caractère indépendant, elle a l'air sceptique sur les questions de sentiment et de passion, peut-être par une sorte de rancune contre l'idéal secret. Je soupçonne une fanfaronnade d'insensibilité, par haine pour les fadeurs et les faux-semblants. De ce que l'on est une tête et une volonté, il ne s'ensuit pas qu'on n'ait pas de coeur. Un trait que je devine, c'est une sorte d'horreur pour le convenu et l'hypocrisie, et inversement une espèce d'âpre désir de savoir et de dire le vrai, de mordre crânement dans le fruit de la vie. Il n'y a pas de moelleux, peu de foi et plus d'ingénuité, mais de la solidité, un coup d'oeil perçant, du naturel, une franchise loyale, et une sorte de désintéressement sans prétention, qui me plaît. - J'ai réussi à ramener une lueur de jeunesse sur ces traits pâles et amaigris, et comme un rayon de joie dans ces yeux éteints : apparence fugitive, mais qui a fait plaisir au médecin; bon sang ne peut mentir. Cet abattement est encore capable de réaction. (13.9.1869.)


Le surlendemain, Amiel note qu'à la faveur d'une promenade avec la cadette, il a "lu jusqu'au fond dans une âme malade et singulière". Chassé par le mauvais temps, il quitte Charnex le 16 septembre, regrettant de n'approfondir davantage ce cas singulier.

C'est un type féminin nouveau pour moi, mais dont je crois avoir la clef, parce que je connais l'abattement sous presque toutes ses formes. Cependant ce mélange de scepticisme aride, de désabusement universel et de passion filiale extraordinaire est une combinaison étrange, qui m'intéresse. (16.9.1869.)

Le 17 septembre, il écrit à ses commensales de la pension Dufour. Il se remémore les conversations qu'il a eues à Charnex avec la fille cadette. "E. Guédin [...] m'a laissé voir dans l'intérieur de son aride désolation."

Tout est noir pour moi; je ne connais qu'un point lumineux, le tombeau; mais je n'en parle à personne, car je trouve ridicules les femmes incomprises. Je ne crois pas à l'autre vie, ni à l'âme. La vie est une injustice et je proteste contre la tyrannie qui me l'a imposée. Dans cet immense univers, je n'ai jamais aimé qu'un seul être, mon père. Il est mort et tout le reste m'est indifférent. La dose de tendresse dont je suis susceptible est absolument épuisée, et je suis désabusée de tout. L'espérance même est un leurre abominable. J'en suis revenue, et je n'ai plus qu'une maxime: végéter sans désir, et mourir le plus tôt possible. Je m'étudie aussi à étouffer en moi mes douleurs et mes pensées. D'ailleurs ces trois années et demie d'intense concentration dans un seul vouloir ont tout effacé de ma mémoire. Je savais beaucoup de choses et j'ai eu toutes les curiosités audacieuses; mais c'était dans ma jeunesse, avant ces trois ans. A présent, je suis un livre blanc; je me sens une vieille femme. La moindre paysanne est plus avancée que moi. Je suis finie, usée, et cela m'est parfaitement égal. - Mais pourquoi avez-vous confiance en moi, lui demandai-je? - Parce que vous êtes bon, et parce que vous m'avez rendu un service. - Lequel? - Vous m'avez aidée à traverser mon jour terrible, le jour de la mort de mon père. Il est tombé malade un 13, il est mort un 13, et ce nombre fatal m'étouffe à chacun de ses passages. - Mais vous croyez donc à la bonté? - A la vôtre. - Celle de l'un prouve celle des autres. - Non, je ne cherche plus.

Et toutes ces paroles funèbres étaient prononcées avec une sécheresse tranquille et d'une voix atone, par une jeune fille impalpable comme un souffle, frêle comme une graminée, dont le front blanc n'avait pas un pli, et dont la main était aussi effilée que celle d'une toute petite fille. C'était fantastique. D'intuition, j'ai deviné ce cas d'acédie extraordinaire. Je lui ai exposé la foi thibétaine. Mon svelte fantôme s'est reconnu dans le renoncement bouddhique. Schopenhauer battrait des mains. - Sœurs, mère, parents, ne lui sont de rien; elle est déracinée, hautaine, froide et entièrement indépendante. - Et votre cousin P. Vaucher, le théologien esprit fort, ne lui parlez-vous pas des idées qui vous travaillent? - Lui! C'est la dernière personne à qui je parlerais de ce qui me tient à cœur. Je vous le répète, mon père et moi nous ne faisions qu'une vie, et qu'un être; dès que l'un souffrait l'autre se sentait malade. Avant lui et après lui, rien n'existe pour moi. Et que les gens ne parlent pas de dévouement; c'était pur égoïsme, c'était mon plaisir, mon instinct. -Mais le devoir a-t-il pour vous un sens? - Non, car nous ne sommes pas libres. - (Noté de souvenir.) (17.9.1869.)

Quelques semaines plus tard, il rencontre Elisabeth Guédin à Genève.

Rencontré E. Guédin qui avait du rose sur les joues et a paru contente de se voir arrêter deux minutes dans la rue, par son interlocuteur de Chaulin. Elle a beau le croire, son cas n'est pas désespéré. Il y a encore de la ressource dans son organisme épuisé et dans son cœur alangui. Le bien que j'ai pu lui faire a été de la remonter à ses propres yeux. [...] Cette âme malade m'intéresse. Un scepticisme aride, à cet âge, chez une femme, et dans une personne qui a presque adoré son père; l'association d'un esprit libre, hardi, moqueur avec une faculté de s'attacher, qui semble avoir compensé par l'intensité ce qui manquait à l'étendue : cette combinaison assez singulière attire mon attention. Mais la douceur de soulager une douleur âpre et morne, l'emporte de beaucoup sur la curiosité. Ma sympathie a été mise en jeu infiniment plus que ma curiosité. (5.10.1869.)

Le 9 octobre, Amiel fait une première "visite au trio noir du Belvédère Saint Jean", quartier de Genève sur la rive droite du Rhône.

On était assez entrain; du moins on s'est animé pour moi. On est parfaitement informé de la chronique citadine. Je laisse deux pages de questions à résoudre, à mon malicieux fantôme, qui a réclamé une année pour cet ouvrage et à qui j'ai accordé une semaine. Ces dames connaissent beaucoup de monde [...] et jugent nettement. Trois dames ensemble ne font pas de la bienveillance. Mais cela ne prouve rien contre leur charité isolée. - C'est égal la montagne est moralement plus salutaire que la ville. (9.10.1869.)

Le 17 décembre, Amiel, qui a été fort occupé par un déménagement et un désaccord avec Marie Favre (Philine), s'aperçoit qu'il a "totalement oublié les dames Guédin, à qui je devais presque une visite". L'année se termine sans autre mention d'Elisabeth dans son journal.

^

L'amitié contrariée (1870)
^


Le 10 janvier 1870, Amiel note qu'il a "rencontré la pauvre Nada". Le pessimisme d'Elisabeth Guédin lui vaut ce surnom. D'autres suivront, à mesure qu'Amiel découvrira d'autres facettes de la personnalité de son amie.

Rencontré la pauvre Nada. Sa mère et elle sortent de maladie. Mais la grande maladie, le pessimisme désolé, la désespérance morne sont toujours là. Toujours la soif de la mort, le dégoût de l'existence, la révolte sourde contre toutes les circonstances, l'isolement moral, le manque de sympathie réciproque avec ses alentours, la protestation aride, le refus de résignation. Nous avons fait trois ou quatre fois la longueur de la promenade sous la Treille, et j'ai cherché à lui faire quelque bien, soit en l'écoutant, soit en la calmant. - Ce qu'il lui faudrait, évidemment, c'est d'être sortie de son cercle actuel (quatre femmes ensemble se rongent le foie même sans le vouloir), et de pouvoir dépenser ses idées et ses goûts dans un milieu plus conforme à ses besoins. Elle est énervée, agacée, exaspérée par la contrariété incessante et la contrainte fastidieuse, qui lui sont imposées. Le fait d'être peu comprise et pas approuvée, d'être soupçonnée d'affectation la met aux champs. " Elle perche, m'a-t-on dit, sur l'imbécillité" et craint qu'on n'arrive à lui dire qu'elle pose pour le désespoir. - Le pire défaut des familles, c'est le maniement profane des douleurs intimes, et le droit de blessure qu'on s'y confère indélicatement. Les proches sur ce point sont plus redoutables dix fois que les étrangers. (10.1.1870.)

Au mois de mars, échange de lettres à l'initiative d'Elisabeth Guédin. Il reçoit d'elle "des témoignages de vif intérêt" lors d'une maladie qui l'avait maintenu alité (16.3.1870). Il note entre autres une lettre "pleine de gratitude [...] : "Si je dois mourir, vous m'avez fait du bien. Merci". (15.3.1870.)

E. Guédin [...] aimerait me voir", note-t-il le 21 mars. A la sortie d'une conférence, il la rencontre, "presque rose, m'a dit être mieux" (30.3.1870). Il lui écrit le 13 avril et la rencontre deux jours après.

 

Rencontré E. Guédin et fait route avec elle. Enfin, à la onzième heure, je veux dire après onze mois, elle se réconcilie avec le devoir, avec l'ordre, avec la Providence. [...] Sept mois de paralysie morale et de stupeur morne; trois mois de douleur lucide et révoltée; maintenant acceptation, soumission, mais non encore résignée ni consolée. - " Je ne peux plus être heureuse, mais je veux obéir. Après avoir été tout pour quelqu'un, on ne peut plus s'acclimater dans la vie médiocre; mais on peut chercher à être utile aux autres. Je supprimerai l'aigreur et l'amertume de ma souffrance; je suivrai exactement les prescriptions du médecin et les désirs de ceux qui m'entourent; j'épaissirai un peu plus mon masque et j'aurai l'air d'avoir oublié. Mieux valait mourir sans doute; mais puisque Dieu ne l'a pas voulu, j'essaierai de vivre. Je crois sa volonté bonne et parfaite; pour agréable, c'est autre chose. Je ne vous écrirai même plus, car ma mère est revenue; et si, dans la solitude, je me constitue juge et maîtresse de mes actes, je ne veux ni m'imposer de dissimulation ni répondre à des questions, une fois la tutelle reparue. Ma mère me croit encore jeune et je m'incline. D'ailleurs si je tiens à votre amitié, je tiens encore plus à votre estime." (Noté de souvenir).

Amiel se rend compte qu'il n'a pas entendu l'appel du 21 mars.

Si je pensais à moi, je constaterais plusieurs bévues gratuites et assez sottes de ma part : il y a quelque vraisemblance qu'on s'était fait quatre semaines de liberté pour recevoir éventuellement des conseils et quelques visites. A présent les temps de grâce sont passés. Je n'ai pas deviné l'intention secrète, ou plutôt j'ai négligé l'occasion. On a craint d'avoir paru engageante, et le rideau des convenances usuelles se tire avec une demi-solennité, qui sert à deux fins, à un renoncement pour soi-même et à une petite punition pour la réserve exagérée du chevalier transi. - C'est dommage. Il est ennuyeux de ressortir du sanctuaire de l'âme pour ne plus être admis que dans le vestibule; et de revenir aux visites banales, lorsqu'on avait ses petites entrées. [...]

Il me semble voir ma jeune amie mordre chez elle avec emportement le bâillon des civilités puériles et honnêtes, qui l'obligent elle, esprit libre et audacieux, cœur impétueux et absolu, de bavarder des lèvres comme la première des poupées venues, de cacher ses pensées et de jouer un rôle de mijaurée anonyme, qui lui paraît odieusement bête.

Il aperçoit les conséquences de cette situation.

 

Les femmes, qui n'ont pas de bonheur intime, se reconnaissent à leur acidité dévorante, à leur causticité inquiète, à leur vigilance d'Argus, et à l'âpreté de leurs jugements. C'est pourquoi la virginité vieillie est presque synonyme de méchanceté. [...] Le dévouement sans emploi était toute leur maladie. (15.4.1870.)

Le 12 mai, veille de l'anniversaire de la mort du père d'Elisabeth, Amiel lui envoie des mots de réconfort et fait le point de sa relation avec elle.

C'est demain la date redoutée [...] Il est dommage que E. Guédin ait cru devoir se renfermer dans le Château sans fenêtres des convenances sociales. Mais du reste, après mes longues négligences, et mes inintelligences, elle a bien fait. Seulement elle y perd beaucoup et sans compensations équivalentes. Autant que j'ai pu voir, elle compte cultiver sa douleur, mais ensevelir son culte dans les ténèbres et le protéger contre les indiscrets et les indifférents, c'est-à-dire contre les alentours. Je n'aurai qu'à épaissir mon masque et à paraître consolée, me disait E. Guédin et je tâcherai de m'occuper davantage des autres. - J'ai essayé de l'acheminer doucement vers la résignation religieuse et vaillante. C'est difficile, parce qu'elle avait perdu toute foi quelconque. Mais il me semble qu'elle y vient ou y revient. Elle finit par croire à la bonté, et mieux encore par y prendre goût elle-même. Cette défiance aride, cette sécheresse amère qui l'ont isolée si longtemps me paraissent faire place à un sentiment meilleur. Elle se conformera à la Nécessité; et si elle peut admettre une Providence paternelle, une nouvelle source pourra jaillir du rocher de son cœur, rocher artificiel dû à la révolte et à la contraction. (12.5.1870.)


Amiel se recommande la discrétion. Le médecin de l'âme ne risque-t-il pas de susciter le "phénomène du transfert"?

Si nous étions parents, je suivrais volontiers cette cure morale, entreprise avec émotion et loyauté de ma part. Mais le cœur d'une femme est trop près de son âme; et l'on risque de troubler l'un en rendant la paix à l'autre. La différence d'âge n'est pas une protection suffisante. Il est bête à raisonner comme un joli cœur, et, à force de délicatesse d'avoir une apparence de fatuité; mais l'expérience doit servir et il ne faut pas risquer de nuire par zèle et de chagriner par bonté. Du reste, une fois les ponts-levis de l'usage redressés, tout est dit et le silence se fait de soi-même. (12.5.1870.)

Début juin, Amiel rend visite aux dames Guédin.

 

Nada ne m'a pas fait grand plaisir. La voix indique la même lassitude aride, seulement on feint de vivre de la vie de tout le monde, et de s'intéresser aux choses d'ici-bas. Pourtant on mord aux consolations religieuses, et l'on fréquente les cultes. On vient même à Tabazan . Sauf erreur, on aimerait les rencontres et la causerie en plein air; mais on ne veut ni le laisser voir ni en convenir avec soi-même; et ce que l'on redoute surtout c'est la sollicitude et la vigilance d'un entourage, avec lequel on a renoncé à s'entendre et on détesterait se justifier. Les femmes sont vraiment à plaindre. Toujours porter le masque, étouffer éternellement sous le voile des convenances et dans le corset de force des usages reçus, mentir d'office par prudence, par nécessité, par habitude, quel supplice perpétuel! "Je tiens encore plus à votre estime qu'à votre amitié!" C'est avec cette maxime que les femmes se détruisent à petit feu. Elles mettent leur héroïsme et leur honneur à mourir en souriant, à dissimuler jusqu'au bout leur secrète pensée, à renier leur vrai désir, c'est-à-dire à épaissir leur éventail comme un bouclier. Elles veulent être absolument devinées; elles réclament la foi aveugle en elles. Cette archi-fierté dérive de l'hyper-pudeur. [...] C'est avec une fausse idée du devoir que l'on se fait plus de mal à soi-même, comme c'est avec une fausse idée de la religion que l'homme a désolé la terre. (4.6.1870.)

A la fin de l'été, avant de partir en vacances, Amiel fait quelques visites dont une aux dames Guédin. Ce n'est que le 23 octobre que les relations reprennent.

 

Lettre d'E. Guédin qui renoue avec son confesseur le fil de ces quatre derniers mois, avec une loyauté et une confiance parfaites. [...] Il me semble qu'au fond la plus grande douceur [de ma vie] est d'avoir eu et d'avoir accès dans l'intimité de tant d'âmes. (23.10.1870.)


Amiel répond par une visite.

