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Lettres roses et lettres rosses
adressées à Amiel

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avec référence des commentaires d'Amiel dans son journal
Louis Vannieuwenborgh - Bruxelles - Avril 1995

21 février 1861

John BRAILLARD à AMIEL

5 septembre 1868

LAURE à AMIEL

18 septembre 1868

LAURE à AMIEL

11 janvier 1869

Elysée CHENAUD à AMIEL

11 août 1870

Marie FAVRE à AMIEL (la terrible lettre lilas)

13 février 1872

Marie FAVRE à AMIEL


JOHN BRAILLARD A AMIEL
Montbrillant, ce 21 février 1861

Mon cher Amiel,
(car je ne vois pas d'inconvénient à me servir de cette banale formule).


Si j'avais du goût pour les récriminations et les explications ta lettre me fournirait un [pré)texte excellent. Mais à quoi bon user sa langue et son papier inutilement. Je ne t'en veux pas; je trouve simplement qu'il est bien tard pour te douter du fossé qui se creuse entre toi et moi. Depuis quatre ans, c'est-à-dire depuis mon retour de Russie, je t'ai toujours vu affecter à mon égard des airs et une désinvolture de mauvais goût; tu t'es appliqué à me faire sentir ta supériorité. Je te répète que tu n'as pas eu le talent de me fâcher, mais tu ne dois pas t'étonner que ces procédés de la part d'un ancien camarade aient amené un refroidissement. Tu comprendras également, pour peu que tu connaisses mon caractère, que je ne suis pas homme à me laisser imposer. Je ne reconnais de supériorité que celles que j'accepte librement. Je pourrais entrer dans des détails circonstanciés, mais ce serait trop long.


Un seul détail pourtant. Aux avant-derniers examens de l'Académie, je faisais partie du Jury, moi quatrième, avec trois professeurs. Tu t'assis carrément sur le fauteuil de la présidence; puis le bedeau entra et demanda si le nombre des feuilles pour marquer les balles était suffisant. Tu répondis en regardant tes deux collègues: nous sommes trois, il y a trois feuilles cela suffit. Et les feuilles furent ainsi distribuées entre vous, tandis que je tournais ma canne entre mes doigts. Je ne dis rien et je me retirai quelques minutes après. Or d'après la loi le jury représente le Département et le professeur n'est là qu'en seconde ligne. Il est certain que je n'avais nullement l'intention de revendiquer rigoureusement mon droit, mais ce que tu t'es permis à mon égard, fit que, l'année suivante, je déclinai mes fonctions de Juré, et je les déclinerai jusqu'à la prochaine révision de la loi de l'Instruction publique, où la position respective des Jurés et des professeurs sera mieux déterminée.

J'ai des centaines de faits semblables à te citer pour légitimer la position que j'ai prise vis-à-vis de toi. Tu oublies continuellement que si tout le monde n'a pas ton talent, chacun du moins a sa petite dose d'amour-propre plus ou moins légitime, que chacun se sent un mérite plus ou moins grand, qu'enfin chacun est susceptible d'avoir parfois des idées. Toi et un autre que je ne veux pas nommer, vous manquez complètement de tact et de sens à ce sujet. A vos yeux, je ne suis pas un homme sérieux, je ne suis pas au courant des questions, et vous me prenez en pitié. Faites, mes bons messieurs, je ne m'en offense pas, mais vous permettrez que je n'éprouve pas un grand charme à ces manières dégagées que vous prenez avec les personnes que vous ne jugez pas nécessaire de ménager et de flatter.

Tu me permettras aussi de ne pas regarder comme sérieux cet appel que tu fais à notre ancienne amitié. Si ma mémoire est bonne, je ne crois pas que tu aies jamais cherché à beaucoup te rapprocher de moi. Il est vrai que je ne pouvais te servir en rien, qu'il n'y a rien dans ma position sociale qui puisse attirer. Que veux-tu. Tout le monde n'est pas destiné à jouer un rôle sur cette terre. Je me contente de mon petit bien-être, au sein de ma famille, et j'ai pris pour maxime: Vivre de soi et indépendamment des autres. Tu es venu me voir deux fois pour affaires à mon retour; nous sommes de simples connaissances et c'est toi qui a créé cette position, c'est toi qui a fait nos relations ce qu'elles sont. L'amitié vit d'épanchement, d'égalité, d'estime mutuelle, d'abnégation, d'aménité et autres ingrédients difficiles à rassembler. Il n'y a pas d'amitié possible entre celui qui prétend à dominer et celui sur lequel on essaie d'exercer cette domination.

Je suis obligé d'abréger. On aurait dû te dire tout cela depuis longtemps, au lieu de te flatter. Tu ne vois pas dans quel chemin tu es entré et tu n'entends pas ce qui se dit de toi et de l'autre en question. Tu le sauras plus tard; je ne suis pas chargé de t'en faire part.

J'ai tort d'écrire si longuement. Je ne voudrais pas te faire croire que mon amourpropre a été blessé par tous tes procédés à mon égard. Depuis que j'ai pu apprécier ce que valent les anciennes amitiés, je me suis fait une loi de dégager mon moi de toutes les influences extérieures et aujourd'hui que toutes les illusions de la vingtième année sont évanouies, je me sens à l'abri des tuiles que les autres me lancent et cuirassé contre ces coups d'épingle dont on ne se prive pas entre amis et bonnes connaissances.

Je ne t'en veux donc pas, je n'ai aucune mauvaise disposition à ton égard, mais je ne veux pas subir à l'avenir ce manque de procédés dont tu commences à peser les conséquences. L'institut n'en souffrira nullement. D'ailleurs, tout en ne demandant rien, en n'attendant rien des autres, je ne ferme la porte de mon coeur à personne pour l'avenir. Ce que tu seras je le serai. Je ne veux point d'explications; je crois inutile que nous fassions une promenade ensemble.

Réfléchis à ce que je viens de te dire. Si tu crois que j'ai tort, restons-en là. Si au contraire je vois un changement dans tes manières à mon égard, je ne me ferai pas tirer l'oreille pour modifier mes résolutions.

Pour répondre enfin à ce que tu me demandes à la fin de ta lettre je te dirai

1) que je n'ai aucune nouvelle récente de Barbezat. Il était mieux il y a huit jours, mais un mieux insignifiant. J'estime sa santé irrévocablement atteinte.

2) Je n'ai point de papier officiel grand format.

3) La gravure coûte 4 F. Tu n'as pas besoin d'une note. Porte ces 4 F en compte et voilà tout.

4) Expédie le manuscrit n° 2 à M. Alfred Rochat docteur, Enge, Bleicherweg, 4 Zurich.

Sur ce je te réciproque ta poignée de mains et te prie non pas de croire à ma profonde amitié, je mentirais, mais à mon sincère désir de te voir heureux et en bonne santé.

J. Braillard

 

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote: Ms. fr. 3086, f. 131-137.

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Commentaires d'Amiel :

21.2.1861
24.2.1861
16.2.1861

IV - p.71




LAURE à AMIEL

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5 septembre 1868

 

Mon bien cher frère,

 

Si je t'avais su à Genève je t'aurais écrit plus tôt et j'aurais renouvelé mon invitation lors du diner des Cougnard et Guillermet (Mais alors je crois que tu étais à Lausanne).

