JOHN BRAILLARD A
AMIEL
Montbrillant,
ce 21 février 1861
Mon cher Amiel,
(car je ne vois pas d'inconvénient à me
servir de cette banale formule).
Si j'avais du goût pour les récriminations
et les explications ta lettre me fournirait un
[pré)texte excellent. Mais à quoi bon
user sa langue et son papier inutilement. Je ne t'en veux
pas; je trouve simplement qu'il est bien tard pour te
douter du fossé qui se creuse entre toi et moi.
Depuis quatre ans, c'est-à-dire depuis mon retour
de Russie, je t'ai toujours vu affecter à mon
égard des airs et une désinvolture de
mauvais goût; tu t'es appliqué à me
faire sentir ta supériorité. Je te
répète que tu n'as pas eu le talent de me
fâcher, mais tu ne dois pas t'étonner que
ces procédés de la part d'un ancien
camarade aient amené un refroidissement. Tu
comprendras également, pour peu que tu connaisses
mon caractère, que je ne suis pas homme à
me laisser imposer. Je ne reconnais de
supériorité que celles que j'accepte
librement. Je pourrais entrer dans des détails
circonstanciés, mais ce serait trop long.
Un seul détail pourtant. Aux avant-derniers
examens de l'Académie, je faisais partie du Jury,
moi quatrième, avec trois professeurs. Tu t'assis
carrément sur le fauteuil de la présidence;
puis le bedeau entra et demanda si le nombre des feuilles
pour marquer les balles était suffisant. Tu
répondis en regardant tes deux collègues:
nous sommes trois, il y a trois feuilles cela suffit. Et
les feuilles furent ainsi distribuées entre vous,
tandis que je tournais ma canne entre mes doigts. Je ne
dis rien et je me retirai quelques minutes après.
Or d'après la loi le jury représente le
Département et le professeur n'est là qu'en
seconde ligne. Il est certain que je n'avais nullement
l'intention de revendiquer rigoureusement mon droit, mais
ce que tu t'es permis à mon égard, fit que,
l'année suivante, je déclinai mes fonctions
de Juré, et je les déclinerai
jusqu'à la prochaine révision de la loi de
l'Instruction publique, où la position respective
des Jurés et des professeurs sera mieux
déterminée.
J'ai des centaines de faits semblables à te citer
pour légitimer la position que j'ai prise
vis-à-vis de toi. Tu oublies continuellement que
si tout le monde n'a pas ton talent, chacun du moins a sa
petite dose d'amour-propre plus ou moins légitime,
que chacun se sent un mérite plus ou moins grand,
qu'enfin chacun est susceptible d'avoir parfois des
idées. Toi et un autre que je ne veux pas nommer,
vous manquez complètement de tact et de sens
à ce sujet. A vos yeux, je ne suis pas un homme
sérieux, je ne suis pas au courant des questions,
et vous me prenez en pitié. Faites, mes bons
messieurs, je ne m'en offense pas, mais vous permettrez
que je n'éprouve pas un grand charme à ces
manières dégagées que vous prenez
avec les personnes que vous ne jugez pas
nécessaire de ménager et de flatter.
Tu me permettras aussi de ne pas regarder comme
sérieux cet appel que tu fais à notre
ancienne amitié. Si ma mémoire est bonne,
je ne crois pas que tu aies jamais cherché
à beaucoup te rapprocher de moi. Il est vrai que
je ne pouvais te servir en rien, qu'il n'y a rien dans ma
position sociale qui puisse attirer. Que veux-tu. Tout le
monde n'est pas destiné à jouer un
rôle sur cette terre. Je me contente de mon petit
bien-être, au sein de ma famille, et j'ai pris pour
maxime: Vivre de soi et indépendamment des autres.
Tu es venu me voir deux fois pour affaires à mon
retour; nous sommes de simples connaissances et c'est toi
qui a créé cette position, c'est toi qui a
fait nos relations ce qu'elles sont. L'amitié vit
d'épanchement, d'égalité, d'estime
mutuelle, d'abnégation, d'aménité et
autres ingrédients difficiles à rassembler.
Il n'y a pas d'amitié possible entre celui qui
prétend à dominer et celui sur lequel on
essaie d'exercer cette domination.
Je suis obligé d'abréger. On aurait
dû te dire tout cela depuis longtemps, au lieu de
te flatter. Tu ne vois pas dans quel chemin tu es
entré et tu n'entends pas ce qui se dit de toi et
de l'autre en question. Tu le sauras plus tard; je ne
suis pas chargé de t'en faire part.
J'ai tort d'écrire si longuement. Je ne voudrais
pas te faire croire que mon amourpropre a
été blessé par tous tes
procédés à mon égard. Depuis
que j'ai pu apprécier ce que valent les anciennes
amitiés, je me suis fait une loi de dégager
mon moi de toutes les influences extérieures et
aujourd'hui que toutes les illusions de la
vingtième année sont évanouies, je
me sens à l'abri des tuiles que les autres me
lancent et cuirassé contre ces coups
d'épingle dont on ne se prive pas entre amis et
bonnes connaissances.
Je ne t'en veux donc pas, je n'ai aucune mauvaise
disposition à ton égard, mais je ne veux
pas subir à l'avenir ce manque de
procédés dont tu commences à peser
les conséquences. L'institut n'en souffrira
nullement. D'ailleurs, tout en ne demandant rien, en
n'attendant rien des autres, je ne ferme la porte de mon
coeur à personne pour l'avenir. Ce que tu seras je
le serai. Je ne veux point d'explications; je crois
inutile que nous fassions une promenade ensemble.
Réfléchis à ce que je viens de te
dire. Si tu crois que j'ai tort, restons-en là. Si
au contraire je vois un changement dans tes
manières à mon égard, je ne me ferai
pas tirer l'oreille pour modifier mes
résolutions.
Pour répondre enfin à ce que tu me demandes
à la fin de ta lettre je te dirai
1) que je n'ai aucune
nouvelle récente de Barbezat. Il
était mieux il y a huit jours, mais un mieux
insignifiant. J'estime sa santé
irrévocablement atteinte.
2) Je n'ai point de papier officiel grand
format.
3) La gravure coûte 4 F. Tu n'as pas besoin
d'une note. Porte ces 4 F en compte et voilà
tout.
4) Expédie le manuscrit n° 2 à
M. Alfred Rochat docteur, Enge, Bleicherweg, 4
Zurich.
Sur ce je te réciproque ta
poignée de mains et te prie non pas de croire
à ma profonde amitié, je mentirais, mais
à mon sincère désir de te voir
heureux et en bonne santé.
J. Braillard
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote: Ms. fr. 3086, f.
131-137.
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Commentaires d'Amiel :
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21.2.1861
24.2.1861
16.2.1861
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IV - p.71
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5 septembre 1868
Mon bien cher frère,
Si je t'avais su à Genève je t'aurais
écrit plus tôt et j'aurais renouvelé
mon invitation lors du diner des Cougnard et Guillermet
(Mais alors je crois que tu étais à
Lausanne).
Je fus si renversée de ta communication au sujet
de la veuve en question que je n'en suis pas encore
remise. Avoir eu dans sa main tant de charmantes
occasions, tant de doux et frais visages, tant de coeurs
jeunes et aimants;... santé, gaîté,
jeunesse... pour finir par se trouver en face d'une
semblable personne! hélas - faut-il être
malheureux! Mais j'espère que tu aurais
regardé la chose sous son vrai jour et que ce que
tu as trouvé bon pour une distraction ne deviendra
certes pas un fait accompli.