Veillé chez les trois veuves de la Tour Saint-Jean. Salon douillet et bien capitonné. Nous causons de l'éternel sujet, la guerre actuelle. On prétend ce soir l'armistice refusé. Paris veut boire jusqu'à la lie la coupe de l'adversité. Il la boira. Le destin ne fait pas grâce aux erreurs obstinées, et la France est à cette heure comme frappée de vertige. (7.11.1870.)

L'année s'achève sans autre visite ni correspondance.

^

Mariage? (1871)
^


Mi-février, Amiel constate qu'il néglige les Guédin depuis plus de trois mois. Il leur rend visite en mars.

Veillé chez les dames G. à Saint-Jean. Le seul plaisir de la plus jeune, c'est la correspondance. Mais l'éclaircie de l'automne semble reperdue, et l'abattement nerveux est en partie revenu. C'est le manque d'un intérêt vif et sérieux qui est maintenant le mal essentiel, car on aimerait les séances, les cours, les conversations, la société. Longue discussion sur le patriotisme, les prédications belliqueuses, les affaires de France [...] E. Guédin aime bien les Français, mais les voudrait deux fois plus châtiés, pour leur salut, et pour qu'ils reviennent au légitimisme. (19.3.1871.)


Le mois suivant, lors d'une veillée chez ses amies, les convulsions de Paris reviennent dans la conversation. Mais aussi les questions religieuses.

Veillé à la Tour. Parlé des avantages des divers jeux, de l'importance exagérée qu'on donne à la France et aux affaires françaises, des excès privatifs de la Réforme calviniste, du vice capital qui empêche nos voisins de trouver leur équilibre dans la liberté, des Chartreux et Camaldules, etc. Je vois que E. Guédin chemine du côté des idées monastiques, légitimistes, etc., par horreur du lieu commun et des routines convenues. Elle aime le difficile, le rare, le paradoxal, l'extraordinaire par dégoût de la sagesse plate et utilitaire. En un mot, ses bizarreries proviennent d'un bon instinct sans emploi. Ses fugues intellectuelles ne sont que des révoltes contre les banalités vulgaires, contre les rengaines accréditées. Elle s'insurgerait aussi volontiers contre toutes les suffisances du savoir et même de la raison; tandis que les obéissances absolues, les abdications complètes la tenteraient par la grandeur. C'est une imagination dégoûtée de tous les bonheurs ignobles ou chétifs.


Amiel propose ses propres idéaux comme solution aux maux dont souffre son amie.

Quel dommage que je n'aie pas à diriger cette âme malade. Je sens si nettement ce qu'il faudrait pour la guérir. Une fois avertie que ce qu'il y a de plus rare, c'est l'équilibre, l'harmonie, la justice et la proportion, elle prendrait le respect et la passion du bon sens. (9.4.1871.)


Au mois d'août 1871, Amiel est en villégiature à Chexbres : "On frappe. Une lettre. Est-ce la réponse du destin? Est-ce le prononcé de la Providence?" (18.8.1871.) Cette lettre est de Marie Favre (Philine). Amiel et elle vivent la fin d'une liaison qui remonte à 1859. Elle sera rompue un mois plus tard avec le départ de Philine à Berlin. A ce moment, elle aura abandonné tout espoir d'épouser Amiel. Des relations amicales mais distendues survivront. Amiel transcrit dans son journal la lettre de Philine, lettre importante en raison de l'influence qu'ont eue les conseils de Philine sur les relations d'Amiel avec Elisabeth Guédin.

Demandez-moi quelque chose de difficile, je vous obéirai avec ardeur et fidélité. - Songez à Chernex. Je vous veux dans l'ordre, heureux, productif et béni. - Vous n'avez cessé de me faire du bien et c'est à genoux que je vous répète l'hymne de la reconnaissance enthousiaste et de l'ardent amour. Soyez bien content de vous; vous avez donné à une âme du bonheur, de la force pour longtemps. - Au fond, l'éloignement de Berlin ne me fait plus aussi peur. J'ai senti nettement à S. qu'après six mois passés sans vous voir, le dernier repos ne se fera pas attendre. Or mourir d'amour est la plus belle mort pour tout cœur de femme... Ne m'en voulez pas de cette pensée. Il y a longtemps que vous êtes ma vie, et loin de vous la mort m'est encore le meilleur... Vous m'avez donné plus de bonheur que je n'en ai jamais rêvé. Oui, j'ai choisi la bonne part et je ne l'échangerais pas contre toutes les félicités. - Que l'ami rencontre E. G. je l'en supplie, et si le devoir l'exige, je lui dirai adieu avec actions de grâce. Rudoyez votre élève quand vous n'êtes point content d'elle. Les rares fois où vous lui avez parlé en censeur et en maître lui ont donné des tressaillements de joie. Les natures altières et indépendantes goûtent jusque dans les séparations douloureuses une félicité intense à se soumettre à un seul être, à celui qu'elles ont admiré, aimé et béni uniquement. - Après avoir gardé quinze jours auprès de vous votre petite amie, il vous faudrait la garder toujours ou lui permettre de se laisser mourir.


Après le départ de Philine pour Berlin, le 29 septembre 1871, Amiel fait une visite à Elisabeth Guédin.

Longue conversation intime, je crois d'une heure et demie. EIisabeth n'écrit pas de journal intime; mais elle dialogue constamment avec ses ombres favorites ou des personnages de fantaisie, elle leur parle et les fait parler. Elle a l'habitude de scruter souvent et rigoureusement sa conscience et de sonder ses motifs secrets. "Elle n'a pas fait vœu d'être inconsolable ", mais elle l'est. [...] Seulement elle dit :" Toutes les affections profondes sont de même nature, il n'y a qu'une manière réelle d'aimer, et peu importe l'objet, on n'aime qu'une fois de tout son cœur. J'ai aimé ainsi, l'objet était mon père. J'ai épuisé en lui et sur lui ce qu'il y avait d'amour en moi. Me dédire, serait déjà une infidélité. D'ailleurs dans l'amour conjugal et maternel, il y a une part d'instinct, d'impulsion organique et charnelle, qui abaisse cet amour autant que l'intérêt. Je conviens que je suis une exception, mais on est ce qu'on est. Je ne puis plus aimer ni rien ni personne comme j'ai aimé; je ne puis promettre que mon activité, mon zèle, mes forces; mais non mon cœur, pas même à une œuvre de charité, pas même à un époux. Mon rêve eût été la vie de diaconesse. Mais je vois que la santé pour cela me manque. Je me rabattrai sur les petits devoirs quotidiens qui contrarient ma nature tournée à l'idéalisme et au romanesque. Moralement, je suis morte. Mais puisque Dieu prolonge mon existence, je tâcherai de supporter l'épreuve et d'être utile." [...]

Jugement d'Amiel :

Malgré sa sincérité et sa pénétration, je ne suis pas bien sûr qu'elle se juge juste. Car enfin sa théorie de l'amour est en dehors de la loi naturelle. Son père lui-même lui dirait : tu outrepasses la volonté de Dieu. L'amour filial ne doit pas dévorer l'amour conjugal et l'amour maternel. Le culte des morts ne demande pas la violation du droit des vivants. En aimant un époux, tu n'es point infidèle à ton père. Le sophisme est dans l'identification des amours. - Une seule erreur sur l'idéal enfante autant de maux qu'une erreur religieuse. - L'amour filial devenu fanatisme : exemple extraordinaire. (14.10.1871.)


Amiel ne réussira pas à modifier la conviction d'Elisabeth sur ce point, à son grand dam, comme on le verra. Le soir même, Amiel lui envoie un billet. Elle lui répond le 19 octobre.

La lettre de Johanna [surnommée ainsi parce qu'elle habite le quartier Saint-Jean], fort élégante de rédaction, curieuse pour les choses. Ne m'a pas trop surpris et même m'a fait plaisir, malgré sa désinvolture, quelque peu jouée. Quand on écrit comme cela, on n'est plus courbée sous la douleur, et la liberté morale est à peu près reconquise. Avec quelle aisance, on remettrait en place une familiarité déplacée, et comme on tirerait bien son épingle du jeu, en cas de complication. J'aime cet esprit alerte, cette parole nuancée, cette finesse, cette aisance et cette sûreté de main. Il y a quelque héroïne de G. Sand qui ressemble à ce type-là. (19.10.1871.)

Il répond le 23 octobre.

Lettre à Johanna, écrite avec une certaine tristesse et une certaine lourdeur. Cela venait mal pour répondre à une libellule, à une fille du vent. J'aurais voulu être de loisir et de gaieté pour jouter avec cette spirituelle plume. Mais il fallait payer une dette et l'échéance me harcelait. J'ai couru droit à l'utile. L'escrime élégante a fait défaut. [...] Je me suis arrangé seulement pour obtenir de Johanna quelques renseignements indirects, qu'elle donnera si cela lui convient. (23.10.1871.)


Suggérée par Philine, l'idée de mariage avec Elisabeth fait son chemin. Age, éducation, culture, famille, fortune, santé, religion, attrait même, toutes les conditions n'apparaissent-elles pas réunies? Amiel est trop lucide pour ne pas apercevoir ce que sa situation a d'ambigu et d'inconfortable. La réponse d'Elisabeth du 26 octobre le confirme dans ce sentiment : "Il y a trop d'esprit et l'on glisse sur les points essentiels qui eussent demandé un peu plus de bonhomie et de cordialité". Il est refroidi, "défrisé". Il lui répond le lendemain.

Réponse à Johanna. Il faut régler ou liquider cette situation, à laquelle je ne trouve plus de charmes. Une joute de babil ou d'esprit, avec toutes les ganteries de la politesse, n'est pas du tout mon désir. C'est du temps perdu, et à mon âge il faut l'économiser. La correspondance ne m'a déjà que trop mangé d'heures et de mois dans ma vie. D'ailleurs à supposer que Johanna m'ait déjà classé, je ne suis nullement d'humeur à quereller pour des limites ou à faire un siège de Troie pour l'amour de l'art. Je ne voudrais pas questionner brutalement, mais je ne veux pas d'un rôle ambigu et d'une situation trouble. J'obéis ici à des ordres supérieurs; dès que je saurai certainement que Johanna ne veut pas se marier, ma mission sera terminée. Philine m'en a fait un devoir. Seulement Johanna pourrait y mettre de la malice et se taire sur un parti pris, pour voir piétiner l'orgueil viril, en quête d'une certitude. - Notre attitude change et cela m'ennuie. Elle avait de l'originalité; elle redevient usuelle et banale. Quand on était amis, en revenir à Monsieur et Mademoiselle, c'est descendre. (27.10.1871.)


Une mise au point sévère, un rappel à l'ordre de Johanna ne tardent pas.

Longue lettre de Johanna. Elle m'apprend tout ce que je désirais savoir. Elle m'avoue qu'elle a été effarouchée, choquée, blessée, et conclut en disant : Allez et ne péchez plus! Elle renouvelle son serment d'Annibal contre tout hyménée, et "ne veut pas joindre le ridicule d'un mariage d'arrière-saison aux calamités et aux dégradations de la vie conjugale". C'est un peu hérissé. Mais c'est égal. Les dernières pages couvrent et font oublier les difficultuosités diplomatiques du début, et les semonces assez vertes du milieu. Une fois rassurée dans sa dignité et dans son indépendance, on voit reparaître la personne de cœur et de sens, qui est dans le fond pour moi, une amie reconnaissante, mais qui ne sera jamais plus. "Peut-être qu'un jour la bavette de diaconesse ou simplement mes cheveux blancs, défiant les dents aiguës de la méchanceté d'un monde, sévère parce qu'il est pervers, me permettront de vous être utile." - Et que de bonnes choses sur la paix, celle du cœur et celle de la conscience, sur le savoir-faire pratique, sur la passion "sans laquelle, à son avis, nul ne saurait vivre", etc. En un mot, cette lettre de huit pages, malgré ses rudesses me plaît, parce qu'elle est nette, franche, vraie et humaine. Je ne regrette pas les banderilles qui ont provoqué cet accès de sincérité. Il me fallait sortir des entortillages de la politesse.

Johanna se reconnaît d'une école de courtoisie qui trouve les 18e et 17e siècles sans gêne et remonte jusqu'aux croisades; mais elle consent à faire table rase du passé, et n'ayant jamais douté de mes "bonnes intentions" elle ne conserve plus "d'arrière-pensée ni de grief". - La cause de ce malentendu et de cette bévue, c'est qu'après l'intimité très confiante de Charnex en Septembre 69, je ne supposais pas qu'on se recuirasserait de convenances et de susceptibilités.

La devise de Johanna est:
Homme ne puis,
Femme ne daigne,
Ame je suis.

(2.11.1871.)

Il répond le 5, "j'espère avoir trouvé l'équilibre désiré". Le lendemain, en s'éveillant, il songe à ses amies et aux jolies lettres de Johanna. Amiel reste troublé par ce refus d'Elisabeth.

Est-ce que Johanna est froissée ou piquée? alors tant pis pour elle et pour sa susceptibilité. La correspondance, dans ce cas, manquerait de charme, et mieux vaut qu'elle s'arrête au début. Sans bonhomie et confiance mutuelle, il ne vaut pas la peine de s'écrire. Redescendons de l'intimité à la politesse et de la politesse à la civilité. J'y suis prêt, mais j'espérais mieux, je l'avoue. [...] Je ne demande pas la familiarité et le sans-gêne, mais la cordialité tout unie et la bonhomie simple. Une demoiselle n'est pas une déesse, et une amie est une égale. (19.11.1871.)

Cette déception blesse Amiel, c'est dans l'amertume qu'à cette occasion, il jette un regard sur sa vie.

J'ai besoin de bonheur, mais je n'ai plus l'énergie inquiète qui le fait chercher, parce que l'espérance m'est devenue étrangère. J'assiste à la vie comme contemplateur, mais non comme acteur. [...] Le Bouddhisme et Schopenhauer ont mordu mon coeur, et m'ont ôté la soif de vivre [...] Hegel auparavant m'avait dégoûté de la vie individuelle. De toute manière mes tendons ont été tranchés et mon ressort brisé. Comme Johanna, je puis dire : Moralement, je suis mort, et je ne vis qu'en apparence. (20.11.1871.)


Revenons à ces derniers mois de 1871, au cours desquels Amiel a été préoccupé par un mariage :

Ce matin, à l'aube, quand je me suis posé la question : quel est ton premier et ton plus grand devoir? Il m'a semblé entendre cette réponse : te marier; en dehors du mariage, tu ne peux plus rien faire, ni pour la gloire de Dieu, ni pour la société, ni pour toi-même; tu ne peux ni vivre ni mourir, ni travailler ni voyager, ni te soigner, ni écrire, tu es un homme fini. Marié, tu peux fournir encore une sorte de carrière, au moins une existence privée; tu cesses d'inquiéter ceux qui t'aiment et tu as quelqu'un pour te fermer les yeux. Cette solution contente Marie Favre, qui prétend que je dois avoir donné le bonheur à une femme, et édifié une famille, et satisfait Fanny Mercier qui veut que j'aie allumé mon chandelier sur la montagne. (21.9.1871.)


Epouser qui? Marie Favre a rompu et est partie à Berlin le 29 septembre 1871 : mariage irréalisable. Elisabeth Guédin : refus définitif de sa part le 2 novembre 1871. Quant à Fanny Mercier (Sériosa), l'une des deux dernières grandes amies d'Amiel qui est entrée dans sa vie au début des années 1870, si elle a ardemment désiré devenir l'épouse d'Amiel, celui-ci, tenté un moment, renonça à ce projet. Il en fit l'héritière de ses papiers. Le manque de beauté de cette amie à l'âme aussi élevée qu'elle était prude et austère fut une des raisons du rejet par Amiel de ce mariage.

Sériosa n'a pas de dehors, tout son mérite est au-dedans. Il ne faut pas la regarder, mais l'entendre et la lire, pour savoir ce qu'elle vaut. (20.12.1871) C'est une bien vraie amie; mais qu'elle était pâle, hâve, maigre et macérée, la pauvrette; elle me faisait peine à voir. On dirait un esprit plutôt qu'une femme. Impossible d'avoir plus de mérite, mais quelques attraits ne gâteraient rien; la femme doit toujours être un peu femme, même pour un philosophe, par la simple raison que l'amour c'est l'amour et non pas la considération ou la confiance seulement. Le petit Dieu et l'austérité ne cheminent guère ensemble. Quand l'idée même d'une caresse paraît une incongruité ébouriffante, il est clair qu'il n'y a plus de sexe. Or ce soir, l'institutrice rigide effaçait la femme aimante; la discipline et la haire remplaçaient la sensibilité rêveuse ou l'imagination poétique. Je crains presque d'avoir paru léger ou frivole. On ne m'a pas accompagné jusqu'à la porte. (22.12.1871.)


