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La bulle de savon

Perle que traverse le jour,
Qu'emplit l'orageuse espérance,
Au chalumeau qui te balance,
S'enfle ton ravissant contour ;
Et tout un tourbillon de choses
Roule en mon âme, et je revois
Passer, comme aux jours d'autrefois,
La ronde des métamorphoses.

Oiseau futur, pour voltiger,
D'air et d'eau tu files ton aile :
D'Arachné la toile est moins frêle,
Le papillon est moins léger,
Moins industrieuse est l'abeille ;
Ton berceau n'est qu'un flocon gris,
De rien tu fais chose de prix
Et d'une tache une merveille.

Voulant assurer ton essor,
Aérostat-miniature,
Tu cherches pour ta contexture
L'orbe idéal, la courbe d'or.
Des péris, des sylphes l'émule
Dans ton diaphane appareil,
Tu vas, comme un jeune soleil,
Bientôt voguer, libre cellule.

Ta conque aux fragiles parois
Dans son mouvant éclat reflète
Des couleurs toute la palette,
La terre et le ciel à la fois.
L'écharpe d'Iris l'enveloppe,
Et les bazars de I'Orient
N'étalent rien d'aussi riant
Que son frais kaléidoscope.

Quels éblouissements subits !
Le paon n'a pas plus de féeries,
C'est un tissu de pierreries,
Où l'émeraude et le rubis,
Et la topaze et l'hyacinthe,
Et l'améthyste et le saphir,
L'acier de Perse et l'or d'Ophir
S'entrelacent en labyrinthe.

Et le ballon grandit toujours ;
Et dans son tournoiement rapide,
Dans son rayonnement limpide,
De son destin il suit le cours.
Il sait que l'existence est brève,
Que la fortune est un éclair,
Et, se dilatant dans l'éther,
En hâte il épuise son rêve.

Déjà l'oeuf de cristal est mûr,
La fleur ondule sur sa tige;
Enfin l'aérien prestige
Nous quitte et s'en va vers l'azur.
Dans ces gondoles éphémères,
Oeuvre de nos souffles pensifs,
Un essaim de baisers captifs
Prend le large, avec nos chimères.

Et, lutiné par le zéphyr,
Le ballon se berce avec grâce.
Diamant fluide, sa trace
Descend, remonte et semble fuir.
On voit briller dans l'étendue
Le météore palpitant,
Puis cette lueur d'un instant
Sous un rayon meurt éperdue.

Le roi n'est plus, vive le roi !
Une bulle à l'autre succède,
Et, naissant à l'haleine tiède,
A son tour a connu l'émoi.
Les générations se suivent,
Chacune veut tenter le sort ;
Insoucieuse de la mort,
Elle dit : Place à ceux qui vivent !

Bulles de savon, globes d'air,
Illusions d'or et de flamme,
Vous charmez l'œil, vous touchez l'âme,
Vous humiliez le coeur fier.
Que faibles sont nos différences
D'avec vous, hochets gracieux!
Nous nous prenons au sérieux
Et nous sommes des apparences.

Pourtant, lorsque nous vous gonflons,
Quand notre doigt vous a lancées,
Vous ressemblez à nos pensées,
Bulles, capricieux ballons.
Mais nos pensers, qu'ils soient mensonges
Ou vérités, sont moins que nous ;
Nous valons donc, le croire est doux,
Oui, nous valons mieux que des songes.

Et quand, sous un coup d'éventail,
La bulle, s'ouvrant affolée,
S'éparpille en une volée
De sphérules au vif émail,
Alors, sous les voûtes profondes
Du ciel, où l'univers germa,
Alors nous croyons voir Brahma,
Brahma jouant avec les mondes.

Jour à Jour, A Mornex, XL,, pp. 100-106.

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