Tu sais fort bien que dans les petites villes on sait
tout, et tu dois bien penser que toi pas plus qu'un autre
tu n'es à l'abri de nos commérages.
Tu as souvent fait ta cour et même une cour suivie
à bien des demoiselles que tu plaçais sur
la sellette, puis les examens faits et le sujet
trouvé au-dessous du maximum une fois mis au rebut
tu passais à une autre épreuve. Voici ce
que les personnes mises en demeure de te plaire n'ont pas
manqué de nous répéter sur tous les
tons à Fanny et à moi. Les mariages
manqués ont amené de la curiosité et
peut être un peu de méchanceté. On a
su que tu allais ici, là; que tu étais en
société intime avec celle-ci, avec
celle-là. De cette façon les gens ont
mené leur langue. Quant à la veuve de
mauvais aloi, il y a des années qu'on nous en
avait parlé; nous avons pensé qu'elle
était un passe-temps, comme tant d'autres hommes
vous avez l'habitude de vous en donner [?] et
nous n'y avons, tant Fanny que moi, prêté
aucune attention, jetant un voile épais sur ce qui
ne nous regardais pas.
Tu penses bien que ceux qui t'ont rencontré te
promenant sur la Tranchée à des heures de
nuit inconcevables avec ladite personne, qui t'ont
ensuite vu fréquenter la rue Beauregard; qui plus
tard t'ont vu à Blonay en partie fine, tout cela
n'est pas resté au fond du sac. Caroline de son
côté n'a pas cousu sa langue; elle a vu que
vous l'aviez prise pour porter la chandelle, et elle s'en
est allée te laissant avec la dame en disant ce
qu'elle avait vu, compris, etc. etc.
. Lors des affaires de Carouge on nous en est venu
compter [sic] de mille endroits disant que tu
avais des bâtards de ci de là, que sais-je
encore!!! que c'était la personne en question qui
t'avait détourné d'Anna, que c'était
une fine rouée... ayant confectionné des
manteaux qui recouvrent de sales vêtements, elle
savait mieux qu'une autre que ces surtouts cachaient bien
ce qu'on doit tenir et cacher à tous les yeux.
Qu'un bon mariage avec un honnête homme la
remettrait en selle, etc. etc.
Tu comprends si nous fîmes la sourde oreille, ne
voulant rien entendre ni rien comprendre de ces vilaines
insinuations. Nous avons su par les cousines tout ce dont
on avait lassé [?] les oreilles de ces
pauvres et malheureux Droin... Demande-le seulement
à tante Julie? Si tu avais pu savoir tout ce qu'on
disait et savait je pense que tu n'aurais pas agi ainsi
que tu l'as fait avec eux. Enfin, tu es meilleur juge de
tes affaires, car tu n'as jamais pensé que tes
soeurs, ces amies les plus tendres et les plus
dévouées que tu trouveras jamais, tu n'as
jamais trouvé dis-je que nous fussions dignes de
ta confiance. Quant à cette triste histoire, si tu
pouvais lier tout ce qui s'y rapporte avec une pierre et
couler le réel et le fictif dans un puits profond
ce serait une bonne affaire. Je ne peux pas croire que tu
veuilles volontiers lier ton sort à celui de cette
personne, car si tu ne veux pas volontairement coudre de
rudes écailles sur tes yeux, tu verras que cette
personne n'est pas une compagne convenable pour M. le
Professeur Amiel ni [plusieurs mots illisibles]
sortable et possible à la famille? Tu dois bien
comprendre que ni pour Fanny ni pour moi elle ne
deviendra jamais une soeur ou une parente quelconque.
Tu me dis " N'apporte pas de l'affliction à
l'affliÇjé ". Serais-tu vraiment assez
affectionné à cette femme pour être
dans l'affliction en la perdant? Alors [?] toi
qui es libre garde ta maîtresse et reste
célibataire, c'est bien simple! Qu'as-tu donc pour
t'attrister et te rendre si sombre et si misanthrope. Tu
t'es retiré de nous chaque année toujours
plus. Tu n'es plus allé chez Fanny avec affection
et abandon, tu n'es plus venu chez moi qu'en passant et
en visite. Plus de gaité, plus d'abandon, plus de
causerie, plus d'élan et de [mot
illisible]. Tu es devenu sévère pour
toi et pour les autres, économe jusqu'à la
lésinerie et à l'avarice pour toi et pour
tes vêtements [trois mots illisibles] le
commerce de la vie [trois mots illisibles] que
pour ce qui concerne les gens de service ou ceux qui
vivent de nous en ce monde.
Tu as vécu seul, cependant il n'est pas bon que
!'homme soit seul, te suffisant à toi-même,
ennuyé du monde, ennuyé des
étudiants que tu n'aimes guère et qui ne
t'aiment pas non plus. Fatigué de tes parents et
de tes amis, enfin malade de coeur. Toi qui étais
si charmant, si caressant, si causeur qui [sic]
agréable en société, et quelque fois
si heureux! Qui mon Dieu t'a changé ainsi? Il faut
qu'une influence délétère ait agi
sur toi sans que tu aies eu conscience de l'effet
produit; car tu n'es plus toi-même, et si tu
pouvais être juÇje comme ceux qui
t'entourent, tu serais étonné du changement
qui s'est opéré en toi. Reviens à
nous, redeviens ce que tu étais, fuis ces gens
odieux qui t'éteignent avec leur vulgaire
éteignoir!! Je t'en prie mon chéri
retourne-toi et vois le passé qui te crie reviens
à nous. Nous sommes toujours les mêmes nous,
et si tu n'as guère sympathisé avec nos
chers maris, je ne sais trop pourquoi? Nos maris
[?] Fanny et moi sommes toujours là, te
défendant toujours du bec et des ongles et toutes
heureuses de te revoir aimable par éclairs,
affectueux, gracieux et sympathique comme tu
l'étais autrefois.
Tu t'es fait une vie à part, mystérieuse et
soi-disant cachée qui se trouve pourtant
très transparente pour ceux qui ont
quelqu'intérêt à percer le voile qui
doit te recouvrer. Fanny et moi n'avons pas ouvert la
bouche de ton affaire, pas plus que mon mari; mais tes
lettres adressées chez T... qui n'a pas
manqué de voir l'écriture de mon mari, et
par deux fois la mienne. Il s'est enquis de ce que
pouvait signifier cette correspondance etc. etc. J'ai
cherché un prétexte insignifiant, mais cela
n'empêche pas qu'il serait bien plus simple d'avoir
un autre bureau d'adresses si tu crains qu'on ne
reconnaisse l'écriture de tes correspondants.
A présent, que sait tante Julie? Tu me dis que je
peux causer avec franchement mais qu'il faut respecter
ton secret - si secret il y a - c'est-à-dire qu'il
vaut mieux ne pas aborder le sujet " Amiel et Compagnie"
n'est-ce pas? Tu me parlais d'une charmante Vaudoise,
qu'en fais-tu donc? Si tu n'es pas empoisonné pour
le reste de tes jours par cette intrigante, ma foi il
serait bien à désirer que tu te mis en
route pour quelque beau et lointain voyage? Je crois en
somme que c'est ce qui te serait le plus salutaire. Tu
vis beaucoup trop seul, tu ne vois plus les choses sous
leur vrai jour et tu te ronges, t'ennuie, et te noircis
de choses qui ne valent pas un fétu! Va mon bien
chéri, prends ton porte-manteaux et fuis vite
à l'horizon sur l'aile d'une fine frégate
ou sur quelque léger railway!... Va te retremper
avec l'espèce humaine, qui si elle a de bien
mauvais côtés en a cependant quelques bons.