Conclusion d'Amiel :

Elle me complète, elle me comprend, elle me respecte, elle m'aime. Certainement, ce serait une bénédiction vivante que cette aide-là. Mais... mais... mais.... il y a trois mais. D'abord il faut de quoi vivre; puis il faut des chances de maternité; enfin il faut aussi quelques dehors.
"Das treu, und schön, und klug, und anmuthvoll"

disait Hammer. (3.1.1872.)

Berthe Vadier est entrée dans la vie d'Amiel au début de 1870 et deviendra après sa mort son premier biographe. C'est dans la pension tenue par elle et par sa mère qu'Amiel vécut de 1879 à sa mort en 1881. Berthe Vadier serait elle aussi bien volontiers devenue l'épouse d'Amiel. Celui-ci l'appelle souvent dans son journal, sa "filleule (c'est ainsi qu'elle signe)" (18.10.1870). Amiel a guidé ses premiers pas en littérature.

Caroline Empeytaz, une amie de toujours, qui se contentait sagement d'un rôle de conseillère, écrit à Amiel le 1er décembre 1871

Si vous amenez jusqu'au printemps sans les brouiller entre elles B[erthe Vadier?] et E[lizabeth Guédin?] vous aurez mérité le prix de sagesse! [...] Prudence donc de tous les côtés et avec votre tact et votre bonté, si vous ne décidez rien, éloignez-vous petit à petit. Témoignez une amitié sincère, mais faites comprendre la vérité à ces dames. Ménagez particulièrement ma chère petite sensitive [Fanny Mercier], passablement exaltée malgré sa sagesse. Elle croit que B[erthe Vadier] vous aime et que vous l'aimez et voudrait s'en assurer. Donc attention.

Quelle vigilante Minerve que soeur Cali [Caroline Empeytaz] et quelle singulière situation que la mienne. (1.12.1871.)

Amiel juge sans aménité le physique de Berthe Vadier :

Ma filleule en robe rouge et corsage nankin, avec baschlick russe et petit chapeau à plumes, faisait bien l'impression d'une artiste. Elle a une jolie main, de beaux yeux, et de beaux cheveux, un front intelligent; mais des jambes trop courtes et une démarche vacillante. Une touffe de cheveux qui lui croît au-dessus de la joue droite m'a fait un effet pénible. En un mot son âme fort bien faite habite un corps assez mal partagé et je doute qu'elle soit appelée à rompre le célibat, quoiqu'elle ait de mérite et d'attraits. [...] Ma récompense, c'est de me rajeunir à sa verve et à son pétillement. (24.6.1871.)

Elle est joliment bien douée, ma filleule. Avec ses grands yeux limpides et interrogateurs, elle voit courir le vent, et un cerveau plein de pensées domine son édifice intellectuel, comme la coupole achève la mosquée. Son défaut, c'est d'être mal tournée depuis la ceinture en bas. C'est dommage car la main est élégante et la tête géniale. Mais les pieds mal posés et la démarche claudicante gâtent la nymphe. (12.4.1872.)

Amiel n'épousa pas Berthe Vadier.

Si je pouvais ou voulais faire un signe, ma filleule se jetterait dans mes bras, et partagerait ma vie avec transport. Mais j'ai coupé court dès longtemps à cette espérance et j'essaie d'être utile autrement. (15.7.1872.)


Pourtant l'attrait sexuel n'était pas absent :

Veillé chez ma filleule, à qui j'apprends [de] bonnes nouvelles et qui me saute au cou avec effusion. (28.5.1873.) Hélas! la femme est toujours la perdition du sage. Pauvres célibataires, nous nous brûlons inévitablement les ailes ou les doigts à cette femme dangereuse. Pour la seconde fois en quelques jours, nuit épuisante. P[erte] S[éminale]. J'en étais irrité, humilié, contristé ce matin. [...] (post ps omne animal triste). (29.5.1873.)

 

Veillé chez ma filleule. [...] Mauvaise nuit. P[erte] S[éminale]. Je me suis encore consumé l'aile à la torche du petit dieu scélérat. Mine de déterré. Ma filleule me devient nuisible. (21-22.6.1873.)


A la fin de sa vie, en 1880, Amiel écrit :

Entretien avec ma filleule [...] Quoi qu'on die, la polarité sexuelle ne s'annule jamais, et l'intimité la plus chaste contient encore une étincelle particulière, le vague rappel de la nature, qui a voulu que le féminin exerçât une attraction sur le masculin. Malgré l'âge et à travers la virginité, l'influence lointaine se fait sentir. Faut-il en rougir beaucoup? Pourquoi donc? Le désir est l'affaire de la Nature; l'honnêteté est l'affaire de la conscience. Le psychologue constate les frissons de l'épiderme; cela ne change rien à son devoir ni à son projet. (11.7.1880.)


Conclusion : le mariage reste souhaitable, mais ni Marie Favre, ni Fanny Mercier, ni Berthe Vadier ne lui conviennent comme épouse. Quant à lui, il ne convient pas à Elisabeth Guédin.

^

L'amitié survit (1872)
^

 

Dimanche 24 décembre 71 [...] Suivi la liste de mes lettres de fin d'année. Ecrit à Johanna (simplement pour lui toucher la main, si par hasard elle est fâchée, car je n'ai pas à me justifier et je dédaigne faire des reproches. - Ecrit aussi à [un ami] qu'il s'agit aussi de ramener. (24.12.1871.)

La réponse d'Elisabeth Guédin lui parvient le surlendemain.

Une lettre intéressante. Johanna (Sévigné) m'écrit sept pages fines de sa meilleure encre; et ma foi elle pense nettement et rédige encore mieux. - Sa conclusion est :

 

Je suis ressortie de mes rudes épreuves spiritualiste et chrétienne orthodoxe... Du jour où je me marierais, je deviendrais matérialiste. En paix avec tout le monde je serais en guerre avec moi-même; en faisant (dit-on) le bonheur des autres, je serais certainement très malheureuse, parce que je me mépriserais et que je n'aurais plus aucune espérance éternelle. C'est vous dire que je ne veux rien d'une combinaison si sage qui me coûterait le salut de mon âme.

 

Je pense que c'est clair et quant au style, cela rappelle Mlle de la Quintinie (de G. Sand). - [...] Ses amis l'appellent Mme Scepticus, Mlle Saint Thomas; elle est en tout cas d'une pénétration aiguë, et d'une indépendance personnelle des plus entières. Sa franchise est parfaite. Aussi quand elle affirme que l'an II de la Réconciliation la trouvera à mon égard dans les mêmes sentiments d'affectueuse reconnaissance QUAND MÊME : je la crois. Deux autres points intéressants de sa lettre : Cette fière spiritualiste a été malade en Novembre, pour s'être violentée elle-même, et a dû changer tous ses plans de retraite studieuse. - Me tenant pour un physiologiste "qui se plaît à la tenir à la portée de son scalpel et de son microscope", elle me demande: " Le Physiologiste est-il satisfait de ma Bonhomie? the great Exhibition est-elle assez complète? " - Le mot bonhomie l'a fait bondir comme un réactif.

Enfin, qu'elle soit ce qu'elle voudra, Johanna, âme fière et forte, est une créature rare. Cette Platonicienne a horreur du sexe. Je ne la contrarierai plus là-dessus. Elle fait un ami solide et fidèle: c'est au moins aussi précieux qu'une amie. Et puisqu'elle a trouvé la paix dans sa croyance monacale, je me garderai de la troubler inutilement. A-t-elle marché sur quelque livre de Saint Jérôme et sur ces éloges des vierges que répétait la primitive église? Toujours est-il que sa piété a pris cette forme et qu'elle veut expier en quelque sorte le crime de sa mère,
D'avoir un certain jour en son âme abusée
D'une pudique ardeur dû brûler pour Thésée.

Comment ce Christianisme-là se concilie-t-il avec la gloire de Dieu, qui réclame des adorateurs et des champions, tandis que le célibat éteint l'espèce? [...] Le monachisme volontaire, loin d'être un état supérieur et modèle, suppose que la majorité ne suivra pas cet exemple, ce qui est le contraire de l'action vraiment morale, c'est-à-dire exemplaire. Mais ceci ne se discute pas avec les Demoiselles et avec les Religieuses; - même avec les Platoniciennes il faut s'arrêter. Saint Paul est déjà le point de départ de cette erreur théorique, qui dure encore dans le Christianisme grec et surtout dans le Romanisme. (26.12.1871.)


Ils échangent deux lettres en janvier 1872. Le 10, Amiel fait des comparaisons entre ses amies.

Nada se distingue de [Berthe Vadier] parce que son esprit vif et fin est purement critique, de [Fanny Mercier] parce que le sentiment acerbe du ridicule et la longue révolte contre la destinée ont aigri son coeur et ironisé sa parole. Mais c'est aussi une individualité très attrayante.

Une lettre de Nada lui parvient en mars, une autre en avril. Ils se rencontrent le 26 avril.

Cette dernière amie est venue passer à l'Athénée juste à l'heure propice, et l'émotion rose de ses joues m'a prouvé que rien n'était changé entre nous. Si elle déteste l'amour et le mariage, elle a la passion de l'amitié, et je suis inscrit dans la bonne page de son album. Sa lettre est du reste pétillante d'esprit, de trait et de verve, et n'a pas une trace de rancune pour mon très long silence. La rencontre et la lettre m'ont fait également plaisir. [...] Ecrit à Nada (une lettre d'idées). Six pages. (26.4.1872.)


Les mois passent. Le 28 juin 1872, Amiel reçoit d'elle une lettre :

Elle rechute et a besoin des montagnes. Elle me consulte sur la station et m'envoie une poésie de Cowper à traduire. Du reste en vraie épine-vinette [comparaison qui se transformera bientôt en surnom], elle refuse de répondre aux nombreuses questions de ma dernière lettre. Un petit accès d'abandon s'expie toujours chez elle deux ou trois mois plus tard par un hérissement de malice. Du reste, sa demi-gaieté actuelle est un peu jouée. Evidemment, elle est abattue, souffrante et triste. Son style n'a pas le trait habituel et sa main même est altérée. Pauvre fille! - Un mot piquant :
Vous êtes trop profane pour que je vous expose mon programme de roman. Je connais d'avance tous vos arguments destinés à me prouver que je suis dans le faux et je suis certaine de n'arriver jamais, même pièces en main, à vous convaincre que je possède le vrai.

Amiel répond immédiatement et rend visite le lendemain au "quatuor".

La tour de Babel en permanence. Quatre dames cherchant en vain à former un projet en commun ou même à deux. Ce n'est pas très attrayant. (29.6.1872.)

En juillet 1872, Amiel est en villégiature à Charnex; le 11, il écrit à Nada. Elle répond le 14. Amiel recopie le lendemain un extrait de sa lettre dans son journal.

Je ne retrouve au fond de moi pour vous que gratitude et affection... La stérilité de cette amitié est l'une de mes plaies vives, lorsque je rencontre sous votre plume ou sur votre visage la trace de ces maux ou de ces peines que je suis impuissante à adoucir. Je donnerais beaucoup pour qu'il me fût possible de vous faire quelque bien en retour des trésors inépuisables de bonté, de compassion, de longanimité que vous avez prodigués à mes fluctuations maladives, mais je n'en vois aucun moyen. Par ma brutale franchise, j'ai acheté assez cher pour en user le droit de vous dire un peu que je vous aime beaucoup. Qu'est-ce pour compenser tout ce qui vous manque? Votre indulgence courtoise dira que c'est quelque chose; mon humilité et votre dépouillement savent que ce n'est rien... Ce qui doit vous rafraîchir, surtout à Charnex, c'est le témoignage de votre conscience. "Heureux ceux qui procurent la paix", a dit Jésus; et comme il ne peut mentir, si vous n'êtes pas heureux ici-bas, nous aurons toute une éternité d'allégresse, vous pour jouir et moi pour m'en réjouir. (15.7.1872.)


Sauf une lettre qu'Amiel lui adresse en octobre, la correspondance s'arrête, dans ces bonnes dispositions, pour le reste de l'année.

^

Carmel (1873)
^


Le 1er janvier 1873, Amiel reçoit un billet de Saint-Jean.

Nada n'a jamais été vraiment plus cordiale. Le retour à la piété a vraiment attendri cette nature d'épine-vinette. On redevient presque bonne fille et tout simplement aimante. Malheureusement le système nerveux est d'une faiblesse déplorable. Fille de coeur et d'esprit, Nada est une amie depuis qu'elle m'a laissé lire tout au fond de son morne désespoir et qu'il m'a été donné de lui faire quelque bien. Nous ne nous voyons presque pas, nous ne nous écrivons guères, et cependant je sais que nous sommes très amis. (1.1.1873.)


Amiel répond le 5 janvier. Le 6 février, il reçoit d'Elisabeth une lettre de 12 pages écrite du 21 décembre au 5 février.

Nada [...] me raconte de nouvelles crises morales; elle est déjà presque engagée comme soeur de charité dans un hospice d'incurables à Lyon. Elle voudrait me voir et me parler à coeur ouvert, mais elle ne sait comment échapper à son quatuor. Sept lustres ne la rendent pas libre. Oh! les ménages de femmes... (6.2.1873.)


Un échange régulier de lettres s'établit au mois de mars.

Lettre de Nada, qui m'avoue quelques espiègleries et me colloque des billets de loterie en véritable chanoinesse. L'imagination littéraire reprend le dessus. Ah! le bon billet qu'a le Mont Carmel! (8.3.1873.)


L'ordre de Notre-Dame du Mont Carmel était connu pour sa règle très sévère. Amiel traitera plus d'une fois son amie de carmélite et la surnommera Carmel. Elisabeth Guédin fréquentera pendant des années les milieux du Carmel à Lyon, à Orléans et à Paris, sans s'y intégrer complètement : "au Carmel on aime toujours bien le mécréant" confiera Elisabeth à Amiel (23.5.1879).

Amiel lit, "pour faire plaisir à Nada", des ouvrages sur l'oeuvre du Calvaire. Fondée en 1842 à Lyon, cette institution réunit des laïcs sans voeux religieux pour s'occuper de malades incurables.

Quelle est mon impression? que le dévouement chrétien peut devenir sublime, n'importe la communion et que les vertus des belles âmes font la protection d'une institution religieuse. Mais les idées catholiques sur le Célibat, la Virginité, le Veuvage, la prêtrise, les sacrements, les reliques, les statuettes, sur les Mérites, sur le Purgatoire, la prière pour les morts ont beau être savamment édulcorées avec les termes d'Evangile, Jésus, Christianisme, on retrouve toujours le vieil attirail mythologique et superstitieux sous ces rhabillages industrieux. Le romanisme a beau s'affubler de spiritualité, le bout de l'oreille perce partout. (19.3.1873.)


Le journal d'Amiel contient de nombreuses attaques contre la religion romaine...

... qui se met au-dessus de la vérité historique et scientifique, qui supprime la bonne foi au profit de la foi, et qui a des dispenses de probité pour tout ce qui sert la bonne cause. (13.8.1872.) Le Romanisme mariolâtre et le fétichisme papal, en un seul mot le jésuitisme est une religion arriérée et attardée, c'est une chauve-souris surprise par le jour. Cette caricature du Christianisme n'est plus au niveau que des races inférieures, des peuples ignares et enfants. (15.6.1873.)


Depuis sa jeunesse, Amiel rejette toute religion dogmatique, autoritaire, institutionnelle, cléricale, qu'elle soit catholique ou protestante. Sa pensée sur le christianisme va beaucoup plus loin. Il est utile de nous y arrêter pour comprendre pourquoi le dialogue en matière de religion entre lui et Elisabeth Guédin sera interrompu. Ils tenteront auparavant de se convaincre mutuellement.