Je fus si renversée de ta communication au sujet de la veuve en question que je n'en suis pas encore remise. Avoir eu dans sa main tant de charmantes occasions, tant de doux et frais visages, tant de coeurs jeunes et aimants;... santé, gaîté, jeunesse... pour finir par se trouver en face d'une semblable personne! hélas - faut-il être malheureux! Mais j'espère que tu aurais regardé la chose sous son vrai jour et que ce que tu as trouvé bon pour une distraction ne deviendra certes pas un fait accompli.

Tu sais fort bien que dans les petites villes on sait tout, et tu dois bien penser que toi pas plus qu'un autre tu n'es à l'abri de nos commérages.

Tu as souvent fait ta cour et même une cour suivie à bien des demoiselles que tu plaçais sur la sellette, puis les examens faits et le sujet trouvé au-dessous du maximum une fois mis au rebut tu passais à une autre épreuve. Voici ce que les personnes mises en demeure de te plaire n'ont pas manqué de nous répéter sur tous les tons à Fanny et à moi. Les mariages manqués ont amené de la curiosité et peut être un peu de méchanceté. On a su que tu allais ici, là; que tu étais en société intime avec celle-ci, avec celle-là. De cette façon les gens ont mené leur langue. Quant à la veuve de mauvais aloi, il y a des années qu'on nous en avait parlé; nous avons pensé qu'elle était un passe-temps, comme tant d'autres hommes vous avez l'habitude de vous en donner [?] et nous n'y avons, tant Fanny que moi, prêté aucune attention, jetant un voile épais sur ce qui ne nous regardais pas.

Tu penses bien que ceux qui t'ont rencontré te promenant sur la Tranchée à des heures de nuit inconcevables avec ladite personne, qui t'ont ensuite vu fréquenter la rue Beauregard; qui plus tard t'ont vu à Blonay en partie fine, tout cela n'est pas resté au fond du sac. Caroline de son côté n'a pas cousu sa langue; elle a vu que vous l'aviez prise pour porter la chandelle, et elle s'en est allée te laissant avec la dame en disant ce qu'elle avait vu, compris, etc. etc.

. Lors des affaires de Carouge on nous en est venu compter [sic] de mille endroits disant que tu avais des bâtards de ci de là, que sais-je encore!!! que c'était la personne en question qui t'avait détourné d'Anna, que c'était une fine rouée... ayant confectionné des manteaux qui recouvrent de sales vêtements, elle savait mieux qu'une autre que ces surtouts cachaient bien ce qu'on doit tenir et cacher à tous les yeux. Qu'un bon mariage avec un honnête homme la remettrait en selle, etc. etc.

Tu comprends si nous fîmes la sourde oreille, ne voulant rien entendre ni rien comprendre de ces vilaines insinuations. Nous avons su par les cousines tout ce dont on avait lassé [?] les oreilles de ces pauvres et malheureux Droin... Demande-le seulement à tante Julie? Si tu avais pu savoir tout ce qu'on disait et savait je pense que tu n'aurais pas agi ainsi que tu l'as fait avec eux. Enfin, tu es meilleur juge de tes affaires, car tu n'as jamais pensé que tes soeurs, ces amies les plus tendres et les plus dévouées que tu trouveras jamais, tu n'as jamais trouvé dis-je que nous fussions dignes de ta confiance. Quant à cette triste histoire, si tu pouvais lier tout ce qui s'y rapporte avec une pierre et couler le réel et le fictif dans un puits profond ce serait une bonne affaire. Je ne peux pas croire que tu veuilles volontiers lier ton sort à celui de cette personne, car si tu ne veux pas volontairement coudre de rudes écailles sur tes yeux, tu verras que cette personne n'est pas une compagne convenable pour M. le Professeur Amiel ni [plusieurs mots illisibles] sortable et possible à la famille? Tu dois bien comprendre que ni pour Fanny ni pour moi elle ne deviendra jamais une soeur ou une parente quelconque.

Tu me dis " N'apporte pas de l'affliction à l'affliÇjé ". Serais-tu vraiment assez affectionné à cette femme pour être dans l'affliction en la perdant? Alors [?] toi qui es libre garde ta maîtresse et reste célibataire, c'est bien simple! Qu'as-tu donc pour t'attrister et te rendre si sombre et si misanthrope. Tu t'es retiré de nous chaque année toujours plus. Tu n'es plus allé chez Fanny avec affection et abandon, tu n'es plus venu chez moi qu'en passant et en visite. Plus de gaité, plus d'abandon, plus de causerie, plus d'élan et de [mot illisible]. Tu es devenu sévère pour toi et pour les autres, économe jusqu'à la lésinerie et à l'avarice pour toi et pour tes vêtements [trois mots illisibles] le commerce de la vie [trois mots illisibles] que pour ce qui concerne les gens de service ou ceux qui vivent de nous en ce monde.

Tu as vécu seul, cependant il n'est pas bon que !'homme soit seul, te suffisant à toi-même, ennuyé du monde, ennuyé des étudiants que tu n'aimes guère et qui ne t'aiment pas non plus. Fatigué de tes parents et de tes amis, enfin malade de coeur. Toi qui étais si charmant, si caressant, si causeur qui [sic] agréable en société, et quelque fois si heureux! Qui mon Dieu t'a changé ainsi? Il faut qu'une influence délétère ait agi sur toi sans que tu aies eu conscience de l'effet produit; car tu n'es plus toi-même, et si tu pouvais être juÇje comme ceux qui t'entourent, tu serais étonné du changement qui s'est opéré en toi. Reviens à nous, redeviens ce que tu étais, fuis ces gens odieux qui t'éteignent avec leur vulgaire éteignoir!! Je t'en prie mon chéri retourne-toi et vois le passé qui te crie reviens à nous. Nous sommes toujours les mêmes nous, et si tu n'as guère sympathisé avec nos chers maris, je ne sais trop pourquoi? Nos maris [?] Fanny et moi sommes toujours là, te défendant toujours du bec et des ongles et toutes heureuses de te revoir aimable par éclairs, affectueux, gracieux et sympathique comme tu l'étais autrefois.

Tu t'es fait une vie à part, mystérieuse et soi-disant cachée qui se trouve pourtant très transparente pour ceux qui ont quelqu'intérêt à percer le voile qui doit te recouvrer. Fanny et moi n'avons pas ouvert la bouche de ton affaire, pas plus que mon mari; mais tes lettres adressées chez T... qui n'a pas manqué de voir l'écriture de mon mari, et par deux fois la mienne. Il s'est enquis de ce que pouvait signifier cette correspondance etc. etc. J'ai cherché un prétexte insignifiant, mais cela n'empêche pas qu'il serait bien plus simple d'avoir un autre bureau d'adresses si tu crains qu'on ne reconnaisse l'écriture de tes correspondants.