Tu te raccrocheras à la science, aux
curiosités, aux aventures du voyage! Tu ne serais
plus triste, plus sombre, plus chagriné. Donne-moi
[mot illisible] adresses bien nettes et je te
tiendrai au courant de nos événements
domestiques, cela te fera plaisir peut-être.
[Dans les marges :]
Je suis bien aise que tu aies vu Ernest et qu'il t'ait
fait plaisir - il est resté simple et bon
garçon tout en ayant beaucoup acquis. Il a une
forte mémoire et le désir d'apprendre.
Adieu je t'embrasse tendrement.
P.s. Je t'en prie ne soit pas fâché de cette
lettre et brûle-la bien vite, mais je n'ai pu
retenir ma plume car mon coeur était plein et
quand veux-tu qu'on cause on ne se voit jamais! et c'est
pour moi un bien grand désir que de contribuer si
faire se peut de te tirer du bourbier ou tu es
enterré, enferré, englouti [quelques
mots illisibles]
Si tu avais au moins su faire comme Eugène qui a
mis la main sur une charmante et digne femme.
Dis-moi es-tu vraiment affligé et malheureux? Que
puis-je faire pour toi, dis-le moi je m'y emploierai.
J'ai demain dimanche 6 septembre [illisible]
diner des [illisible], etc. etc.
Si tu venais voir ce qu'est cette fraîche fleur
[?] du Chasserai [?] ce serait peut
être aussi agréable pour toi que pour nous -
Elise restera 8 ou 10 jours.
Si tu étais charmant comme autrefois tu viendrais
une journée à Asnières, fin de la
semaine vers le 10, 11, 12 ou 13 courant. Y aurais en
séjour depuis Lundi 7 Me _fin du prénom
illisible] Rével sa fille.
Adieu encore, je t'embrasse ainsi que Paul de toutes mes
forces,
Laure.
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote:Ms. Ir. 3.109, f. 40-43.
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Commentaires d'Amiel :
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09.09.1868
10.09.1868
11.09.1868
12.09.1868
13.09.1868
14.09.1868
15.09.1868
16.09.1868
19.09.1868
20.09.1868
21.09.1868
26.09.1868
01.10.1868
26.07.1869
27.07.1869
28.07.1869
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VII, p. 362
VII, p. 363-364
VII, p. 365
VII, p. 365-367
VII, p. 367-370
VII, p. 370
VII, p. 375-376
VII, p. 376-378
VII, p. 390
VII, p. 392
VII, p. 396
VII, p. 396
VII, p. 417
VII, p. 912
VII, p. 913
VII, p. 913
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Asnières, le 18 septembre 1868
Mon Dieu! que je suis désolée de t'avoir
écrit, mon pauvre cher frère, si j'avais pu
penser t'affliger comme je l'ai fait, jamais, non jamais!
je ne t'aurais expédié cette sotte lettre.
Mais vois-tu mon pauvre chéri j'avais si souvent
entendu rebattre les mêmes choses en ajoutant
"c'est bien fâcheux qu'on ne le dise pas à
Fritz car un bon averti en vaut deux", que sottement,
bêtement je t'ai dit tout ce que je savais et ne
vas pas croire que j'y ai ajouté foil Oh non
certes! Seulement je me disais "Fritz saura ce qu'on dit
et il fera taire les méchants les
médisances et les calomnies que l'on entend
répéter; je croyais te rendre service. Je
t'en demande pardon une seconde fois, et sois
assuré que jamais plus pour personne au monde je
ne répéterai ce que j'entendrai dire.. Je
ne suis ni méchante, ni vile, ni médisante.
J'ai mal fait et je le regrette. Embrasse-moi je t'en
prie et pour l'amour de mon enfant chéri, ne garde
rien d'amer en ton coeur pour moi? Le veux-tu? Ne me
parle jamais plus de rien de ce qui a trait au
passé et quoi que tu fasses désormais sois
sûr que je ne me permettrai plus aucun blâme
à ton égard. Si je peux faire quelque chose
pour toi de bien dis-le moi je m'y emploierai.
A toi de coeur,
Laure
[Dans les marges :]
Mad. [illisible] a passé 10 jours à
Asnières avec sa fille, qui est une excellente
fille, et la cousine Brandt. Fanny y est aussi venue 2
jours avec Alice. Le temps a été
très beau et ces dames ont eu l'air assez
contentes. Tante Julie sa plaint toujours [? Suivent
trois lignes biffées] est-elle peu gaie et se
plaint-elle continuellement. Je n'ai pas beaucoup joui de
ces visites ayant eu beaucoup à faire. Seule avec
les dames et mon petit Paul. Ernest est encore pour 15
jours avec nous. On parle d'un grand tremblement de terre
au Pérou et de 30.000 h. et de morts
engloutis.
Je ne pourrai t'écrire pour le 27 ta fête -
pour cet anniversaire oublie la peine que je t'ai faite
involontairement, je t'en prie.
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote: Ms. Ir. 3109, 1. 46.47.
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Commentaires d'Amiel :
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20. 9. 1868
26. 10. 1868
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VII, p. 392
VII, p.446
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Aix, 11 janvier soir ou 12 matin ?? 1869
Cher vieil ami,
Je n'écris plus. La vie est emportée d'un
trop rapide mouvement. Où s'en vont les heures,
l'une sur l'autre précipitées? Qui l'a su
jamais? Autrefois, il me semble que l'étoffe de
l'existence était plus ample, et qu'il y en avait
assez pour couvrir toute la surface des devoirs, et
au-delà même. Aujourd'hui, s'est-elle
rétrécie, qu'elle fasse ainsi
défaut? Les journées se sont-elles
attelées à quelque plus puissante machine,
qui les emporte à la Crampton? Ou, en
vieillissant, notre pas, nos mouvements, nos
pensées, sont-ils donc devenus plus lents, et ne
pouvons-nous plus rejoindre ce formidable coureur, le
Temps, qui nous distance
désespérément? Je ne sais, mais il y
a là un phénomène qui
m'épouvante. La partie n'est plus égale. Il
n'y a plus même de lutte à essayer. Nous
sommes vaincus et débordés par la
multiplicité croissante de la tâche. Et
quand arrive le soir, quand vers onze heures la porte de
mon cabinet se ferme enfin, et que je puis commencer ma
journée à moi, c'est avec une immense
lassitude physique et un découragement moral
immense que je compte tout ce que je devais faire et que
je n'ai pas fait, toutes les mains qui se sont tendues
vers moi depuis le matin et qui n'ont rencontré
que le vide, toutes les choses que je n'ai pu même
entamer, tout un monde d'arriérés, que
demain accroîtra dans la même proportion.
Tout le jour pourtant j'ai appartenu à tous.
Professeur, j'ai donné mes leçons ou mes
cours; pasteur, j'ai prêché;
catéchiste, j'ai fait mes instructions
religieuses; visiteur, j'ai gravi les étages du
pauvre et de l'affligé, de maison en maison,
protestants, catholiques, tout ce qui me réclame
et m'attend; médecin, j'ai eu mes chevets de
souffrance à ranimer, et mon cabinet qui a
été plein; homme d'affaires, j'ai eu
avoués, avocats, juges, administrations à
voir, pièces à réunir, dossiers
à expédier; aumônier, j'ai fait la
tournée des longues salles d'hôpital, des
étroites cellules des aliénés, des
préaux de la prison, des ateliers de l'Ecole
Impériale, de l'infirmerie de l'Ecole
préparatoire, des classes des écoles
normales ou des écoles primaires; j'ai
été cent fois raccroché dans la rue,
ou interpellé par quelqu'un qui a besoin de moi, -
tous à peu près; - entre deux, j'ai eu
quelques visites à rendre, quelques relations
sociales à maintenir. Tout cela
précipitamment, au pas de course, haletant comme
un cheval de fiacre. De temps en temps, un trou se fait
dans ces heures étroitement serrées et
remplies: on m'attend à six, dix, vingt lieues; un
malade, un agonisant, une famille dans la
détresse; et il faut que j'y coure.