Le vrai Christianisme, c'est la religion pratiquée par Jésus, la religion qui remplissait son âme et qui se manifesta par sa vie, et non la religion faite après lui, à propos de lui. Jésus n'est pas l'objet de sa religion, Jésus n'est pas son Dieu à lui-même. En l'adorant, on a commis malgré lui un sacrilège : il y a un seul bon, c'est Dieu. (29.10.1870.) Qu'est-ce que le vrai christianisme? C'est la religion de Jésus, celle dont il est le pontife et l'inspirateur, non celle dont il est le Dieu. (21.10.1871.)


Amiel reconnaît cependant que "le vrai Jésus est peut-être aussi difficile à dégager que le vrai Romulus, ou que le Pythagore authentique..." (19.6.1871.) Il faudrait pouvoir "restituer la pensée pure du Jésus historique..." (23.1.1870.)

Amiel représente l'une des manifestations du protestantisme libéral dans lequel il a baigné pendant sa formation intellectuelle de quelque cinq ans en Allemagne avant d'être nommé professeur à l'Académie de Genève. Il ne se départira pas du substrat philosophique qui inspire le protestantisme libéral. Quelques semaines avant sa mort, il note sa position à cet égard.

Depuis bien des années, le Dieu immanent m'a été plus actuel que le Dieu transcendant. La religion de Jacob m'a été plus étrangère que celle de Kant ou même de Spinoza. Toute la dramaturgie sémitique m'est apparue comme une œuvre d'imagination. Les documents apostoliques ont changé de valeur et de sens à mes yeux. La croyance et la vérité se sont distinguées avec une netteté croissante. La psychologie religieuse est devenue un simple phénomène et a perdu la valeur fixe et nouménale. Les apologétiques chrétiennes de Pascal, de Leibniz, de Secrétan ne me semblent pas plus probantes que celles du Moyen-Age, car elles supposent ce qui est en question: une doctrine révélée, un Christianisme défini et immuable. Il me semble que ce qui me reste de toutes mes études c'est une nouvelle phénoménologie de l'esprit, l'intuition de l'universelle métamorphose. Toutes les convictions particulières, les principes tranchants, les formules accusées, les idées infusibles, ne sont que des préjugés utiles à la pratique, mais des étroitesses d'esprit. (4.2.1881.)


A ce rejet, ancien et fondamental, du dogmatisme, s'est ajoutée, à partir des années 1860, l'influence de Schopenhauer et du bouddhisme.

... le pessimisme a raison, Schopenhauer et Bouddha [...] sont dans la vérité. (25.3.1868.) Bouddha et Schopenhauer ont décidément pris pied dans mon âme. (26.12.1871.) On ne triomphe pas de Schopenhauer par une argumentation, mais par un acte de foi; c'est-à-dire qu'on n'en triomphe pas, mais qu'on s'en détache. (24.11.1879.) Je lui ai exposé la foi thibétaine. Mon svelte fantôme s'est reconnu dans le renoncement bouddhique. Schopenhauer battrait des mains. (17.9.1869.)


Elisabeth Guédin n'a pas persisté dans ce "scepticisme aride", où elle était après la mort de son père. (5.10.1869.) Déjà en 1870, elle "se réconcilie avec le devoir, avec l'ordre, avec la Providence. Elle allait à la prière." (15.4.1870.) "... on mord aux consolations religieuses, et l'on fréquente les cultes (4.6.1870). E. Guédin cheminera du côté des idées monastiques, légitimistes..." (9.4.1871.)

Le 17 septembre 1869 (voir supra) Amiel a noté de souvenir la substance de son premier entretien avec Elisabeth Guédin.

Catholicisme et méthodisme les plus intransigeants d'un côté et protestantisme libéral le plus éclairé de l'autre, il n'y aura plus de connivence spirituelle, chacun demeurant ferme sur ses positions. Elisabeth étant portée aux monologues, Amiel abandonnera la discussion et se contentera d'écouter sa jolie amie.

^

Epreuves (1873)
^


Avant de partir à Lyon se dévouer dans l'Oeuvre du Calvaire, Elisabeth Guédin envoie à Amiel "un charmant signet rouge et découpé, plus une lettre gracieuse et très amicale" (24.3.1873.) Amiel lui rapporte un des volumes qu'elle lui a prêtés et le prix des billets de loterie. (25.3.1873.)

Au début du mois de juin 1873, Nada déjà "de retour de Lyon, me fait redemander Perreyve, sans un mot de causerie et par carte-correspondance : mauvais signe" (4.6.1873). Il s'agit de l'ouvrage de l'Abbé Perreyve, Journée des Malades qu'Amiel s'est imposé de lire pendant l'absence de Nada, livre de ce "jeune prêtre qui mourut à trente-quatre ans, le 26 juin 1865, coeur à la fois virginal et viril - de toute pureté, mais consumé d'amour" écrit François Mauriac dans Les Nuits de Paris (Bibliothèque de la Pléiade, Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, t. I, p. 931).

Le 27 juin 1873, Amiel reçoit enfin une lettre de son amie.

... après quatre mois de silence. La revoilà garde-malade [de sa mère] et attendant un ou deux miracles. Ces natures excessives passent, comme Nada en convient, une moitié de leur vie à pécher inutilement et la seconde à se repentir stérilement. Nada, après les avoir repoussées, réclame enfin une visite. Voici un an que nous ne nous sommes vus.

 

J'ai entendu la fatale sentence. - Saisie de vertige devant le gouffre d'indépendance qui s'ouvre devant moi, je n'ai plus de volonté, plus d'initiative et tremble de voir tomber des chaînes qui eussent pu être des rubans si elle avait voulu et si j'avais su. - Nous n'avons dit à personne le nom de la maladie de ma mère ... mais vous n'êtes pas quelqu'un pour moi.

 

Répondu immédiatement. (27.6.1873.)


Le 29 juin 1873, nouvelle lettre de Nada, pressante.

On veut me voir, fût-ce au Jardin botanique, fût-ce dans ma Bibliothèque, à 9 heures, ce matin. D'où vient cet énorme courage? Naturellement, je vais attendre à l'endroit indiqué. Attente vaine. Personne n'est venu. Pauvre captive, est-elle assez contrariée, retenue, empêchée? Pour se dire un bonjour amical, une fois par an, il faut ourdir une sorte de conspiration, aux allures romanesques, qui ressemble à un rendez-vous; et pourtant Dieu sait si elle et moi avons peu l'esprit aux aventures. Le seul nom de bonne fortune nous fait sourire, elle surtout qui a horreur du mariage et de l'amour dans le sens élémentaire du mot. Et pourtant, pour se soulager un peu le cœur, pour avoir une causerie intime et sans témoins, ma pauvre Carmélite courrait le risque de se compromettre. - Quand j'y réfléchis, je ne trouve qu'une explication de ces contradictions intérieures. Qui sait si Nada n'a pas rêvé quelque chose d'étrange, comme dans la primitive église, un mariage avec le vœu de chasteté ou la virginité conjugale? ou bien y a-t-il un oracle d'Esculape comme pour Elvire? En un mot, c'est le mystère sexuel qui est l'écharde de cette âme, vouée aux exagérations maladives, par une aversion téméraire et enfantine de la nature. - Il est possible (et probable) qu'elle veut la vie, l'amour et la femme autrement que Dieu ne les a faits. Elle se dévore dans l'irréalisable et l'inavouable. Dommage.

 

Encore une fois vous m'avez pardonné et vous avez bien fait, car quand je ne vous écris pas c'est le plus souvent par crainte de dire trop ou trop peu. A chaque minute du jour, mes pensées sont constamment occupées de vous... l'impossibilité de rien pouvoir faire pour votre bonheur est l'une de mes plus rudes épreuves... Sentir que la maladie et les ennuis creusent votre visage et blanchissent vos cheveux m'a souvent arraché des larmes et ce soir encore. Il y a entre nous un abîme que ni les visites ni la correspondance ne comblent et voilà pourquoi l'une et l'autre me répugnent. Ne pouvant tout dire, je préfère ne rien dire. J'ai quelquefois pensé à m'ouvrir à vous sur ce sujet... Je voudrais vous parler plus franchement "d'intelligence à intelligence" comme vous m'avez écrit un jour, de cœur à cœur me permettrez-vous d'ajouter. (29.6.1873.)


Amiel lui rend visite le soir même.

Trouvé la mère très changée; elle est malade depuis trois mois et d'une maladie sans ressource. Deux des sœurs ont pris de l'embonpoint; la seconde a un peu maigri. La malade avait, m' a-t-elle dit, désiré hier fortement me voir. J'arrivais donc à point, Il m'a semblé que la cadette avait pris le rôle d'infirmière, cédé par les deux autres, et entendait soigner sa mère comme elle avait fait le père, nuit et jour et des années s'il le fallait. Du reste, les sœurs ont l'air de n'avoir les mêmes goûts sur rien; et toute la tactique de la plus jeune est de ne risquer aucune opinion. Ce masque perpétuel d'enjouement et d'insignifiance quand on [a] le cœur triste et le cerveau actif, doit être bien fatigant à porter. [...] C'est égal. L'impression est toujours la même. Quatre femmes ensemble s'usent considérablement; elles ne peuvent se mettre à l'unisson; surtout si toutes les quatre sont rentières et libres. Ce groupement exceptionnel est contre nature et comme il n'y a pas là devoir positif, emploi du temps, but imposé, obéissance, il y a tiraillements intérieurs des volontés, zizanie secrète, bref désharmonie. On a beau s'aimer, on ne se rend pas la vie facile. La surveillance mutuelle et incessante est déjà un ennui. La valeur de la femme est inverse de son nombre. Ainsi la femme, maîtresse de maison, sortie de sa famille et compagne d'un homme qu'elle aime est au maximum de sa valeur sociale et morale, probablement aussi de son bonheur; toutes ses forces ici peuvent servir et s'épanouir. L'indépendance et la collection des indépendances leur nuit de toute manière, parce que leurs facultés n'ont pas leur véritable emploi. (29.6.1873.)


Amiel lui écrit le 30 juin et reçoit d'elle une réponse le lendemain.

Lettre de Nada, huit pages fine écriture. Le ton m'en a déplu. L'ironie, l'air détaché, le pointillement épigrammatique y reparaissent à contretemps. Epine-vinette redrageonne en moment bien inopportun. La griffe féline se remontre sous la patte de velours, et sans autre motif que la honte d'avoir été sensible ou bonne. Le diablotin reparaît, tandis qu'on jouait l'ange. Cette finesse retorse et un peu sèche qui persiste dans une piété de convertie nouvelle et dans un idéalisme tant soit peu exalté de foi bretonnante surprend et choque. Cette charité n'est pas de très bon aloi, puisqu'elle ne connaît encore ni la bénignité ni la cordialité ni la douceur ni la crainte de faire de la peine. Au fond, c'est un cœur qui se hérisse d'aiguilles et qui est moins piquant de fait que d'apparence. Mais la perpétuelle défensive lui ôte le naturel, même quand il est franc et sans détour. La nature primitive, c'est-à-dire le paradoxe, le caprice, l'agressivité moqueuse, la malice en éveil, la peur du ridicule et l'amour de l'indépendance est toujours là sous le cilice d'emprunt et sous la croix cherchée. C'est dommage, car il y a aussi de très nobles instincts. - Les duretés lui échappent aisément et par mégarde :
Je suis sans pitié pour l'individu plus ou moins renté qui ne rompt pas ses chaînes, quand il a le privilège d'être un homme et peut-être un caractère.

 

Et d'ailleurs elle continue à me prendre de biais :
Vous ne regardez jamais les idées des autres qu'au travers des vôtres; - l'étude psychologique que je vous fournis; - plus ambitieux que tendre, vous regrettez la gloire plus que l'amour.

 

Elle dénature ainsi jusqu'à m'offenser le sentiment de bonté prévenante, et de patiente douceur, avec lequel j'ai accompagné depuis des années l'histoire de son âme. Cette tentation démoniaque à laquelle elle cède toujours de tourmenter ceux qui ne veulent pas le lui rendre et dont elle n'a rien à craindre est un trait de petite fille demeuré dans la femme faite. Ce besoin de toujours mettre à l'épreuve les autres, au lieu de chercher à les rendre heureux, est une disposition bien fâcheuse et regrettable, Nada manque trop de simplicité pour l'admettre et la comprendre chez les autres. Cet entortillement énigmatique de son être véritable, qui voudrait être une chrétienne sous la croix, une religieuse laïque, et qui cache néanmoins sous la guimpe et le capuce une guêpe espiègle et de mordacité assez mondaine, cet entortillement empêche la sécurité et la paix, Il gêne même "l'A M I T I E en six lettres" que réclame cet étrange lutin. (1.7.1873.)


Le lendemain, il repense à la lettre de Nada.

"Incomprenant, incomprenable, et incompris",dit la malicieuse Carmel, l'incorrigible Nada. Pour elle, il n'y a de douleurs réelles que les siennes. Un homme fait son destin et s'il a du malheur c'est sa faute. Forte économie de compassion! A bon entendeur salut. (2.7.1873.)


Le 5 juillet, il reçoit une nouvelle demande pressante de la part de Nada, qui désire une rencontre. Il accepte de la voir mais il s'interroge sur les motifs possibles de ce souhait et les sentiments de son amie à son égard. Quel que soit le comportement adopté, il risque de paraître présomptueux ou nigaud.

(7 heures soir.) Ai-je bien fait de céder au désir de Nada? Tout en faisant la railleuse et l'indifférente, elle demande à me voir en tête à tête. Chevaleresquement, je n'ai pu refuser. Pourquoi veut-elle courir le risque de se compromettre? [Voir supra 29 juin 1873.] Peut-être tout simplement pour me prouver sa confiance en moi et sa bravoure; peut-être pour me dire ce qu'elle n'ose écrire, par une vieille habitude de circonspection. Comme elle est archi-fine, pas coquette et très vigilante, elle ne tente pas une pareille démarche sans raison. C'est à elle de s'expliquer. Je me reprocherais de chercher des arrière-pensées féminines, quand peut-être c'est tout simplement une âme angoissée qui veut parler ouvertement. Je ne puis croire à une curiosité malsaine qui voudrait effleurer les émotions d'un rendez-vous dangereux, tout en préméditant l'entrée au couvent. Nada sait-elle elle-même ce qu'elle veut? La seule chose qui me paraisse certaine, c'est que je joue gros jeu, par pure courtoisie. Il est clair que je n'userai d'aucun de mes avantages, par loyauté, délicatesse et prudence; et néanmoins si je n'ai pas deviné le secret désir, je serai traité en offenseur. En ne croyant pas toutes les attestations données, j'accuse tacitement de mensonge; en croyant plus qu'on ne voulait être crue, je pose en niais. Le dilemme n'a rien d'agréable. O l'entortillement féminin! Et Nada est dix fois plus fille d'Eve qu'elle ne le pense. Elle a son genre d'intrépidité et de franchise; mais que de contradictions! sensible et sèche, dévouée et moqueuse, téméraire et cauteleuse, vive et rétractile, ambitieuse et détachée, on ne sait jamais bien avec elle ce qui va arriver. Constante au fond, elle est mobile comme l'onde. Elle a les extrêmes contraires, ce qui lui manque c'est le milieu. Mystique et positive, enthousiaste et désabusée, elle exagère tout. Elle aime assez être énigme et se plaît à n'être pas comprise, par malice et pour pouvoir s'en plaindre. Je ne puis dire qu'elle pique ma curiosité, ni qu'elle attire mes préférences, ni qu'elle irrite mon amour-propre. Il me semble que c'est avant tout sa souffrance et son désespoir qui m'ont intéressé à elle. Quoique elle soit jeune et femme et jolie, c'est d'une façon désintéressée que j'ai essayé de lui faire du bien.


Amiel s'étonne de son rôle de confesseur dans lequel il se coule d'autant plus facilement qu'il est souvent réclamé.