A présent, que sait tante Julie? Tu me dis que je peux causer avec franchement mais qu'il faut respecter ton secret - si secret il y a - c'est-à-dire qu'il vaut mieux ne pas aborder le sujet " Amiel et Compagnie" n'est-ce pas? Tu me parlais d'une charmante Vaudoise, qu'en fais-tu donc? Si tu n'es pas empoisonné pour le reste de tes jours par cette intrigante, ma foi il serait bien à désirer que tu te mis en route pour quelque beau et lointain voyage? Je crois en somme que c'est ce qui te serait le plus salutaire. Tu vis beaucoup trop seul, tu ne vois plus les choses sous leur vrai jour et tu te ronges, t'ennuie, et te noircis de choses qui ne valent pas un fétu! Va mon bien chéri, prends ton porte-manteaux et fuis vite à l'horizon sur l'aile d'une fine frégate ou sur quelque léger railway!... Va te retremper avec l'espèce humaine, qui si elle a de bien mauvais côtés en a cependant quelques bons. Tu te raccrocheras à la science, aux curiosités, aux aventures du voyage! Tu ne serais plus triste, plus sombre, plus chagriné. Donne-moi [mot illisible] adresses bien nettes et je te tiendrai au courant de nos événements domestiques, cela te fera plaisir peut-être.

[Dans les marges :]

Je suis bien aise que tu aies vu Ernest et qu'il t'ait fait plaisir - il est resté simple et bon garçon tout en ayant beaucoup acquis. Il a une forte mémoire et le désir d'apprendre. Adieu je t'embrasse tendrement.

P.s. Je t'en prie ne soit pas fâché de cette lettre et brûle-la bien vite, mais je n'ai pu retenir ma plume car mon coeur était plein et quand veux-tu qu'on cause on ne se voit jamais! et c'est pour moi un bien grand désir que de contribuer si faire se peut de te tirer du bourbier ou tu es enterré, enferré, englouti [quelques mots illisibles]

Si tu avais au moins su faire comme Eugène qui a mis la main sur une charmante et digne femme.
Dis-moi es-tu vraiment affligé et malheureux? Que puis-je faire pour toi, dis-le moi je m'y emploierai.
J'ai demain dimanche 6 septembre [illisible] diner des [illisible], etc. etc.
Si tu venais voir ce qu'est cette fraîche fleur [?] du Chasserai [?] ce serait peut être aussi agréable pour toi que pour nous - Elise restera 8 ou 10 jours.
Si tu étais charmant comme autrefois tu viendrais une journée à Asnières, fin de la semaine vers le 10, 11, 12 ou 13 courant. Y aurais en séjour depuis Lundi 7 Me _fin du prénom illisible] Rével sa fille.
Adieu encore, je t'embrasse ainsi que Paul de toutes mes forces,

Laure.

 

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote:Ms. Ir. 3.109, f. 40-43.

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Commentaires d'Amiel :

09.09.1868
10.09.1868
11.09.1868
12.09.1868
13.09.1868
14.09.1868
15.09.1868
16.09.1868
19.09.1868
20.09.1868
21.09.1868
26.09.1868
01.10.1868
26.07.1869
27.07.1869
28.07.1869

VII, p. 362
VII, p. 363-364
VII, p. 365
VII, p. 365-367
VII, p. 367-370
VII, p. 370
VII, p. 375-376
VII, p. 376-378
VII, p. 390
VII, p. 392
VII, p. 396
VII, p. 396
VII, p. 417
VII, p. 912
VII, p. 913
VII, p. 913


LAURE à AMIEL

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Asnières, le 18 septembre 1868
Mon Dieu! que je suis désolée de t'avoir écrit, mon pauvre cher frère, si j'avais pu penser t'affliger comme je l'ai fait, jamais, non jamais! je ne t'aurais expédié cette sotte lettre. Mais vois-tu mon pauvre chéri j'avais si souvent entendu rebattre les mêmes choses en ajoutant "c'est bien fâcheux qu'on ne le dise pas à Fritz car un bon averti en vaut deux", que sottement, bêtement je t'ai dit tout ce que je savais et ne vas pas croire que j'y ai ajouté foil Oh non certes! Seulement je me disais "Fritz saura ce qu'on dit et il fera taire les méchants les médisances et les calomnies que l'on entend répéter; je croyais te rendre service. Je t'en demande pardon une seconde fois, et sois assuré que jamais plus pour personne au monde je ne répéterai ce que j'entendrai dire.. Je ne suis ni méchante, ni vile, ni médisante. J'ai mal fait et je le regrette. Embrasse-moi je t'en prie et pour l'amour de mon enfant chéri, ne garde rien d'amer en ton coeur pour moi? Le veux-tu? Ne me parle jamais plus de rien de ce qui a trait au passé et quoi que tu fasses désormais sois sûr que je ne me permettrai plus aucun blâme à ton égard. Si je peux faire quelque chose pour toi de bien dis-le moi je m'y emploierai.

A toi de coeur,
Laure


[Dans les marges :]

Mad. [illisible] a passé 10 jours à Asnières avec sa fille, qui est une excellente fille, et la cousine Brandt. Fanny y est aussi venue 2 jours avec Alice. Le temps a été très beau et ces dames ont eu l'air assez contentes. Tante Julie sa plaint toujours [? Suivent trois lignes biffées] est-elle peu gaie et se plaint-elle continuellement. Je n'ai pas beaucoup joui de ces visites ayant eu beaucoup à faire. Seule avec les dames et mon petit Paul. Ernest est encore pour 15 jours avec nous. On parle d'un grand tremblement de terre au Pérou et de 30.000 h. et de morts engloutis.

Je ne pourrai t'écrire pour le 27 ta fête - pour cet anniversaire oublie la peine que je t'ai faite involontairement, je t'en prie.

 

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote: Ms. Ir. 3109, 1. 46.47.

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Commentaires d'Amiel :

20. 9. 1868
26. 10. 1868

VII, p. 392
VII, p.446



Elysée CHENAUD à AMIEL

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Aix, 11 janvier soir ou 12 matin ?? 1869