Essoufflé, las d'une incessante et insuffisante
activité, qui n'a jamais de relâche, si je
rentre, voici des pauvres, qu'il faut écouter,
soulager, pour lesquels il faut être
ingénieux comme un pauvre que je suis
moi-même; il faut leur trouver à coucher,
à manger, souvent à se chausser,
quelquefois à se vêtir, quelquefois à
les mettre en chemin de fer ou en diligence. J'en ai
comme cela quinze cents, dix-huit cents par année;
et il faut opérer pour eux le miracle de la
multiplication des pains. En voici d'autres, qui ont
besoin que je leur rédige une lettre, que je leur
remette de longues recommandations explicatives. D'autres
qui veulent une place, du travail; il faut que je
ressorte avec eux, que j'aille les présenter,
plaider leur cause, chercher dans d'autres maisons,
discuter leur salaire; quêter de l'ouvrage. Etc.
Enfin, c'est à l'infini. Ajoute à ces mille
fils, qui se dévident sans cesse entre mes mains,
se mêlent et se confondent, ajoute d'ardentes
inimitiés qui, sans relâche, se jettent dans
mes jambes, croisent mes démarches,
m'enlèvent toute sécurité, menacent
parfois les miens, réussissent à m'arracher
quelques ressources, à rogner mon traitement,
à me navrer le coeur; ce sont toujours des gens
que j'ai obligés; pas assez sans doute. Et chaque
soir, ce sont des moissons de tristesse, dans lesquelles
je fais des gerbes douloureuses: hostilités
victorieuses, et je ne suis pas un homme de lutte,
insuffisance de toute ma vitalité en face de mes
devoirs, et sentiment profond que je me suis tout entier
distribué à tous tout le jour, et qu'il ne
me reste rien pour les miens, qui eux aussi ont besoin de
moi. C'est un fait. Dès que je cesse de me
dépenser, il ne me reste plus qu'une infinie
amertume, aux lèvres et dans le coeur, et comme
une soif infinie de mourir. Je suis un vaincu de la vie;
je te l'ai déjà dit. Et si je n'avais
charge d'âme et de coeurs, chargé des miens,
je dirais aussi mon: heureux ceux qui dorment, et ne se
réveilleront plus. Que faire contre ce sinistre
arrière-goût de toute chose? Etre debout?
Etre fort? Etre vaillant? Je le suis. Et quand,
après une épuisante semaine, où tout
à été meurtri, - le pasteur,
vois-tu, marche sur son coeur, - il faut deux fois, trois
fois chaque dimanche sans jamais être
suppléé, prêcher, abondamment,
éloquemment, avec âme, y jeter et
l'intérêt dramatique de la passion et la
distinction littéraire de la forme, et ne pas
faiblir; parce qu'il y a là l'ennemi, qui
épie, et qui n'est là que pour
épier, quand il faut être
inépuisable, ne jamais se répéter,
être prêt toujours, donner, comme je viens de
le faire pendant ces fêtes, dix-sept services ou
conférences consécutives, et qu'il a fallu
se faire violence, et mettre la main sur sa poitrine et
la cuirasser, et parler et penser, quand on voudrait
pouvoir pleurer, et qu'on se sent la plus faible et la
plus désolée des créatures, alors,
vois-tu, on ressent un tel épuisement, on arrive
tellement à la dernière limite de ses
forces, qu'on est émerveillé de se sentir
encore aller, et de sentir que le flot intérieur
jaillit encore et n'est pas tari. Vivre est une
merveille, en vérité, et il y a de quoi
être confondu.
Pardon pour cette plainte. Je ne devrais pas faire
entendre un gémissement. Gladiateur, il faut
tomber en silence et en souriant. Et qu'ai-je fait
là, grands dieu! en laissant exhaler ce long
soupir? Ma plume a couru, complice secrète de mon
coeur. Celui lui arrive si rarement! Je n'écris
plus, t'ai-je dit, excepté les lettres d'affaires,
exclusivement, réponses, démarches, etc.
que chaque courrier du matin emporte de la nuit
précédente. Que ne m'as-tu parlé
affaire! je t'aurais répondu.
Merci pourtant pour ta lettre, qui m'a fait un bien
infini. Un accent comme le tien, rachète bien des
misères, et fait oublier bien des blessures. Voix
virile et simple, dont le timbre ne rappelle que de
saines pensées et une saine amitié! Merci.
C'est une jouissance infinie, mon vieil ami, que de te
lire. Une de tes lettres embaume pour longtemps mes
arides régions. Il semble qu'elles fleurissent
autour de moi, tout-àcoup. Un homme a
passé, qui fait des miracles, car il a un
coeur.
Des miracles. Oui. Et toujours la même plume
miraculeuse, en effet, précise comme un instrument
d'exactitude, fine comme le tranchant d'un scalpel, juste
comme la plus délicate balance, touchant
l'infiniment délicat d'un trait infiniment
sûr, photographiant l'invisible, profitant avec la
netteté de l'acier les contours les plus vaguement
entrevus par d'autres yeux que les tiens, formulant d'un
mot la plus compliquée des physionomies, fixant
comme un réactif lé plus changeant iris
d'un prisme moral, et burinant pour toujours une
tête, un caractère, une vie, une
idée, un aspect des choses, qui désormais
ne passera plus, et acquiert sous ta pointe son
tracé définitif et sa dernière
expression! Oui, miraculeux talent, qui a toujours
été une de mes extases et une de mes joies;
diamant [mot illisible] dont j'ai le premier
salué d'un cri radieux la première facette,
et qui a depuis dégagé toutes les autres,
et n'a rien perdu de sa taille accomplie et de son eau
parfaite. 0 mon ami, que tu es heureux, et quel rare
équilibre de facultés il faut
posséder pour calquer si admirablement les
réalités dans la traduction toujours plus
ou moins approximative de la parole! Tu ne traduis pas,
toi. Parole et pensée sont identiques, chez toi.
Relief, couleur, son même de la sensation, revivent
dans les pages. Et les marbres que tu sculptes sont la
vie elle-même.
Ce que tu m'écris de notre cher Heim, c'est
l'absolu et l'adéquat. Cette âme complexe
est toute entière renfermée dans tes six
lignes; comme in nuce. Tu lui a prêté
l'attitude statuaire que la mort lui imprimait à
son insu; son visage avait déjà
l'immobilité du Paros, et sa haute taille semblait
s'envelopper jusqu'à terre de plis antiques et
harmonieux. Ta belle langue a valu un ciseau. C'est bien
lui, réduit à ses lignes maitresses, et tel
qu'il vivra désormais dans la mémoire de
ses amis. Ton paragraphe sur lui est plus qu'un
médaillon, c'est un piédestal, où il
se tient debout, et tel que tu l'as esquissé, tel
je le reverrai toujours. La transfiguration de la mort a
passé par là, et l'a marqué de son
sceau solennel.
