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BIOGRAPHIE DE
HENRI FREDERIC AMIEL
I - II - III - IV - V - VI
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AMIEL OU LA REVANCHE
DE L'ÉCRITURE SUR LA VIE
(Préface du professeur Bernard Gagnebin à
l'Edition intégrale du Journal)
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I -
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La soif de
connaître
"Mon
privilège, c'est d'assister au drame de ma
vie."
Journal
intime
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Henri-Frédéric Amiel est né le
27 septembre 1821, rue du Rhône à
Genève, où son père dirigeait
un commerce florissant. Sa mère, Caroline
Brandt, d'Auvernier, canton de Neuchâtel,
était une femme douce et caressante, mais
minée par des chagrins domestiques, alors
que son père, Henri Amiel, avait un
caractère tout à la fois
impétueux, susceptible, tâtillon,
actif et économe. A quatre ans le petit
Henri-Frédéric fut mis à
l'Ecole
Lancastériennelenquasterien,
où il apprit à lire et à
écrire au sable, selon une méthode en
usage. A six ans, il entra au Collège, et
très vite il se fit remarquer par son
application à l'étude. Robinson
Crusoé, La fiancée de Lammermoor,
Ivanhoé et Le Robinson suisse furent
longtemps ses livres de chevet.
Deux événements allaient troubler
profondément la jeunesse d'Amiel. Alors
qu'il avait onze ans, sa mère mourut de
tuberculose. Moins de deux ans plus tard, son
père, désespéré par son
deuil, se jetait dans le Rhône, laissant
trois orphelins, Henri-Frédéric,
l'aîné, treize ans, Fanny neuf ans et
Laure cinq ans. Tous trois furent confiés
à un oncle paternel, Frédéric
Amiel, et élevés par leur tante
Fanchette, Madame Amiel-Joly, déjà
mère de cinq enfants (dont trois d'un
premier mariage).
Henri-Frédéric Amiel passa sept
années chez cet oncle, d'abord place du
Rhône, puis à la Monnaie, à
Montbrillant, en compagnie de ses surs et de
ses cousins, de sorte qu'il eut toujours un
sentiment assez vif des liens familiaux.
L'affection maternelle en revanche lui fit
terriblement défaut, ce qui explique la
plainte lancinante qu'on trouve dans son journal
touchant l'absence de tendresse et de sympathie. A
cette époque déjà, il se sent
différent de ses camarades, ses nerfs sont
vulnérables, ses bronches délicates,
sa vue un peu faible. II est dévoré
par la soif de connaître, il voudrait tout
lire et tout comprendre. En août 1837,
à seize ans, il est admis aux Etudes
préparatoires à l'Académie,
études générales de sciences
et de lettres conduisant à l'admission dans
les Facultés. Un an et demi plus tard, il
commence à tenir un journal de ses
pensées qu'il interrompt au bout de six
semaines, pour le reprendre épisodiquement
en mars, puis en automne 1840. Déjà
à cette époque, il écrit: " Je
sens ma vie s'écouler sans porter de
fruit..." Amiel se demande ce qu'il doit faire,
quelles études entreprendre. II songe
à approfondir la philosophie, mais une
philosophie qui engloberait toutes les sciences,
astronomie, mathématique, physiologie,
médecine, poésie, religion,
beaux-arts, histoire et psychologie. L'idéal
est vaste, on le voit.1
En octobre 1840 - il avait dix-neuf ans - le jeune
homme lisant Oberman fut frappé d'y
trouver des rapports étroits avec sa propre
expérience. Aussi referma-t-il ce livre, de
peur de subir la contagion de la mélancolie
qui habite Senancour. Parmi ses professeurs, Amiel
a compté un homme d'esprit, Rodolphe
Töpffer, l'auteur des Voyages en
zig-zag, professeur de rhétorique; un
philologue, André Cherbuliez, professeur de
littérature ancienne, et surtout un
linguiste, Adolphe Pictet, professeur
d'esthétique et de littérature
moderne. Auteur d'ouvrages sur les langues
celtiques, sur le sanscrit et sur les Origines
indo-européennes, Pictet avait acquis
une sorte de célébrité en
accompagnant Liszt et George Sand dans leur fameuse
course à Chamonix, qu'il a relatée
dans un " conte fantastique ".
La vie d'étudiant ne semble pas avoir
altéré le caractère soucieux
et mélancolique d'Amiel. Il fit partie de la
Société d'étudiants de
Zofingue, où l'on pratiquait l'amitié
et le culte de la patrie. II y noua des liens qui
durèrent toute sa vie, notamment avec le
philosophe Ernest Naville et avec le
théologien Charles Heim. Ce dernier devait
à son tour tenir un journal
intime (1841-1868) dont Amiel fut à sa
mort le dépositaire.2
Ayant subi les examens de maître ès
arts en 1841, Amiel se posa de nouvelles questions:
la vie de cabinet, le travail du cerveau
était pour lui à la fois une
tentation et un poison. Il sentait bien qu'il
devait joindre l'action à la
méditation et la société
à la solitude, pour être utile
à soi et aux autres. Dans deux belles
lettres à sa tante Amiel-Joly,
il fait part de ses préoccupations. " Le but
doit être l'éducation de notre
âme, la vie intérieure, ou vie par
excellence. Notre âme est un
dépôt solennel, c'est la seule chose
éternelle, au milieu de tous ces êtres
qui nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces
soleils... " Et de remarquer qu'il se doit de "
centraliser son activité ". Mais tout le
tente: l'amélioration morale, la culture
intérieure, le travail intellectuel,
l'acquisition des connaissances. Bientôt
l'imagination, le domaine du beau, de la
poésie, du mystère lui semblent
préférables à " l'aride
science ", enfin selon Amiel " la philosophie
prétend les écraser tous, parce que
tous lui servent, qu'elle les comprend et les
emploie, les analyse et les résume, et les
lie entr'eux dans leurs vrais rapports
".3
En novembre 1841, Amiel se décida à
quitter Genève pour parcourir le monde. II
se rendit tout d'abord à Naples, où
il se lia d'amitié avec deux êtres
attachants : Marc Monnier, le futur auteur de
Genève et ses poètes, qui
deviendra son collègue à
l'Académie, et Camilla Charbonnier, peintre
sur émail, "femme de trente ans", artiste
romantique, qui devait éveiller en lui le
goût pour la psychologie de l'âme
féminine. De Naples, Amiel gagna Rome,
Malte, Livourne, Florence et Bologne, avant de
revenir à Genève au bout de sept
mois. Le jeune homme visita ensuite Paris, la
Normandie, la Belgique et les bords du Rhin; il
s'arrêta à Heidelberg et s'inscrivit
finalement, en octobre 1844, à
l'Université de Berlin pour y suivre les
cours de philosophie de Trendelenburg, de
Helfferich et surtout de Schelling. En même
temps, il entreprenait des études de
philologie avec Boeckh, Curtius et Heyse, des
études d'histoire avec Lepsius et Huber, de
géographie avec Carl Ritter, d'anthropologie
avec Gabler, de psychologie avec Beneke,
d'esthétique avec Hotho et même de
théologie avec Neander, Vatke et Nitzsch.
L'étudiant a soigneusement conservé
les notes prises aux leçons de tous ces
maîtres.4
Amiel a été profondément
marqué par la science allemande, par
l'esprit d'attention et d'approfondissement qui
régnait à l'Université de
Berlin, par le goût des discussions
philosophiques, en sorte qu'il en vint à
appréhender le moment de revenir au pays
5. En septembre 1848, il se
décida à écrire une
thèse de doctorat, mais aussitôt se
mit à hésiter, tant sur le sujet
qu'il pourrait traiter que sur l'Université
qui devrait l'accueillir, Munich, Heidelberg,
Tubingue où il séjournait alors.
Finalement, il opta pour cette dernière
université, mais en novembre il apprit que
plusieurs professeurs de l'Académie de
Genève (on appelait ainsi
l'Université) ne seraient pas
confirmés dans leurs fonctions et que
diverses chaires allaient de ce fait se trouver
vacantes. A la suite d'une longue
méditation, où i1 pesa le pour et le
contre, Amiel décida de revenir à
Genève pour tenter sa chance. A vingt-sept
ans, il estimait avoir, comme il le dit, " assez
folâtré dans les campagnes sinueuses
des arts et des sciences" pour faire valoir son
talent.
Que s'était-il passé en
réalité? En 1848 le gouvernement
radical de James Fazy avait préparé
une loi sur l'instruction publique qui
réduisait le nombre des enseignements, ce
qui eut pour conséquence la
non-réélection, ou si l'on
préfère la destitution de six
professeurs jugés trop conservateurs. Cette
mesure, unique dans les annales de
l'Université de Genève, venait
s'ajouter à la démission de huit
professeurs, la plupart éminents, qui
refusaient de servir le nouveau régime. De
sorte que le gouvernement ouvrit des concours pour
repourvoir les chaires vacantes, notamment celles
de philosophie générale et d'histoire
de la philosophie, ainsi que celle d'histoire des
sciences morales et politiques et celle
d'esthétique et littérature
française.
On imagine la perplexité d'Amiel. Allait-il
se présenter à la chaire de
philosophie, d'histoire des sciences ou
d'esthétique? A ce dilemme s'ajoutait la
crainte de se compromettre avec le nouveau
régime et de perdre les amis qu'il
s'était faits dans les milieux de la haute
bourgeoisie. II décida finalement de se
présenter au concours d'esthétique et
littérature française, jugeant ainsi
qu'il ne devrait son poste qu'à son seul
mérite.
En décembre 1848, Amiel revint à
Genève. Il fut le seul des six candidats
à subir toutes les épreuves: deux
examens oraux, l'un d'esthétique, l'autre de
littérature sur des thèmes
indiqués, trois leçons publiques,
enfin la rédaction et l'impression dans le
délai de deux mois d'une thèse sur le
sujet suivant: Du mouvement littéraire
dans la Suisse romane. Aussi le Conseil d'Etat
de Genève le nomma-t-il, le 10 avril 1849,
professeur de littérature française
et d'esthétique à l'Académie,
après avoir pris connaissance du rapport de
la Commission chargée d'examiner les
candidats, d'où nous extrayons les remarques
suivantes: "M. Amiel a fait preuve d'un esprit
philosophique et sérieux et de connaissances
étendues, soit en littérature soit
dans les beaux-arts en général. Dans
les premières séances il a
donné trop peu de développement
à l'appui des idées qu'il exposait...
" Et par une lettre personnelle, le chef du
Département de l'instruction publique
communiquait à Amiel des observations
critiques que le jury avait cru devoir faire, mais
qu'il n'avait pas voulu rendre publiques. On verra
qu'elles ne manquaient pas de pertinence.
"Le jury, tout en rendant pleine justice
à l'étendue de vos connaissances,
à la sagacité de votre coup d'oeil et
à votre esprit éminemment
méthodique et classificateur, croit que vous
auriez tout à gagner à donner plus
large carrière à la
sensibilité et à l'imagination dont
il sait que vous êtes loin d'être
dépourvu. Il espère que, lorsque vous
serez moins pressé que vous ne l'avez
été pendant des épreuves
faites dans un temps très restreint, vous
mettrez plus de chair sur le squelette de vos
leçons dont les parties sont du reste fort
bien agencées.
Le Jury pense également que votre
enseignement, sans perdre de son utilité,
aurait plus de charme, si vous usiez moins de ces
formes abstraites dont votre esprit intelligent
saura fort bien se passer et auxquelles ont trop
souvent recours des talents inférieurs au
vôtre pour déguiser leur manque de
profondeur. A cet égard le jury aimerait
à vous voir unir aux qualités
estimables des écoles allemandes
quelques-uns des mérites que possède
incontestablement l'esprit français. Enfin,
Monsieur, le jury attire votre attention sur un
point qui lui paraît d'une haute importance.
N'y aurait--il pas avantage pour votre enseignement
à moins prodiguer les divisions et les
subdivisions ? Ne craignez-vous point que, si vous
persistiez dans ce système, i1 ne vous
arrivât d'introduire vos élèves
dans des cases trop étroites où ils
s'agiteraient sans y trouver autre chose que ce
qu'il vous aurait plu d'y mettre".6
1 )
Sur cette période de la vie d'Amiel, cf.
La jeunesse d'Henri-Frédéric
Amiel, lettres à sa famille, ses amis, ses
amies pour servir d'introduction au Journal
intime, 18]7-1849. Publication par Bernard
Bouvier, Paris, Delamain et Boutelleau, 1935.