Cher vieil ami,

Je n'écris plus. La vie est emportée d'un trop rapide mouvement. Où s'en vont les heures, l'une sur l'autre précipitées? Qui l'a su jamais? Autrefois, il me semble que l'étoffe de l'existence était plus ample, et qu'il y en avait assez pour couvrir toute la surface des devoirs, et au-delà même. Aujourd'hui, s'est-elle rétrécie, qu'elle fasse ainsi défaut? Les journées se sont-elles attelées à quelque plus puissante machine, qui les emporte à la Crampton? Ou, en vieillissant, notre pas, nos mouvements, nos pensées, sont-ils donc devenus plus lents, et ne pouvons-nous plus rejoindre ce formidable coureur, le Temps, qui nous distance désespérément? Je ne sais, mais il y a là un phénomène qui m'épouvante. La partie n'est plus égale. Il n'y a plus même de lutte à essayer. Nous sommes vaincus et débordés par la multiplicité croissante de la tâche. Et quand arrive le soir, quand vers onze heures la porte de mon cabinet se ferme enfin, et que je puis commencer ma journée à moi, c'est avec une immense lassitude physique et un découragement moral immense que je compte tout ce que je devais faire et que je n'ai pas fait, toutes les mains qui se sont tendues vers moi depuis le matin et qui n'ont rencontré que le vide, toutes les choses que je n'ai pu même entamer, tout un monde d'arriérés, que demain accroîtra dans la même proportion. Tout le jour pourtant j'ai appartenu à tous. Professeur, j'ai donné mes leçons ou mes cours; pasteur, j'ai prêché; catéchiste, j'ai fait mes instructions religieuses; visiteur, j'ai gravi les étages du pauvre et de l'affligé, de maison en maison, protestants, catholiques, tout ce qui me réclame et m'attend; médecin, j'ai eu mes chevets de souffrance à ranimer, et mon cabinet qui a été plein; homme d'affaires, j'ai eu avoués, avocats, juges, administrations à voir, pièces à réunir, dossiers à expédier; aumônier, j'ai fait la tournée des longues salles d'hôpital, des étroites cellules des aliénés, des préaux de la prison, des ateliers de l'Ecole Impériale, de l'infirmerie de l'Ecole préparatoire, des classes des écoles normales ou des écoles primaires; j'ai été cent fois raccroché dans la rue, ou interpellé par quelqu'un qui a besoin de moi, - tous à peu près; - entre deux, j'ai eu quelques visites à rendre, quelques relations sociales à maintenir. Tout cela précipitamment, au pas de course, haletant comme un cheval de fiacre. De temps en temps, un trou se fait dans ces heures étroitement serrées et remplies: on m'attend à six, dix, vingt lieues; un malade, un agonisant, une famille dans la détresse; et il faut que j'y coure. Essoufflé, las d'une incessante et insuffisante activité, qui n'a jamais de relâche, si je rentre, voici des pauvres, qu'il faut écouter, soulager, pour lesquels il faut être ingénieux comme un pauvre que je suis moi-même; il faut leur trouver à coucher, à manger, souvent à se chausser, quelquefois à se vêtir, quelquefois à les mettre en chemin de fer ou en diligence. J'en ai comme cela quinze cents, dix-huit cents par année; et il faut opérer pour eux le miracle de la multiplication des pains. En voici d'autres, qui ont besoin que je leur rédige une lettre, que je leur remette de longues recommandations explicatives. D'autres qui veulent une place, du travail; il faut que je ressorte avec eux, que j'aille les présenter, plaider leur cause, chercher dans d'autres maisons, discuter leur salaire; quêter de l'ouvrage. Etc. Enfin, c'est à l'infini. Ajoute à ces mille fils, qui se dévident sans cesse entre mes mains, se mêlent et se confondent, ajoute d'ardentes inimitiés qui, sans relâche, se jettent dans mes jambes, croisent mes démarches, m'enlèvent toute sécurité, menacent parfois les miens, réussissent à m'arracher quelques ressources, à rogner mon traitement, à me navrer le coeur; ce sont toujours des gens que j'ai obligés; pas assez sans doute. Et chaque soir, ce sont des moissons de tristesse, dans lesquelles je fais des gerbes douloureuses: hostilités victorieuses, et je ne suis pas un homme de lutte, insuffisance de toute ma vitalité en face de mes devoirs, et sentiment profond que je me suis tout entier distribué à tous tout le jour, et qu'il ne me reste rien pour les miens, qui eux aussi ont besoin de moi. C'est un fait. Dès que je cesse de me dépenser, il ne me reste plus qu'une infinie amertume, aux lèvres et dans le coeur, et comme une soif infinie de mourir. Je suis un vaincu de la vie; je te l'ai déjà dit. Et si je n'avais charge d'âme et de coeurs, chargé des miens, je dirais aussi mon: heureux ceux qui dorment, et ne se réveilleront plus. Que faire contre ce sinistre arrière-goût de toute chose? Etre debout? Etre fort? Etre vaillant? Je le suis. Et quand, après une épuisante semaine, où tout à été meurtri, - le pasteur, vois-tu, marche sur son coeur, - il faut deux fois, trois fois chaque dimanche sans jamais être suppléé, prêcher, abondamment, éloquemment, avec âme, y jeter et l'intérêt dramatique de la passion et la distinction littéraire de la forme, et ne pas faiblir; parce qu'il y a là l'ennemi, qui épie, et qui n'est là que pour épier, quand il faut être inépuisable, ne jamais se répéter, être prêt toujours, donner, comme je viens de le faire pendant ces fêtes, dix-sept services ou conférences consécutives, et qu'il a fallu se faire violence, et mettre la main sur sa poitrine et la cuirasser, et parler et penser, quand on voudrait pouvoir pleurer, et qu'on se sent la plus faible et la plus désolée des créatures, alors, vois-tu, on ressent un tel épuisement, on arrive tellement à la dernière limite de ses forces, qu'on est émerveillé de se sentir encore aller, et de sentir que le flot intérieur jaillit encore et n'est pas tari. Vivre est une merveille, en vérité, et il y a de quoi être confondu.

Pardon pour cette plainte. Je ne devrais pas faire entendre un gémissement. Gladiateur, il faut tomber en silence et en souriant. Et qu'ai-je fait là, grands dieu! en laissant exhaler ce long soupir? Ma plume a couru, complice secrète de mon coeur. Celui lui arrive si rarement! Je n'écris plus, t'ai-je dit, excepté les lettres d'affaires, exclusivement, réponses, démarches, etc. que chaque courrier du matin emporte de la nuit précédente. Que ne m'as-tu parlé affaire! je t'aurais répondu.
Merci pourtant pour ta lettre, qui m'a fait un bien infini. Un accent comme le tien, rachète bien des misères, et fait oublier bien des blessures. Voix virile et simple, dont le timbre ne rappelle que de saines pensées et une saine amitié! Merci.

C'est une jouissance infinie, mon vieil ami, que de te lire. Une de tes lettres embaume pour longtemps mes arides régions. Il semble qu'elles fleurissent autour de moi, tout-àcoup. Un homme a passé, qui fait des miracles, car il a un coeur.

Des miracles. Oui. Et toujours la même plume miraculeuse, en effet, précise comme un instrument d'exactitude, fine comme le tranchant d'un scalpel, juste comme la plus délicate balance, touchant l'infiniment délicat d'un trait infiniment sûr, photographiant l'invisible, profitant avec la netteté de l'acier les contours les plus vaguement entrevus par d'autres yeux que les tiens, formulant d'un mot la plus compliquée des physionomies, fixant comme un réactif lé plus changeant iris d'un prisme moral, et burinant pour toujours une tête, un caractère, une vie, une idée, un aspect des choses, qui désormais ne passera plus, et acquiert sous ta pointe son tracé définitif et sa dernière expression! Oui, miraculeux talent, qui a toujours été une de mes extases et une de mes joies; diamant [mot illisible] dont j'ai le premier salué d'un cri radieux la première facette, et qui a depuis dégagé toutes les autres, et n'a rien perdu de sa taille accomplie et de son eau parfaite. 0 mon ami, que tu es heureux, et quel rare équilibre de facultés il faut posséder pour calquer si admirablement les réalités dans la traduction toujours plus ou moins approximative de la parole! Tu ne traduis pas, toi. Parole et pensée sont identiques, chez toi. Relief, couleur, son même de la sensation, revivent dans les pages. Et les marbres que tu sculptes sont la vie elle-même.

Ce que tu m'écris de notre cher Heim, c'est l'absolu et l'adéquat. Cette âme complexe est toute entière renfermée dans tes six lignes; comme in nuce. Tu lui a prêté l'attitude statuaire que la mort lui imprimait à son insu; son visage avait déjà l'immobilité du Paros, et sa haute taille semblait s'envelopper jusqu'à terre de plis antiques et harmonieux. Ta belle langue a valu un ciseau. C'est bien lui, réduit à ses lignes maitresses, et tel qu'il vivra désormais dans la mémoire de ses amis. Ton paragraphe sur lui est plus qu'un médaillon, c'est un piédestal, où il se tient debout, et tel que tu l'as esquissé, tel je le reverrai toujours. La transfiguration de la mort a passé par là, et l'a marqué de son sceau solennel.