J'ai tout dit, je crois, de nos derniers entretiens.
S'il y a eu condensation, il n'y a pas eu oubli du moins,
et, pour ce qui te concerne, quand ma mémoire
après cinq semaines serait plus fidèle, et
se trouverait telle expression plus saillante, je
n'ajouterais rien à ce que j'écrivais
à David: une effusion de tendresse, mieux, de
gratitude admirative, envers toi; nul autre n'a
été recueilli, rappelé, ressaisi par
cette voix mourante avec une note plus
pénétrante et plus émue. Il y avait
du voulu dans la revue qu'il passait des autres; pour
toi, l'élan a été complet,
spontané, attendri. Tu remplissais ce coeur,
auquel tu avais fait du bien, et qui avait
profondément senti que tu avais été
bon pour lui. Etre bon! il n'y a que les mourants qui
puissent dire la grandeur trois fois sainte, trois fois
belle, trois fois bénie, de la bonté, car
son souvenir seul les réchauffe encore dans le
froid de l'agonie. De voeux, de recommandation
spéciale, de propos intentionnels, rien. Tu as
été pour lui, un rayon, et il se chauffait
à ta chaleur bienfaisante. C'est l'impression sous
laquelle il était. Va, s'il t'a donné
quelque chose s'il t'a laissé comme le contact
d'un stoïcien chrétien, tu lui as
donné bien plus. Tu l'as enveloppé,
à la dernière heure, de ton manteau. A
l'heure où tout s'en allait, tu lui restais, et tu
remplissais son coeur d'une dernière flamme.
Après tout, c'est un doute et un vide que j'ai
rapporté de ces dernières communications
avec l'homme excellent que je ne devais plus revoir
ici-bas. Excellent. Je n'en retranche rien. Tout, dans
ces dernières confidences, dans cette confession
de toute une vie, a été d'une
pureté, d'une douceur, d'une
élévation, d'une mesure angéliques.
Pas une paille. Pas un atome de poussière. Un
cristal, un éther. Voir jusqu'au fond de cette vie
silencieuse et fermée, lire ces espérances,
ces recueillements, contempler cette
sérénité intérieure, cette
modération même dans le [mot
illisible], ce dépouillement progressif, comme
d'une fleur qui, peu à peu, rejette son calice et
s'épanouit sous l'oeil de Dieu, s'en imbibe, s'en
remplit, se noie dans la muette effluve du rayon d'en
haut, cela est beau; c'est un moment dans la vie qu'on
n'oubliera pas, une communion avec l'invisible. Rarement
on touche une âme du doigt. J'ai touché
celle-là. Mais j'en ai rapporté un vide, et
comme le sentiment que cette paix, que cette
sérénité, que ce reflet d'en haut,
étaient un compromis, et qu'au fond il y avait
là, dans ce grand mourant, quelque chose
d'artificiel et de voulu, comme dans tout son
passé. Il s'était cinquante ans
regardé vivre. Il se regardait mourir. Et, sans
intention, comme par l'instinct dominant de son
caractère, qui toujours s'était
arrangé, qui toujours était intervenu
jusque dans ses émotions et ses sensations, comme
un enfant qui scrute les mouvements de sa montre et en
fait marcher du doigt les rouages, il se drapait,
saintement, avec toute la sincérité dont
est capable un subjectif, mais il se drapait pour tomber
dans son attitude favorite, comme il s'était
toujours drapé. Comprends-moi bien. J'admets, je
proclame, le plus haut degré de
véracité, de droiture, de
sincérité possible; encore une fois, il n'y
a dans ma pensée rien qui de près ou de
loin rappelle un rôle. Nous touchons ici au domaine
sacré de la sainteté. Tout ce que je veux
dire, c'est qu'il y a toujours et inévitablement
de l'arrangement, de l'intervention personnelle, dans les
ailes profondes de la croissance morale, de la
végétation intérieure, chez les gens
attentifs à l'incessante observation de soi. Le
subjectivisme est un vice, disais-je à Rodolphe
Rey. Non, il n'est pas bon d'être
perpétuellement à la fenêtre de son
âme pour se voir passer. Il n'est pas bon de sonder
perpétuellement ses viscères. Il n'est pas
bon de se tâter perpétuellement le pouls
d'un index inquiet et scrutateur. Il n'est pas bon de se
dédoubler perpétuellement pour se juger, et
d'être son propre spectateur. Il n'est pas bon de
se créer une existence arrangée, de
s'imposer un programme du dedans, de se faire, de
substituer à la sainte liberté de
l'évolution spontanée et infiniment riche,
nos recettes morales et nos théories trop
étroites, de se planter comme un jardin
biné [une ligne manque dans la photocopie]
d'émotions, de sensations, de
phénomènes apportés du dehors etc.
Conformes à l'éthique régnante dans
notre petit monde contemporain de vivre enfin comme ces
valétudinaires inquiets, qui, les yeux sur la
pendule, sur le thermomètre, sur le
baromètre, sur l'hygromètre, toute
l'âme attentive à l'état de la peau,
du coeur, de l'estomac, aux moindres impressions
fugitives, se créant un régime, une
atmosphère, un climat, des habitudes
physiologiques, vivant [1] dans la transe
perpétuelle de voir leur laborieuse administration
se déranger par accident, et ne sont plus que des
automates bons à mettre sous cloche. Non, il n'est
pas bon d'être exclusivement
préoccupé de soi, et de s'observer
éternellement, comme sur un porte-objet, sous le
microscope assidu de l'analyse. Pour Dieu! laissons-nous
donc vivre! laissons donc pousser les folles herbes avec
les bonnes; ne remuons pas sans cesse et curieusement nos
propres racines, et laissons aux moines du mont Athos la
contemplation de leur nombril. Je sais les infinies
jouissances de tous ces abstracteurs d'essence-quinte. On
se voit à la loupe avec un plaisir toujours
nouveau, même les verrues et les taches. Mais
après...1 Compare-moi un peu la libre allure des
objectifs et les mystérieux et inféconds
courages des subjectifs d'où n'éclôt
jamais rien. Regarde à tes côtés
David, le bon, simple et rond David, qui ne va pas
chercher midi à quatorze heures, excepté
quand l'épidémie le gagne, et qui suffit
à son petit monde, se donne à tous,
mène toute cette fourmillante confusion, et sert
à chacun sur la table commune le pain et le vin,
le grec et le latin, les bons conseils et la bonne
humeur. Et notre ami Lecoultre, si richement
organisé, au clavier jadis si complet, ayant une
note pour résonner à tout souffle humain,
regarde-le creuser des puits stériles et s'y
abîmer, mécontent des choses,
mécontent des autres, mécontent de
lui-même, faisant effort pour être indulgent,
désagréable à soi,
désagréable aux autres, sentant qu'il a eu
dans ses sillons tous les germes et toutes les attentes,
et pas un épi franc. Je ne l'en aime pas moins;
mais je le plains, ce pauvre ami. Si nous étions
dans les Montagnes Rocheuses, il s'appellerait d'un nom
qui serait tout son châtiment: Le
nuage-qui-se-cherche. Et il n'en serait pas un plus grand
guerrier pour cela. Mon bon ami, vivons comme Dieu nous a
faits. C'est plus sage, et n'en vaut que mieux.
