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EXCURSION DANS LA SUISSE CENTRALE
du 31 juillet au 31 août 1850



Bibliothèque de Genève - Ms fr. 3023
Transcription d'Anne Cottier-Duperrex - Genève 2007


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Juillet.1850
- Départ à 2 heures par le Bateau le Léman. - Laissé chez Made Mercier une partie du contenu de mon havresac. - Temps magnifique. - Mr Coindet et sa voix nasillarde. - l'étudiant Sautter & sa désinvolture de jugement sur ses mauvais examens - le gros Alsacien à feutre gris. - Assez jolie famille en noir. / Je ne puis m'arracher de la proue : la vue était ravissante, lumière éthérée et féerique, immense nappe bleue, sillage, triangle d'ondulation, veines miroitantes. - Les côtes de Savoie et de Suisse, pâles, nettes, charmantes et lointaines. C'était beau comme un rêve.
        Descendu à Ouchy à 5 ½. - Monté à pied, havresac au dos. - Ma place retenue, - visite d'un quart d'heure à Mlle Jacc[ard]. - Laissé une seconde partie de mes effets, y compris mon Ebel .

De Lausanne à Morat, 61/2 du soir à 31/2 du matin. Plan de rotonde. Avec une société d'anglais, sans gêne ni politesse comme toujours : un papa vigoureux, gai ; sa fille et un cousin, je pense, aux yeux tendres, et aux lèvres épaisses. La petite Alice, frêle, vrai grillon, aux yeux noirs, profil analogue à celui d'Am[énaïde]*, la bouche / 2 v°/ trop loin du nez, signe d'impertinence, la voix sèche et dure - assise en face de moi. - Abominable poussière - obligé de descendre à toutes les stations pour chercher la fontaine.
Une autre voiture à Payerne, prit une partie de nos voyageurs (pour Fribourg).
Morat : Logé à la Couronne, la plus belle chambre, salon aux meubles couverts en blanc, avec deux lits improvisés. - Mr Mortillet, que je ne connaissais pas a l'esprit de ne pas vouloir le partage.
1er août : Séance de la Société d'Histoire Suisse de 9 à 1 heure. Réception de membres effectifs et honoraires. Travaux du président Vulliemin* (la terre de Savoie), Fetscherin , Henzi , de Wyss (l'Helvétie romaine), etc.
        Dîner 1 ½ à 3 heures. Placé entre Daguet* de Fribourg et Lefort* avec Thury*.
        Connaissances : MM. Quiquerez , Kohler , Sinner , Troyon*, Chaponnière , Ed. Mallet , Hurt- Binet , Gaullieur, col. Rilliet-Constant , - Moratois: le préfet Châtonnet et l'avocat Engelhardt - Audemars , past. Baup , doct. Fallet, Mortillet, etc.
Vin d'honneur au dessert. Toasts divers à la Suisse, à la ville de Morat, à la société, etc. tous en français. / 3 / Promenade sur le champ de bataille. Le prodigieux tilleul, de 40 pieds de circonférence. - Le château de Villars - Inscriptions romaines. - Le jeune baron Graffenried propriétaire - Indignation d'Oscar contre sa réception.
        Retour à la nuit.
        La ville nous donne un concert d'amateurs, vocal et instrumental, dans une salle du 2d étage de l'Hôtel de ville : on ne recule ni devant Mayerbeer, ni devant Mozart ou Bellini ; les fugues mêmes bien exécutées. Les jeunes filles en grande toilettes, mais peu jolies.
        Nuit profonde et noire. - Sortie pittoresque et clandestine par les longues rampes du lac, à tâtons. - Feu du Bengale en retard. - Toute la population sur le port. - Entrée dans une grande barque, avec transparents, feux aux mâts, flambeaux de résine sur les côtés. - Une embarcation suivait à distance portant la musique et les feux d'artifice. - Coup d'œil remarquable. Les petits bateaux à rame, nets et grêles comme des insectes sur un fond de velours. - Une heure sur l'eau. - Nous ne pouvons voir l'illumination du tilleul.
Retour après 11 heures, Thury* & moi. Je le loge dans ma chambre, ainsi que Lefort*.