Il est vrai que l'œuvre du confesseur a quelque chose de plus touchant et de plus récompensant, quand l'âme qui vient à nous est dans une gracieuse enveloppe et qu'elle est d'un autre sexe. Est-ce que depuis vingt-cinq ans, ce rôle de directeur laïque et de confesseur facultatif n'a pas été le mien? Combien de femmes m'ont raconté leurs secrets et ouvert leurs pensées intimes; je n'ose en faire le compte. - Seulement, si ce rôle a sa douceur, cette douceur s'expie. Le monde qui ne l'admet pas dans ses catégories reconnues et ses fonctions classées, le juge sévèrement, parce que lui est trop vicieux pour croire ce rôle pur. Il ne devine d'ailleurs pas que je n'ai pas choisi ce rôle, mais que j'ai été choisi, recherché, sollicité, pour ce rôle. Je ne sais pas repousser ce qui vient à moi avec confiance. Avec les femmes, il m'est arrivé le contraire de la règle; c'est toujours à moi qu'ont été faites les avances, les requêtes. Je n'ai fait que suivre ou accorder. (5.7.1873.)


Mais les événements s'accélèrent. Le lendemain, Elisabeth Guédin lui écrit.

(10 heures matin.) Catastrophe. Lettre de Nada. Sa mère est mourante. Et l'on parle en outre du 3 Juillet 73 comme encore plus terrible que le 13 Mai 1869 [jour du décès de son père] : un idéal s'est brisé; on a désiré mourir. Je marche avec Nada d'énigme en énigme. Pauvre fille, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle souffre. Aurait-elle eu quelque amour secret et une déception amère? [...] Certains mots de sa lettre pourraient le faire croire. D'ailleurs cela expliquerait la crânerie de sa démarche de Dimanche dernier. Elle touchait à une crise, et avait besoin d'une confidence pour soulager son cœur. - Ainsi, comme toujours,ces bravades officielles de l'amour n'étaient qu'un éventail pour cacher son jeu. Les exaltations de la charité ne sont que la métamorphose d'une tendresse qui a manqué sa préférence et son emploi. Les complications apparentes ne voilent qu'à peine la simplicité de la loi.

Je m'explique aussi beaucoup d'autres choses à Saint-Jean La Tour par cette seule hypothèse : Lyon, Louèche, etc. - Pauvre petite, son cœur aura battu trop tard, et avec trop d'entortillements. Triste roman! D'autant plus que Nada va se trouver orpheline et le cœur dévasté. - Ce n'est pas avec une phrase comme celle-ci: " Dieu ne châtie que ses enfants légitimes ", que l'on se console bien longtemps. L'orgueil n'adoucit aucune douleur qu'en apparence. La doctrine de l'élection gâte jusqu'à la résignation et à l'obéissance. Je ne puis dire que la manière de souffrir, de supporter, de s'humilier, de prier familière à l'amie Nada soit de mon goût. C'est de l'école française, tout en contrastes brusqués, en formes extrêmes et théâtrales, cela manque d'intériorité, de continuité, de douceur, de sérieux. C'est de l'école catholique. Bref, l'imagination y prime la conscience. Cela ne donne point de sécurité aux alentours et peu de paix véritable à la personne elle-même. (6.7.1873.)


Amiel répond le jour même. Le 12, il reçoit un billet de son amie.

Sa mère est morte hier. Nada veut me voir.

 

Je ne recevrai que vous. Je ne trouverai jamais assez de sentiments ni assez de termes pour reconnaître et exprimer ce que votre infinie bonté m'inspire.

 

Ce billet m'a mis les larmes aux yeux. La pauvre éprouvée! Il paraît qu'il m'a été donné de dire le mot qui console, et que j'ai trouvé le chemin de la persuasion. Béni soit le ciel qui m'a fait connaître cette divine volupté d'étancher les larmes et d'adoucir parfois l'affliction. N'est-ce pas la félicité des enfants de Dieu? Appelé auprès d'un cercueil, par une orpheline navrée, comment rester digne de cette fonction vraiment religieuse? En disant ce qu'on a besoin d'entendre, en écoutant ce qu'on a besoin de raconter. (12.7.1873.)


Amiel rend le même jour une visite de deuil mais il a la déception de ne pas être reçu par elle-même. Il lui écrit le lendemain et la voit le 15 juillet.

Passé deux heures à la Tour Saint-Jean. Nada m'a raconté beaucoup de choses, son enfance, ses paradoxes, son indépendance, ses querelles avec son entourage, son instruction religieuse, sa diplomatie pour déjouer le vœu de ses parents, l'idée qu'elle se faisait de sa vocation, son opinion sur ses cousins, ses joies profondes pendant la semaine terrible, etc., etc. Nada a beaucoup de franchise et même assez d'abandon. Mais sa piété n'est pas de la qualité qui rassure; elle manque trop de bonté et d'indulgence; l'idéal lui sert à se faire une place raffinée parmi les pécheurs et les rachetés. La douleur caresse un peu trop son orgueil spirituel. D'ailleurs elle se croit toujours incomprise et ne se donne guères la peine de comprendre autrui. Bref, Nada n'est pas d'un commerce facile. Puis, comme toutes les néophytes récentes, elle tient considérablement à telle ou telle formule et s'imagine toujours des abîmes entre elle et les gens. Je me suis aperçu également que j'avais été trop débonnaire et trop candide, et qu'il ne faut pas prendre les choses et les gens au pied de la lettre. Nada me juge plus mal que je ne le pensais. Cela la regarde. "Dieu me frappe, mais il me frappe avec la verge d'or" ; cette consolation de l'amour-propre se retrouve jusque dans la spiritualité exaltée. Il est difficile d'être vraiment humble, car le cœur rusé arrive à se glorifier de ses afflictions, comme le mauvais poète de Molière à tirer parti des vingt coups de patte du satirique.


Le 22 juillet il reçoit une lettre de Nada "qui me contriste et me mécontente".

Nous ne parlons pas la même langue et je suis presque toujours mal compris. [...] La cause est simple. On ne comprend que ce qu'on peut reproduire et répéter en soi, et Nada qui ne s'est formée qu'à la française et n'a que des catégories de cette espèce, ne comprend rien de ce qui dépasse cet horizon moral, philosophique ou religieux. [...] elle estime son idéalisme maladif beaucoup plus que toute sagesse, et ne veut pas s'apercevoir que ce raffinement subtil de l'orgueil n'est pas la vue suprême des choses. Cette délectation de la fausse humilité qui savoure son immense supériorité sur la vie vulgaire et normale, parce qu'elle l'aperçoit en laideur et ne se juge pas elle-même, est une séduction de la spiritualité, contre laquelle Nada n'est pas en garde. Voilà la difficulté. Quand au remède, je n'en vois guère. Heureusement que cela n'est pas nécessaire; Nada s'entend très bien avec le pasteur Barde [voir supra au 4.6.1870], elle a une ou deux correspondances selon son coeur, elle a ses points d'appui; en revanche, elle ne voit en moi qu'un prosélyte de la porte, un non-initié, un demi-infidèle, un incirconcis séparé de son ciel par son péché ("les passions de la chair obscurcissent même pour l'âme la plus distinguée l'entendement d'une âme telle que la mienne"), un demi-marié, tandis qu'elle est empoisonnée du virus monacal, de la fausse sublimité que le catholicisme attribue à la thébaïde, aux macérations, à l'abstinence. [...] Restons-on en donc à l'amitié bienveillante et secourable, mais renonçons à l'espérance d'un redressement d'idées ou d'un progrès dans l'intimité. Je ne suis pas l'homme qu'il faut dans ces circonstances; donc ma responsabilité se dégage à proportion.

Réponse dans ce sens. (22.7.1873.)


Relisant le lendemain la lettre de Nada, Amiel regrette la froideur de sa réponse.

Il faut bien vous aimer pour être raide comme je viens de le faire dans ces quatre pages. On ne griffe que ceux qu'on aime et quand on enrage de ne pas les trouver parfaits.

 

Ces lignes me font presque regretter ma lettre un peu froide de hier. - On ne dit jamais tout dans une lettre. L'essentiel était de mettre le doigt sur l'obstacle à toute discussion fructueuse. Je l'ai fait avec calme, mais ce me semble sans sécheresse et sans reproche. Il est vrai qu'il y a eu un peu déception de ma part, mais non pas irritation. J'ai vu et rencontré une limite, ce qui produit quelque mélancolie momentanée. Mais comme j'estime la vérité encore plus que l'illusion, le regret s'évaporera très vite. (23.7.1873.)


Soumis à ce régime de chaud-froid, Amiel ne peut s'empêcher de comparer Elisabeth Guédin à Fanny Mercier.

(10 heures matin.) Une amie qui comprend mieux, c'est Fanny Mercier. [...] Nada, elle, a plutôt l'esprit de finesse que celui de justesse. Elle perçoit très subtilement les détails et manque l'ensemble. Elle n'a ni respect pour la philosophie ni goût pour la science. Ce manque de largeur et d'équilibre n'est point compensé par l'impétuosité du désir ni même par la sagacité des aperçus. Fanny Mercier, en dépit de l'apparence, est la supérieure de Nada, presque en tout point, instruction, culture intellectuelle, religieuse et morale, capacité de travail, solidité de raison, sûreté de caractère, gravité de conscience. Mais Nada a plus de finesse et plus d'aile, elle est plus désabusée sur les autres et moins sur elle-même; elle a plus de ce qu'on appelle esprit. Elle serait bien plus capable de plaire dans le monde, si elle le voulait. En revanche son commerce a beaucoup moins de charme, parce que "la griffe et l'épinevinette " reparaissent toujours au moment où l'on s'y attend le moins et qu'elle est femme jusqu'au caprice très inclusivement. Celle des deux qui m'édifie, la vraie petite sainte, ce n'est pas la Nonne, malgré son exaltation et son mérite, car elle en a beaucoup. (23.7.1873.)

Le 26 juillet, Amiel reçoit une grande lettre de Nada. Le lendemain, il la recopie en partie dans son journal.

Lorsque vous me dites que je suis bien femme, c'est comme si vous me frappiez au visage... Je les connais, pour cause, et je les méprise et je les considère comme la cause de toutes les défaillances et de tous les malheurs de l'humanité depuis Mme Eve jusqu'à Mme Loyson .

Que j'ai été froide et contrainte l'autre jour... J'ai été créée une âme de feu dans un corps de glace. Serait-ce le feu qui fondrait la glace ou la glace qui éteindrait le feu? voilà toute la question de ma destinée... J'ai passé ma vie à me contraindre, à m'étrangler, à m'étouffer, et l'âge et les épreuves aidant, des ardeurs et des fougues de ma jeunesse je suis sortie une personne calme. Sous le souffle boréal de la contradiction, de l'expérience, des désillusions, des dégoûts et des douleurs gagnant de proche en proche, la congélation a tout envahi et il ne reste bien au fond qu'une petite flamme vacillante, la lampe du sanctuaire qui brûle pour l'éternité.

Puisque vous me faites l'honneur de reconnaître "ma parfaite probité et loyauté", écoutez ceci malgré son invraisemblance : On pouvait trouver le bonheur à faire celui d'un autre, m'avez-vous dit un jour; eh bien, ce bonheur-là, je ne l'aurais trouvé qu'à faire le vôtre. Une fois aussi vous m'avez parlé de "l'homme de mon choix" ; eh bien, si j'avais choisi, parmi tous ceux que j'ai rencontrés, l'homme de mon choix, c'eût été vous. Si j'avais eu l'intention de me marier, je n'aurais désiré que vous pour mari. - Vous en savez peut-être assez de mes exigences et de ma recherche de la perfection pour apprécier ce qu'une telle préférence et une telle déclaration comporte de confiance, d'estime et d'affection.

Mais il y a un abîme entre nous; non pas seulement une résolution inébranlable prise avant de vous avoir connu; mais vous êtes du monde et il y a inimitié entre moi et le monde; vous appartenez à un ordre d'idées et de choses qui me sont antipathiques.

En somme sa lettre signifie j'ai peur et dégoût du mariage et je veux sauver mon âme; sinon, j'aurais rompu mon vœu d'il y a vingt ans. D'ailleurs, même comme ami, et après trois ans de correspondance " vous ne me comprenez pas ". - Cela vaut sans doute mieux ainsi, malgré certains passages délicieux et troublants que je ne transcris point. L'entente avec elle est trop difficile. Mais j'ai été surpris et heureux de la place inattendue qu'elle m'avait faite dans ses pensées, et aussi de la trouver plus aimante qu'elle ne paraissait. Cette impression est désintéressée, puisque l'AMITIE en six lettres est le contrat entre nous, et que la franchise même de cette déclaration constate une limite définitive. Mais on aime à voir ses amis grandir et à grandir dans l'opinion de ses amis. (27.7.1873.)


Carmel, après sa déclaration-intronisation de la veille, le juge digne de connaître enfin sa vie intérieure et l'origine du brisement du 3 juillet.

Visite à Saint-Jean la Tour. Nada m'a fait ses confessions et raconté son roman : Monologue immense que je n'ai interrompu que par quelques questions durant trois heures d'horloge. C'est toute l'histoire d'une âme pendant vingt ans qui s'est déroulée devant moi. Je connais maintenant ses antipathies, ses aspirations, ses luttes, ses amertumes, ses rêves, ses frayeurs et les tourmentes de sa vie morale et les crises de sa vie religieuse; je connais l'écroulement survenu le 3 Juillet. La pauvre enfant! Elle n'a jamais pu se consoler d'avoir un corps; elle a adoré son père; n'ayant jamais admis et conçu que l'amour platonique, elle a senti son cœur fondre sous le regard d'un jeune prêtre catholique, zélote enthousiaste, qui a été le frère de son âme, suivant le langage de ces mystiques hymens, et qui a continué par lettre cette conquête mutuelle et instantanée. Résultat : après trois ans, l'abbé lui confie une prouesse de captation exécutée par lui sur l'ordre de son évêque; et le charme s'est brisé pour la pauvre et candide exaltée. Elle a vu la différence entre la religion fanatique et la morale, entre la sainteté romaine et l'honnêteté, entre le prêtre et le chrétien. Elle a passé d'un coup au mépris du système et de ses agents. L'abbé "la gloire" a perdu ses ailes et son auréole. Nada croit avoir reconnu la différence entre l'amour de cœur et l'amour d'imagination. La conscience a triomphé. Nada n'en reste que plus persuadée de sa vocation personnelle d'infirmière; elle ne veut aimer que "Dieu dans les incurables" ; et le célibat lui paraît toujours plus sa voie et son salut. (28.7.1873.)


Touché par cette confession, Amiel en tire les enseignements.

Toute exagération s'expie.

L'idéalisme exalté détruit l'harmonie du monde et de la vie, et en ajournant toutes les solutions à l'autre existence, dégrade induement celle-ci.

Malgré son acte dicté par sa hiérarchie, le jeune abbé conservera son influence sur Elisabeth Guédin. Amiel émet des conclusions générales sur la psychologie féminine.

[... ] Ce qui est lamentable, c'est que l'âme féminine ne peut être religieuse sans dogmatiser, et se cramponner à une formule théologique comme à une idole ou à une amulette. La foi féminine est toujours superstitieuse, et sert le prêtre contre la vérité. Il lui faut un fétiche quelconque, en dehors duquel tout lui paraît perdu. "La religion du bien" lui fait horreur; et c'est toujours une main de femme qui apporte les fagots pour brûler les iconoclastes. [...] (28.7.1873.)

Amiel possède désormais tous les éléments pour classer et comparer ses amies en connaissance de cause. La plus jolie est Nada, mais elle a d'autres titres à faire valoir.

Comment classer psychologiquement mes quatre amies actuelles? Il me semble que celle qui a le plus de sensibilité, de conscience et d'humilité, c'est Gudule [Fanny Mercier], - que celle qui a le plus de talent, de facilité, et de conception, c'est Stella [Berthe Vadier], - que celle qui l'emporte par l'habileté pratique, la décision et le savoir-faire, c'est Philine [Marie Favre], - que la plus audacieuse et la plus féconde en idées imprévues est Nada.

Toutes quatre sont très individuelles et le doivent aux résistances nombreuses de la vie qui les ont obligées à la concentration. La meilleure tête, c'est Stella. L'âme la plus profonde et la plus mûre est Gudule. La plus orageuse et la plus déliée me paraît Nada. La volonté la plus tenace et la plus patiente est Philine. - Celle qui me comprend le moins et pour laquelle je suis le moins, c'est Nada, et cependant elle me place assez haut dans son estime. Stella aime surtout ma pensée, Philine mon cœur, Gudule mon âme ; mais toutes trois me sont attachées. La seule qui me fasse éprouver l'impression de la sainteté, c'est Gudule. Les deux seules capables de passion absolue, sont Nada et Philine. Les deux plus faciles à blesser sont Stella et Nada. La plus jolie c'est Nada ; Philine est la plus alerte; Stella la plus productive; Gudule la plus instruite, la plus modeste et la plus gênée. Celles qui ont du style dans la correspondance sont Gudule et Nada, et Gudule a en outre plus de pensée sur les choses impersonnelles. Conclusion : je suis gâté en fait d'amies, car elles ont toutes leur solide mérite. (29.7.1873.)