2 ) Ce journal est également
conservé à la Bibliothèque
publique et universitaire de Genève.
3 ) Lettres de Fillinges du 13 et du 14 septembre
1841, publiées par B. Bouvier dans La
Jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel,
Paris, 1935, pp. 101-112.
4 ) La liste des cours suivis par Amiel est
donnée dans l'Annexe 2 de ce volume.
5 ) Amie! a lui-même
évoqué ses souvenirs
d'étudiant dans un article sur " Berlin au
printemps de l'année 1848",
Bibliothèque universelle, avril-juin
1848.
6 ) 1 Histoire de ['Université de
Genève (par Ch. Borgeaud). L'Académie
et l'Université au XIX' siècle.
Annexes. La Faculté des lettres par Bernard
Bouvier, pp. 127-140.
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II -
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L'écueil
de l'enseignement
Ma
leçon de demain n'est pas
prête.
Journal
intime
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Amiel donna sa première leçon le 23
octobre 1849, mais il fut doublement
déçu. A l'exception d'un de ses
camarades d'études de Berlin et de son
beau-frère, il ne reconnut dans son
auditoire aucun professeur et aucun ami, ce qui lui
inspira ces lignes du Journal intime: "Cette
circonstance m'a fait faire de tristes
réflexions sur l'isolement réel de
chaque homme, sur mon isolement particulier, et m'a
inspiré des mouvements passablement
misanthropiques ".1
D'autre part, il se rendit compte de son
impuissance à intéresser son
auditoire et il oppose, dans ce même
Journal, le cours libre donné
à l'Athénée "avec un titre par
leçon, une improvisation piquante,
aventurée, spirituelle sur une série
de thèmes..." - comme en donnaient certains
maîtres - à la rigueur
méthodique, à la
sévérité de pensée, au
complet de l'exposition qui sont de mise à
l'Université, "en un mot la science au lieu
de l'élégance littéraire".
Au bout de six mois, Amiel fut invité
à enseigner l'histoire de la philosophie,
à la place d'un professeur à l'essai
qui n'avait pas été confirmé
dans ses fonctions, parce qu'il ignorait la
philosophie, et en hiver 1850-1851, il donna
à la fois l'histoire de la philosophie (de
l'antiquité aux temps modernes) et
l'esthétique (" Tableau
général des destinées de la
poésie"). Cependant, nouveau
crève-cur, le Conseil d'Etat
décidait en février 1851, "vu le
nombre très restreint d'étudiants ",
de supprimer pour raison budgétaire la
chaire d'esthétique. Malgré les
protestations d'Amiel, cet enseignement ne sera
rétabli que quatre ans plus tard et
confié après les multiples
épreuves du concours public, à un de
ses contemporains, Edouard Humbert, chargé
en même temps de la littérature
française. Un arrêté du 3
février 1854 mettait fin à la
position inconfortable du jeune professeur:
"Monsieur Henri- Frédéric Amiel,
professeur d'esthétique est appelé
à la chaire de Philosophie". Admirons la
concision du style!
Année après année, Amiel a
donc enseigné la philosophie aux
étudiants de Genève, cours
encyclopédiques portant tantôt sur la
philosophie antique, tantôt sur celle du
monde chrétien, ou encore sur la philosophie
de l'éducation, sur l'anthropologie
rationnelle ou sur la psychologie des
nationalités. Deux exceptions dans ces
grandes fresques: un cours sur Hegel et un autre
sur Schelling. Loin de satisfaire aux aspirations
d'Amiel, l'enseignement supérieur fut pour
lui, tout au long de sa vie, une source de
désenchantements. Les défauts
relevés par le Jury chargé
d'apprécier sa candidature se
révélèrent exacts. Dès
ses premières leçons, Amiel se rendit
compte de ses insuffisances et l'on ne peut
qu'admirer la lucidité de son analyse du 3
novembre 1849 : "J'ai été
honteusement pauvre dans ma leçon
d'aujourd'hui, je rougissais de mon propre verbiage
qui ne disait rien et le disait mal. - Sur la
sellette, je veux dire le fauteuil, je n'ai aucun
entrain, aucune vivacité, je suis froid,
stérile, et ce qui est plus fort, distrait,
oui, entièrement distrait. J'observe ma
propre sottise et l'attitude d'autrui, mais je ne
suis pas dans mon sujet ".
Tout au long de son Journal, Amiel a
noté la difficulté qu'il a à
préparer ses leçons. Il embrasse des
sujets trop vastes, accumule les lectures sans
parvenir à en tirer l'essentiel, il
rédige des plans avec des divisions et des
subdivisions à n'en plus finir, il se noie
dans la matière et arrive essoufflé
à sa leçon. Là il ne peut
s'imposer, des mouches dansent devant ses yeux, sa
voix se fatigue, sa gorge s'enroue, Amiel ne sent
aucun contact avec son auditoire et il se retire
navré. Combien de fois n'a-t-il pas
noté dans son Journal: " Leçon
mal digérée et mal donnée" ou
bien "Aujourd'hui ma leçon a
été lamentable".
Ainsi en 1850, dans des fragments rejetés
jusqu'ici par tous les éditeurs, on lit au
17 juin: " Leçon détestable.
[...] Ce soir préparé avec
malaise une leçon sur Descartes et
Spinoza".
19 juin: "Je n'ai pu hier donner ma leçon
à 10 h.; je l'ai
remise à 3 h. après-midi, mais la
porte était fermée et personne n'est
venu. Il ne me reste que trois ou au plus quatre
heures pour parcourir toute l'histoire de la
philosophie depuis Descartes! C'est passablement
embarrassant".
Dix ans plus tard, c'est la même antienne:
à propos de son cours sur la "Psychologie
des nationalités".
Lundi 10 juin 1861 : "Leçon à la
diable (le Naturel et le
caractère des Nations). "
Mercredi 12 juin: " Leçon très
médiocre par gêne de la parole et
étisie de la pensée. Nulle abondance,
ni fécondité, ni
élégance. Quelque chose de honteux, d'étriqué.
C'est toujours la même chose. Je n'ai pas eu
encore cet été deux leçons qui
m'aient un peu fait plaisir."
Vendredi 14 juin: "Impossible de donner ma
leçon aujourd'hui; elle était trop
peu mûre; j'ai dû tirer parti d'un
petit mal de tête pour licencier nos jeunes
gens."
Lundi 17 juin: " Pauvre leçon: je n'avais pu
digérer et maîtriser la masse de mon
sujet (les sept nationalités de
l'Asie)."
Mercredi 19 juin: " Leçon passable (sur
Rome)." Enfin!
Avec son scalpel, Amiel met son être à
vif, il se dévoile et se dénude, mais
il ne progresse guère. En 1880, un an avant
sa mort, il se lamente toujours sur la
médiocrité de son enseignement.
En 1861 Amiel annonça un cours libre sur
l'histoire et la genèse de la langue
française, sans se douter qu'il allait
devoir affronter la concurrence d'un jeune
conférencier de talent. Le Journal de
Genève du 3 janvier annonçait en
effet que Victor Cherbuliez devait parler au Casino
de la chevalerie et de l'épopée
chevaleresque en France. Pendant plusieurs jours
Amiel travaille sans enthousiasme à
préparer son cours et le 8 janvier il donne
sa première leçon. Voici ce qu'il
note dans son Journal: "Je n'ai aucune
communication électrique avec mon public,
point d'aisance, point de verve, point de talent
d'amplification, nulle autorité. Je ne sais
ni intéresser, ni faire rire, ni
m'abandonner. Mon fluide isolateur m'emprisonne, et
sans être très intimidé (ayant
mes notes avec moi), je suis tout à fait
froid et paralysé. - Aussi je suis abattu;
car j'ai plus soigné cette leçon que
ne pourra l'être aucune des suivantes, et
tous mes pressentiments parlent de guignon et de
défaite. - Le succès d'ailleurs
m'épouvante en idée; il engage et
compromet. [....] Chercher à plaire,
poursuivre les suffrages, c'est se faire serviteur
et courtisan d'autrui".
Et le lendemain 9 janvier: "Je sors de la
leçon d'ouverture de Victor Cherbuliez,
abasourdi d'admiration. Je me suis convaincu en
même temps de mon incapacité radicale
à jamais rien faire de semblable, pour
l'habileté, la grâce, la
netteté, la fécondité, la
mesure, la solidité et la finesse. Si c'est
une lecture, c'est exquis; si c'est une
récitation, c'est admirable; si c'est une
improvisation, c'est prodigieux,
étourdissant, écrasant pour nous
autres ".
L'épreuve allait être fatale à
Amiel. Dès sa quatrième leçon,
son auditoire a diminué de moitié.
Tandis que Cherbuliez continue d'enchanter son
public, Amiel manque de mémoire, de charme,
d'aisance. Il est prisonnier de ses notes et ne
peut rivaliser avec le futur académicien. Il
a beau dire dans son Journal qu'il redoutait
la responsabilité du succès bien plus
que sa douceur, ses conférences publiques
tournent au fiasco et il ne réitérera
jamais l'expérience.2
Jusqu'à sa dernière année de
professorat, Amiel fut mécontent de son
enseignement; la préparation de ses cours
était une croix; incapable de se concentrer,
il lit cent autres livres ou articles avant de se
mettre à la tâche. Il se laisse
entraîner dans des sujets trop vastes,
n'arrive pas à ordonner sa matière,
pénètre dans la salle de cours avec
des notes qu'il ne sait ni exploiter, ni animer, et
ressort au bout d'une heure, meurtri,
découragé.
A partir de 1867, Amiel ne renouvelle plus
guère les sujets de ses cours. Il donnait en
hiver un panorama de la philosophie des origines
à Kant ou de Thalès à Auguste
Comte, et en été une étude
anthropologique et psychologique de l'homme. En
1850 il fut nommé secrétaire du
Sénat de l'Académie et exerça
ces fonctions sans plaisir. Il devait composer
l'ordre du jour, rédiger les
procès-verbaux de séances et
entretenir un peu de correspondance. Au bout de
deux ans, il remit sa tâche à un
professeur de chimie. En 1867 il fut élu
doyen de la Faculté des sciences et lettres,
charge qu'il exerça pendant deux ans et qui
lui valut plus de soucis que de satisfactions.
Amiel était trop timoré pour assumer
des responsabilités universitaires.
Lui-même s'est toujours plaint de l'ennui des
séances académiques. Ainsi le 25
novembre 1867: "Je me sens las de ces cinq ou six
heures de séance, avec des lustres dans les
yeux, de la fumée de cigare dans les
poumons, tandis que l'attention ne trouve pas
à se détendre et à
dételer une minute. D'ailleurs je suis
mécontent de moi... "
Et Amiel de se lamenter sur sa mauvaise vue qui l'a
empêché de reconnaître une de
ses anciennes admiratrices à la sortie d'une
leçon! En vérité, la
Faculté des sciences et lettres (devenue en
1872 Faculté des lettres et sciences
sociales) était une petite faculté
comptant une douzaine de professeurs et une
cinquantaine d'étudiants. En 1859, lors du
troisième centenaire de l'Académie,
l'écrivain eut l'occasion de prononcer une
conférence longuement méditée
- mais rédigée au dernier moment -
sur l'Académie de Genève.3
Ce travail lui procura beaucoup de peine car il se
sentait noyé dans un sujet qui pouvait
s'étendre à l'infini.
".. .L'historien philosophe, nous dit Amiel, ...
peut étudier à Genève, dans
une image particulière, la biographie et
pour ainsi dire l' embryogénie générale
de la liberté, telle qu'elle s'est lentement
développée dans les
sociétés modernes..." Et d'expliquer
que, selon Hegel, l'histoire de l'espèce
humaine est l'évolution même de la
liberté, de sorte que l'histoire de
Genève peut représenter " en un sens,
et sur une échelle très
réduite, une miniature typique de l'histoire
universelle ". En effet, la liberté moderne
postule la lumière et l'éducation,
car l'ignorance est servitude. La démocratie
exige donc à la fois des hommes libres et
des hommes éclairés.
Du 27 mai, date où il note qu'il n'a pas
encore trouvé son plan, au 8 Juin 1859,
lendemain des cérémonies jubilaires,
Amiel n'a ouvert qu'une seule fois son
Journal. L'élaboration d'un ouvrage
savant et la rédaction au jour le jour du
Journal intime sont donc incompatibles.
1 ) Journal intime, 25 octobre 1849.
2 ) Sur la confrontation Amiel -Victor
Cherbuliez, cf. le Journal intime de 1861,
publié par nous-même chez Mazenod
à Paris dans la Collection "Les
écrivains célèbres ".