J'ai tout dit, je crois, de nos derniers entretiens. S'il y a eu condensation, il n'y a pas eu oubli du moins, et, pour ce qui te concerne, quand ma mémoire après cinq semaines serait plus fidèle, et se trouverait telle expression plus saillante, je n'ajouterais rien à ce que j'écrivais à David: une effusion de tendresse, mieux, de gratitude admirative, envers toi; nul autre n'a été recueilli, rappelé, ressaisi par cette voix mourante avec une note plus pénétrante et plus émue. Il y avait du voulu dans la revue qu'il passait des autres; pour toi, l'élan a été complet, spontané, attendri. Tu remplissais ce coeur, auquel tu avais fait du bien, et qui avait profondément senti que tu avais été bon pour lui. Etre bon! il n'y a que les mourants qui puissent dire la grandeur trois fois sainte, trois fois belle, trois fois bénie, de la bonté, car son souvenir seul les réchauffe encore dans le froid de l'agonie. De voeux, de recommandation spéciale, de propos intentionnels, rien. Tu as été pour lui, un rayon, et il se chauffait à ta chaleur bienfaisante. C'est l'impression sous laquelle il était. Va, s'il t'a donné quelque chose s'il t'a laissé comme le contact d'un stoïcien chrétien, tu lui as donné bien plus. Tu l'as enveloppé, à la dernière heure, de ton manteau. A l'heure où tout s'en allait, tu lui restais, et tu remplissais son coeur d'une dernière flamme.

Après tout, c'est un doute et un vide que j'ai rapporté de ces dernières communications avec l'homme excellent que je ne devais plus revoir ici-bas. Excellent. Je n'en retranche rien. Tout, dans ces dernières confidences, dans cette confession de toute une vie, a été d'une pureté, d'une douceur, d'une élévation, d'une mesure angéliques. Pas une paille. Pas un atome de poussière. Un cristal, un éther. Voir jusqu'au fond de cette vie silencieuse et fermée, lire ces espérances, ces recueillements, contempler cette sérénité intérieure, cette modération même dans le [mot illisible], ce dépouillement progressif, comme d'une fleur qui, peu à peu, rejette son calice et s'épanouit sous l'oeil de Dieu, s'en imbibe, s'en remplit, se noie dans la muette effluve du rayon d'en haut, cela est beau; c'est un moment dans la vie qu'on n'oubliera pas, une communion avec l'invisible. Rarement on touche une âme du doigt. J'ai touché celle-là. Mais j'en ai rapporté un vide, et comme le sentiment que cette paix, que cette sérénité, que ce reflet d'en haut, étaient un compromis, et qu'au fond il y avait là, dans ce grand mourant, quelque chose d'artificiel et de voulu, comme dans tout son passé. Il s'était cinquante ans regardé vivre. Il se regardait mourir. Et, sans intention, comme par l'instinct dominant de son caractère, qui toujours s'était arrangé, qui toujours était intervenu jusque dans ses émotions et ses sensations, comme un enfant qui scrute les mouvements de sa montre et en fait marcher du doigt les rouages, il se drapait, saintement, avec toute la sincérité dont est capable un subjectif, mais il se drapait pour tomber dans son attitude favorite, comme il s'était toujours drapé. Comprends-moi bien. J'admets, je proclame, le plus haut degré de véracité, de droiture, de sincérité possible; encore une fois, il n'y a dans ma pensée rien qui de près ou de loin rappelle un rôle. Nous touchons ici au domaine sacré de la sainteté. Tout ce que je veux dire, c'est qu'il y a toujours et inévitablement de l'arrangement, de l'intervention personnelle, dans les ailes profondes de la croissance morale, de la végétation intérieure, chez les gens attentifs à l'incessante observation de soi. Le subjectivisme est un vice, disais-je à Rodolphe Rey. Non, il n'est pas bon d'être perpétuellement à la fenêtre de son âme pour se voir passer. Il n'est pas bon de sonder perpétuellement ses viscères. Il n'est pas bon de se tâter perpétuellement le pouls d'un index inquiet et scrutateur. Il n'est pas bon de se dédoubler perpétuellement pour se juger, et d'être son propre spectateur. Il n'est pas bon de se créer une existence arrangée, de s'imposer un programme du dedans, de se faire, de substituer à la sainte liberté de l'évolution spontanée et infiniment riche, nos recettes morales et nos théories trop étroites, de se planter comme un jardin biné [une ligne manque dans la photocopie] d'émotions, de sensations, de phénomènes apportés du dehors etc. Conformes à l'éthique régnante dans notre petit monde contemporain de vivre enfin comme ces valétudinaires inquiets, qui, les yeux sur la pendule, sur le thermomètre, sur le baromètre, sur l'hygromètre, toute l'âme attentive à l'état de la peau, du coeur, de l'estomac, aux moindres impressions fugitives, se créant un régime, une atmosphère, un climat, des habitudes physiologiques, vivant [1] dans la transe perpétuelle de voir leur laborieuse administration se déranger par accident, et ne sont plus que des automates bons à mettre sous cloche. Non, il n'est pas bon d'être exclusivement préoccupé de soi, et de s'observer éternellement, comme sur un porte-objet, sous le microscope assidu de l'analyse. Pour Dieu! laissons-nous donc vivre! laissons donc pousser les folles herbes avec les bonnes; ne remuons pas sans cesse et curieusement nos propres racines, et laissons aux moines du mont Athos la contemplation de leur nombril. Je sais les infinies jouissances de tous ces abstracteurs d'essence-quinte. On se voit à la loupe avec un plaisir toujours nouveau, même les verrues et les taches. Mais après...1 Compare-moi un peu la libre allure des objectifs et les mystérieux et inféconds courages des subjectifs d'où n'éclôt jamais rien. Regarde à tes côtés David, le bon, simple et rond David, qui ne va pas chercher midi à quatorze heures, excepté quand l'épidémie le gagne, et qui suffit à son petit monde, se donne à tous, mène toute cette fourmillante confusion, et sert à chacun sur la table commune le pain et le vin, le grec et le latin, les bons conseils et la bonne humeur. Et notre ami Lecoultre, si richement organisé, au clavier jadis si complet, ayant une note pour résonner à tout souffle humain, regarde-le creuser des puits stériles et s'y abîmer, mécontent des choses, mécontent des autres, mécontent de lui-même, faisant effort pour être indulgent, désagréable à soi, désagréable aux autres, sentant qu'il a eu dans ses sillons tous les germes et toutes les attentes, et pas un épi franc. Je ne l'en aime pas moins; mais je le plains, ce pauvre ami. Si nous étions dans les Montagnes Rocheuses, il s'appellerait d'un nom qui serait tout son châtiment: Le nuage-qui-se-cherche. Et il n'en serait pas un plus grand guerrier pour cela. Mon bon ami, vivons comme Dieu nous a faits. C'est plus sage, et n'en vaut que mieux.