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Août - Vendredi /3 v°/
Visite de l'arsenal, souvenir historique de la bataille. Inscriptions de l'ossuaire, armoirie des vainqueurs, Bubenberg , etc. - 4 canons ou obusiers ; quelques projectiles, drapeaux en lambeaux, 1 crâne ; le lion rouge à couronne d'or, de la ville de Morat, etc. -
Le reste de la belle Ecole , Bibliothèque. - Musée etc.
Séance de 9 à midi un quart. - Travaux de Gaullieur (Avenches et le père Dunod ; - Relations politiques et militaires de la Savoie avec la Suisse dans les 3 derniers siècles ; parle de pièces officielles tirées des archives de Genève et Berne, etc.) - de Troyon (sur des bracelets et autres ouvrages de verre, trouvés dans les tombeaux helvéto-burgondes ; origine, affinités avec les antiquités slaves, celtiques, scandinaves, etc.) - Fragments des Mémoires du Père Girard , lus par Mr Daguet* - , etc.
Repas. - Mêmes voisins, Thury* à côté de Mr Vulliemin*. Pluie ; les Vaudois à Avenches - Nous restons dans le jardin près de l'Hôtel. Le brillant roué, sceptique et bossu d'Oscar le lancier, nous fait rire pendant une heure. - J'oublie des caleçons à l'hôtel.
Course à Fribourg - à 6 (MM. Daguet*, Kohler & leur beau-père Quiquerez, Fallet, Tury* et moi) - dans une / 4 / voiture particulière. Station à Courtepin . Nous grisons notre cocher. Arrivée avant la nuit. - Les récits de Mr Quiquerez, la poste de Jolipaine (Rauracie heureuse), et le paysage nous font passer le temps gaiement.
        - Le petit restaurant - la Fondue - Arrivée des chanteurs fribourgeois du concours de Lucerne ; nous buvons dans leur prix (le 8e sur 9), belle coupe d'argent ou vermeil.
        Logé à l'Hôtel Zaehringen. Terrasse superbe, vue sauvage.

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Août - Samedi Excursion dans Fribourg.
Les 2 ponts. Terre rouge - Le Bourguillon - Notre Dame de Laurette. Églises des Cordeliers , de la Vierge, des Templiers ( la croûte de Tessari ) haute et basse ville - Premier établissement des Jésuites ; bibliothèque, collections, logement de Daguet* - le tir. - Dîner à 12 ½.
        Orgue à 1 ½ heure. - Deux morceaux, le grand hymne, avec la tempête, les chœurs de suppliants, etc. plein de grandeur, de délicatesse et de puissance. Fugue sur le God save the king, espèce de flatterie désagréable. - Plus de 35 auditeurs.
        Départ à 3 heures. - Station à Neuenegg, la jolie hôtesse aux yeux bleus. - La famille hollandaise nous avait précédés.
/ 4 v°/ Discussion pour le choix de l'hôtel à Berne. Nous nous décidons malheureusement pour les Gentilshommes, chambres détestables, service mal fait. - Nous restons 4 seulement, Daguet* à Fribourg, et Thury* ayant sa chambre meublée à Berne.

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Août - Dimanche à Berne.
Mon compagnon de chambre, instituteur à Courtelary. - Visite aux ours, aux promenades, terrasses, rempart, les 2 statues (Zaehringen et d'Erlach ), le grand pont ; l'observatoire, café Trolliet - Culte en français, prédicateur Galland , bon sermon, quoiqu'un peu scolastique & frisant le mauvais goût.
        Dîné à l'hôtel. - les glaces de contrebande dans le pavillon de la terrasse. Discussion à 3 sur l'église libre - Je trouve Carl Lutz ; délicieuse promenade à la fin du jour le long de l'Aar, vers Aarberg. Musique, foule sur le point culminant. - Nous buvons de la bière en regardant le coucher de soleil sur les glaciers. Le Doct. Gütebourg ( ?) de Riga. - Conversation sur les filles bernoises à marier, sur les honneurs attribués au diacre Renaud, etc.
        Le soir, aux Tisserands, trouvé Hebler , Franz / 5 / d'Erlach . C'est le grand club d'où est parti le mouvement des dernières élections. Compte 7 à 800 membres conservateurs libéraux de toutes les classes (beaucoup de patriciens) ; le club de l'ours, plus que cent seulement.