3 ) Publiée à Genève
chez Fischbacher en 1859.
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III -
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Une oeuvre
littéraire un peu mince
Composer,
c'est conduire une armée de pensée et
d'images.
Journal
intime
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^
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"Un fils, un livre, et un beau cours
improvisé, ç'aurait été
mes seuls désirs", lit-on dans le Journal
intime du 9 janvier 1861.
En fait, Amiel a longtemps souhaité
connaître la renommée
littéraire. Dans sa jeunesse, il avait
songé à s'établir à
Paris pour y trouver la consécration de son
talent, mais déjà il hésitait
sur ses aptitudes. Serait-il poète,
philosophe, moraliste, grammairien? Ecrirait-il sur
l'art, sur la littérature, sur la
philosophie, sur l'éducation, sur
l'esthétique, ou sur la psychologie? Durant
toute sa vie, Amiel s'est reproché de
n'avoir pas écrit quelque uvre
" forte et grande ", qui aurait fait de lui un
nouveau Spinoza ou un nouveau Schelling - rien de
moins. A plusieurs reprises, il passa en revue les
livres qu'il pourrait écrire mais il devait
conclure qu'il lui manquait le stimulant quotidien,
l'ambition de parvenir, la
persévérance qui conduit au
succès.
Pour écrire, Amiel devait vaincre ses
hésitations et se mettre résolument
à la tâche. Or il en est incapable. A
peine a-t-il ébauché un projet
d'ouvrage qu'il retourne à son monologue
intérieur. Plus d'une fois, Amiel a
énuméré les livres qu'il
souhaitait rédiger:
L'art de la
vie
La société nouvelle
Les malentendus
La cité de l'Homme-Dieu
Le génie des races
La liberté de l'homme
La philosophie de l'histoire
La philosophie des religions
La conscience intellectuelle
Le troisième Faust
La Patrie
L'Infini
La science de la pensée
Phénoménologie de l'esprit
La psychologie des nationalités
Nouvelle phrénologie,
etc., etc.
Le 7 août 1856 on lit dans son
Journal: "De tous les côtés mes
amis se plaignent de moi et me
répètent: concentre-toi,
écris, produis, fais quelque chose,
livre-toi, songe à une uvre, apporte
ta pierre [...] Malheureusement, unanimes
à réclamer quelque chose, ils ne
s'accordent plus sur ce qu'ils voudraient de moi.
Un dictionnaire, de la critique, de la psychologie,
un cours public, des vers, de l'histoire, des
voyages, etc., ils me conseillent tous ceci et
cela, avec la recommandation de renoncer au reste.
Scherer me disait hier: "Quadruplez vos Grains
de mil et faites-en un volume. Ceci vous sera
très agréable et à nous aussi.
Là vous pouvez être divers et mobile
à votre aise. C'était une bonne
veine, suivez-la." - Mariez-vous et faites votre
volume: tout tourne autour de ces deux
réclamations et je me les fais depuis
longtemps. Mais choisir, je ne l'ai pas su, et ces
deux choses sont un choix ".
Quelques jours plus tard, le 29 août 1856,
Amiel revient sur ce problème dans un cahier
qu'il a intitulé:
"Délibérations".
"Que puis-je faire de mieux pendant les 6 à
7 semaines de vacances qui me restent?"
écrit-il.
"un livre?
un voyage?
une étude (une langue, une science?)
une action?
une réinvigoration ?"
Un livre? Mais quel livre? Alors Amiel
énumère les possibilités:
"a) sciences:
critique
philosophie
cours d'Encyclopédie
monographie
b) intérêts et problèmes
actuels
c) poésie et littérature."
Il finit par décider de publier tous les
deux ans un volume de philosophie, tous les deux
mois un article de critique et de consacrer chaque
année un mois à la poésie.
Mais le 13 septembre il constate: "Resté au
même point et vécu bêtement et
tristement au jour le jour. Reprenons la
délibération. Il me reste un mois de
liberté, qu'en faire? [...]
"a) m'arracher
à mon inertie et changer de lieu et de
milieu
b) voyager."? Mais où? Florence,
Venise...
Et les hésitations recommencent. Pour
obtenir le poste de professeur à
l'Académie, Amiel dut composer, on l'a vu,
une thèse en un temps record sur un sujet
fixé par le Jury chargé des
nominations: Du mouvement littéraire dans
la Suisse romane et de son avenir. Dès
la première page Amiel discute du titre de
son mémoire:" Romande me paraît
préférable, écrit-il, parce
qu'il se coordonne avec une série d'autres
dérivés de Rome: roumain,
romaïque, romanche, romain, roman, et
qu'il désigne plus spécifiquement la
Suisse occidentale. Roman est le genre,
Romand (avec un d) est une espèce
dans le genre. Toutefois, j'écrirai
romane, pour ne pas modifier le titre choisi
par le jury".
Cet ouvrage vaut ce que vaut un livre
rédigé en quatre jours, même
s'il repose sur six semaines de lecture. Il s'ouvre
par une bibliographie de la littérature de
Suisse romane qui s'étend sur vingt pages et
se divise en quatre rubriques: littérature
scientifique, littérature sérieuse,
littérature pure, littérature
polémique. Amiel tente ensuite de
définir les naturels genevois, vaudois et
neuchâtelois. Il reproche notamment aux
Genevois de n'avoir ni élégance de
forme, ni profondeur de principes, en d'autres
termes de manquer de poésie et de
philosophie, "1a poésie qui doit reproduire
la vie et la philosophie qui doit l'expliquer".
L'auteur montre ce que la Suisse romane doit au
protestantisme et au culte de la liberté et
il conclut que le mouvement littéraire dans
la Suisse romane peut être comparé
à un corps qui cherche une âme.
Le livre compte soixante-cinq pages
imprimées en gros caractères et dans
un petit format. Les autres ouvrages publiés
du vivant d'Amiel ne sont pas plus importants.
Qu'il s'agisse de ses travaux sur
l'Académie de Genève (1859), sur
L'enseignement supérieur en Suisse
romande (1870) ou sur L'enseignement
supérieur à Genève (1878),
ou de ses études intitulées Madame
de Staël (1876) et
Caractéristique générale de
Rousseau (1879), on ne peut parler d'ouvrages
proprement dits. Il s'agit plutôt d'articles
de revue d'une vingtaine, d'une trentaine, voire
d'une cinquantaine de pages. Les meilleurs de ces
articles sont ceux qu'il a consacrés
à Jean- Jacques Rousseau et à Madame
de Staël. Tout ce qu'Amiel dit du
caractère de Jean-Jacques Rousseau, de sa
sensibilité, de son amour-propre, de son
étrangeté, de son
émotivité, de son absence de force
morale nous paraît aujourd'hui
évident, mais ne l'était nullement en
1878.
Amiel défend son compatriote contre ceux qui
ont critiqué son style, son
caractère, sa vie privée et enfin ses
idées. Il conclut: "Rousseau est
indubitablement un génie,
c'est-à-dire une force. Une force se mesure
à l'étendue, au nombre et à
l'intensité de ses effets. La meilleure
manière d'apprécier Jean-Jacques sera
donc de décrire son influence". En quatre
pages Amiel montre l'influence considérable
que Rousseau a exercée sur les penseurs du
XVIIIe et du XIXe, particulièrement sur les
penseurs allemands. Cette petite étude ne
pouvait lui valoir la renommée, tout au plus
l'estime de quelques-uns de ses collègues,
moins hostiles à Jean-Jacques qu'une bonne
partie de la population.
Quant aux pages sur Madame de Staël,
elles forment un aperçu rapide du
caractère et du rôle de la femme
qualifiée par Amiel de "la plus
célèbre des deux derniers
siècles ". Pour l'écrivain, Madame de
Staël a exercé une triple puissance,
sociale par son salon, politique par son influence
sur les grands, littéraire par ses ouvrages.
L'auteur de Corinne devait fasciner le
rédacteur du Journal intime. Elle
possédait toutes les qualités dont il
était lui-même dépourvu: la
vitalité ( une vitalité intense
à la fois dévorante et radieuse,
avide d'émotions et de sensations... ),
l'enthousiasme, la chaleur débordante, l'art
de la conversation, la présence d'esprit, la
verve, enfin la passion. Sous un certain angle, on
pourrait dire que Madame de Staël est
l'opposé, l'envers, le négatif ou
mieux encore le positif d'Amiel. 1
Nous ne saurions nous arrêter longtemps
sur l'uvre poétique d'Amiel, à
laquelle il attachait une grande importance. Quatre
recueils de vers sont en effet sortis de sa plume:
Grains de mil en 1854, Il penseroso
en 1858, La part du rêve en 1863 et
Jour à Jour en 1880. Il s'agit, on
s'en doute, bien plus de maximes morales, de
formules sentencieuses et de réflexions
philosophiques mises en vers que de poèmes
jaillis d'une émotion spontanée.
Laissons-les dormir sur les rayons des
bibliothèques en compagnie des deux
épopées publiées en 1875 et
1876, l'Escalade de 1602, ballade historique et
Charles le Téméraire, romancero
historique. Bien que les critiques aient
été sévères pour ses
poèmes, ce qui l'a beaucoup affecté,
Amiel aime à les citer dans son
Journal, il les fait lire à ses
admiratrices et vibre dès qu'on lui en fait
compliment.
A la suite des poésies de Grains de
mil, Amie! a publié des pensées
et réflexions morales qui, elles, ne
manquent pas d'intérêt et qui sont
extraites des mille premières pages du
Journal. Nous nous bornerons à en
citer une seule:
" Transformer une force en une autre force,
transférer le centre de sa vie
intérieure d'une région dans une
autre région: par exemple, de l'imagination
dans la mémoire, du souvenir dans la
volonté, de la sensibilité dans la
pensée, de l'âme dans l'esprit: c'est
là un secret de l'hygiène
psychologique et de la thérapeutique morale:
ne l'oublie pas ".
En 1876, Amie! s'est efforcé de traduire des
poèmes de divers auteurs, notamment
d'auteurs allemands comme Chamisso, Gthe,
Heine, Hölderlin, Schiller, Uhland,
Mrike; mais aussi italiens, anglais,
portugais, hongrois, etc., Leopardi, Byron,
Camns, Walter Scott, Petoefi, etc.
L'écrivain a consacré beaucoup de
temps à essayer de retrouver le rythme des
poèmes, à respecter les mètres
et les pieds et surtout à transposer en
français des formes lyriques
étrangères.
Pour être complet, il faudrait encore citer
les pièces de circonstance qu'Amiel a
été entraîné à
écrire, notamment deux Hymnes à la patrie
commandés par la menace
d'une guerre entre la Suisse et la Prusse à
propos des affaires de Neuchâtel. La Prusse
ayant exigé l'élargissement sans
condition des prisonniers royalistes de la
révolution avortée des 3-4 septembre
1856, le gouvernement suisse refusa et ordonna la
mobilisation d'une importante partie de
l'armée. Fin décembre 1856, on
s'attendait à la guerre, des corps
d'armée prussiens semblaient marcher sur le
Rhin, tandis que le général Dufour
recevait le commandement de l'armée
helvétique. Début janvier la
moitié des troupes genevoises, vaudoises,
neuchâteloises furent mobilisées
à leur tour. Dans cette atmosphère de
guerre, Amiel se demanda ce qu'il devait faire.
"Tout s'ébranle, s'émeut,
s'enthousiasme. Et moi je rêve encore!"
écrit-il le 2 janvier 1857. Que faire?
Réponse: "Entrer dans la vie publique et
dans l'émotion générale. -
Devenir réel en touchant à la
réalité, par le dévouement
patriotique d'abord; puis par le mariage, s'il y a
lieu ensuite..." Le 8 janvier, le Journal de
Genève et divers autres journaux
publiaient une traduction de l'hymne
helvétique Rufst du mein Vaterland
signée: "H-Fréd. Amiel". Quelques
jours plus tard, l'imprimeur Eishardt, sis
"à côté de l'église
anglaise" fit paraître un
chant militaire suisse, dont les paroles et la
musique avaient été composées
par Amiel :
"Roulez,
tambours! Pour couvrir la frontière,
"Aux bords du Rhin, guidez-nous au combat!
"Battez gaiement une marche guerrière!
"Dans nos cantons chaque enfant naît
soldat!
Par ses paroles entraînantes et par son
air martial, ce poème
répété de bouche en bouche
allait devenir l'un des chants patriotiques les
plus goûtés de la population suisse.