Ah! c'est assez de mauvaise humeur contre un travers,
commun dans la Suisse française, mais qui commence
à passer. Seulement il a eu le temps de
gâter toute notre génération qui
valait mieux que ce qu'elle a donné, et qui en est
infectée toute entière. Gardons le culte de
ceux qui en sont morts. Gardons le culte des meilleurs
d'entre nous, de celui sur la tombe ignorée duquel
nous nous serrons encore la main. Il a souffert sans
parler. C'est grand. Il a trouvé dans la douleur,
et dans l'impuissance même, une mâle joie, et
une force virile. Il a été doux; il a su
être bon. Et les dépouillements successifs
ne l'ont pas irrité! Heim a été
taillé dans un bloc pur de résignation.
Sans espérances, il a espéré. Sans
activité, il a été un travailleur
sans relâche. Sans gaîté, il a eu le
sourire de l'aménité! Il s'est vaincu
lui-même, et n'a pas été vaincu.
Gardons l'image du silencieux athlète, mort
à la tâche du bien.
Adieu. Mon coeur se serre à chacun de ceux qui
s'en vont, et qu'il m'est défendu de suivre d'un
oeil d'envie. Moi aussi je voudrais bien m'en aller, et
je ne puis, et je ne dois. 0 quel doux chevet que la
mort, le soir de la vie!
Adieu. Je t'embrasse. Tu m'as fait du bien. Il y a des
années, je crois, que je n'ai pas
échangé une parole amie. Adieu. Tu es
heureux. Tu es resté dans le monde des
idées, et tu commerces avec l'idéal et
l'abstraction. Dans ces sphères diaphanes, s'il y
a quelques nuages, il n'y a ni haines ni froides
cruautés ni férocités en chair et en
os, et il n'y a d'autres épouvantes que de
l'inconnu et de l'infini. Heureux es-tu. Reste jeune,
ô mon ami, pour nous tous qui ne le sommes
plus.
Je renvoie par ce courrier à H. Georg le 1 er
n° de la Revue, qui fera peut-être plaisir
à quelque abonné en retard. Il ne m'a pas
envoyé les numéros suivants, et je l'ai
regretté. Au reste, je n'ai plus de quoi m'abonner
cette année. Je ne l'eusse pris que pour les pages
que tu y signes; je ne lis jamais; mais je te lirai
toujours.
Adieu. Si tu as l'occasion de m'adresser quelques
élèves, pensionnaires, s'entend, anglais,
ou russes, ou autres, si tu le peux, envoie-les moi. J'en
ai grand besoin. J'en ai deux, mais cela n'est pas assez.
N'oublie pas S.V.p.
Adieu. Je t'embrasse de tout mon coeur, comme je t'aime.
Mes deux mains à Bordier, à Binder,
à Jullien, à David, à tous.
Ton El. Ch.
Mes tendres respects, mes salutations émues
à celle qui est une providence visible sur la
terre, à celle qui aura passé en faisant le
bien, et qui a été l'ange gardien de bien
des éloignés, de bien des absents, qui lui
en rendront grâces un jour: notre admirable, notre
infatigable Mlle Guinet.
Elysée Chenaud
pasteur
à Aix-en-Provence
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote:Ms. Ir. 3092, f. 25-29.
|
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|
Commentaires d'Amiel :
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13.1.1869
17.1.1869
9.2.1869
4.4.1869
5.4.1869
12.4.1869
3.6.1869
|
(VII, p. 567)
(VII, pp. 569-570)
(VII, p. 609)
(VII, p. 689)
(VII, pp. 691-693)
(VII, p. 713)
(VII, p. 801)
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Marie
FAVRE à AMIEL (la terrible lettre lilas)
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Blw. Jeudi, 11 août 1870
Ami, Mionette a hésité à
répondre aux vingt questions que vous posez; cela
lui semblait inutile. D'une part, c'est que les
réponses n'éclairent aucun point dont vous
n'ayez déjà eu l'explication dans nos
conversations; d'autre part c'est que la femme à
laquelle un homme est obligé d'adresser ces 20
questions avant de décider s'il doit l'associer
à sa destinée, cette femme est
condamnée d'avance... Après
réflexion et par esprit de soumission
vis-à-vis de son frère d'armes,
Fidélio a pris la plume et a écrit les
réponses ci-jointes, selon l'état de ses
lumières et selon sa conscience.
Il vous doit aussi la vérité sur ce qu'il
pense à l'égard des deux amis et c'est ce
qu'il va faire en toute franchise pour tenir sa promesse
de vous défendre et de vous sauvegarder même
contre lui.
Ami, je crois que votre mère
désapprouverait notre union. Elle vous dirait: "
Quand des circonstances aussi déplorables ont
donné lieu à de tels jugements sur une
jeune femme et sa famille cette jeune femme doit rester
seule elle ne peut pas faire partager à un
époux les tristesses de son passé et les
luttes de l'avenir contre la calomnie et la
défaveur qu'elle entraîne ".
Votre père, également, vous conseillerait
au nom de l'honneur de vous abstenir.
Dans le présent, vous le savez, ami, votre famille
vous pardonnerait difficilement ce mariage; en tout cas,
elle le désapprouve; ajoutez qu'elle me
soupçonne de vous entraîner dans cette voie
et me détesterait d'autant plus. Vos amis, vos
relations vous blâmeraient aussi, d'autant que vous
avez passé jusqu'à présent pour
être fort difficile dans le choix d'une compagne.
Donc aucun soutien, aucun encouragement contre les
blessures d'un monde hostile. Ne m'écriviez-vous
pas en 1868 :
" Je ne crois pas pouvoir vous protéger contre le
monde genevois injurieux et méchant. Mariage veut
dire dans le cas présent, émigration.
Emigration est folie, faute irréparable à
mon âge. Mariés, nous commencerions la
vilaine guerre contre le monde, celle qui use et
flétrit, ma famille ne vous accueillerait qu'avec
des défiances, des froideurs invincibles; ni vous,
ni moi, ne pouvons accepter ces peines offensantes. Les
obstacles qui nous séparent sont de ceux que j'ai
toujours redoutés, de ceux qui font le plus
souffrir. Notre beau rêve est irréalisable.
"
En 1869, mêmes sentences décisives. Vous
m'écriviez il y a un an : " La tendresse, la
confiance qui suffisent pour faire le charme de
l'amitié ne suffisent pas à cette chose
juridique, civile et religieuse qu'on appelle le mariage.
A deux nous nous entendrions à merveille mais
notre vie sociale serait empoisonnée par ces
circonstances malheureuses. "
Je pourrais multiplier les citations, je m'arrête,
cela me fait mal; d'ailleurs, elles concluent toutes de
même.
Si je passe à Mionette personnellement, que de
réalités aussi décourageantes!
Souvenez-vous ami, que certains côtés de mon
caractère vous ont souvent inquiété
et refroidi, qu'un jour vous avez craint une influence
fâcheuse de ma part. Et vous avez dit avec
justesse: " Peut-on espérer à l'âge
de Mionette une réforme complète
d'habitudes? Peut-on remédier à l'influence
prolongée d'un milieu [mot raturé et
rendu illisible; tout ce passage comporte des lignes et
des mots biffés] Un homme fait comme moi
peut-il renoncer à la distinction chez sa
compagne. Le sacrifice esthétique n'est-il pas
au-dessus de mes forces, etc. " La raison dit non!
concluiez-vous, il y a un an à peine. Du
côté familial de Mionette, il est
peut-être mieux aussi qu'elle lui reste
exclusivement consacrée. Franz, ma mère
souffrante ont besoin de moi. Egérie, ma
belle-soeur ne me verraient éloigner qu'avec une
grande peine; Egérie surtout ne s'en consolerait
pas de me perdre. Du côté de la famille de
mon fils, même désapprobation. En
résumant les idées de M. ChaI., il faut
conclure que sans déconseiller absolument ce
projet d'union, il ne penche pas non plus du
côté de sa réalisation d'abord parce
qu'il connait la puissance de la calomnie et ensuite
parce qu'il ne vous est pas bienveillant, étant
l'ami intime de la famille Dr.