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Août - Lundi
2 billets à Fanny* et à Laure*. Départ à 10 heures pour Thun ; dans un deuxième supplément. Temps magnifique, chaleur intense, caniculaire à Munzingen.
        Thun, vue charmante. J'endosse le hâvresac, & refuse deux guides, qui s'offrent au rabais, à 5 et 4 francs. - Collation à l'auberge du Bateau à vapeur. Superbe brin de fille, mais froide statue. -
        Traversée enchanteresse. Beaucoup de voyageurs ; pas une jolie figure. Nouveaux mariés ridicules - Le jeu de trompette.
        J'ai le tort de gagner à pied Interlaken, je suis devancé par tout le monde, mange de la poussière & suis en nage. - Délicieuse vue d'Unterseen, limpidité étrange de l'air - chûte de l'Aar, - le pêcheur, -
        Je crois voir Helfferich* dans la Boutique du sculpteur. - Le piéton, mal reçu à l'Hôtel des Alpes, se rabat sur le Casino en face.
        Tentation de bain froid, - promenade dans les environs, - ladies sur ânesses, - Église, mairie, etc.

/ 5 v°/ Fin de la journée à la droite de l'Aar - ricochets sur l'eau, - la montagne du Halder, jusqu'au banc, d'où l'on regarde la vallée, & la Jungfrau, qui était magnifique.
        Plusieurs jolies anglaises arrivent à dos de mulet - L'italien poitrinaire, et le gros Lyonnais libertin.
        Le soir, fait conversation avec un élégant brasseur belge, grand piéton - joué avec lui aux dames, causé, écouté le concert en plein air devant l'hôtel d'Interlaken. -
        Donné à réparer diverses choses de mon costume ; fait ôter la doublure noire de mon gilet qui avait percé mon paletot de toile, etc. Reconnu que j'étais mal arrangé pour un voyage à pied.

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Août - Mardi
Départ à 7 ¼ pour Lauterbrunnen. La marche et le hâvresac me mettent en nage. À moins du lavage journalier du paletot, cela ne pouvait aller.
        Rencontre de nombreuses voitures de retour, pleines ou vides. Celles-ci traînées par des femmes. Les chevaux passaient le col.
        Staubach - Cascade. L'arc-en-ciel - persécution / 6 / des enfants de tout âge - Dîné au Capricorne - Noué connaissance avec un jeune américain, diplomate, musicien, marin, de 23 ans, Mr Stanton, fils du général. - Je laisse quelques mauvais vers burlesques sur le livre des Étrangers.

Le torrent fuit
Le ciel sourit
La montagne est en fête
Mais le soleil
Par trop vermeil
Nous frappe sur la tête

Partons, grimpons
sur les hauts monts
Tout labourés d'abîmes
Partons. Il faut
chercher là haut
La fraîcheur sur les cîmes.

Jusqu'à tes pieds
Bleus de glaciers
J'irai, Jungfrau chaste et sévère,
Sur les sommets
Trouver la paix
Fille de Dieu qui fuit la terre.
        Lecture du livre des étrangers. - Quelques indications de dangers courus. L'anglais précipité par son cheval, et qui s'en tire pour une jambe cassée - Compagnie de 6 anglais et 2 guides s'apprêtant pour la chasse du chamois. Belles carabines, entr'autres à l'américaine.
/ 6 v°/ Temps magnifique. - Vers 31/4 je pars pour la Wengern-Alp, avec Mr Stanton de New-York : chacun de nous a son porteur. Je renonce à porter mon sac, qui me fait trop transpirer, & noircit mon paletot. -
        Nombreux zig-zag. - Un nuage nous arrive du fond de la vallée ; spectacle intéressant. Refuge dans une de ces baraques pour le foin, à jour ; la pluie et le vent durent près d'une heure. -
Le grand écho, montagne enchantée par le long corps des Alpes.
        Délicieux paysage au retour du soleil ; pâturages, bois de sapin se dessinent sur les neiges éblouissantes de la Jungfrau ; ravissants & pittoresques chalets. - La dernière partie, le gazon alpin, a peu d'intérêt ; le ciel se recouvre.
        Nous nous trouvons 32 étrangers à coucher dans cette maisonnette de 15 pas de long, baptisée du nom pompeux d'Hôtel de la Jungfrau ; sans compter une vingtaine de porteurs et guides, et les 12 personnes de la maison. En tout 64 personnes ! Depuis 12 ans que la maison existe, jamais pareil embarras ne s'était vu. La maison ne contient que 13 chambrettes à 2 lits. - La jolie fille de la maison me cède son lit, à ce que j'appris le lendemain. La salle à manger, les greniers et le fenil / 7 / recueillirent les deux tiers de la compagnie. - Le lit était excellent, les draps blancs, mais je ne fermai pas l'œil. Des hôtes incessants et innombrables me dévorèrent. Le seul bras droit comptait le matin 42 piqûres. - Chansons toute la nuit. - Pluie incessante, avec longues et tonnantes avalanches (1 de plusieurs minutes, je crois). - Le coffre avec les atours ; la grande fente à la paroi de bois - Très bon souper.
        Je retrouve un ancien Zofingien, le goguenard et bon Müller de Berne, avec la famille de sa femme ; je l'ai vu 3 fois en 10 ans, à Zofingen 1840, à Berlin 1846, à Dresde 1848, à la Wengern-Alp 1850. - Nous causons de nos destinées mutuelles.