Ah! c'est assez de mauvaise humeur contre un travers, commun dans la Suisse française, mais qui commence à passer. Seulement il a eu le temps de gâter toute notre génération qui valait mieux que ce qu'elle a donné, et qui en est infectée toute entière. Gardons le culte de ceux qui en sont morts. Gardons le culte des meilleurs d'entre nous, de celui sur la tombe ignorée duquel nous nous serrons encore la main. Il a souffert sans parler. C'est grand. Il a trouvé dans la douleur, et dans l'impuissance même, une mâle joie, et une force virile. Il a été doux; il a su être bon. Et les dépouillements successifs ne l'ont pas irrité! Heim a été taillé dans un bloc pur de résignation. Sans espérances, il a espéré. Sans activité, il a été un travailleur sans relâche. Sans gaîté, il a eu le sourire de l'aménité! Il s'est vaincu lui-même, et n'a pas été vaincu. Gardons l'image du silencieux athlète, mort à la tâche du bien.
Adieu. Mon coeur se serre à chacun de ceux qui s'en vont, et qu'il m'est défendu de suivre d'un oeil d'envie. Moi aussi je voudrais bien m'en aller, et je ne puis, et je ne dois. 0 quel doux chevet que la mort, le soir de la vie!
Adieu. Je t'embrasse. Tu m'as fait du bien. Il y a des années, je crois, que je n'ai pas échangé une parole amie. Adieu. Tu es heureux. Tu es resté dans le monde des idées, et tu commerces avec l'idéal et l'abstraction. Dans ces sphères diaphanes, s'il y a quelques nuages, il n'y a ni haines ni froides cruautés ni férocités en chair et en os, et il n'y a d'autres épouvantes que de l'inconnu et de l'infini. Heureux es-tu. Reste jeune, ô mon ami, pour nous tous qui ne le sommes plus.

Je renvoie par ce courrier à H. Georg le 1 er n° de la Revue, qui fera peut-être plaisir à quelque abonné en retard. Il ne m'a pas envoyé les numéros suivants, et je l'ai regretté. Au reste, je n'ai plus de quoi m'abonner cette année. Je ne l'eusse pris que pour les pages que tu y signes; je ne lis jamais; mais je te lirai toujours.

Adieu. Si tu as l'occasion de m'adresser quelques élèves, pensionnaires, s'entend, anglais, ou russes, ou autres, si tu le peux, envoie-les moi. J'en ai grand besoin. J'en ai deux, mais cela n'est pas assez. N'oublie pas S.V.p.

Adieu. Je t'embrasse de tout mon coeur, comme je t'aime. Mes deux mains à Bordier, à Binder, à Jullien, à David, à tous.

Ton El. Ch.

Mes tendres respects, mes salutations émues à celle qui est une providence visible sur la terre, à celle qui aura passé en faisant le bien, et qui a été l'ange gardien de bien des éloignés, de bien des absents, qui lui en rendront grâces un jour: notre admirable, notre infatigable Mlle Guinet.

Elysée Chenaud
pasteur
à Aix-en-Provence

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote:Ms. Ir. 3092, f. 25-29.

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Commentaires d'Amiel :

13.1.1869
17.1.1869
9.2.1869
4.4.1869
5.4.1869
12.4.1869
3.6.1869

(VII, p. 567)
(VII, pp. 569-570)
(VII, p. 609)
(VII, p. 689)
(VII, pp. 691-693)
(VII, p. 713)
(VII, p. 801)



Marie FAVRE à AMIEL (la terrible lettre lilas)

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Blw. Jeudi, 11 août 1870

Ami, Mionette a hésité à répondre aux vingt questions que vous posez; cela lui semblait inutile. D'une part, c'est que les réponses n'éclairent aucun point dont vous n'ayez déjà eu l'explication dans nos conversations; d'autre part c'est que la femme à laquelle un homme est obligé d'adresser ces 20 questions avant de décider s'il doit l'associer à sa destinée, cette femme est condamnée d'avance... Après réflexion et par esprit de soumission vis-à-vis de son frère d'armes, Fidélio a pris la plume et a écrit les réponses ci-jointes, selon l'état de ses lumières et selon sa conscience.

Il vous doit aussi la vérité sur ce qu'il pense à l'égard des deux amis et c'est ce qu'il va faire en toute franchise pour tenir sa promesse de vous défendre et de vous sauvegarder même contre lui.

Ami, je crois que votre mère désapprouverait notre union. Elle vous dirait: " Quand des circonstances aussi déplorables ont donné lieu à de tels jugements sur une jeune femme et sa famille cette jeune femme doit rester seule elle ne peut pas faire partager à un époux les tristesses de son passé et les luttes de l'avenir contre la calomnie et la défaveur qu'elle entraîne ".

Votre père, également, vous conseillerait au nom de l'honneur de vous abstenir.

Dans le présent, vous le savez, ami, votre famille vous pardonnerait difficilement ce mariage; en tout cas, elle le désapprouve; ajoutez qu'elle me soupçonne de vous entraîner dans cette voie et me détesterait d'autant plus. Vos amis, vos relations vous blâmeraient aussi, d'autant que vous avez passé jusqu'à présent pour être fort difficile dans le choix d'une compagne. Donc aucun soutien, aucun encouragement contre les blessures d'un monde hostile. Ne m'écriviez-vous pas en 1868 :
" Je ne crois pas pouvoir vous protéger contre le monde genevois injurieux et méchant. Mariage veut dire dans le cas présent, émigration. Emigration est folie, faute irréparable à mon âge. Mariés, nous commencerions la vilaine guerre contre le monde, celle qui use et flétrit, ma famille ne vous accueillerait qu'avec des défiances, des froideurs invincibles; ni vous, ni moi, ne pouvons accepter ces peines offensantes. Les obstacles qui nous séparent sont de ceux que j'ai toujours redoutés, de ceux qui font le plus souffrir. Notre beau rêve est irréalisable. "

En 1869, mêmes sentences décisives. Vous m'écriviez il y a un an : " La tendresse, la confiance qui suffisent pour faire le charme de l'amitié ne suffisent pas à cette chose juridique, civile et religieuse qu'on appelle le mariage. A deux nous nous entendrions à merveille mais notre vie sociale serait empoisonnée par ces circonstances malheureuses. "

Je pourrais multiplier les citations, je m'arrête, cela me fait mal; d'ailleurs, elles concluent toutes de même.

Si je passe à Mionette personnellement, que de réalités aussi décourageantes!

Souvenez-vous ami, que certains côtés de mon caractère vous ont souvent inquiété et refroidi, qu'un jour vous avez craint une influence fâcheuse de ma part. Et vous avez dit avec justesse: " Peut-on espérer à l'âge de Mionette une réforme complète d'habitudes? Peut-on remédier à l'influence prolongée d'un milieu [mot raturé et rendu illisible; tout ce passage comporte des lignes et des mots biffés] Un homme fait comme moi peut-il renoncer à la distinction chez sa compagne. Le sacrifice esthétique n'est-il pas au-dessus de mes forces, etc. " La raison dit non! concluiez-vous, il y a un an à peine. Du côté familial de Mionette, il est peut-être mieux aussi qu'elle lui reste exclusivement consacrée. Franz, ma mère souffrante ont besoin de moi. Egérie, ma belle-soeur ne me verraient éloigner qu'avec une grande peine; Egérie surtout ne s'en consolerait pas de me perdre. Du côté de la famille de mon fils, même désapprobation. En résumant les idées de M. ChaI., il faut conclure que sans déconseiller absolument ce projet d'union, il ne penche pas non plus du côté de sa réalisation d'abord parce qu'il connait la puissance de la calomnie et ensuite parce qu'il ne vous est pas bienveillant, étant l'ami intime de la famille Dr.