Aujourd'hui encore, il est chanté lors des
fêtes nationales et des
cérémonies militaires. Amiel n'avait
pas tort de noter dans son Journal que chez
lui l'écriture tient lieu d'action. Alors
que le peuple entier est appelé aux armes,
le philosophe se met à sa table de travail
et compose sept couplets. Et s'il n'écrit
pas l'uvre philosophique que ses amis
attendent de lui, c'est que dans le secret de sa
chambre, chaque jour et bientôt matin et
soir, Amiel confie à son Journal
intime ses pensées sur la vie et sur le
monde, sur l'art et la nature et surtout sur ce
curieux phénomène qu'est l'être
humain.
1 )
L'article sur Madame de Staël a paru dans le
tome II de la Galerie suisse. recueil dirigé
par Eugène Secrétan et publié
à Lausanne chez G. Bridel entre 1873 et
1880.
|
IV -
|
La femme objet
de désir et d'effroi
L'amour
contient en soi le principe de sa
dissolution.
Journal
intime
|
^
|
"Un livre, un fils et un beau cours
improvisé ç'aurait été
mes seuls désirs". A défaut de
succès littéraires, à
défaut de réussite universitaire,
Amiel a-t-il eu au moins quelques compensations
dans l'ordre du cur et des sentiments? Au
contraire, le mariage a été tout au
long de sa vie une tentation et une angoisse perpétuelles,
au point qu'il a ouvert en marge du Journal
intime une sorte de registre de ses
délibérations matrimoniales. Au fur
et à mesure que le lecteur
déchiffrera son journal, il verra
apparaître très discrètement
des figures de jeunes filles ou de jeunes femmes,
désignées uniquement par des
initiales ou par des pseudonymes, Fedora, Philine,
Rosalba, Perline, Uranie, Deliciosa, etc, pour
finir par Seriosa. Amiel les aperçoit au
sermon ou au concert, il les examine à la
lorgnette, les décrit en quelques traits
d'une plume acérée, puis se pose
longuement la question de savoir si elles
pourraient lui convenir, il pèse le pour et
le contre, examine leur aspect, leur taille, leurs
manières, leurs goûts, leur
instruction, et bientôt leur position sociale
et leurs ressources. Se décide-t-il à
leur parler, à leur avouer son inclination?
C'est douteux. Ses aveux il les réserve
à son Journal intime. Au contraire,
plus d'une fois il se félicite d'avoir
résisté à toute
sentimentalité, au cours de promenades au
clair de lune. Amiel exerce une incontestable
attirance sur les jeunes intellectuelles,
particulièrement les institutrices, mais
dès que l'une d'entre elles est prête
à s'abandonner, il la morigène
doucement, lui fait la leçon et la laisse
dans la plus grande perplexité. Une seule
fois il ira jusqu'à l'aveu pour s'en
repentir aussitôt et il confiera à son
journal qu'il a commis une immense bévue. La
jeune fille élue, qui avait toutes les
qualités quelques jours auparavant, n'est
plus qu'une sotte, avec laquelle toute conversation
est impossible. Mais rompre est aussi difficile que
conquérir, de sorte qu'il lui faudra
attendre six mois pour être finalement
repoussé par l'élue.
A trente ans, Amiel analyse la fonction du mariage
et définit le rôle de l'épouse.
Ce " tableau" une fois établi, il s'y
référera toute sa
vie.1 Selon lui, la femme doit
être à la fois une amie, qui
inspire la confiance, le respect et la tendresse,
une compagne qui doit compléter
l'homme, le comprendre dans sa nature
particulière, le fortifier en fixant son
cur et en lui donnant l'impulsion, enfin une
aide dans les diverses activités
nécessaires, ce qui permet à Amiel de
multiplier les divisions et subdivisions. En effet
les activités nécessaires peuvent
être naturelles, sociales,
matérielles, morales, religieuses, à
quoi correspondent pour la femme les
qualités de mère de famille,
de maîtresse de maison et de salon, de
ménagère, de confidente
et enfin d'ange gardien. L'épouse
doit encore seconder son conjoint dans les diverses
circonstances possibles de fortune (pouvoir
supporter la bonne et la mauvaise), d'entourage
(qu'elle puisse s'expatrier), de santé
(maladie, infirmités, déclin). Mais
comment choisir? L'homme consultera tout à
la fois sa conscience, son inclination et sa
raison. Sa conscience? :" se dépouiller de
vanité, de cupidité, de
frivolité" , ou si
l'on veut, "aller droit à l'âme et la
demander belle ". Son inclination?: "L'épouse est celle qui rend plus
heureux, en fixant le désir, en donnant
l'étincelle", ce qui suppose la sympathie,
l'admiration réciproque, l'attrait
intérieur et extérieur. L'homme enfin
consultera sa raison, car l'épouse doit
rendre l'homme plus libre, d'où la
nécessité d'examiner la candidate au
point de vue de la santé, de l'âge, du
caractère, des habitudes de dépense,
d'ordre, d'élégance, de la famille et
enfin de la fortune. Un minimum est
nécessaire. Il faut savoir conserver son
rang et son indépendance!
On remarquera qu'à aucun moment Amiel ne se
pose la question de savoir ce que l'homme apporte
à la femme, ce qu'il lui doit en
compensation de l'attachement, du
dévouement, de l'admiration qu'elle est
appelée à lui témoigner.
A partir de 1852 et pendant quinze ans, Amiel
dressa des listes d'épouses
éventuelles, il traça leurs initiales
et nota leurs qualités et leurs
défauts, comme un comptable qui pèse
et soupèse une marchandise, on aimerait dire
un objet d'art. Les listes s'étendent sur de
nombreux feuillets du cahier qu'Amiel consacre
à ses
"Délibérations matrimoniales ". En
1852, elles sont une cinquantaine à subir
l'épreuve de la perspicacité
amiéline, en 1857 on en compte
quatre-vingts, plus tard Amiel se bornera à
les comparer par couples, Esther et Anna, Perline
et Libellule, Rosalba et Philine, pour conclure
naturellement que ni l'une ni l'autre ne peuvent
lui convenir ou pour ne point conclure du tout, car
Amiel ne décide pas, ne peut pas
décider, sinon il ne serait plus
Amiel. 2
Le 21 mars 1854, Amiel procéda
à un nouvel examen: "Puis-je me marier? J'ai
32 1/2 ans, une position honorable, 5000
francs de revenus, une figure présentable;
je ne trouve aucune incapacité venant de
moi, aucun obstacle venant des choses... Le
désiré-je?" A quoi il répond
honnêtement "quelques fois seulement ", quand
il sent son cur vide et inoccupé, ce
qui est rare. En réalité, il se
défie de lui-même et de sa
destinée. "Je crains de toucher à
l'idéal et j'ai la terreur des imprudences
". Amiel a surtout peur de se tromper, de devenir
esclave d'autrui, de souffrir par sa faute. D'autre
part, la multitude des possibles tourbillonne
devant lui et, de crainte de commettre une erreur,
il préfère renoncer. " Le mariage,
écrit-il, est un acte de foi, de foi dans un
autre, de foi en soi, de foi en Dieu. De là
mon hésitation, mon inquiétude, ma
timidité. La foi est une audace et l'audace
une foi. Je suis donc circonspect et faible".
A quarante ans, Amiel reprit ses
délibérations matrimoniales. C'est
l'époque de Philine, cette jeune veuve, avec
qui il était entré en relations
grâce aux petites annonces. A l'inverse de
Madame Hanska, Philine était libre, elle
n'avait plus de mari, Amiel aurait pu
l'épouser. Il hésita pendant douze
ans, craignant les objections de sa famille et les
ricanements de ses amis, imaginant qu'il serait
obligé de démissionner de
l'Académie, parce qu'il croyait Philine
divorcée et qu'elle avait tenu pendant
quelques années les comptes d'une maison de
commerce. Or Philine aimait Amiel, on peut
même dire qu'elle l'a adoré,
puisqu'elle s'est donnée à lui une
unique fois en octobre 1860, ce qui a
suggéré à l'égotiste
ces lignes désabusées du Journal
intime: "J'ai eu pour la première fois
une bonne fortune, et franchement à
côté de ce que l'imagination se figure
ou se promet, c'est peu de chose".3
Amiel a beau dire, comme Saint-Preux: "la
volupté est aux trois-quarts ou plus dans le
désir, c'est-à-dire dans
l'imagination", il sera pendant plus d'un an
tourmenté par la chair et notera
complaisamment dans son Journal ses nuits
torturantes et ses rêves érotiques, au
cours desquels son succube prend
régulièrement la forme de Philine.
S'il parvient à résister aux
pièges de Vénus, il s'adonne en
revanche aux pratiques d'Onan, ce qui le laisse
moralement et, pense-t-il, physiquement atteint.
Quoiqu'il en soit, Philine lui manifesta une
affection, un dévouement, une tendresse
telles qu'elle allait mériter l'honneur
suprême: elle fut pendant quelques
années digne de recevoir en
dépôt les cahiers du Journal
intime.
Le mariage prend donc une place importante dans
les préoccupations d'Amiel. Sur ce sujet,
l'auteur témoigne d'une lucidité
remarquable et ne manque pas une occasion
d'analyser ses sentiments. Nous lisons à la
date du 9 avril 1862, dans le cahier de
"Délibérations matrimoniales" :
"Toujours le même. Des
velléités fugitives au lieu de
résolutions fermes; des commencements de
projet qui restent à peine
ébauchés dans un coin. Je
me retrouve, comme il y a un an, comme il y a dix
ans, vacant, disponible, inquiet et indolent".
Amiel se demande alors s'il ne ferait pas mieux
d'épouser une étrangère. Il en
pèse les avantages:
" me laisse libre
socialement
n'a pas les préjugés routiniers du
pays
m'émancipe de sa famille
s'appuie davantage sur moi."
Inconvénients:
"peut se trouver
dépaysée dans notre milieu
nul secours littéraire
intimité imparfaite"
pour conclure: "en somme plus
d'inconvénients que d'avantages".
En 1862, Amiel sembla vouloir consacrer ses
vacances à choisir une épouse.
Août serait utilisé à la
trouvaille, septembre au voyage, octobre aux
aménagements, et le voilà dressant
une liste de quarante-cinq jeunes filles à
marier. Chacune est répertoriée avec
ses qualités et ses défauts:
a) spirituelle,
un peu moqueuse, ... mais triste,
b) élégante, artistique, mais
désir de briller,
c) jolie, sémillante, un peu enfant
gâtée,
d) jolie, svelte, orpheline, ... mais beaucoup
d'inconnu,
e) assez piquante, décidée, gentille,
mais un peu jeunette, à la ligne
f) vue courte, famille trop colorée en
piétisme...
g) la conscience joyeuse, petite perle, mais pas de
dot...
h) bon cur, indolente, santé
frêle ... [mais] père trop
riche,
i) très
estimable, excellent milieu, [mais] nez
d'aigle,
j) forte pianiste, mais un peu de
sécheresse,
k) riche, mais terriblement osseuse et barbue,
1) l et pas un petite taille, beau
regard, main douce et mignonne...
mais mauvaises dents,
etc. etc.
Quelques jours plus tard, Amiel effrayé
à l'idée d'avoir fait un pas en avant
dans ses délibérations matrimoniales,
en ne biffant pas toutes les candidates,
s'interroge enfin sur ce que la femme attend de
l'homme. " La femme veut être aimée,
dirigée, protégée par son
époux, elle désire être
fière de lui, pouvoir le respecter et le
chérir, elle désire aussi se sentir
nécessaire, indispensable au bonheur, au
bien être, à l'existence... ,,4. Par conséquent le
prétendant doit être fort et tendre,
fort contre le monde, tendre pour elle. Et de
conclure que n'étant ni fort ni tendre, il
ne peut songer à se marier.
Le 18 novembre 1863 Amiel note dans ses
Délibérations matrimoniales:
"J'ai 42 ans, je suis sur l'extrême limite
des mariages tardifs, mes tempes commencent
sensiblement à s'argenter et ma chevelure
à s'éclaircir". Le dilemme
subsiste: mariage ou célibat. Ce
jour-là Amiel dresse les raisons pour et
contre le célibat, pour et contre le
mariage:
Célibat
|
Raisons pour
1. c'est le connu
2. l'indépendance
3. la possibilité du
développement intellectuel
4. l'insouciance pour l'avenir
et pour la mort
5. le voyage à volonté
6. l'aisance relative
7. les soucis, ennuis, tracas de
l'époux, du maître de maison,
du père de famille,
retranchés
8. possibilité de rendre service
aux amis. lier
|
Raisons contre
1. l'isolement croissant
2. l'égoïsme presque
inévitable
3. la mélancolie redoutable
4. le mauvais exemple
5. la mésestime secrète du
prochain
6. le déclin douloureux, la
vieillesse désolée
7. les meilleurs instincts méconnus
et rendus inutiles
8. impossibilité de rendre autant
qu'on a reçu.
|
Mariage
|
Contre
1. Ta santé, si la femme est
jeune.