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Août - Mercredi.
        Brouillard glacé et épais, distillant de la pluie, il ne se lève pas de toute la journée, et les sentiers sont défoncés, les prés fangeux. - Stupéfaction et stupeur ! point de Jungfrau. Les départs s'échelonnent suivant l'intrépidité de chacun. - Nous partons les derniers, vers 2 heures de l'après-midi, pour Grindelwald.
        Glissade dans les prés. - Fraises et crème, & canon au pied de l'Eiger. - Echos amortis par la pluie et le brouillard.
/ 7 v°/ Traînées sur les monts voisins. - Rencontres de caravanes humectées - Abominables chemins dans les combes ardoisées. - Vue remarquable quoique terne de la vallée. Torrent.
        Nous logeons à l'Ours. - Hideux sommelier, salon étriqué. Quelque chose de commun. Inégalité de prix.

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Août, - Jeudi.
Nous conservons notre guide doux et pâle. - Le temps éclairci nous décide à tenter l'ascension du Faulhorn - qui dure environ 4 heures. Magnifique vue derrière nous, la vallée et le cirque éblouissant du Finsteraarhorn à la Jungfrau. - Bouquets de bois, pâturages, petit torrent. - Le hideux hameau de Bachalp, trou à pourceaux, plein de fange et d'ordures. Les chèvres, les porcs et le bétail font vivre les habitants. -
        Région des brouillards. - Lac morne et frileux. - Zône des neiges, profonde de 6 pouces, fondante, pénible, glissante, fatigante pour les yeux ; il nous faut près d'11/2 heure pour la traverser.
/ 8 / - Au sommet : lumière tellement éblouissante sur les neiges dans l'air raréfié, que j'en éprouve migraine et mal au cœur. Vue remarquable et de tous les côtés, malgré quelques flocons de vapeur en retraite dans toutes les directions - L'hôte chasseur de chamois ; ses récits, ses souliers, une aventure terrible (quand il est suspendu sur le vide) ; il nous prend en affection et raconte sa manière de vivre, ses espérances, etc. - Assez bon dîner, mais cher. Le Bourgogne me donne un peu à la tête.
        À 31/2 nous partons, résolus à descendre droit sur le Giessbach. Descente difficile, 4 gradins gigantesques, chacun de 17 à 1800 pieds. 1°, une crête entre deux précipices, 2° pâturages avec rapides - 3° descente presque verticale dans une romantique et délicieuse vallée close de toute part. - 4° forêt sur le flanc de la montagne d'où tombe le Giessbach.
        Aventures. Nous découvrons que le guide ignorait le chemin, c'est nous qui le conduisons chaque fois qu'il s'égare. Erreur de la carte de Keller . - Triste situation à la nuit tombante, la pluie menaçait, nul espoir de trouver la route dans une forêt inextricable, pas âme qui vive. - Jeu de Djérid . - Le petit pâtre. Enfin nous retrouvons la voie. - Derniers rayons du soleil sur les sommets. Torrent ; pont branlant. - Les foins. - Crépuscule dans la forêt. - Notre étoile nous sauve des entorses. - Enfin la lumière de l'auberge brille dans / 8 v°/ les arbres en bas - Le cerisier bienvenu - Arrivés à 8 ¾ heures. - Récits peu rassurants sur le chemin suivi par nous. - Mr Stanton a ses énormes bottes détruites. - Les milliers de sauts avec un pantalon à sous-pieds, et sans bâtons des Alpes m'ont fatigué les rotules.
        Souper - le joaillier parisien avec ses jolis dessins, et sa manière de voyager à pied. Bonne chambre et bon lit - Vue de ma fenêtre.