Vous voyez, ami, qu'il y a trois semaines, je n'avais point tort de vous écrire: Les obstacles sont trop grands. Ne mêlez pas Mionette à vos rêves d'avenir. Pensez à vous, à vous seul.
Vous m'avez fait promettre de ne pas conclure moi-même, de ne pas couper le fil qui lie encore la destinée des deux amis, c'est pourquoi je n'ajoute rien de plus aux charges qui plaident contre Mionette.

Quelques affirmations de votre dernière lettre ne me paraissent pas justes. Vous dites:
" Si je vous détache de moi, c'est le vide, la désolation, presque le remord.
" Votre ami ne retrouvera pas l'entrain et la foi pour chercher une compagne et la former.
" Il ne peut remplir qu'avec vous un programme fait avec vous. "

Non, ami, la renonciation à un rêve qui est indépendant de notre attachement, de notre confiance mutuelles, ne peut pas vous laisser le vide, la désolation. Nous sommes amis éprouvés, frères d'armes, nous pouvons toujours nous écrire, nous aider réciproquement de conseils et de prières, le monde et la famille n'ont rien à y voir.

Que parlez-vous de remord? Vous ne m'avez jamais fait que du bien. Le seul bonheur que j'ai goûté en ce monde m'est venu de mon frère d'armes. Il m'a été relèvement, force, progrès, bénédiction. Ne vous ai-je pas répété cent fois que le renouvellement de mon être intérieur est votre oeuvre. Que cette oeuvre vous sera comptée devant Dieu!

Oui, vous aurez l'entrain et la force de chercher une compagne, de la former, de la perfectionner quand vous aurez résolument dit adieu à notre rêve, quand vous tournerez avec persévérance vos [mot illisible] votre esprit et votre coeur vers une nouvelle espérance, un nouveau but. La pensée d'un grand devoir à accomplir vous soutiendra. Vous êtes doué d'aptitudes admirables pour la vie conjugale, nul autre ne saura mieux édifier son foyer selon Dieu. N'êtes-vous pas un éducateur modèle? Vous n'aurez pas vécu deux mois avec votre compagne qu'elle vous aimera de tout son coeur, de toute son âme. Ayez foi en vous et en Dieu, cher aimé, et soyez persuadé que Fidélio vous dit vrai.

Le programme que nous avons dressé ensemble, vous le remplirez beaucoup mieux avec la compagne qui ne compliquera pas votre tâche par la vilaine lutte contre la calomnie, le monde, la famille. Vous le savez, l'isolement social est funeste au talent et c'est ce qui vous attendrait peut-être avec Mionette. Le travail, la concentration exigent absolument la paix extérieure. Ami, vous pouvez encore tout ce que vous voudrez fermement c'est-à-dire: choix d'une compagne - exécution de votre programme.

Vous savez aussi ami, que l'idée de notre éloignement, de notre séparation ne m'effraie pas et même, je m'en consolerai si je vous vois debout, actif et fort comme auparavant. N'ayez aucune inquiétude pour votre petit frère d'armes; il est apprivoisé avec la douleur silencieuse, il saura la vaincre à force de raison et de volonté. Encore une fois, pensez à vous, à vous seul !

Que le Seigneur soit avec vous !

Fidélio

Vendredi matin


Walther sait sans doute que la grand-maman Guillermet a été ensevelie la semaine dernière. Depuis une semaine nous avons ici une pluie continuelle. Tout est triste à Genève les affaires vont au plus mal, les faillites se multiplient, les locaux se vident. On est extrêmement anxieux du résultat de cette terrible guerre. La cherté des vivres augmente chaque jour. Tous les ateliers d'horlogerie et de bijouterie se ferment et les banquiers, qui presque tous, ont une grande partie de leurs intérêts en France sont sur les dents. Walther fera bien de ne pas revenir de sitôt à Genève; il n'y retrouverait rien d'agréable. Qu'il se fasse du bien, du courage et de la foi. Il était temps que Fidélio revint à ses affaires, à sa famille, tout allait mal. Il est passablement de santé, quoique les palpitations le tourmentent un peu. Franz va rentrer au Collège. Le séjour à Gryon a été très agréable. De nombreux témoignages de bienveillant intérêt nous ont été prodigués par M. Oliv., Mlle Bronn, ses élèves, par M. le pasteur Valette et sa famille. Mionette est plus que jamais l'enfant gâté de Mme Anlet et de Mme Normand. Egérie et Mlle Vignier sont à la Charnea [?] pour trois jours. Mme Wyder est atteinte d'un cancer à l'estomac. Egérie a beaucoup à supporter, à souffrir. Elle vient s'approvisionner de courage auprès de Mionette.

Votre télégramme m'est arrivé dimanche soir. Vous avez bien reçu celui que je vous ai expédié le lendemain. J'ai appris par une indiscrétion de Mme Normand que l'automne dernier quelqu'un de votre famille s'était informé de nous auprès du régent et qu'on me blâmait fortement de continuer nos rapports. C'est pourquoi il était plus prudent que vous ne veniez pas à Gryon.

Que l'ami se soigne, prenne garde de ne pas se refroidir, il voudra bien m'informer de temps à autre de sa santé, de ses pérégrinations. Si je puis lui être utile de quelque manière, il voudra bien m'employer, sachant que c'est ma joie.

Qu'il ne doute jamais de l'attachement profond de son Fidélio. La Bulle demeure et demeurera vraie en tout malgré tout, jusqu'à la fin des fin.

(Théodora)

Connaissez-vous Mlle Chossat cadette, la fille du Docteur? Fidélio l'a beaucoup étudiée à Gryon à votre intention. C'est une aimable fille de 26 à 28 ans, très cultivée, excellente musicienne, assez jolie de visage, bien faite, très douce et très bonne [une ligne ou quelques mots manquent sur la photocopie] peut en savoir davantage si vous le désirez. La famille Chos. est fort riche, il y a trois enfants. Une fille ainée, estropiée des jambes, un garçon qui étudie la médecine et la cadette susnommée.

L'ami aura l'obligeance d'accuser réception de ce pli par quelques lignes seulement.

12 au soir.

Votre lettre m'arrive. Vous m'écrivez: " Si notre amour vous est cher, vous éviteriez tout ce qui pourrait en altérer la douceur, vous ne prendrez aucune décision solitaire, souvenez-vous que vous êtes mienne et que vous n'avez pas le droit de disposer de vous. " Oui, ami, je vous obéirai; un mot seulement encore: je vous supplie de conclure selon Dieu, selon le devoir et non selon la générosité téméraire, la tendresse aveugle. Que le Seigneur soit avec vous! Merci encore pour la chère lettre.

P.S. Je désire, ami, que vous me renvoyez le feuillet jaune aux 20 questions.