Deux jours plus tard, Nada annonce un codicille à sa confession.

Il est vrai, je vous ai ouvert tout mon cœur, sauf un seul repli qui doit rester fermé pour le moment; vous ne le connaîtrez que par une petite lettre, écrite présentement et que vous recevrez après moi, si je pars avant vous, - ou, selon le cas, dans quelques années.

Vous me dites que je suis du bois dont on fait les martyres; il m'avait déjà dit que j'étais de l'étoffe dont l'Eglise fait ses saintes... Vous devez avoir raison tous les deux, puisque vous êtes ceux qui m'avez le mieux connue, mais entre les saints et les poètes, Il y a une fraternité que j'accepte et que je reconnais en vous.

 

Est-ce que ma pauvre chère idéaliste me réserverait quelque surprise? J'ai une vague idée qu'elle rêve le mariage virginal, comme au second siècle, l'hymen claustral et ascétique. Elle épouserait un impotent, un eunuque et un lépreux, de préférence à un homme bien portant. Son antipathie est pour le commun et l'ordinaire. Son idole, c'est le distingué, le rare, l'exceptionnel et au besoin l'impossible. - Si je n'étais plus un homme, si j'étais un débris mutilé, elle me supplierait volontiers d'accepter sa main. Sa nature raffinée lui défend de faire comme tout le monde. Elle a positivement honte d'avoir un corps.
Homme, ne puis
Femme, ne daigne,
Ame, je suis.

Aussi " le dompteur " a-t-il eu soin de dénigrer " l'ordre banal des attachements vulgaires " ; par une coïncidence fortuite il a caressé le penchant aux joies subtiles, réservées aux seuls initiés. Et l'idéaliste m'avoue avec triomphe : " J'ai goûté toutes les délices de l'âme, toutes les voluptés du cœur dans ces liens exceptionnels. " - Apprendra-t-elle à se défier un jour de ces saints-là, de cet encens-là, de cette ivresse extatique, et comprendra-t-elle le mot de Pascal : Qui veut faire l'ange fait la bête? - Satan nous prend par notre faible, fût-ce l'ambition du sublime?

^

Une dispute théologique
^


Août et septembre 1873 : Amiel voyage. Allemagne, Pays-Bas, Belgique. Alors qu'il fait un séjour balnéaire à Schéveningue, il reçoit le 22 août une lettre de Nada, à laquelle il répond le lendemain.

Lettre de Nada. Affectueuse et maternelle. L'infirmière me donne de bons conseils et l'amie me raconte ses projets. On me gronde aussi de mes imprudences. Beuzeval eût mieux valu que Schéveningue. - Ma traduction a fait plaisir ("accomplie de tout point, ni trop libre, ni trop exacte"). Comme Nada est agréable maintenant. La "pomme verte " a mûri, l'épinevinette a pris de la douceur. "Une gravure me fait penser à vous; non, j'y pense toujours. Cette gravure représentait un intérieur flamand : Joseph rabote, Marie file, et l'enfant Jésus joue dans un coin." Est-ce une insinuation amicale? en tout cas elle est désintéressée, puisque Nada a pour son compte horreur du mariage. (22.8.1873.)

Quelques jours après son retour à Genève, Amiel écrit à Nada qui lui répond par un billet. Ils se revoient longuement le 6 octobre. Ces heures constituent le sommet de l'affrontement religieux entre la fanatique et le sceptique. Rencontre stérile : caractère, méthode, buts, tout les sépare. Amiel dresse de leur entretien un compte rendu lucide.

Carmel m'a semblé extrêmement fatigante aujourd'hui, par sa constante habitude de se raconter, de s'affirmer et de se continuer elle-même, sans entrer une minute dans la pensée d'autrui, sans faire droit à la plus légère observation et en se cabrant contre la plus modeste remarque. La conversation pour elle c'est le monologue, monologue de deux ou trois heures parfois, qui ressemble moins à un épanchement intime qu'à une déclaration de principes. On dirait qu'elle a peur d'entendre autre chose qu'elle-même [...]

Cette intelligence, hardie et déliée jadis, s'est emprisonnée dans l'orthodoxie piétiste, dans la théologie la plus étroite, et emploie tout son esprit à se persuader qu'elle est humble, soumise, prête à tous les sacrifices, brebis choisie du petit troupeau des élus, et surtout que la pensée, la science, la raison, la logique viennent du malin ou y conduisent. Cette foi-là est toujours celle de Tertullien
credo quia absurdum. Elle s'estime sublime, quand elle se moque de l'histoire, de l'exégèse, de la recherche désintéressée, de l'impartialité critique. [...]

On réprouve les nuances, l'analyse, les réserves, l'étude sérieuse, il faut le parti-pris, le salto mortale, l'ignorance systématique des difficultés. Mauvaise école, où la foi étouffe doucettement la bonne foi et la modestie. [...] Tout cela n'est pas de mon goût. Je l'ai un peu laissé voir, et la réplique a été mordante:
"Les distinctions vous perdent; vous êtes un Allemand; c'est grand dommage. Ni vos étudiants, ni le public ne vous suivent dans vos classifications." Attrape, ami trop naïf! Tu crois, parce qu'on te raconte en détail, toutes les agitations et incertitudes traversées, qu'on tient à ton impression, qu'on a quelque considération pour ton sentiment ou ton avis. Du tout. Tu es jugé; tu es un mondain d'abord et un profane; ensuite, même comme penseur, tu es un Allemand et un chimérique. Ton rôle est celui d'écoutoir sympathique et approbatif ou muet. Voilà. Merci.

Ma nonne griffante m'a donné un petit ouvrage à l'aiguille fort joli (un essuie-plumes brodé). Néanmoins une distance s'est faite entre nous. Cela me fait comprendre la sécheresse inévitable des mariages mixtes. [...] Elle ne veut voir en moi qu'un psychologue et un curieux. Elle a détruit l'attrait et le charme. Restons un ami obligeant et débonnaire, cela ne peut pas lui nuire. [...] (6.10.1873.)


Le lendemain, Amiel poursuit ses réflexions sur Carmel.

Carmel a fini par une bonne action. Elle recevra chez elle cet hiver une pauvre Anglaise qui a besoin d'apprendre le français pour sa carrière ultérieure. Si ses opinions et sa méthode ne peuvent m'agréer, je puis au moins approuver sa conduite. C'est toujours cela de sauvé. Seulement, je ne rechercherai pas des causeries qui ne sont que des soliloques, où l'échange est absolument nul, car on ne veut ni m'interroger ni m'entendre, et qui ne laissent aucune impression agréable de mon côté et probablement aussi de l'autre. [...]

Je comprends différemment la paix intérieure, la charité, la piété, la religion, la vie chrétienne. Cette manière rétractile, ascétique, aristocratique, verbeuse, contente de soi et ne contenant pas les autres, est une contrefaçon de la vraie manière. Ce méthodisme damnateur ne relève qu'indirectement de l'Evangile. Il est au-dessous de la simple bonté de l'homme naturel. Il est une aigre superstition qui se réclame ingénuement de Jésus, mais qui n'est guère dans son esprit.

Bref, tandis que Gudule m'édifie toujours, Carmel ne m'édifie jamais. L'une est un modèle de la piété excellente et recueillie, l'autre du piétisme inquiet, ambitieux d'une sainteté exceptionnelle. L'une agit, l'autre parle. L'une est plus humble avec moins de raisons de l'être; l'autre l'est moins, en le prétendant davantage. L'une se sacrifie tous les jours et à tous ses devoirs; l'autre attend toujours l'occasion la plus remarquable et la plus étonnante de faire ses preuves. La première cherche à entrer dans la volonté de Dieu, telle qu'elle est; la seconde, dirait presque à Dieu: veuille me comprendre et me préparer des circonstances dignes de mon héroïsme. Gudule pratique l'oubli de soi sans mot dire; Carmel, sous couleur d'abnégation absolue, ne peut couper court à la recherche de soi. L'une est ce que l'autre croit être, la servante de Dieu, la femme chrétienne, l'honneur de l'Evangile. Apparence extérieure et réalité intérieure, manière latine et manière germanique, forme et substance, ces contrastes se représentent involontairement à l'esprit. (7.10.1873.)


Le 19, lettre à Nada, qui répond le 23.

Nada m'étonne un peu : Elle convient que nos deux dernières conversations lui ont fait une impression pénible; elle avoue qu'elle sonne un peu du clairon à son cheval de bataille; elle déclare qu'en défendant de chercher à ébranler les croyances de mon prochain, je m'abuse et me méconnais; elle prétend ne pas bien comprendre ma question (sur l'attitude qu'elle préfère me voir prendre après ses expositions confidentielles, puisque toute objection la hérisse et la froisse); elle dit ne vouloir nullement "consulter" mon impression, mais "au contraire l'ausculter"; - et à cela elle ajoute ces mots :
Mes confidences vont à vous d'instinct, comme le fleuve à la mer, parce que je crois à votre intérêt et que je vous aime, c'est-à-dire tout simplement parce que vous êtes mon ami. Que vous importent mes impressions puisque je persiste quand même et que je ne voudrais pas que vous retranchiez un seul mot, préférant la vérité quelle qu'elle soit aux plus décevantes illusions?

Puis à la fin, on me demande de brûler notre correspondance. Que de contradictions! - En somme, il est fatigant de se parler sans avoir le plaisir de s'entendre. [...] Cependant si l'amitié persiste, on peut s'intéresser l'un à l'autre, sans toucher aux points litigieux. Malheureusement avec Nada, on ne peut plus parler de rien d'autre que de la question sur laquelle on ne peut s'entendre. Elle ne quitte plus ce sujet ni le monologue. Que c'est dommage! (23.10.1873.)

Amiel ne brûlera pas les lettres de Nada. Malgré une nouvelle demande de celle-ci, en 1875 (17 mai) et une demande d'Amiel d'échange des lettres (24.3.1880 et 26.3.1880), ces lettres resteront en sa possession.

Il lui écrit le 1er novembre et la voit le jour suivant.

Passé l'après-midi avec Nada. Nous nous sommes un peu mieux entendus, ou du moins j'ai cherché soigneusement les points communs et j'ai laissé courir le reste. Les Je vous dis, cent fois répétés, m'ont un peu agacé les nerfs; mais j'ai tenu bon et surmonté mes impatiences. Ce que Nada a de bon, c'est la loyauté. Mais sa faiblesse, c'est de s'affirmer toujours et de ne pas même imaginer comment on peut sortir de cette éternelle captivité de l'affirmation subjective. Elle rit de la "méthode", et ce rire la juge. La foi et l'autorité sont ses deux seuls moyens de connaissance. [...] Nada m'a donné vacances pour l'hiver. Elle a raison. Tant qu'elle classera les gens par l'opinion et que son opinion est incurable, parce qu'elle est surtout voulue, il est mieux de ne pas se voir, puisque cela ne sert absolument à rien, et ne donne aucune joie. (2.11.1873.)

Dans les jours qui suivent, Amiel songe encore à la position adoptée par son amie.

Nada est enthousiaste du drapeau blanc et dévote au légitimisme. Hélas! on n'aime pas impunément un prêtre; la raison en devient malade. On bifurque sur tous les sujets et on n'a plus une idée juste. Au moyen de trois ou quatre axiomes faux et solidement plantés dans l'esprit, l'éducation cléricale vicie l'entendement lui-même, en sorte que la logique ultérieure ne sert qu'à déduire des conséquences exactes formellement, mais fausses en réalité. (5.11.1873.)

Ses rapports avec Nada ayant évolué, Amiel refait le point de ses amitiés féminines.

De mes quatre amies actuelles, Nada laisse inutiles nos relations, Délio [Marie Favre] s'est reconstitué une grande indépendance personnelle; deux seulement ont besoin de moi plusieurs fois par semaine, ce sont Valberte [Berthe Vadier] et Gudule [Fanny Mercier]. - Rencontré la cinquième et dernière, Coeur excellent, Cali [Caroline Empeytaz] [...] Elle désire aussi une visite, mais c'est surtout pour me rendre service. (6.11.1873.)

^

Une amitié relâchée (1874)
^


Le 2 janvier 1874, lettre à Nada, le 4, "songé à Nada", le 5, "Nada rêve à son curé enthousiaste", le 26, "Nada n'a pas répondu à ma lettre de Nouvel An. Il est probable qu'elle boude et rétablit les distances. Est-ce que cela me chagrine? Pas trop. On ne peut s'entendre avec elle sur rien [...] c'est la pure dévote." Amiel se livre ensuite à une diatribe contre "la méthode outrée de Pascal".

Dieu seul sait quelque chose et il a parlé. Donc la révélation est tout, donc le prêtre est la source de toute connaissance [...] Ainsi la superstition fondée sur le scepticisme, voilà le fond du sac [...] La grande église de l'humanité c'est la Morale [...] Les dévots, les bigots, les cagots, sont pour ainsi dire les bossus, les manchots et les cagneux de l'ordre spirituel. [...] (26.1.1874.)

Le 28 janvier, "Billet affectueux de Nada, qui dit méditer une longue lettre et n'avoir point de temps". Cette lettre, Amiel la reçoit le 7 février "lettre de Nada; amicale quand même". Il n'y répond que le 24 février. Il lui envoie encore un billet le 21 mars.

Le 5 mai, "lettre de huit pages de Carmel". Amiel est sans illusion.

Son résumé est que je ne la comprends pas, que nous ne pouvons être amis, mais qu'elle conserve de la gratitude pour mes bontés [...] je suis las de cette conversation stérile [...] Comment? après sept mois, on rumine et rabâche encore une phrase de notre dernière causerie. [...] O théologiennes, que vous monteriez en grade, en devenant tout simplement douces et bonnes, humbles et modestes. [...]

Heureusement Carmel a besoin de renseignements sur Allevard [une station thermale]. Je lui réponds à l'instant sur ce point et je laisse de côté tous les coups de griffe administrés subsidiairement par elle. [...] Enfin, quoique cela finisse en pointe, je n'oublie pas que Carmel m'a honoré un ou deux ans de ses confessions intimes, et je referme le livre sans irritation ni rancune. J'ai laissé de côté tous les coups de griffe désobligeants et agressifs de la lettre, et répondu avec aménité. [...]

Carmel est d'une mauvaise école, la scolastique romaniste mâtinée de méthodisme. Il n'y a pas de pont d'elle à nous, parce qu'il n'y a pas de principe commun ni de méthode acceptée. Nous ne parlons pas la même langue. - Le mieux est de peu se voir et de rester pratique. Se voir une fois l'an et se demander un service à l'occasion, c'est tout ce qu'il faut. (5.5.1874.)

Sa "plus jolie amie" continue cependant à émouvoir Amiel même pendant son sommeil.

(7 heures matin.) Carmel m'a nui. Ayant les pieds froids hier, je ne me suis endormi que très tard et à cinq heures j'étais éveillé, après une légère p[erte] s[éminale] due à la congestion par retour. (6.5.1874.)

Le lendemain, Amiel reçoit un billet de Nada.

... qui a une antipathie foncière contre les Genevois et ne veut partir pour Allevard que si la race maudite ne s'y trouve pas représentée. Elle me dit aussi cette aménité : "Je ne sais personne qui accepte moins que vous la vérité". Une autre fois, c'était cette autre : "Vous n'entendez jamais autrui et n'entendez que vous-même". Le plaisant avec cette amie-là, c'est qu'elle griffe toujours et qu'elle attribue toujours à son partenaire le défaut qui est son défaut à elle." (7.5.1874.)

^

Repli sur les relations épistolaires (1875)
^


Après le mois de mai 1874, le Journal d'Amiel rapporte deux échanges de lettres, le 28 juin et les 16 et 18 septembre, ensuite c'est le silence jusqu'en 1875.