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Août.
        Mr Stanton retourne à Interlaken. Il me fait connaître sa position (pli de général). Je reste au Giessbach. - Braves gens, délicieux pays, magnifique cascade, à 11 chûtes.
        Emploi du temps. Lettres à Heim*, à mes tantes & à J. Br[andt*] - Quelques notes de voyage. - Lectures : Feuerbach (Philos. der Zukunft) ; la lettre de Darby sur Schérer* - Les journaux.
        Promenades : en bas, vu le lac de Brienz, en haut, en remontant les cascades, petit pont, la caverne sous une des chûtes (la 4ème). À mi-hauteur dans le petit vallon : visite au vieux émigrant propriétaire du cerisier, la jolie montagnarde - le Kirschmuss .
        Vues : du lac, prise du banc ombragé : de la cascade, etc.
        Gens : les 3 familles Kehrli, le vieux maître d'école, la ribambelle d'enfants (écrire pour la pension David) ; les ouvriers en bois sculpté ; courrier régulier à Brienz. -
        Chaque jour arrivage de curieux par le bateau à vapeur.

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Août - Samedi - / 9 /

Levé tard, mal aux dents, chose inaccoutumée. Saisi par le Spleen. Longue méditation au bruit de la cascade. Interrogé mon âme, sondé mes ennuis, mes lâchetés. - Écrit toute une consultation psychologique, vrai pléonasme, car je me suis adressé souvent les mêmes observations ; mais j'oublie constamment, et je pense mieux la plume à la main.
Lu les 28 premiers paragraphes de Feuerbach (Philos. der Zukunft 1843), ce manifeste de l'humanisme panthéistique, qui transforme la Théologie en anthropologie, et Dieu en l'homme.
Longue conversation avec la brave hôtesse, Made Kehrli, qui m'a raconté toute sa vie, ses soucis, ses travaux, ses projets pour son fils unique. Femme souffrante, mais courageuse, active, capable et bonne. - Elle est broyée par ses deux beaux-frères avec leurs familles (2 femmes et 12 enfants) - Leur commerce d'objets [sculptés] sur bois est plus lucratif que l'auberge.
À table, voisine une jeune vierge anglaise, un peu mûre, & par conséquent aimable, affable et prévenante. C'est même elle qui a entamé la / 9 v°/ conversation. Il y avait moins de monde qu'hier, car il a plu jusqu'à 10 heures. - Descendu comme hier à l'embarcadère. Retrouvé mon prussien de Thun, mon allemand du Faulhorn. - Anglais, jeunes, de l'espèce poussive.
Après-midi, dormi à l'ombre, en face de la chûte. Tentations amoureuses. - Pris un bain dans l'écume du torrent, au coucher du soleil, entre la 2de et la 3ème chûte ; ce qui n'était pas sans quelque danger, si j'avais avancé d'un pied plus avant.
Le soir, fait allumer le feu sous la grande chûte, spectacle magnifique, cuisine du diable et des gnômes ; feu du bengale au-dessous.
Couchant assez curieux ; gros nuages à coloration brutale. - Joué avec les enfants, fait causer la demoiselle de service, vaudoise, de ton convenable & poli. Repris du ton et de l'entrain. Fait quelques emplettes. Je pars demain pour Lucerne. J'ai laissé partir le guide (qui ressemble à Fries ) et que j'ai retrouvé ici, après l'avoir refusé à 5 heures. - Un gars me conduira -
/ 10 / Noter : bateau à deux pointes, couvert de toile, rames trapézoïdales, mené par des femmes - Cinq chûtes visibles de la maison - petit pont sur la 4ème - grotte sous la 3ème - Sentier en zigzag dans la forêt inclinée. - Petits vallons à gauche - Les cerises noires ; cabane des émigrants - jolie fillette aux yeux confiants - En dessus de l'auberge la cabane aux chèvres - Points de vue : le banc du côté du lac ; la pelouse ; en bas un tronçon du torrent, encadré d'arbres et d'ombres, avec un triangle du lac & la montagne vaste pour fond, etc.
Ouvrages de bois : Tables, coffrets, maisonnettes - corbeilles, coupes, déjeûners, étuis, casse-noisettes, couteaux à papier ; - armoires à écrire, etc. / Une commande pour nouvel-an.