2. Ton dégoût, si elle ne
l'est pas.
3. Ton âge peut tempêcher
d'être aimé.
4. Ta liberté perdue, ta
carrière compromise, ton avenir
livré en cas de mauvaise chance et
quelle garantie contre cette chance ?
5. Offrir prise à la critique et
à la malignité d'un monde
hostile. S'engrener dans les rouages de
tous les désagréments de la
vie.
|
Pour
1. Rendre heureux quelqu'un.
2. Montré une fois de la confiance
dans la Providence.
3. Avoir essayé de la vie humaine
complète.
4. S'être créé un
stimulant, un mobile, un
intérêt vif dans le
monde.
5. Avoir payé sa dette à son
espèce, à la
société et à Dieu, en
employant ses dons.
6. Avoir un foyer, un chez soi, un
centre.
|
Avec les femmes, comme avec les livres, Amiel
use de la méthode dilatoire, il repousse
toute décision, multiplie les obstacles,
imagine les défauts: mauvais sang, mauvaise
haleine, égoïsme, orgueil,
caractère querelleur, insensibilité,
mauvais langage, habitudes vulgaires, trop de
laideur ou au contraire de gravité, une
fortune trop médiocre ou au contraire trop
importante. A une ou deux reprises, cependant, il
s'aventura davantage. En 1863, il se décida
à passer trois semaines à Berlin pour
connaître Fedora, c'est-à-dire Lina G.
qu'il appelle la blonde polyglotte. L'instinct de
domination, le goût du commandement et le
besoin de succès de la jeune femme le
retinrent. Deux ans après, Amiel envisagea
plus sérieusement encore de se marier et il
dressa la liste des dépenses de la corbeille
de noces (châle 200 frs,
dentelles 100, velours pour manteau 100, robe de
taffetas 100, bracelet ou plutôt
camée-broche 100, etc.), les frais de
l'entrée en ménage (1 pièce de
Bordeaux 150 frs, 1 pièce de Beaujolais 150,
pouvant être réduite à une
demi-pièce ou même pouvant être
ajournée, bois de chambre 100, charbon 15,
copeaux 20,1 batterie de cuisine 300, provisions de
ménage 150, etc.), enfin les charges d'une
première année de vie à deux,
avec une différence sensible pour les
toilettes de Madame (200) et pour celles de
Monsieur (500)! Cet examen lui permit de conclure
que la dépense dépassait ses
ressources et qu'il ne pouvait se marier avec une
femme sans dot. Néanmoins dix-huit mois plus
tard, il tenta pour la première fois de sa
vie une démarche auprès des parents
d'une jeune fille qu'il rencontrait depuis quelque
temps. L'allégresse ne dura que trois jours.
Très vite Amiel découvrit que Perline
avait un caractère charmant, mais des
facultés très médiocres.
Impossible avec elle d'avoir une conversation
métaphysique! Perline répondait par
monosyllabes. Un mois après l'aveu, Amiel
nota: "J'assiste à l'amputation de mes ailes
et [ séparer ]
à l'avortement de mes
espérances. Le brouillard de l'ennui couvre
l'avenir ". Il ne rompra pas, bien sûr, il
laissera les événements
décider pour lui. En réalité,
Amiel ne pouvait pas plus se marier qu'il ne
pouvait écrire un livre, car ce qu'il
cherchait ce n'était pas telle ou telle
femme, mais la Femme tout court, la femme
idéale. Son éducation puritaine lui
avait représenté l'amour comme le
fruit défendu, l'acte charnel comme une
épreuve à la fois redoutable et
sublime. Dans sa jeunesse, il avait
idéalisé la femme "joyau inaccessible
et inviolable ", qu'une grande timidité
l'empêchait d'approcher. Bientôt il
renonce à trouver celle qu'il pourrait
combler et rendre heureuse, il recherche la
femme-disciple, la femme-élève, qui
l'aurait admiré, l'aurait
écouté, l'aurait entendu lire son
Journal page après page.
A cinquante ans, songeant toujours au mariage,
Amiel rejeta une candidate sérieuse, non
parce qu'elle manquait de grâce, mais parce
qu'elle n'avait pas l'habitude de s'interroger et
de s'examiner quotidiennement et surtout parce
qu'"il est douteux qu'elle écrive un journal
intime" !!
Amiel imagine que les femmes qu'il a
rencontrées dans sa vie forment une
série de cercles autour de lui, le cercle le
plus intime comprend les femmes qui ont
été en relation de sympathie avec
lui: Beatrix, Egérie, Sibylle, Mionette,
Eriphile, Hygie, etc., "étoiles de diverses
grandeurs dans le ciel de
l'affinité tendre". Il reconnaît, dans
un passage particulièrement sincère
de son Journal, qu'Egérie et Mionette ont
été les plus dévouées,
mais que Beatrix - c'est-à-dire Philine- est
celle qui l'a remué le plus
profondément. Pour égarer les
velléités du lecteur trop curieux,
Amiel change les pseudonymes de ses amies et
s'amuse même à donner des surnoms
identiques à plusieurs femmes
différentes. Un second cercle groupe les
relations affectueuses ou aimables, cercle plus
vaste et plus peuplé, dans lequel
s'échelonnent à des distances
variables une grande partie des femmes qu'il
connaît. Avec les femmes du second cercle, de
peur d'être engagé, Amiel ne fait ni
geste, ni signe, tandis qu'avec celles du premier
cercle, il entretient une
correspondance.5 En
réalité Amiel n'a jamais
recherché sérieusement une compagne,
la glace qu'il manie est à double tain et le
miroir qu'il contemple doit lui renvoyer sa propre
image. Et pourtant, toute sa vie, Amiel s'est senti
triste et solitaire. Il aspire à combler son
cur vide et souffre de tentations
voluptueuses.
Alors qu'il approche de la cinquantaine, Amiel note
dans son [séparer]Journal intime: " Le printemps m'a mordu
cet après-midi et fait relire les
poètes amoureux; il y avait de la
volupté dans l'air. Ovide, Joubert, Bernard,
de Bernis et d'autres galantins de la muse
latine ou française m'ont caressé la
fantaisie et affriolé la gaillardise. Ces
bouffées érotiques sont quelque chose
de très curieux; l'on sent très bien
qu'elles sont une effervescence superficielle et
une illusion des sens. On le sent dès
qu'elles ont passé, mais non tandis qu'elles
passent ".6
1 )
Cf. notamment le Journal intime des 14 mai
et 18 juin 1861, 5 octobre 1869 et 25 janvier
1875. ajouter un point
2 ) On trouvera des listes de candidates
ainsi que d'importants extraits des
réflexions d'Amie! sur les femmes dans les
Délibérations sur les femmes,
présentées par Léon Bopp,
Pa ris, Stock, 1954.
3 ) 6 octobre 1860. Sur cette
idylle, cf. Philine,[[espace]fragments
inédits du Journal intime. Publié
par Bernard Bouvier, Paris, Schiffrin, 1927
4) Délibérations matrimoniales, 12
août 1862..
5 A ce sujet, cf. les
pages éclairantes de Georges Poulet dans
Les Métamorphoses du cercle, Paris, 1961, pp.
305-370.
6 ) 24 mai 1869. Cf. également 12 mai
1875: " En rangeant d'anciens tiroirs,
retrouvé une poésie polissonne
qui m'a fait mal... sauvagerie, tristesse,
humiliation."
|
V -
|
Genève
ville mal aimée
J'ai
bien de la peine à aimer Genève comme
on a de la peine à aimer sa croix.
Journal
intime
|
^
|
En 1848, on l'a vu, Amiel a
hésité à revenir dans sa ville
natale, car il avait trouvé en Allemagne un
milieu intellectuel qui lui convenait. Le
sérieux, l'application, la réflexion
patiente et profonde caractérisaient les
universitaires allemands. Lorsque le moment arriva
de choisir une carrière et de postuler une
des chaires devenues vacantes à
Genève, Amiel se forge des raisons
d'espérer. N'est-il pas capable de mettre la
pensée genevoise en relation avec la
pensée allemande, ne va-t-il pas
"réveiller l'originalité
suisse-romande, travailler à un centre de
vie intellectuelle, ayant pour base la Suisse
française et la Savoie" ? Dans une longue
délibération, le 15 novembre 1848, il
songe à de très hauts desseins:
"
métamorphoser notre protestantisme qui n'est
plus en accord avec notre vie et notre science ", "
donner une base à notre théologie,
aux sciences naturelles, à la critique
littéraire, à la production
littéraire". Se rendant compte après
coup qu'il vise trop haut et trop large, il
s'adresse in fine cette recommandation: " N'entame
pas tous les arbres de la forêt à la
fois!".
Une fois de retour, Amiel déchante. Il juge
Genève une ville antipoétique,
où le calvinisme a étriqué la
pensée et rendu le naturel "austère,
rigide et sec". Il lui reproche surtout son
caractère sarcastique et avenaire,
expression qui revient plusieurs fois sous sa
plume. Avenaire signifiait dans le langage
genevois, grincheux, railleur, médisant,
dénigreur même. Cet aspect peu
avenant, Amiel létend
parfois à la nature. Le 10 mai 1861 il note
dans son Journal : "le paysage a de la
sécheresse... La nature aujourd'hui
ressemble à une belle personne dont les
traits manquent de poésie ou de
bonté, et dont l'il est glacé.
Sa beauté laisse indifférent". Et
d'incriminer à la fois Calvin, la bise et la
poussière.
En réalité, Amiel ne se sent heureux
qu'en voyage, dans les préalpes vaudoises,
à Clarens, à Bex, à Villars,
ou encore aux bains d'Ems ou à Heidelberg,
c'est-à-dire, lorsqu'il est
éloigné de son milieu, de ses
préoccupations psychologiques, des
piqûres d'amour-propre et des blessures
faites à son orgueil.
En fait, la position d'Amiel à Genève
était en porte-à-faux. Il a
été nommé à
l'Académie par un gouvernement radical,
alors que ses préférences allaient
aux milieux conservateurs, encore qu'il n'eût
jamais choisi entre les uns et les autres, parce
que Amiel ne peut pas, ne doit pas choisir. Sa
nomination va le séparer, pendant un certain
temps, de ses anciens maîtres, de ses
camarades d'études, de ses amis de jeunesse.
Il faut lire les réflexions qu'il confie
à son Journal intime, lorsqu'il croise dans
la rue M. de Candolle ou M. de Saussure qui ne le
saluent plus; d'où il conclut qu'il est
désormais rejeté par les familles
aristocratiques.
Amiel ne peut admettre de vivre à une
époque où les querelles politiques
enveniment l'atmosphère, où des
luttes ténébreuses et féroces
mettent aux prises deux clans, deux classes, deux
castes: les conservateurs et les radicaux, les
conservateurs s'appuyant sur les milieux
protestants et aristocratiques et les radicaux
curieusement alliés aux catholiques. En
réalité, Amiel n'aime ni les uns, ni
les autres. Il trouve l'aristocratie tyrannique,
hypocrite, n'ayant rien abandonné de ses
privilèges et n'ouvrant ses rangs ni au
mérite, ni au talent, ni à la vertu
et il estime que le radicalisme est vulgaire,
ignorant, mal élevé et toujours
prêt à tomber dans le despotisme.
Amiel juge Genève une " ville
désagréable", un " trou", une "
misérable cité ", où la
poésie et la philosophie n'ont pas de place.