Le 7 octobre 1874, Amiel subit une opération à la joue; du 3 décembre au 17 avril 1875, il fait un long séjour de convalescence à Hyères, à l'hôtel des Etrangers. C'est là qu'il reçoit, le 8 janvier, une lettre de Carmel.

Du reste pas un détail sur sa vie actuelle. Cette impossibilité de parler de plusieurs choses et de faire voir ou de faire vivre épistolairement les circonstances et les individus, se rattache à la tension constante de cette nature absolue, toujours absorbée par la préoccupation unique de coeur, de conscience ou d'esprit, toujours dominée par la volonté. C'est dommage, car elle a de belles qualités, en particulier la longue reconnaissance. Mais elle est irréformable. Son âme ressemble à une flèche, elle n'a pour ainsi dire qu'une dimension, elle va vite et loin, mais ne pique qu'un point de l'espace et n'enferme jamais une réalité ou une vérité entière. [...] Aussi mon amie Carmel ne s'est jamais entendue qu'avec son père et épuisera son existence à chercher une espèce de dévouement assez sublime pour mériter de fixer son choix. Elle ne se doute pas que la plus humble mère de famille, remplissant dans l'ombre ses devoirs quotidiens, a un office tout autrement noble et beau et s'est dévouée dix fois plus qu'une religieuse en espérance et une martyre en intention. [...]

Par quel mystère maintenant une organisation que je dois agacer et qui m'agace éprouve-t-elle toutefois un certain attrait pour moi? Probablement parce qu'à Charnex, dans l'époque de son désespoir, ma sympathie véritable lui a été douce et que j'ai essayé de ramener son scepticisme d'alors et sa révolte à la résignation religieuse. - Et voilà comment, malgré les répulsions intellectuelles, et l'incompatibilité des méthodes, nous revenons toujours à nous toucher la main. (8.1.1875.)

Amiel répond par une lettre de huit pages. Elle répond le 13. Le 27 avril, il annonce son retour à Genève. Le 9 mai, Amiel constate que Carmel reste silencieuse. Le 17 mai, il reçoit enfin une lettre de son amie.

Relu les trente-huit lettres de Carmel de Mars 1870 à Mai 1875. Elle les redemande, je crois deviner pourquoi. Naturellement, je ne puis les refuser, mais je redemande les miennes en compensation. Quelques beaux élans, quelques rares effusions, quelques idées originales dans cette correspondance n'empêchent pas le fond d'être une dissonance perpétuelle entre les correspondants. Carmel est une amie incommode, avec laquelle la connaissance n'est jamais faite, et les malentendus toujours présents au prochain. Ces explications toujours recommencées me fatiguent vite [...] La plupart des femmes font de l'amour un tourment pour elles et pour les autres. Aussi l'amitié vaut mieux. Et encore, y glissent-elles de la jalousie. On ne peut donc vivre ni sans elles ni avec elles. Arrangez-vous. (17.5.1875.)

Le lendemain, il "écrit à une Carmélite quelques vers". Le 24 mai, "relu la liasse de E. Guédin qui ne me répond pas, et mis quelques instructions dans mon coffre de correspondance."

Le 21 août, il s'interroge : "pourquoi Carmel n'a-t-elle pas répondu depuis trois mois?"

^

Quelques lettres occasionnelles (1876-1877)
^


Elisabeth Guédin ne se manifestera que le 14 février de l'année suivante par l'envoi d'une grande lettre depuis Orléans. Amiel en recopie un passage dans son journal, sans autre commentaire.

Pour bien servir Dieu et son prochain, il faut être propre à tout, tout cultiver et ne rien négliger... Hélas! en touchant au but de mes désirs, je touche aussi ce qui me manque pour le bien remplir. Pas d'heure où je ne regrette amèrement ce que j'ai laissé perdre des dons que j'avais reçus.

Amiel lui répond le jour même "pour la mettre au courant". Le 12 août, lettre de Carmel, écrite de Beuzeval; il y répond le lendemain, en joignant deux brochures à sa lettre. Le 24 août, "lettre de Carmel (qui a été enchantée de mon Etude sur Made de Staël et n'a rien dit de l'autre envoi)."

Carmel ne se manifeste plus avant le 20 février 1877.

Lettre de la diaconesse E. Guédin qui ne m'écrivant que tous les six mois m'appelle le grand maître de l'exactitude, mais désire n'être pas oubliée par moi (adresse actuelle : 9, Rue de Reuilly, Paris). Elle est toujours diaconesse volontaire, je veux dire une volontaire parmi les normales, un entre-deux mal défini et qui se classe malaisément, en sorte qu'elle ne satisfait pas et n'est pas satisfaite, puisqu'elle fait des réserves et des conditions. Elle m'envoie une poésie de Ten Kate à traduire du hollandais pour l'infirme qu'elle soigne maintenant.
Ne m'oubliez pas. Je pense souvent à vous et vous conserve toujours la même reconnaissance pour votre sympathie dans les heures sombres du passé.

Les 21 février, 7 mars, lettres à Carmel : "Retouché encore la poésie de Ten Kate", 8 mars, lettre à Carmel. Le 28 avril, Carmel le remercie.

Ma chère Hollandaise, elle aussi échappée de l'abîme, me charge de vous exprimer toute sa gratitude et son admiration. Elle trouve votre traduction de Ten Kate (le Rocher des siècles) admirable. Or elle est à même de juger des difficultés vaincues... Les Hollandais qui m'entourent me certifient avec éloges cette approbation.

Si Nada transmet à Amiel les compliments de son entourage, elle est réceptive aux propos médisants qui circulent à l'égard de son ami. Elle cesse d'écrire.

^

Epines et douceurs de l'amitié (1878-mars 1880)
^


Plus d'un an se passe. Nous sommes en juin 1878.

En m'éveillant, la pensée de Carmel, Hygie (Sophie Cossy), Délio (Marie Favre) et autres amitiés devenues taciturnes, s'était présentée à moi. Remarqué aussi que pas une de mes relations dans ce qui se croit ou s'appelle notre aristocratie n'a survécu. Cela m'a fait si peu de vide réel que je ne m'en aperçois que par réflexion. Mais néanmoins cet abandon graduel est curieux. - L'inconvénient n'est pas très grand, l'amour-propre n'est pas satisfait, mais que d'ennuis sont évités ainsi. Cela réfrigère un peu, c'est vrai. Mais la politesse trompe souvent sur les sentiments réels des personnes; autant vaut savoir le fond du sac. (16.6.1878.)

Le pressentiment d'Amiel n'était pas sans fondement.

(5 heures soir.) Coeur serré. Je rencontre Carmel qui m'aborde elle-même. Elle a passé tout l'hiver ici, mais deux personnes (toujours les mêmes, occupées à me faire de la peine ou à me nuire) lui ont déconseillé de me donner signe de vie. Cette preuve me survenant quand j'oubliais toutes les précédentes m'a été une cuisante blessure. (17.6.1878.)

Il lui écrit le soir même.

Aligné quelques arguments contre les insulteurs et les aboyeurs; mais cave canes! Tempère ton indignation. Inutile de te faire des ennemis mortels, pour une cause qui ne saurait être gagnée contre la mauvaise foi. Promenade après souper et veillé à la Passerine (chez Fanny Mercier) pour retrouver mon équilibre.

L'une des personnes en cause est Madame Privat. Déjà en 1871, Amiel soupçonnait son influence néfaste sur Elisabeth Guédin, "je ne gagerais pas que Johanna n'ait pas été ainsi détachée à son tour..." (2.12.1871.) Madame Privat est la soeur de Louise Wyder; elle n'a jamais pardonné à Amiel d'avoir détruit Louise, en refusant d'épouser celle-ci après une amitié très intime de 1853 à 1860 et des hésitations laissant chaque fois des espoirs à Louise Wyder.

Le 4 juillet, lettre à Elisa Guédin, en villégiature à Louèche. Le 18 septembre, lettre de Carmel qui "me parle de son baume à elle, la dévotion; elle ne peut reprendre ses occupations parisiennes pour raison de santé" (18.9.1878). Amiel lui répond le lendemain.

Le 5 décembre 1878, "lettre à E. Guédin la carmélite".

Silence de Carmel. Le 6 janvier 1879, il note dans son journal.

Pourquoi Carmel n'a-t-elle pas répondu? Cette manière d'entendre la correspondance et l'amitié les rend aussi inutiles l'une que l'autre. Les éruptions du Vésuve ne créent point un état permanent, un climat, une habitude de vie. Que Carmel soit à deux cents lieues ou à un kilomètre, chaque mise en rapport est toute une affaire, chaque bout d'entretien une apologie solennelle. L'agrément est nul.

Amiel s'en irrite :

Carmel n'a pas répondu à mes deux dernières lettres. En vérité on me manque trop; d'égards pas l'ombre; ma modestie sent parfois la moutarde lui monter au nez. Les affronts me déplaisent comme à un autre, et je trouve assez dur que celui qui respecte scrupuleusement la dignité et les droits du prochain obtienne si peu de réciprocité. (20.1.1879.)

Le 27 janvier, Amiel s'interroge.

Et Carmel? Silence de trois ou plutôt de six mois. Quelque chose me dit que X et Y mes deux "rongeurs" ou "sapeurs" ont continué à me desservir auprès d'elle. [...] Et Carmel? disais-je ce matin. A midi lettre d'elle. Elle a essayé vainement du Midi, et a dû revenir précipitamment à Genève.


Suivent des jugements sévères.

Du reste, avec toutes ses aspirations à la vie sublime, elle passe au fond ses jours à se dorloter [...] on se grise de dévouement en théorie et par le fait on ne caresse que ses goûts, et l'on n'a d'autre idole que sa petite personne et son petit salut. Ce christianisme alambiqué est une perversion du bon sens. On dédaigne les épouses, les mères, on trouve les soeurs de charité et les maîtresses d'école trop communes, on se figure qu'on aime le martyre, et en attendant les souffrances éthérées, on dépense tout son temps à se calfeutrer contre les moindres bobos. Cette contradiction est criante. La haine de la vulgarité et l'ambition de l'extraordinaire tissent si adroitement le sophisme, que la conscience donne dans le panneau. [...] Est-ce que ce tortillage béat vaut beaucoup mieux que la manie des canaris ou des fleurs? Ce n'est pas sûr, parce qu'il séduit l'âme et lui fait illusion. "Vous les jugerez à leurs fruits."

Quand je pense aux six leçons que donne aujourd'hui Sériosa [Fanny Mercier], avec un zèle, une ardeur, une application que rien ne lasse, quand je pense à l'intensité de son amour pour ses élèves, à son abnégation personnelle, à l'idée religieuse qu'elle se fait de sa vocation, et que je compare cette énergie de fait avec les mièvreries stériles d'un méthodisme superfin, - je trouve curieux qu'on se méprenne à ce point sur la vraie piété. (27.1.1879.)


Le 5 février, il recueille un écho plus positif.

Ma voisine, Made Meyer m'a parlé de la reconnaissance que me voue Carmel, avec laquelle elle s'est liée à Louèche [en villégiature, l'année passée]. Elle dit que c'est un sentiment profond. Tant mieux, car cela fait honneur à Carmel.

Le mois suivant, Amiel fait une visite à Carmel.

... qui m'a fort bien accueilli. Son visage reste le même, fin et frais, mais la tournure s'est épaissie. Carmel me raconte ses contrariétés, ses obstacles, ses peines. Elle ne lit presque plus, elle n'écrit presque pas, elle ne sort presque point et refuse souvent sa porte. Ses aspirations sont toujours pour la haute piété, pour le martyre et la couronne d'épines, bref, pour les voies extraordinaires. Ce goût maladif du raffiné est une tentation de la volonté propre. On s'imagine avoir du renoncement, de l'abnégation, du dévouement, tandis qu'on veut choisir et créer son devoir. On se figure ne plus penser à soi-même, tandis qu'on n'écoute que sa voix, qu'on ne s'intéresse qu'à ses projets, et qu'en deux heures on ne trouve pas deux minutes pour s'informer de ce qui concerne autrui. La loi d'ironie s'applique singulièrement aux saints, et les met en contradiction avec eux-mêmes. Faisons les choses simples, avec simplicité; cultivons les vertus élémentaires; cela vaut joliment mieux que de chercher midi à quatorze heures. N'oublions pas le mot terrible : qui veut faire l'ange fait la bête. (9.3.1879.)


Après les épines de l'amitié, Amiel en recueille les douceurs.

Lettre de douze pages, fine écriture, de Carmel. Elle commence par ces mots :
Cher, fidèle et excellent ami, le plus cher, le plus fidèle et le plus excellent des amis,

 

et se termine par ceux-ci :
Adieu; au Carmel on aime toujours bien le mécréant. Voilà une déclaration qui ne compromettra personne; décidément je me forme.

La lettre est une des plus cordiales que j'aie reçues de cette amie. Elle y parle à coeur ouvert. [...] Relu la grande épître de Carmel; elle a de l'esprit, de l'enjouement et du style. Il y a même de la malice, sur le compte des célibats entêtés qui prêchent le mariage. Cette gaieté de nonne fait plaisir. L'ascétisme est un assaisonnement délicat pour les gracieuses épigrammes. En tout cas, pour moi, je ne connais pas de régal spirituel plus attrayant que de lire au fond d'une âme et d'être initié à une vie intérieure. C'est la joie qu'on attend en paradis, pourquoi se la donne-t-on si rarement sur la terre? Est-ce que la fraternité morale ne permet pas l'amour divin, qui est indifférent au sexe et étranger à la volupté? Cette manière d'aimer m'a toujours paru naturelle et facile; mais on appelle "mangeurs de coeurs", Don Juan insatiables, ceux qui ne réclament rien pour eux, qui ne visent à aucune possession jalouse, et qui répudient la passion tyrannique ou exclusive. L'affection de l'âme semble une chose non classée, non connue, non admise. L'amitié tendre et désintéressée entre les sexes passe pour absurde et impossible. Impossible? Elle ne l'est pas puisque je l'ai éprouvée dix ou vingt fois. Absurde? je ne trouve pas, puisqu'on la rêve pour l'avenir. (23.5.1879.)

Le 15 juin, lettre à Carmel; le 22, lettre de Louèche, où Carmel est en villégiature.

Nous avons des Genevois qui me font honte, parlent mal, mangent mal, viennent se mettre à table sans saluer personne, sans qu'on leur sache aucun gré de la rigidité de leurs principes cachés. Ils ne sont pas tous comme cela, Dieu merci, et l'exquise courtoisie que Vous portez partout en est une preuve irréfutable.
El. Guédin

Les myosotis et la gentiane s'épanouissent sur les gazons; la nature est en fête et le coeur en paix.

Les relations régulières se poursuivent jusqu'à la fin du mois de septembre 1879, avant la crise à la fin de l'année. Le 28 juillet "Lettre à Carmel (envoyé la biographie de Parker qu'elle a demandée)".

Le 13 août : Excellente lettre de Carmel. Parker l'a fait beaucoup réfléchir, et elle en arrive jusqu'à l'idée de lire la Bible des Familles. Sa dogmatique a fait du chemin. Carmel prétend même aimer et presque faire des alexandrins. Comme l'on change! Mais c'est bon signe. Elle finira par reconnaître que le Dogme est à la Religion, ce que la Grammaire est à la poésie, ce que la pédanterie est à la vraie science. Elle appelle Parker un mécréant, mais elle voit dans ce mécréant un frère. Son ancienne étroitesse est devenue largeur.

 Théodore Parker, pasteur américain mort en 1860, fut un des promoteurs les plus actifs de l'Unitarisme en matière religieuse. Les Unitaires rejettent les dogmes, au premier chef le dogme de la Trinité. Aussi n'est-il pas étonnant que Parker soit un "mécréant" aux yeux de Carmel.

Amiel avait de la sympathie pour l'Unitarisme. Il écrit dans son journal le 29 octobre 1870 :

... l'orthodoxie qui fait de Jésus un Dieu, se détache nettement de l'Unitarisme qui n'en fait qu'un homme. Ceux qui veulent des ecclésiastiques et ceux qui n'en veulent pas ont droit de se grouper suivant leurs sympathies respectives. Toutes les manières d'entendre le christianisme sont égales en droit. L'unité de mesure du christianisme individuel est dans la Sainteté. Le meilleur chrétien c'est le chrétien le meilleur. [...] Le vrai Christianisme, c'est la religion pratiquée par Jésus, la religion qui remplissait son âme et qui se manifesta par sa vie, et non la religion faite après lui, à propos de lui. [...] Le pseudo-Christianisme substitue au Dieu de Jésus le Dieu Jésus. Cette seconde forme du christianisme affirmée au IVe siècle dure encore et domine encore, après quinze cents ans.