Vous voyez, ami, qu'il y a trois semaines, je n'avais
point tort de vous écrire: Les obstacles sont trop
grands. Ne mêlez pas Mionette à vos
rêves d'avenir. Pensez à vous, à vous
seul.
Vous m'avez fait promettre de ne pas conclure
moi-même, de ne pas couper le fil qui lie encore la
destinée des deux amis, c'est pourquoi je n'ajoute
rien de plus aux charges qui plaident contre
Mionette.
Quelques affirmations de votre dernière lettre ne
me paraissent pas justes. Vous dites:
" Si je vous détache de moi, c'est le vide, la
désolation, presque le remord.
" Votre ami ne retrouvera pas l'entrain et la foi pour
chercher une compagne et la former.
" Il ne peut remplir qu'avec vous un programme fait avec
vous. "
Non, ami, la renonciation à un rêve qui est
indépendant de notre attachement, de notre
confiance mutuelles, ne peut pas vous laisser le vide, la
désolation. Nous sommes amis
éprouvés, frères d'armes, nous
pouvons toujours nous écrire, nous aider
réciproquement de conseils et de prières,
le monde et la famille n'ont rien à y voir.
Que parlez-vous de remord? Vous ne m'avez jamais fait que
du bien. Le seul bonheur que j'ai goûté en
ce monde m'est venu de mon frère d'armes. Il m'a
été relèvement, force,
progrès, bénédiction. Ne vous ai-je
pas répété cent fois que le
renouvellement de mon être intérieur est
votre oeuvre. Que cette oeuvre vous sera comptée
devant Dieu!
Oui, vous aurez l'entrain et la force de chercher une
compagne, de la former, de la perfectionner quand vous
aurez résolument dit adieu à notre
rêve, quand vous tournerez avec
persévérance vos [mot illisible]
votre esprit et votre coeur vers une nouvelle
espérance, un nouveau but. La pensée d'un
grand devoir à accomplir vous soutiendra. Vous
êtes doué d'aptitudes admirables pour la vie
conjugale, nul autre ne saura mieux édifier son
foyer selon Dieu. N'êtes-vous pas un
éducateur modèle? Vous n'aurez pas
vécu deux mois avec votre compagne qu'elle vous
aimera de tout son coeur, de toute son âme. Ayez
foi en vous et en Dieu, cher aimé, et soyez
persuadé que Fidélio vous dit vrai.
Le programme que nous avons dressé ensemble, vous
le remplirez beaucoup mieux avec la compagne qui ne
compliquera pas votre tâche par la vilaine lutte
contre la calomnie, le monde, la famille. Vous le savez,
l'isolement social est funeste au talent et c'est ce qui
vous attendrait peut-être avec Mionette. Le
travail, la concentration exigent absolument la paix
extérieure. Ami, vous pouvez encore tout ce que
vous voudrez fermement c'est-à-dire: choix d'une
compagne - exécution de votre programme.
Vous savez aussi ami, que l'idée de notre
éloignement, de notre séparation ne
m'effraie pas et même, je m'en consolerai si je
vous vois debout, actif et fort comme auparavant. N'ayez
aucune inquiétude pour votre petit frère
d'armes; il est apprivoisé avec la douleur
silencieuse, il saura la vaincre à force de raison
et de volonté. Encore une fois, pensez à
vous, à vous seul !
Que le Seigneur soit avec vous !
Fidélio
Vendredi matin
Walther sait sans doute que la grand-maman Guillermet a
été ensevelie la semaine dernière.
Depuis une semaine nous avons ici une pluie continuelle.
Tout est triste à Genève les affaires vont
au plus mal, les faillites se multiplient, les locaux se
vident. On est extrêmement anxieux du
résultat de cette terrible guerre. La
cherté des vivres augmente chaque jour. Tous les
ateliers d'horlogerie et de bijouterie se ferment et les
banquiers, qui presque tous, ont une grande partie de
leurs intérêts en France sont sur les dents.
Walther fera bien de ne pas revenir de sitôt
à Genève; il n'y retrouverait rien
d'agréable. Qu'il se fasse du bien, du courage et
de la foi. Il était temps que Fidélio
revint à ses affaires, à sa famille, tout
allait mal. Il est passablement de santé, quoique
les palpitations le tourmentent un peu. Franz va rentrer
au Collège. Le séjour à Gryon a
été très agréable. De
nombreux témoignages de bienveillant
intérêt nous ont été
prodigués par M. Oliv., Mlle Bronn, ses
élèves, par M. le pasteur Valette et sa
famille. Mionette est plus que jamais l'enfant
gâté de Mme Anlet et de Mme Normand.
Egérie et Mlle Vignier sont à la Charnea
[?] pour trois jours. Mme Wyder est atteinte d'un
cancer à l'estomac. Egérie a beaucoup
à supporter, à souffrir. Elle vient
s'approvisionner de courage auprès de
Mionette.
Votre télégramme m'est arrivé
dimanche soir. Vous avez bien reçu celui que je
vous ai expédié le lendemain. J'ai appris
par une indiscrétion de Mme Normand que l'automne
dernier quelqu'un de votre famille s'était
informé de nous auprès du régent et
qu'on me blâmait fortement de continuer nos
rapports. C'est pourquoi il était plus prudent que
vous ne veniez pas à Gryon.
Que l'ami se soigne, prenne garde de ne pas se refroidir,
il voudra bien m'informer de temps à autre de sa
santé, de ses pérégrinations. Si je
puis lui être utile de quelque manière, il
voudra bien m'employer, sachant que c'est ma joie.
Qu'il ne doute jamais de l'attachement profond de son
Fidélio. La Bulle demeure et demeurera vraie en
tout malgré tout, jusqu'à la fin des
fin.
(Théodora)
Connaissez-vous Mlle Chossat cadette, la fille du
Docteur? Fidélio l'a beaucoup
étudiée à Gryon à votre
intention. C'est une aimable fille de 26 à 28 ans,
très cultivée, excellente musicienne, assez
jolie de visage, bien faite, très douce et
très bonne [une ligne ou quelques mots
manquent sur la photocopie] peut en savoir davantage
si vous le désirez. La famille Chos. est fort
riche, il y a trois enfants. Une fille ainée,
estropiée des jambes, un garçon qui
étudie la médecine et la cadette
susnommée.
L'ami aura l'obligeance d'accuser réception de ce
pli par quelques lignes seulement.
12 au soir.
Votre lettre m'arrive. Vous m'écrivez: " Si notre
amour vous est cher, vous éviteriez tout ce qui
pourrait en altérer la douceur, vous ne prendrez
aucune décision solitaire, souvenez-vous que vous
êtes mienne et que vous n'avez pas le droit de
disposer de vous. " Oui, ami, je vous obéirai; un
mot seulement encore: je vous supplie de conclure selon
Dieu, selon le devoir et non selon la
générosité téméraire,
la tendresse aveugle. Que le Seigneur soit avec vous!
Merci encore pour la chère lettre.
P.S. Je désire, ami, que vous me renvoyez le
feuillet jaune aux 20 questions.