Il affirme qu'il faut un cur sec pour y
vivre, être un porc-épic pour ne pas
souffrir, se refouler, se comprimer dans sa
coquille pour échapper à la moquerie,
à la malveillance, au sarcasme, en un mot
"se pétrifier pour souffrir moins
d'être homme" (7 mai 1854). Ne
répète-t-il pas à tout propos:
"Ubi male, ibi patria" ? Ce qu'il craint surtout
dans le caractère genevois, c'est la morgue,
l'ironie, la raillerie. Le 28 avril 1857, il
écrit: "j'ai bien de la peine à aimer
Genève, comme on a de la peine à
aimer sa croix. Tout, climat, caractère
national, état politique, religion et
science, habitudes, préjugés, etc.,
tout m'y contrarie ou m'y blesse; je m'y sens
diminué, amoindri, contracté". Douze
ans plus tard, Amiel s'en veut toujours d'avoir
cédé à la tentation de revenir
à Genève. Il estime avoir fait un
marché de dupe, en acceptant (ce sont ses
termes) "de vendre son zèle, sa force, son
temps, sa vie, pour une somme annuelle", ce
qui " l'a empêché de vivre,
c'est-à-dire de remplir le programme d'une
vie d'homme ".1
Et cependant Amiel est sensible au paysage
genevois, il décrit la ville sous la neige,
la résurrection du printemps,
l'été doré et les vendanges
empourprées. Nous ne donnerons qu'un exemple
tiré du Journal du 3
novembre 1850:
"J'ai contemplé et savouré ces
nuances si riches du feuillage, cette transparence
vaporeuse de l'air, cette grâce des lignes,
ces jeux si variés de la lumière sur
le miroir mollement ondulé des eaux; les
barques aux voiles latines, gonflées par une
faible brise du Nord, la série des villas
échelonnées comme une frange de
broderies sur la courbe profonde et bleue du lac,
les promeneurs sur la rive, et les batelets
à deux et à quatre rames qui nous
croisaient ou nous devançaient; cet
incomparable Mont-Blanc à toutes les heures
de la journée..."
Amiel souffre surtout de n'être pas reconnu
à Genève comme écrivain et
poète. Les recueils de vers qu'il a
publiés n'ont pas suscité
d'enthousiasme, sinon dans le cur de
quelques-unes de ses égéries, et
l'ouvrage capital qui devait consacrer son talent
n'est jamais sorti de sa plume. Visitant un jour la
salle des portraits de la Bibliothèque
publique, sorte de Panthéon genevois, il se
demande si sa propre image y sera jamais
exposée. Elle l'est aujourd'hui mais Amiel
ne pouvait en deviner la raison. Ce n'est ni pour
son uvre poétique, ni pour son
uvre dramatique qu'Amiel a acquis la
célébrité, mais pour son
Journal intime dont il n'a pressenti que
tardivement la valeur.
En réalité l'égotiste aspirait
confusément à être
consacré par le grand public. Mais le
courant ne passait pas. Et pourtant à
plusieurs reprises, il lui a été
donné de s'affirmer, notamment lors du
troisième centenaire de l'Académie en
1859, puis lors du premier centenaire de la mort de
Jean-Jacques Rousseau en 1878, où il fut
invité à prononcer chaque fois une
des grandes conférences à l'Aula de
l'Université. La première fut un
succès, la seconde, un échec complet.
Amiel manquait de voix et le lendemain le Journal
de Genève se bornait à commenter: "
M. Amiel analyse, dans un langage
académique, la pensée de Rousseau".
Sur quoi, l'écrivain note dans son journal:
"Trois mois de travail aboutissent à cette
récompense".2 Devant la
réserve des critiques et le silence des
amis, Amiel va jusqu'à imaginer que certains
Genevois ont conspiré à le perdre
dans l'esprit des lecteurs. Il en veut
particulièrement à celui qu'il
appelle son ex-ami Marc Monnier, l'auteur de
Genève et ses poètes, dont il
redoute l'ironie et qu'il imagine en relations avec
les milieux littéraires
européens.
Autre cause d'amertume: le temps qu'il perd
à se dévouer à divers
groupements. En premier chef, la section de
littérature de l'Institut national genevois,
mais aussi la Société de chant du
Conservatoire et la Société pour le
progrès des Etudes, etc. L'Institut national
genevois était une création du
régime radical destinée à
contrebalancer l'influence des vieilles
sociétés savantes genevoises, et
à promouvoir le goût des sciences et
des arts dans les couches moins aisées de
la population. Pendant vingt ans, en
qualité de secrétaire, puis de
vice-président, de trésorier et enfin
de président, Amiel s'est efforcé
d'animer les séances de la section de
littérature. Il a même consacré
un de ses carnets personnels, Agenda et acta,
à ses activités à l'Institut:
élaboration des statuts, rapports annuels,
convocations, correspondance, etc. Mais dans son Journal
intime il se plaint de l'apathie du
président d'alors et surtout de
l'hostilité tenace du secrétaire,
enfin du manque d'assiduité des membres et
de l'absence d'intérêt des
séances.
Au moment de déposer pour la première
fois sa charge de président, en novembre
1865, il dresse un bilan extrêmement sombre,
mais singulièrement lucide: "Quand je pense
aux sacrifices de toute espèce que j'ai
faits pour cette maudite section, sacrifices de
temps, de tranquillité, d'amour-propre,
d'amitié, pour ce que je croyais un devoir,
cela m'irrite et m'afflige. Onze années de
dévouement niais, d'espoir vain,
d'activité perdue, d'efforts
stériles, c'est presque amer... Je ne
regrette pas ma bonne volonté, mais une
portion de ma vie sottement gaspillée pour
une chose qui ne le méritait guère,
et pour des gens qui n'y avaient pas de titre et
ne m'en ont pas su
gré. Reprends ta liberté et travaille
maintenant pour toi...".
Et pourtant huit ans plus tard, en mars 1873, Amie!
accepta une réélection à la
présidence, car personne n'était
disposé à se dévouer pour
cette institution. En maugréant chaque mois,
pendant sept ans, Amiel organisa des séances
littéraires, il présenta des
rapports, battit le rappel des membres, sans
beaucoup de succès il est vrai.
3
Peu après son retour à
Genève, en décembre 1848, Amiel s'est
établi chez sa sur, Fanny Guillermet,
126 (puis 2,) rue des Chanoines (actuellement rue
Calvin), mais ses relations avec son
beau-frère, le pasteur Franki Guillermet ne
seront jamais cordiales. Amiel lui reconnaît
un caractère sûr et un esprit bien
organisé, mais il lui reproche "son air
pédant, omniscient, son admiration pour
lui-même, alors qu'il n'a pas de
véritable culture" ou encore: "sa
vanité, son irritabilité de parvenu
de la culture". Amiel
ne trouve aucun point de contact, il ne peut avoir
aucune intimité avec son beau-frère,
qui est son antipode intellectuel.
L'égotiste se plaint de son
incuriosité. "Il ne lit presque rien, sait
peu de choses, et n'a même pas l'idée
des exigences de la vie scientifique"
écrit-il. De ce beau-frère, Amie!
nous a laissé de
nombreux portraits ciselés d'une main
corrosive. Ainsi le 29 mai 1869: "Temps lourd et
sombre, molle pluie. - Impression vive et forte de
l'animalité antérieure de l'homme: X
mâchait, broyait et s'alimentait ce matin
comme le plus pesant des ruminants domestiques. La
ressemblance était criante. Il a du reste
tous les traits de cet intéressant serviteur
de l'homme: lenteur, solidité, grosse
charpente, résistance, routine,
épaisseur, force,
persévérance. Ce qu'il y joint, c'est
la rancune, la finesse paysanesque, l'esprit de
minutie et le ricanement intérieur... "
De son côté, Guillermet reprochait
à Amiel son caractère renfermé
et taciturne, ses hésitations, ses
atermoiements perpétuels. Il le
trouvait trop rêveur, trop apathique, trop
casanier et surtout il lui en voulait de sa
fierté ombrageuse et de son amour-propre
démesuré. Alors que, dans sa
jeunesse, Amiel s'est souvent querellé avec
sa sur Laure, dont l'éducation le
préoccupait, - elle s'éloignera de
lui une fois mariée avec le Dr Jean-Baptiste
Strhlin - il gardera des liens affectueux
avec sa sur Fanny (Mme Guillermet),
épouse soumise, occupée avant tout
par l'éducation de ses enfants. Pendant plus
de vingt ans, Amiel vivra chez les Guillermet,
généralement au dernier étage
de leur maison, d'abord rue des Chanoines, puis (de
1859 à 1864) Cour Saint-Pierre (ou 2, rue du
Soleil-Levant) et de nouveau rue des Chanoines 2,
où il occupera tout un logement, mais ne
prendra plus qu'un seul repas en famille.
En novembre 1869, ayant souffert des bronches,
Amiel décide de trouver un
logement plus chaud et plus ensoleillé. Il
fixe son choix sur un petit appartement, 16 rue des
Belles-Filles.4 Le
déménagement est une véritable
croix pour le professeur. Ce ne sont pas moins de
41 caisses qui véhiculent ses effets dans
les trois pièces mises à sa
disposition. Sa bibliothèque compte 2500
volumes auxquels il faut ajouter d'innombrables
gravures, cartes et photographies. Mais une
nouvelle déception attend l'écrivain.
L'appartement n'est pas achevé, on entend
chanter et jouer les enfants d'une école, le
vent souffle dans la cheminée, des chats miaulent la nuit.
Trois ans plus tard, Amiel décide de trouver
mieux. Il laisse sa bibliothèque 16, rue des
Belles-Filles et déménage 3, place de
la Taconnerie, à côté de la
cathédrale Saint-Pierre. En 1875, nouvelle
étape: Amiel s'installe 9, rue Verdaine,
chez Madame Thevenaz, où il se plaint non
plus du froid mais du soleil! Car il ne sait
où installer sa table de travail, qui est
inondée de lumière.
Finalement en juillet 1877, il prend logis chez
Madame Chappuis 13, rue Verdaine. Oh, ironie du
sort, son ancien ami devenu sa bête noire,
Marc Monnier, habite la même maison, mais
Amie! est désormais malade et
fatigué. Il n'en continue pas moins à
espérer - car la vie est faite d'illusions -
des succès littéraires et des
amitiés féminines. Les
Etrangères, contenant des poésies
traduites de l'allemand, de l'anglais, etc. n'ayant
guère eu d'échos, Amie! renonce
à envoyer aux critiques son recueil de
poésies, Méandres,
qu'il intitule au dernier moment Jour à
Jour. Parmi ses lecteurs se distingue toutefois
un de ses anciens étudiants, Charles Ritter,
(pendant quelques années maître de
latin au Collège de Morges), auteur d'un
article fort élogieux dans la Gazette de
Lausanne. Avec Edmond Scherer, Charles Ritter
sera un des rares amis de la vieillesse
d'Amiel.
Les dernières années d'Amiel sont
marquées par les misères du corps,
par la maladie et par la lente descente au tombeau.
L'égotiste note scrupuleusement les signes
de sa décrépitude. Le 12 juillet 1876
il écrit: "J'assiste à mon
décerclement... Le découragement et
l'indifférence accélèrent
cette démolition... La mort nous
réduit au point mathématique; la
destruction qui la précède nous
refoule par cercles concentriques de plus en plus
étroits vers cet asile dernier et
inexpugnable. Je savoure par anticipation ce
zéro, dans lequel s'éteignent toutes
les formes et tous les modes".
Et pourtant Amiel songe encore - et pour la
dernière fois - au mariage. Depuis quelques
années, il s'est lié d'amitié
avec une institutrice fort laide, Fanny Mercier,
modèle d'honnêteté, de
droiture, de dévouement, de vertu, de
conscience morale. Il la surnomme tour à
tour Libellule, Cesca, Gudule, Lina, Seriosa, Fida.
Le Journal intime de ces années-là
est rempli de réflexions sur le
caractère féminin, sur les servitudes
de la vie à deux et sur la difficulté
de conserver des liens d'amitié entre
personnes des deux sexes. De plus une
véritable rivalité se dessine entre
Fanny Mercier et Berthe Vadier, chez qui Amiel est
installé rue Verdaine, depuis que B. Vadier
et sa mère ont repris la pension Chappuis.
Fanny Mercier a plus de maturité morale,
mais elle ne peut dépouiller l'institutrice
et la calviniste; Berthe est orientée
davantage vers l'art et la littérature. La
première porte à Amiel un amour
mystique qui le touche, mais elle est curieuse,
jalouse, tâtillonne. La seconde, plus
discrète, console et stimule, elle sert tout
à la fois d'infirmière, de
secrétaire, de lectrice. Amiel les
découvre fréquemment en pleurs, mais
il se refuse à les consoler, car il tient
avant tout à conserver son
indépendance et sa liberté. Chez
Berthe Vadier, qu'il appelle sa filleule, il a
trouvé un asile et des soins affectueux.
Pour compenser cette intimité, il a ouvert
son Journal intime à Fanny Mercier,
il lui a confié par avance le
dépôt de sa correspondance et de ses
manuscrits. Rien n'y fait, l'institutrice ne peut
se résoudre à devoir partager
l'affection d'Amie!.