Amiel propose du Christianisme la définition suivante.

Sont chrétiens tous ceux qui se réclament librement de Jésus, pour leur vie religieuse, quelque opinion qu'ils confessent d'ailleurs sur la nature, la personne, et l'oeuvre de Jésus, et par exemple, qu'ils voient en lui leur guide ou leur modèle, leur lumière ou leur consolation, leur Sauveur ou même leur Dieu.
L'Unitarisme sera la troisième forme du christianisme, quand la seconde sera généralement reconnue comme superstitieuse. - Ce temps paraît loin. (29.10.1870.)

Quelques mois après son échange de vue avec Carmel concernant Parker, Amiel notera:

... le méthodiste dira frère à un filou qui marmottera les formules préférées, et criera Raka, Retro Satanas, à un Unitaire, fût-ce un Channing ou un Parker. (24.3.1880.)

Le 28 septembre 1879, visite à Carmel. Il en rend compte le lendemain dans son journal.

Son entorse au pied droit la condamne à une réclusion qui risque fort d'être prolongée. Elle entend aussi la conversation d'une manière bien fatigante pour elle : qu'on touche un point, elle part et entreprend un gigantesque monologue presque sans respirer; on ne peut intervenir; elle n'écoute qu'elle-même et ne sort pas de son cercle enchanté. Elle s'intéresse certainement à ses amis, mais sans entrer dans aucune circonstance, et sans demander aucun détail. Ce que ceux-ci éprouvent, désirent, pensent, font, souffrent est un sujet insignifiant. Il est curieux que la préoccupation religieuse produise ce résultat. L'outrance de la charité théorique se transforme en personnalité absorbante. On croit s'offrir en holocauste et, en dernière analyse, on n'est pas sorti de son moi. [...] Le sujet qui occupe depuis une année cette rêveuse amie c'est de savoir si la maladie est une faveur ou une épreuve, et si l'on peut demander à Dieu la guérison. Elle ne le croit pas, et s'est brouillée avec ceux qui estiment que l'activité chrétienne vaut encore mieux que la souffrance. Et voilà les subtilités byzantines dont se repaissent les piétés oisives. Et l'on cesse de voir les malades, parce qu'on ne sait si l'on peut les encourager à la prière de délivrance! [...] La conscience des oisifs cherche la petite bête, et sa manière de refendre les cheveux en quatre, n'est qu'un stratagème inconscient pour éluder la peine.

L'analyse des défauts de son amie lui fait faire un retour sur lui-même.

Cette stérilité verbeuse me donne une leçon grave. Dans mon genre, n'ai-je pas le même tort? Ne suis-je pas aussi un chimérique, un cerveau creux, un faiseur d'embarras, un assembleur de nuages, un raffiné? Il est vrai que je professe, que j'écris, que je publie, que je sers à plusieurs et à diverses choses. Mais il est certain aussi que je complique toutes mes tâches, et que j'ai négligé les utilités essentielles de la vie. Je n'ai été ni époux ni père, presque pas citoyen et j'ai vécu en anachorète, en rat retiré du monde. Je lis ma sottise et ma faute dans un miroir grossissant. Cela rend modeste. (28.9.1879.)

N'est-ce pas reconnaître aussi que Carmel n'a pas cessé de l'intéresser?

Après trois mois de silence, nouvel orage : la lettre de Carmel, reçue le 31 décembre 1879, est une "criarde dissonance" parmi les lettres de voeux. Pourquoi cette lettre agressive de Carmel? Le silence d'Amiel après leur dernière rencontre, fin septembre, a-t-il été mal interprété?

Pauvre Carmel, elle a la dévotion acide et l'ingratitude blessante. [...] Toute sa lettre est une insulte, et une insulte lâche qui m'a scandalisé. Quand une femme s'abrite derrière la haute piété, elle est indigne à coeur joie, exactement comme un prêtre; elle abuse deux fois de la robe pour se dérober au châtiment qu'elle mérite. Je crains que cette lettre [...] n'ait tué raide mon amitié pour l'Epine-vinette devenue empoisonnée. [...] Que ferait de plus un ennemi? Tout ce que je fais, je dis, j'écris est mal interprété. La dévotion est vipérine; elle a comme la jalousie les yeux verts. Carmel prétend au sublime; elle n'oublie que les vertus élémentaires. [...] La conversion peut servir de prétexte à une prodigieuse dilatation du moi. [...] J'ai été licencié d'office. C'est peut-être un soulagement. (31.12.1880.)

Le 5 janvier 1880, Amiel relit la lettre de Carmel.

... elle m'indigne encore plus que la première fois, car depuis la seconde ligne elle est jusqu'à la fin mordante, blessante, outrageante avec intention.

Amiel y revient les jours suivants. Les 16 et 20 janvier, il évoque "l'incroyable agression de Carmel", celle "qui caresse avec des orties". Le 20 février, il constate qu'Elisabeth Guédin n'a pas accusé réception de l'exemplaire de son recueil de poésies intimes, Jour à Jour, qu'il lui avait envoyé pour la Noël.

Le 23 mars, il reçoit une lettre de Carmel qui l'indigne au point d'éviter de citer son nom dans la longue note qu'il rédige, seul sujet de ce jour-là.

Il y a une vipère dans toute dévote, un être cruel et lâche, qui abuse de son privilège de femme pour insulter et du titre usurpé d'amie pour déchirer ceux qui ne lui ont fait que du bien. J'en connais une qui a trouvé agréable de m'outrager pour mon Nouvel An, et qui trouve édifiant de m'empoisonner pour mes Pâques. Que de venin dans ces âmes méchantes, qui se croient confites en sainteté. [...] S'avouant corrompues jusqu'à la moelle mais sauvées par faveur gratuite; elles en profitent pour faire de tous les autres des pendards à leur image, et des pendards qui n'ont point en poche leur billet d'exemption. [...] O méthodisme, voilà de tes coups. [...]

Amiel est blessé. Il répond à Carmel le lendemain.

(Midi). Ecrit ma réponse à la lettre d'hier qui m'a indigné. Rupture des rapports. Cessation de la correspondance. Demandé l'échange des lettres. - Encore une ennemie mortelle, qui ne me pardonnera pas les torts qu'elle a eus envers moi. Et je sais ce que peut sa langue! Mais n'importe! Je ne puis tolérer ces offenses perpétuelles, ces interprétations ignominieuses de tout ce que je fais, je pense, j'écris ou je dis. (24.3.1880.)

Son journal l'aide à libérer son émotion. Il consacrera plus de quatre pages ce jour-là à la crise. La colère fait place à une réflexion critique qui passe de Carmel aux bigots, s'étend au cléricalisme, enfin au Christianisme.

 

Le christianisme pensait apporter la vérité, l'amour, la douceur; la chrétienté a été une longue mêlée d'erreurs, d'animosités, de persécutions. Ce qui trompe toujours quand on parle de lui, c'est qu'on s'en prend à l'étiquette, au programme, tandis qu'il faut considérer les effets réels. [...] Donc la Révélation n'a pas répandu des torrents de clarté même sur les questions les plus simples et les plus élémentaires. Les gens ne savent pas même à cette heure ce qui constitue le bon chrétien, le vrai chrétien. [...] C'est en faveur de ce qu'il ne sait pas que l'homme a toujours été le plus ombrageux et le plus susceptible. C'est pour une diphtongue qu'on s'est massacré à Byzance. (24.3.1880.)

L'affaire le poursuit tout le jour.

(6 heures soir.) La cicatrisation ne sera probablement pas très longue. L'inintelligence et l'injustice me refroidissent tellement que l'ablation d'une ex-amitié ne saurait être une cause tenace de douleur. [...]

Amiel ne se fie pas seulement à ses propres lumières, il consulte Fanny Mercier.

(10 heures soir.) C'est fait, la lettre de rupture est à la poste, et j'en ai pris copie. Fida, à qui je l'ai soumise par défiance de mon émotion, m'écrit.
Elle est grave et digne, sans colère mais terrible dans ses reproches et ses conclusions. C'est bien ainsi qu'un ami justement peiné peut et sans doute doit écrire, mais la sentence me semble, même dans son calme, si écrasante que je voudrais intercéder pour l'amie injuste... Une femme peut être tellement trompée par d'autres femmes.

Ce mot l'amène à soupçonner que la cause de l'agressivité de Carmel pourrait provenir de sa jalousie à l'égard de Berthe Vadier ou encore de l'effet de propos calomnieux.

Le lendemain, 25 mars, il reste encore sous l'impression de cette dispute épistolaire.

(9 heures matin.) Ma lettre doit être arrivée. Je devine sans peine comment on s'arrangera pour me donner tort et pour présenter la chose à soi et aux autres. [...] Les dévotieux qui offrent à Dieu leur croix, ne s'aperçoivent guère de celle qu'ils imposent gratuitement à leur prochain. Ce n'est pas eux qui commencent les bonnes oeuvres par les gens de leur maison. [...]

Deux heures et deux pages de réflexions après, Amiel constate :

(11 heures matin.) Mes petites effervescences intérieures sont passées. La plume a fait son office hygiénique. Elle a soutiré mes ennuis et mes irritations. Que m'importent les méchancetés des uns, les fredaines des autres? Le ciel est bleu, le soleil printanier inonde ma chambre; j'ai des fleurs, des livres, du loisir; le portrait de ma mère me dit de bonnes choses; j'ai de l'autre côté de la paroi une affection qui me protège [Berthe Vadier]; j'ai au bout de la rue une autre amitié qui m'édifie, et qui me fait voir vivantes la pureté, la fidélité, l'énergie, la moralité [Fanny Mercier]. J'oublie tout ce qui indigne ou dégoûte, et je rentre dans la quiétude. L'élasticité de la sagesse me revient. Toute impression trop pénible est une menace faite à la santé, parce qu'elle est une perturbation de l'équilibre. (25.3.1880.)

Le temps, la réflexion et le journal ont fait leur office. Le froissement est passé. Le lendemain, jour de Vendredi-Saint, Amiel fait retour sur lui-même, "ce n'est pas l'heure de la justice, mais de la miséricorde".

(9 heures matin.) Je m'éveille avec un peu de tristesse. L'exécution de hier me paraît rude. Quelque chose en moi plaide les circonstances atténuantes. Je me rappelle toutes les bonnes choses du passé. Je deviens faible. Défendre son honneur ne me paraît plus si indispensable, si légitime, si sage. L'irréparable est tellement solennel. Une femme est une créature si fantasque, si changeante. Ai-je eu tort de m'indigner et de céder à mon imagination? Je regrette presque d'avoir châtié, d'avoir fait souffrir. Je ne voulais que cesser les rapports et couper court à une manie dangereuse. Il y avait deux manières : la manière muette, savoir ma carte et deux lignes? elle m'a paru discourtoise, on ne condamne pas sans énoncer de considérants. Restait la manière nette et précise : "Vous avez brisé le fil d'or et récidivé; séparons-nous; rendons-nous nos lettres." [...] Ce n'est donc ni ma raison ni ma conscience qui murmurent de l'amputation de hier; c'est tout simplement le coeur. Une mère pleure en secret du châtiment qu'elle a dû infliger. Les péchés contre l'amitié doivent être punis, mais il est dur de punir ceux qu'on aime ou qu'on a aimés.

Et si Carmel prétend qu'elle a brûlé toutes mes lettres, que ferai-je? Je ne sais. La réciprocité serait le plus simple. Mais jamais une dévote ne croit à la parole d'un autre [...] La femme est aussi éloignée de la justice que le prêtre; elle insulte, elle médit, elle calomnie, elle déchire [...] (26.3.1880.)

^

Apaisement (avril 1880-1881)
^


Quelques jours après l'envoi de sa lettre, Amiel reçoit quelques mots conciliants de Carmel. Elle promet d'écrire plus longuement sous peu.

Ceci m'a fait plaisir, car je n'aime ni la guerre ni la rupture, et je craignais d'avoir été un peu brutal dans mon indignation. (2.4.1880.)

Amiel est rassuré. Son journal ne contient que quelques allusions à Carmel jusqu'au 18 août.

Enfin lettre de Carmel [...] Lettre insignifiante et de nouveau évasive, qui ne me fait aucun plaisir et ne raccommode rien. Huit mois de recueillement pour un fiasco pareil.

Le 24 août...

...lettre à Carmel (je lui demande ce qu'elle entend par amitié, puisqu'elle se croit une amie en pratiquant l'inimitié intime).

La santé d'Amiel se dégrade. Il fait le compte de ses amitiés.

 

Mais ce qui est sûr, c'est que je suis comblé; car après tant de ruines et d'amputations, il me reste encore deux amies qui rivalisent de tendresse et de dévouement pour le vieux professeur à barbe grise. D'autres attachements ont péri par la mort ou le silence. Mais combien à l'étranger me sont restés fidèles [...] combien de nouveaux sont venus à mes devants [...] Qui sait si Elisabeth Guédin et Philine, tout en s'éloignant en apparence, ne m'ont pas conservé leur sympathie? [...] J'ai vécu en curé, mais bien des mains de femme m'ont été furtivement tendues, bien des coeurs de femme m'ont été ouverts jusqu'au fond. Salomon pudique, j'ai eu aussi mon sérail de tendresse, et j'ai possédé bien des âmes. Cette polygamie idéale et mystique est peut-être le privilège des poètes. (11.9.1880.)

A l'occasion de son anniversaire, Amiel constate que seule manque une lettre d'Elisabeth Guédin.

Carmel seule donc fait défection et c'est la moins excusable. Mais la haute piété empêche que les écailles tombent des yeux et que l'on s'humilie de ses torts. La dévotion se substitue à l'honnêteté et dispense de la justice. Et encore, qui sait? Il ne faut désespérer de personne. Eriphile [Louise Hornung] a bien été ramenée. (26.9.1880.)

Le 24 octobre, "lettre à Carmel (à propos de la mort de sa tante)". Le 26, il reçoit une lettre d'elle.

... "qui me retrouve enfin" (c'est-à-dire qui ne se reconnaît aucun tort et qui veut bien m'absoudre du chagrin qu'elle m'a fait, dès que je ne lui en parle plus).

Le 24 décembre 1880, Amiel écrit onze lettres, dont une à Carmel.

L'état de santé d'Amiel s'aggrave, il lui reste cinq mois à vivre. Son journal contient encore quelques allusions à Carmel : à propos de son aversion pour le mariage (1.4.1881) et "son dévouement imaginaire" (13.2.1881). Amiel semble avoir oublié qu'Elisabeth Guédin a soigné son père malade pendant plus de trois ans et qu'elle a été aussi la garde-malade de sa mère.

Le 14 mars 1881, "Bonne lettre de Carmel (répondu à lettre vue)"; le 17 avril, "Reçu deux lettres, dont l'une de Carmel (à laquelle je réponds sur l'heure)".

Le journal s'arrête le 29 avril.

Amiel meurt le 11 mai 1881 dans la pension Chappuis que les dames Benoît, la mère et la fille (Berthe Vadier), avaient reprise en 1879.

Fanny Mercier hérite de tous les papiers d'Amiel. Quelques mois après sa disparition, elle rend à Elisabeth Guédin toutes ses lettres. Elles n'ont pas réapparu depuis.

^

Annexe :
Liste des extraits de lettres d'Elisabeth Guédin reproduits dans le Journal intime d'Amiel
^


Nous soulignons les dates où l'on trouvera les extraits les plus importants et les plus révélateurs des lettres d'Elisabeth Guédin.

Dates du Journal intime
2.11.1871
26.12.1871
28.6.1872
15.7.1872
27.6.1873
29.6.1873
1.7.1873
6.7.1873
12.7.1873
15.7.1873
22.7.1873
23.7.1873
27.7.1873
31.7.1873
22.8.1873
23.10.1873
7.5.1874
14.2.1876
20.2.1877
28.4.1877
23.5.1879
22.6.1879
26.10.1880

^

^