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote:Ms. Ir. 3104, fo 217-220
|
^
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Commentaires d'Amiel :
|
14,15 et 16 août 1870 20.8.1870
24.8.1870
6.9.1870
10.9.1870
18.1.1871
|
VIII: pp. 198 à 200
VIII : p. 204
VIII: p. 208
VIII : p. 230
VIII : p. 239
VIII: p. 484
|
|
Berlin 13 février 1872
Ami, Fidélio a reçu le 10 ct votre
dernier pli; merci pour le tout. Votre traduction de la
Ballade de Uhland est admirablement réussie; il me
semble même que je la préfère
à l'original.
Madrina a été malade d'un refroidissement
pendant une semaine; elle m'avait fait
précédemment beaucoup de peine; je l'ai
soignée avec sollicitude et lui ai rendu le bien
pour le mal; j'en ai été toute heureuse.
Elle est sortie aujourd'hui pour la première fois
depuis dix jours. Au début, on a craint une
fièvre scarlatine, heureusement il n'en a rien
été.
[En marge :] Non, Mionettte n'enverra pas sa
phot[ographie] à Walther. Devant la
perspective d'une séparation définitive,
cela vaut mieux ainsi! [Suit une ligne
illisible]
Vous dites, ami, que ma situation morale vous
inquiète; cette inquiétude n'a aucune
raison d'être; Mionette est calme, raisonnable et
résolue; son coeur s'est apaisé et son
âme autant que son esprit se tournent de plus en
plus vers la contemplation des belles choses. Elle vit
par l'intelligence, jouit esthétiquement avec
intensité, apprend avec entrain et bonheur, et ne
passe pas un seul jour sans voir ou sans entendre quelque
chose de beau ou d'intéressant; Franz lui donne
beaucoup de joie elle a de meilleures nouvelles de
Genève et se sent en paix avec tout le monde.
Depuis sa dernière lettre, elle entendu
l'Athalie de Haendel, l'Iphigénie de
Gluck, Nathan der Weise et l'une des
célébrités de Berlin, le professeur
Curtius qui a donné une séance des plus
intéressantes sur Thorwaldsen. Il a parlé
du Lion de Lucerne. Les trois Verträg de M.
Schn[atter] m'en ont plus appris sur la vraie vie
religieuse que tous les sermons possibles.
Commencé les leçons allemandes avec
l'étudiant; visité le Musée
archéologique de l'Université et la galerie
de tableaux du comte A[...]. Par M.
Schn[atter] Mionette a entrée partout, et
s'instruit sur une infinité de choses. Elle
continue à aller le jeudi chez Trina, le samedi
chez Miles de Pro et quelquefois chez les Stahr où
elle voit bien des personnalités
intéressantes. En un mot, votre petit frère
d'armes vit pleinement dans les choses intellectuelles et
se sent heureuse.
Pendant les congés de mi-juillet à
mi-août, Franz et sa maman iront visiter le Harz;
si toutefois, Dieu leur conserve les circonstances
heureuses du présent. Mionette n'écrit pas
de journal détaillé; elle note seulement
les faits ou les idées qui la frappent le plus, et
d'une façon toute impersonnelle. Pour se
guérir d'une souffrance morale il vaut mieux, je
crois, ne pas la contempler et tourner l'attention de
l'esprit et du coeur vers les choses
désintéressées. C'est du moins le
procédé qui me rend de plus en plus la
liberté intérieure.
Vous dites, ami: " Ayons espérance pour l'avenir,
malgré tout. " - Non! La sagesse nous demande de
rayer de notre programme futur, l'espérance de
finir nos jours ensemble. Les disconvenances sont trop
grandes entre les deux amis et je doute toujours
davantage du bonheur qu'ils pourraient rencontrer en les
bravant. Ma lettre de décembre dernier a conclu
comme celle d'août 1870 et comme mon frère
d'armes luimême a conclu en 1868.
Encore un mot: Vous avez souvent écrit dans votre
Journal: " L'interminable histoire d'Egérie m'a
fait perdre en hésitations intérieures les
meilleures années de ma vie ". J'ai relu la
même pensée dans le Cahier 113.
Peut-être Mionette mérite-t-elle aussi
quelque chose de ce dur reproche. Je vous en prie,
qu'elle ne le mérite plus à l'avenir. Elle
est partie pour séparer sa vie de la vôtre;
éloignez-la aussi de votre pensée et de vos
projets d'avenir. Plus d'incertitudes et de luttes
à son sujet. Ce qui est certain, c'est que nous
sommes frères d'armes et que Mionette vous demeure
attachée avec fidélité et
gratitude.
L'amitié
sûre et douce
Est un roc sous la mousse
avez-vous dit. Ami, je commence à
vous aimer ainsi, et si nous nous retrouvons, il y aura
de la paix et de la sécurité entre nous
quelles que soient nos circonstances personnelles. Ami,
soignez votre santé, pensez à tous les
privilèges qui sont votre partage; faites-vous un
foyer; il y a en mon frère d'armes tant
d'admirables aptitudes qui ne trouveront leur emploi que
dans le milieu de l'intimité! Vous saurez rendre
si heureuse la femme que vous associerez à votre
vie! Ayez courage, confiance en vous et en Dieu. Si
l'anniversaire du 27 septembre 1872 voit se
réaliser les promesses que vous avez faites
à Mionette à Vitznau en 1871, alors vous ne
serez plus seul, vous aurez réjoui ceux qui vous
aiment et fixé votre vie. Le n° 113 se
termine à la page 900. Quand mon frère
d'armes désirera que ce cahier lui soit
renvoyé, il n'aura qu'à faire un signe et
Fidelio l'expédiera avec toutes les
précautions désirables.
Jeudi, 15 février 1872
L'hiver nous revient depuis quelques jours
- 5 à 10 degrés Réaumur - La
Sprée commence à geler, vent violent,
soleil de glace.
Mionette se porte bien, les névralgies
disparaissent. Madrina va beaucoup mieux; elle joue au
cartes et babille. Appris la mort de Mme Normand. Quelle
délivrance pour le pauvre régent! Ce soir
Mionette va entendre le fameux professeur Virchow. Sujet
annoncé: un mot sur la santé
féminine. Mio passera la soirée chez Trina.
Commencé la lecture du Cosmos dans un
exemplaire annoté par M. Schn[atter]
Appris par coeur le berühmtes [?] in drie
Ringen de Lessing dans Nathan der Weise. Ce
morceau m'a fait beaucoup réfléchir.
Il est 1.1 heures du matin. Un pâle rayon de soleil
glisse sur ce papier. Un charmant bouquet de violettes et
jacinthes parfume la chambre et réjouit mon
regard, le poële rayonne une douce chaleur, mes
canaris chantent, tout est calme dans la maison, les
doubles fenêtres laissent à peine arriver
une légère rumeur de la rue, je pense
à mon ami avec gratitude pour tout le bien et le
bonheur que je lui dois; aucune pensée troublante
ne me tourmente et je bénis Dieu du fond de mon
coeur.
Ami, ayez le courage de devenir heureux, je vous le
demande au nom de votre santé, de votre
trésor intellectuel, de votre paix
intérieure, au nom de vos meilleurs amis.
Pardonnez à Mionette les inquiétudes et les
chagrins qu'elle vous a souvent causés, ne pensez
plus à elle que comme à une soeur adoptive.
Paix sur le passé, sur le présent! Et
maintenant silence.
Que Dieu protège et bénisse mon
frère d'armes! Adieu.
Fidelio
Bibliothèque publique et universitaire
de Genève, cote:Ms. fr. 3104, f; 324-326
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Commentaires d'Amiel :
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19.2.1872
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IX, p. 17
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