Toutes deux continueront la lutte autour de la
dépouille de l'écrivain. Fanny
Mercier publiera en 1882-84 avec Edmond Scherer,
les premiers Fragments d'un Journal intime
5 et en 1886, Berthe Vadier fera
paraître la première étude
biographique sur Henri-Frédéric
Amiel, qui donne d'ailleurs une idée
assez fausse de l'écrivain.
L'hiver 1880-81, Amiel le passa rue Verdaine
à souffrir d'affreux étouffements et
le 11 mai 1881, il rendit son dernier soupir, sans
avoir pu tenir la plume pendant douze jours.
L'écrivain fut enterré au
cimetière de Clarens, comme il l'avait
souhaité. Ainsi a-t-il quitté son
enveloppe charnelle pour le point zéro, pour
l'informe et le fluide, qu'il a si
étonnamment décrit, pour le monde de
l'esprit pur.
Désigné comme exécuteur
testamentaire, Ch. Ritter renonça à
cette charge et ce fut un ami de jeunesse, le
professeur Joseph Hornung, qui ouvrit le Journal
intime, débrouilla l'immense correspondance
d'Amiel (20.000 lettres environ), classa les notes
de cours et les manuscrits des uvres
laissées par l'écrivain.
Tandis que Joseph Hornung détachait les
faveurs roses et bleues dont chaque liasse de
papier était entourée, Fanny Mercier,
devenue légataire du Journal intime, allait
en extraire, selon le vu de
l'auteur, 400 à 500 pages de
réflexions esthétiques et
philosophiques. Elle les adressa au critique
littéraire du Temps
, le sénateur Edmond Scherer,
avec lequel Amiel avait conservé
des liens d'amitié. Tout d'abord sceptique,
Edmond Scherer fut frappé, en lisant ces
pages, de la profondeur de vues et de la rigueur de
la pensée de l'écrivain et il proposa
à Fanny Mercier de publier un choix de pages
extraites du Journal intime.
Ces fragments ne fournissent pas une idée
exacte du Journal intime, parce qu'ils en
font un document purement philosophique et moral.
Il faudra attendre l'édition Bernard
Bouvier, publiée en 1923 6 pour
découvrir un portrait un peu plus
véridique d'Amiel. Là encore, il
s'agit d'un choix, mais d'un choix plus large et
plus éclairé. Seule une publication
intégrale permet de connaître la
matière même du journal, sa forme et
sa richesse. On y trouve aussi bien des
résumés de conversations et de
lectures que des morceaux de critique
littéraire et de critique musicale.
On y découvre encore de remarquables
évocations de la nature, que ce soit
Genève éclairée par les rayons
du soleil matinal, ou zébrée par les
pluies diluviennes de l'automne, Clarens et ses
coteaux vermeils, l'Allemagne, ses savants, ses
universités, le Rhin aux eaux grises et
miroitantes 7, la Provence avec ses
chemins roux, ses saules aux frondaisons vert
céladon, ses oliviers aux feuilles
argentées, ses cyprès qui dressent
leurs silhouettes dans un ciel d'azur.
Amiel a décrit sa ville natale à
toutes les saisons et à toutes les heures du
jour et de la nuit. Il aime à évoquer
la vibration du soleil sur les bourgeons
printaniers, le frissonnement des roseaux et des
feuilles sous la brise de l'automne, ou le
crissement des pas du promeneur dans la neige de
l'hiver. Médiocre versificateur, il est un
merveilleux poète en prose.
Pour Amiel, la vie humaine est comme la nature et
la nature est comme l'histoire de
l'humanité. C'est une lutte entre l'ombre et
la lumière, une dispute entre les nuages et
le soleil. " Vivre, naître et mourir est une
seule et même chose ", dit-il dans ses
moments de désespoir, mais il sait bien que
les principaux moments de l'existence se
succèdent comme les saisons, que la vie
connaît une série de
métamorphoses, qui nous conduisent de
l'enfance insouciante à la maturité
puis à la sagesse du vieillard. Si le
printemps est résurrection, pourquoi n'en
serait-il pas de même de l'homme?
Dans ce journal de 16.840 pages, on trouve encore
d'étonnantes descriptions de rêves
à une époque où Freud
était à peine né,
d'innombrables portraits de contemporains et
surtout une analyse quotidienne de la conscience
intérieure, une étude de ce moi
qu'Amiel va pousser au-delà de tout ce qui a
été entrepris jusqu'alors.
1 )
27 novembre 1869.
2 ) 2 juillet 1878.
3 ) Cf. Philippe M. Monnier,
"Henri-Fredéric Amiel et l'Institut national
genevois, dansMusées de
Genève, nouvelle série, 119,
octobre 1971, pp. 8-12.
4 ) Actuellement rue Etienne-Dumont.
5 ) Précédés d'une
étude par Edmond Scherer, ces Fragments
dun Journal intime formant deux tomes ont
paru à Genève et Paris, en 1882 et
1884. Ils ont connu treize réimpressions
jusqu'en 1919.
6 ) Cette édition, comportant tout
d'abord 3 tomes (Genève, Georg), a
été rééditée, en
1927, chez Georg à Genève et
Crès à Paris.
7 ) Cf. Grains de Mil, Genève, 1854,
p. 185.
|
VI -
|
Sens et
essence du Journal intime
Depuis
longtemps je cherche plus à me
connaître qu'à me gouverner.
Journal
intime
|
^
|
La vie d'Amiel peut sembler
mélancolique, pour ne pas dire dramatique.
Qu'il s'agisse de carrière
littéraire, d'enseignement, de mariage, de
vie sociale, le bilan est presque
entièrement négatif. Et cependant, la
renommée d'Amiel ne cesse de grandir. Ernest
Renan et Mathew Arnold, Léon Tolstoï,
André Gide et Charles du Bos
l'étudient ou le mentionnent dans leurs
uvres. D'importants ouvrages lui ont
été consacrés. Aujourd'hui une
édition intégrale de son Journal
intime commence à paraître.
C'est à son journal, en effet, qu'Amiel a
réservé toute sa vie, son temps, ses
forces, car ce journal est devenu pour lui
l'occupation quotidienne essentielle. Ce confident
de chaque jour remplacera la femme qu'il n'a pas
trouvée, ce témoin de ses actes lui
tiendra lieu d'auditoire, ces .feuillets qu'il
remplit matin et soir deviendront l'uvre
à laquelle il aspirait.
Dès l'âge de dix-huit ans, d'abord
d'une manière fragmentaire et
épisodique (1839-1842), puis de façon
plus régulière, pendant son
séjour à Berlin (1845-1847), enfin
chaque jour à partir de l'automne 1847,
Amiel écrit son Journal.
Et pourquoi l'écrit-il? Pour conserver une
trace des événements quotidiens? Pour
mieux se connaître et se comprendre? Pour
échapper à la vie active? Par
goût de la contemplation et gourmandise
intellectuelle? Un peu pour toutes ces raisons
à la fois.
Ce journal est tout d'abord un aide-mémoire,
dans lequel Amiel note tout ce qu'il voit, tout ce
qu'il entend, tout ce qu'il dit, car il oublie les
événements au fur et à mesure
qu'il les vit. "Chaque jour, nous laissons une
partie de nous-mêmes en chemin. Tout
s'évanouit autour de nous, figures, parents,
concitoyens, les générations
s'écoulent en silence, tout tombe et s'en
va, le monde nous échappe, les illusions se
dissipent, nous assistons à la perte de
toutes choses, et ce n'est pas assez, nous nous
perdons nous-mêmes...
»1
Pour être utile, le journal doit non
seulement recueillir les faits, mais encore les
pensées et les sentiments qui agitent
l'âme de l'écrivain. Ces
pensées alternent constamment entre l'espoir
et la désillusion, la lucidité et une
profonde mélancolie. Aussi Amiel
compare-t-il son journal à un
baromètre ou à un thermomètre
du sentiment, qui sert à constituer la
météotologie de son
âme. Mais encore faudrait-il se situer
à un point de vue exact, s'éloigner
des événements pour les juger de
l'extérieur, se placer à la bonne
distance, tirer une ligne entre le sujet et l'objet
de son attention, ou mieux tracer un cercle autour
de lui afin d'enfermer sa vie dans une sorte de
sphère armillaire. Relisant son journal,
Amiel ne s'y reconnaît pas. "C'est le croquis
d'une série d'accidents et grimaces de mon
individu. Il y manque la vue
densemble, la proportion, le centre,
c'est-à-dire la physionomie
proprement dite... ,,2
Quoi qu'il en soit, le journal est un miroir
des pensées et des sentiments de
l'écrivain, et sur ce thème du
miroir, Amiel a écrit des pages
remarquables, montrant combien il était
conscient du problème que pose
l'identification de l'objet avec le sujet pensant.
"Le sujet s'étudiant lui-même se fait
objet, lequel peut rendre objet le sujet à
son tour, lequel peut prendre pour objet les deux
à la fois et ainsi de suite... ,,3 ou encore: "Je suis une
réflexion qui se réfléchit
comme deux glaces en face l'une de l'autre"
4.
Le Journal intime et Amiel sont deux miroirs
placés l'un devant l'autre, deux miroirs qui
se réfléchissent puis
réfléchissent leurs
réflexions et les
réflexions de leurs réflexions aussi
loin que l'il peut les suivre.
Aide-mémoire, baromètre, miroir, le
Journal intime est encore un confident, et
un consolateur toujours prêt à
accueillir ses réflexions. A son journal,
Amiel ose tout dire, ses doutes et ses
hésitations, ses soucis et ses pleurs, ses
faiblesses, ses tentations, ses pensées les
plus singulières. "A lui seul, je puis
conter ce qui m'afflige ou me pèse. Ce
confident m'affranchit de beaucoup d'autres. Le
danger, c'est qu'il évapore en paroles aussi
bien mes résolutions que mes peines; il tend
à me dispenser de vivre, à
me remplacer la vie... ,,5
Amiel a fort bien vu que le Journal intime
lui servait de prétexte à non
agir et à non vouloir. Le journal tient lieu
d'uvre littéraire et de
méditation philosophique, il est
à la fois l'ami et l'épouse,
l'auditoire privilégié et
bienveillant de l'écrivain.
"Ce confident m'affranchit de beaucoup d'autres,
écrit-il le 21 décembre 1860. Il est
ma consolation, mon cordial, mon libérateur,
mais peut-être aussi mon narcotique. Il
détruit l'instinct sociable; il est
(dirait Michelet) une jouissance
solitaire et partant nuisible, malsaine, mauvaise" .
Arrêtons-nous un instant à l'aspect
consolateur du journal. Amiel est un être
profondément meurtri. Il a besoin de la
présence d'autrui pour être
réconforté. D'où le grand
nombre de visites qu'il fait chaque jour à
des amis ou à des parents, d'où
l'incapacité où il s'est longtemps
trouvé de passer une soirée en
tête à tête avec lui-même.
Le journal a donc un effet thérapeutique, il
restaure l'intégrité de l'esprit et
l'équilibre de la conscience. "II nous
ramène du trouble à la clarté,
de l'agitation au calme, de la dispersion à
la possession de nous-mêmes, de l'accidentel
au permanent et de la spécialisation
à l'harmonie. Comme les passes
magnétiques, il nous remet en
équilibre ".6
Amiel a souffert d'être incompris dans
sa famille et dans son pays, il a souffert de ne
pouvoir se faire un nom dans les milieux
littéraires, universitaires ou politiques,
il a souffert de ses indécisions, de ses
hésitations, de son impuissance à
agir, de son manque de volonté.
Le Journal intime l'a délivré
des tentations suicidaires. A cet égard il
est un exutoire, où se déposent
"toutes les âcretés engendrées
par la vie". Mais c'est aussi un dispensateur
d'agir, un prétexte à non agir: " Ce
qui pour d'autres se condense en uvres et en
actes, ce qui devient ailleurs livre, famille,
capital, gloire, vertu se distille ainsi en phrases
vaines, en sentences creuses, en formules
stériles ".7
Amiel est parfaitement conscient du fait que
le journal remplace la vie, qu'il le dispense
d'agir, qu'il est une ruse de l'égoïsme
et une manière d'échapper au devoir.