 

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote:Ms. Ir. 3104, fo 217-220

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Commentaires d'Amiel :

14,15 et 16 août 1870 20.8.1870
24.8.1870
6.9.1870
10.9.1870
18.1.1871

VIII: pp. 198 à 200
VIII : p. 204
VIII: p. 208
VIII : p. 230
VIII : p. 239
VIII: p. 484



Marie FAVRE à AMIEL

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Berlin 13 février 1872


Ami, Fidélio a reçu le 10 ct votre dernier pli; merci pour le tout. Votre traduction de la Ballade de Uhland est admirablement réussie; il me semble même que je la préfère à l'original.

Madrina a été malade d'un refroidissement pendant une semaine; elle m'avait fait précédemment beaucoup de peine; je l'ai soignée avec sollicitude et lui ai rendu le bien pour le mal; j'en ai été toute heureuse. Elle est sortie aujourd'hui pour la première fois depuis dix jours. Au début, on a craint une fièvre scarlatine, heureusement il n'en a rien été.

[En marge :] Non, Mionettte n'enverra pas sa phot[ographie] à Walther. Devant la perspective d'une séparation définitive, cela vaut mieux ainsi! [Suit une ligne illisible] 

Vous dites, ami, que ma situation morale vous inquiète; cette inquiétude n'a aucune raison d'être; Mionette est calme, raisonnable et résolue; son coeur s'est apaisé et son âme autant que son esprit se tournent de plus en plus vers la contemplation des belles choses. Elle vit par l'intelligence, jouit esthétiquement avec intensité, apprend avec entrain et bonheur, et ne passe pas un seul jour sans voir ou sans entendre quelque chose de beau ou d'intéressant; Franz lui donne beaucoup de joie elle a de meilleures nouvelles de Genève et se sent en paix avec tout le monde. Depuis sa dernière lettre, elle entendu l'Athalie de Haendel, l'Iphigénie de Gluck, Nathan der Weise et l'une des célébrités de Berlin, le professeur Curtius qui a donné une séance des plus intéressantes sur Thorwaldsen. Il a parlé du Lion de Lucerne. Les trois Verträg de M. Schn[atter] m'en ont plus appris sur la vraie vie religieuse que tous les sermons possibles.

Commencé les leçons allemandes avec l'étudiant; visité le Musée archéologique de l'Université et la galerie de tableaux du comte A[...]. Par M. Schn[atter] Mionette a entrée partout, et s'instruit sur une infinité de choses. Elle continue à aller le jeudi chez Trina, le samedi chez Miles de Pro et quelquefois chez les Stahr où elle voit bien des personnalités intéressantes. En un mot, votre petit frère d'armes vit pleinement dans les choses intellectuelles et se sent heureuse.

Pendant les congés de mi-juillet à mi-août, Franz et sa maman iront visiter le Harz; si toutefois, Dieu leur conserve les circonstances heureuses du présent. Mionette n'écrit pas de journal détaillé; elle note seulement les faits ou les idées qui la frappent le plus, et d'une façon toute impersonnelle. Pour se guérir d'une souffrance morale il vaut mieux, je crois, ne pas la contempler et tourner l'attention de l'esprit et du coeur vers les choses désintéressées. C'est du moins le procédé qui me rend de plus en plus la liberté intérieure.

Vous dites, ami: " Ayons espérance pour l'avenir, malgré tout. " - Non! La sagesse nous demande de rayer de notre programme futur, l'espérance de finir nos jours ensemble. Les disconvenances sont trop grandes entre les deux amis et je doute toujours davantage du bonheur qu'ils pourraient rencontrer en les bravant. Ma lettre de décembre dernier a conclu comme celle d'août 1870 et comme mon frère d'armes luimême a conclu en 1868.

Encore un mot: Vous avez souvent écrit dans votre Journal: " L'interminable histoire d'Egérie m'a fait perdre en hésitations intérieures les meilleures années de ma vie ". J'ai relu la même pensée dans le Cahier 113. Peut-être Mionette mérite-t-elle aussi quelque chose de ce dur reproche. Je vous en prie, qu'elle ne le mérite plus à l'avenir. Elle est partie pour séparer sa vie de la vôtre; éloignez-la aussi de votre pensée et de vos projets d'avenir. Plus d'incertitudes et de luttes à son sujet. Ce qui est certain, c'est que nous sommes frères d'armes et que Mionette vous demeure attachée avec fidélité et gratitude.

L'amitié sûre et douce
Est un roc sous la mousse

avez-vous dit. Ami, je commence à vous aimer ainsi, et si nous nous retrouvons, il y aura de la paix et de la sécurité entre nous quelles que soient nos circonstances personnelles. Ami, soignez votre santé, pensez à tous les privilèges qui sont votre partage; faites-vous un foyer; il y a en mon frère d'armes tant d'admirables aptitudes qui ne trouveront leur emploi que dans le milieu de l'intimité! Vous saurez rendre si heureuse la femme que vous associerez à votre vie! Ayez courage, confiance en vous et en Dieu. Si l'anniversaire du 27 septembre 1872 voit se réaliser les promesses que vous avez faites à Mionette à Vitznau en 1871, alors vous ne serez plus seul, vous aurez réjoui ceux qui vous aiment et fixé votre vie. Le n° 113 se termine à la page 900. Quand mon frère d'armes désirera que ce cahier lui soit renvoyé, il n'aura qu'à faire un signe et Fidelio l'expédiera avec toutes les précautions désirables.

Jeudi, 15 février 1872

L'hiver nous revient depuis quelques jours - 5 à 10 degrés Réaumur - La Sprée commence à geler, vent violent, soleil de glace.

Mionette se porte bien, les névralgies disparaissent. Madrina va beaucoup mieux; elle joue au cartes et babille. Appris la mort de Mme Normand. Quelle délivrance pour le pauvre régent! Ce soir Mionette va entendre le fameux professeur Virchow. Sujet annoncé: un mot sur la santé féminine. Mio passera la soirée chez Trina. Commencé la lecture du Cosmos dans un exemplaire annoté par M. Schn[atter] Appris par coeur le berühmtes [?] in drie Ringen de Lessing dans Nathan der Weise. Ce morceau m'a fait beaucoup réfléchir.

Il est 1.1 heures du matin. Un pâle rayon de soleil glisse sur ce papier. Un charmant bouquet de violettes et jacinthes parfume la chambre et réjouit mon regard, le poële rayonne une douce chaleur, mes canaris chantent, tout est calme dans la maison, les doubles fenêtres laissent à peine arriver une légère rumeur de la rue, je pense à mon ami avec gratitude pour tout le bien et le bonheur que je lui dois; aucune pensée troublante ne me tourmente et je bénis Dieu du fond de mon coeur.

Ami, ayez le courage de devenir heureux, je vous le demande au nom de votre santé, de votre trésor intellectuel, de votre paix intérieure, au nom de vos meilleurs amis. Pardonnez à Mionette les inquiétudes et les chagrins qu'elle vous a souvent causés, ne pensez plus à elle que comme à une soeur adoptive. Paix sur le passé, sur le présent! Et maintenant silence.

Que Dieu protège et bénisse mon frère d'armes! Adieu.

Fidelio

Bibliothèque publique et universitaire de Genève, cote:Ms. fr. 3104, f; 324-326

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Commentaires d'Amiel :

19.2.1872

IX, p. 17