L'écrivain n'a pas craint de dire que son
journal est un trompe-douleur, un dérivatif,
une échappatoire pour esquiver la vie au
lieu de la pratiquer. Aussi s'est-il posé la
question: " Cette rêverie plume en main a
l'air d'une recherche de toi-même, tandis
qu'elle est une fuite de toi-même
".8
A plusieurs reprises, en relisant
son Journal intime, Amiel s'est
senti étranger à son
expérience. "Le Journal intime me
dépersonnalise tellement que je suis pour
moi un autre et que j'ai à refaire la
connaissance biographique et morale de cet autre"
écrit-il le 19 avril 1876. Ses états
antérieurs lui paraissent appartenir
à un autre être. "Je ne les sens pas
à moi, en moi". Et de conclure: "Je ne suis
donc pas une volonté qui se continue, une
activité qui s'accumule, une conscience qui
s'enrichit: je suis une flexibilité qui
devient plus flexible, une mue qui
s'accélère, une négation de
négation... "
Amiel a maintes fois
répété qu'il avait une peine
infinie à rassembler ses molécules,
qu'il s'échappait continuellement de
lui-même, en dépit de ses
méditations quotidiennes et de son
Journal intime. Il se sent
inconsistant, vaporeux, illusoire. Il n'a ni
pesanteur, ni solidité et va jusqu'à
prétendre qu'il n'a plus d'identité
ou plus exactement que son identité se situe
entre le moi et le toi. L'impersonnalité lui
a enlevé jusqu'au moi, il ne doit
d'être qu'à ce qu'il appelle un
« préjugé de l'existence"
!
A d'autres moments, Amie! se sent si peu un qu'il
est offert à toutes les
métamorphoses: "Je me sens
caméléon, caléidoscope,
protée, muable et fabricable, de toutes les
façons, fluide, virtuel, par
conséquent semblable au fluxus perpetuus
d'Héraclite ".9
En écrivant matin et soir son journal,
Amiel essaye donc de se connaître et de se
comprendre, mais à travers le moi-Amiel,
c'est la nature humaine qu'il recherche. A force de
rester libre, vacant, il s'est à tel point
dépersonnalisé qu'il peut à
son gré se sentir autre. C'est ainsi que
s'expliquent les passages où il affirme
qu'il n'est qu'un échantillon de
l'espèce humaine, mais un échantillon
hors du commun, devons-nous ajouter, puisqu'il est
capable de revêtir toutes les formes,
d'éprouver toutes les sensations et de
servir d'exemple à l'analyse du moi. Deux
textes illustreront notre remarque, textes
importants, parce qu'ils témoignent d'une
des intentions dAmiel et qu'ils expliquent
une des composantes de sa psychologie. Or comme la
plupart de ceux que nous citons ces deux textes
sont inédits, ce qui montre à quel
point il est nécessaire de publier
l'ensemble du Journal intime. Le
premier texte est du 14 mai 1861 : " Je suis
l'homme le moins caractérisé
possible,... je ne suis emprisonné dans
aucune nature individuelle, moins dans la mienne
que dans toute autre. Sentir vivre en moi toutes
les séries, toutes les catégories
dans lesquelles s'éparpille
l'humanité, c'est ma joie, et je reviens
involontairement à cette habitude ".
Le second date du 5 avril 1869: "Le moi
m'intéresse, non parce qu'il est mien,
mais quoiqu'il soit mien. Je m'envisage comme
boîte à phénomènes, et ce que
je cherche à connaître par cette
étude ou à ranimer par cette
méditation, c'est l'homme en moi, la partie
générale, l'être typique.
J'analyse donc impersonnellement ma
personnalité, objectivement ma
subjectivité. "
Amiel est conscient du don d'intuition, de
perception, d'analyse qu'il a reçu
10. Son ambition est de prendre
conscience des modes de l'être
humain. Entreprise hors du
temps et de l'espace, ce qui lui permet de dire.
qu'il est à lui-même "l'espace
immobile dans lequel tournent mon soleil et mes
étoiles".
Contemplateur, c'est ainsi qu'il s'est
désigné plus d'une fois. Cela le
dispense d'agir et de vouloir. Sa vie sera
vouée à l'étude du moi humain,
à la psychologie et non à la
littérature ou à l'esthétique.
Aussi bien, au fur et à mesure qu'il avance
dans sa réflexion, l'écrivain est
frappé par les répétitions,
les redites. Sans doute les problèmes qui se
posent à lui sont presque toujours les
mêmes, mais cette rêverie tournoyante a
que!que chose d'effrayant. "J'ai été
stupéfait, comme toujours, écrit-il
le 19 mai 1870, de la monotonie de ce colossal
virelai, dont le refrain est la plainte,
stérile retournement de l'âme sur
elle-même, qui empêche le sommeil". Si
les événements quotidiens se
modifient, la vie intime elle, pivote. "Au fond,
l'homme imite la planète, qui, en
dépit des petits accidents variables de sa
surface, tourne, tourne perpétuellement sur
elle-même et recommence indéfiniment
son circuit".
Amiel se compare à un ours hibernant qui,
dans son long sommeil, "maigrit à
lécher toujours ses pattes " ou encore
à un écureuil en cage tournant
perpétuellement autour de lui-même. La
règle essentielle du journal, pense-t-il,
c'est la sincérité. Alors que la vie
doit être logique, le journal, lui, doit
être vrai. Et la sincérité
postule la répétition. D'abord les
phénomènes et les réactions
psychologiques aux phénomènes qu'ils
entraînent se répètent,
ensuite, pense Amiel, ces redites sont utiles,
parce qu'elles permettent des contrôles, des
vérifications. Il est vrai que
l'écrivain abuse des
répétitions. A force de chercher
l'expression juste, il tourne et retourne la
même idée en tous sens. De plus il a
quelque peine à choisir entre plusieurs
termes, entre divers qualificatifs et il finit par
les aligner tous. Car le Journal intime est pour
Amiel la seule écriture qu'il pratique "la
bride sur le cou".
Alors qu'il a tant de peine à écrire
un article, qu'il relit dix fois la même
ligne, que chaque mot l'arrête "comme une
épine dans la gorge", il trouve toute son
aisance en écrivant son journal, sa plume
caracole, selon son allure naturelle. On dirait
quAmiel converse avec un autre
lui-même. Aussi s'est-il posé la
question de savoir si le journal n'est pas un
dialogue et un dialogue avec Dieu.
" Ce monologue quotidien est une
forme de la prière, écrit-il le 28
janvier 1872, un entretien de l'âme avec son
principe". Si Dieu est la conscience morale, le
Journal intime serait donc un dialogue avec
le Créateur. Mais est-ce la conscience
morale qui préoccupe Amie!? N'est-ce pas la
conscience psychologique qu'il cherche à
connaître et à mettre à nu? Et
s'il y a dialogue, est-ce un dialogue avec Dieu ou
avec soi-même? Tombé malade, en mars
1870, Amiel interrompt son journal pendant huit
jours. Il faut l'entendre s'écrier au
retour: "Enfin je te revois, mon cher journal. Tu
m'as bien manqué. Une semaine d'interruption
dans les rapports avec soi-même, c'est un
désert dans les souvenirs. Pourtant ce n'est
pas la vie intime qui a fait défaut, c'est
seulement sa notation ".11
Cette forme d'écriture
correspondait admirablement à la nature
dAmiel faite de renoncement, d'abstention, de
non vouloir. A son journal, nous l'avons vu,
l'égotiste peut avouer ses
hésitations et ses scrupules, il lui confie
ses plaintes, ses déceptions, il lui
révèle ses désirs
érotiques ou ses aspirations
déçues, enfin il lui ouvre son
cur. Le Journal intime finit par
être pour Amiel une manière
d'étourdissement, une sorte d'opium, "la
chose à laquelle je tiens le plus ", a-t-il
écrit, "ma principale idole".12
Car Amiel est parfaitement lucide. Il sait
bien que son Journal intime est sa seule
manière de s'exprimer, mais il regrette de
n'avoir pas écrit une uvre,
fondé une famille, conquis un auditoire.
C'est pourquoi il lui arrive de faire le bilan de
sa vie et ce bilan l'effraie. Qu'on nous permette
de reproduire intégralement le compte qu'il
dresse le 21 octobre 1867.
"8100 pages en 20 ans, c'est 400 pages par an, plus
d'une par jour. Quelle immense paperasserie.
M'aura-t-elle fait du bien ou du mal? Tous les
deux; mais le bien l'emporte-t-il sur le mal?
Croyons-le, car ce!a est possible, mais ce n'est
pas évident. Est-ce que mille pages
imprimées n'eussent pas mieux valu de toute
manière que ces 8000 pages manuscrites? Il
est vrai que ces griffonnages m'ont aidé
à vivre. Mais ce soliloque de vingt ans m'a
peut-être trop remplacé de choses
meilleures. Sans lui, j'eusse été,
pour ainsi dire, contraint au dialogue, j'aurais
dû épouser une femme, un parti, une
ambition, mettre mon intérêt et ma
passion dans l'uvre de mes mains, dans une
cause quelconque; j'aurais dû m'emparer
quelque peu du monde extérieur pour y verser
mon âme et pour revoir que!que part en lui
mon empreinte. Au lieu que trouvant ici un asile
toujours ouvert, un auditeur toujours complaisant,
j'ai pris l'habitude de me taire pour le prochain
et de me suffire comme auditoire."
Dix ans plus tard, Amiel écrit fort
joliment: "les plaintes éparses de la harpe
éolienne m'ont presque ôté la
capacité de composer une symphonie" et
parlant de son Journal intime, il
déclare: " Il n'est qu'une paresse
occupée, et un fantôme
d'activité intellectuelle. Sans être
lui-même une uvre, il empêche les
autres uvres, dont il a l'apparence de tenir
lieu... ,,13
Quelques mois avant sa mort, Amiel se lamente
encore à l'idée que son Journal
ne constitue pas une uvre achevée:
"Qu'importent les 16300 pages de ce journal! Une
nouvelle de Mérimée, un article de
Sainte-Beuve, une lettre de Doudan [auteur
tombé dans l'oubli], comptent davantage
puisqu'ils sont écrits, publiés et
d'un style achevé ".14
Amiel se trompait en pensant que son journal
n'était pas une uvre. A deux ou trois
reprises il semble avoir pressenti non le
succès qu'allait remporter la publication
des fragments duJournal intime, mais
l'intérêt qu'il pouvait
présenter pour les psychologues. Dans des "
Instructions" concernant ses papiers personnels
écrites sept ans avant sa mort le 23 juillet
1874 il exprimait le vu que l'on trouve le
moyen de faire une publication posthume de ce qu'il
pouvait avoir écrit d'utile et de bon. Deux
ans plus tard il écrivait: " De mes 14.000
pages de Journal qu'on en sauve cinq cents c'est
beaucoup, c'est peut-être assez...
15
A son retour de Hyères, Amiel relit
son Journal ou tout au moins quelques pages
comme il le fait de temps à autre. Il compte
à ce moment près de 150 cahiers. "
Quelle effroyable consommation de pensées
vaines, de projets qui n'ont pas abouti!
écrit-il. J'ai toujours rêvé la
vie, et la contemplation m'a tenu lieu de l'action.
[...] Tout étant presque
également fâcheux, l'abstention
était la conclusion naturelle que j'ai quasi
toujours tirée. Le parfait ou rien, cette
maxime m'a successivement fait renoncer à
tout... 16
Ce qu'Amiel regrette, c'est justement ce dont
nous nous félicitons. S'il avait fini par
choisir et par agir, Amiel n'aurait pas
été Amiel et qui sait s'il n'aurait
pas agi finalement comme Hamlet ou Oreste! S'il
avait écrit le livre qu'il souhaitait
publier, il aurait abandonné son monologue
intérieur, s'il s'était marié,
il aurait cessé d'exprimer ses tentations et
sa mélancolie, s'il avait acquis la
renommée, il se serait
détourné de la seule uvre pour
laquelle il était né et notre
connaissance de l'homme en serait
singulièrement appauvrie.
Bernard
GAGNEBIN
1 )
Journal intime, 8 octobre 1840.
2 ) Journal intime, 18 mars 1862
3 ) Journal intime, 20 février 1849.
4 ) Journal intime, 19 avril 1876.
5 ) Journal intime, 21 décembre
1860.
6 ) Journal intime, 28 janvier 1872.
7 ) Journal intime, 13 juillet1860.
8 ) Journal intime, 3 juillet 1877.
9 ) Journal intime, 18 mars 1862.
10 ) Cf. le 7 novembre 1851 : "J'ai entrevu
et possédé par l'intuition
l'unité universelle, et depuis
lors je suis comme brûlé et
anéanti, toute activité
particulière me paraît chétive
>.
11 ) Journal intime, 15 mars 1870,
12 ) Journal intime, 21 décembre 1860.
13 ) Journal intime, 4 juillet
1877.
14 ) Journal intime, 9 août 1880.
15 ) Journal intime, 16 juillet 1876.
16 ) Journal intime, 23 mai 1875.
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