[Ecrit à l'envers du carnet, daté du même jour]
        Vie perdue que la mienne, et pourquoi ? parce que je reviens, dix, vingt, cent fois sur les mêmes traces, que je n'ajoute pas mes jours, mais les emmêle ; j'oublie mes pensées, je redescends la pente escaladée, je laisse s'évaporer mes volontés, mes projets, mes sensations. - Je suis un crible, et c'est toujours à recommencer.
        Mobilité, dispersion, confusion, oubli, faiblesse, découragement, entraînement des circonstances ; voilà mes fautes. -
        Le mécontentement me gagne, l'ennui me traque, la misanthropie & le spleen m'envahissent de plus en plus souvent. Tout ce que j'avais conquis en fait de convictions, de connaissances, de résolution, etc. s'envole pendant mon sommeil. Je dois refaire chaque jour ma maison ; aussi je couche souvent [à la] rue & à la belle étoile.
        La vie est un combat, et le combat me lasse.
        Mon bonheur n'est plus en moi, il dépend de tout, de ma santé, de ma fortune, de mes alentours, du temps, que sais-je ? aussi ne suis-je plus heureux.
        J'ai besoin d'infini, d'immensité, et je me traîne dans les minuties de l'existence.

        Simplifions.
Es-tu heureux ? non. Pourquoi ? parce que tu n'es pas ce que tu dois être. Il ne s'agit pas de pleurer sur toi-même, de faire la victime, de te couronner des fleurs de la mélancolie et du sacrifice.
        1°/ Tu es un ingrat. Considère tout ce que tu as reçu, tout ce que tu ne mérites pas, et tu te plaindras moins.
        2°/ Tu es un lâche et indolent camarade. Inerte, mou, sans initiative, sans persévérance, tu n'as qu'à te créer la position que tu désires, tu dois modifier les circonstances au lieu d'en être maîtrisé.
        3°/ Tu es un niais. - Tu ne sais tirer parti de tes talents, de ta position ; tu ne dépenses ni tes forces, ni ta vie.
        Tu n'as ni vertu, ni courage, ni savoir-faire. Tu manques à Dieu, à toi-même & à la société. Il n'est pas étonnant que tu n'aies pas de paix.
        4°/ Tu es un égoïste - Toujours préoccupé de tes bobos, de tes brimborions, tu ne sers à personne, tu te dessèches le cœur, tu restes froid, inutile. Dévoue-toi à une noble tâche, fais autant qu'il est en toi le bonheur de tous ceux qui t'entourent, parents, amis, élèves, subordonnés, & s'il te reste de l'amour, et des biens de reste, plains-toi seulement de leur manque d'emploi.

        Considère la vie comme une école mutuelle, comme une initiation, une méthode de purification. Tant que tu as un vice à corriger, une connaissance à acquérir, un malheur à consoler, une ignorance à éclairer, tu as une œuvre à faire & ta vie n'est pas inutile.
        Aider de toutes tes forces au développement de toutes les vies, se faire ouvrier avec Dieu, coopérer à l'œuvre universelle, en y participant en esprit ; aimer et comprendre chaque jour davantage ; se résigner, c'est-à-dire voir dans sa position, la meilleure relativement, la plus adaptée à sa propre nature. - Voilà le chemin de la paix.
        S'arracher à la distraction, à la dispersion, remettre chaque jour dans sa lampe l'huile de la prière, du recueillement ; garder sa boussole en dépit des vents & des flots ; se savoir sauvé, aimé, protégé, encouragé ; et se retremper chaque soir dans la méditation fortifiante du devoir. Voilà ce que tu dois faire en général.

Combats l'inconstance, par la concentration du travail.
        le désordre, par les habitudes.
        l'oubli, par la reproduction fréquente.
        la mollesse, par l'effort énergique.

Sors-toi des problèmes, des difficultés à résoudre.
Tâche de donner ton cœur à quelque chose, de t'intéresser vivement & profondément à une œuvre.
Prie le ciel de t'envoyer l'amour vrai et complet en te faisant trouver un cœur qui puisse fixer ton cœur         inquiet, changeant & malade.
L'ennui n'est que le vide. Quand tu ne laisseras vide ni ta tête, ni ton cœur, tu ne t'ennuyeras plus.
        Or, s'il ne dépend pas de toi de réussir, il ne dépend que de toi, de vouloir.
Tâche donc de prendre du caractère, de devenir un homme ; et cesse d'être une femmelette souffreteuse,         flasque, égoïste, bavarde et fanfaronne.
Il faut agir, produire, fonder, inventer pour être quelque chose, pour être utile & pour compter.

(Giesbach, 10 Août 1850)

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Août - Dimanche
        Lucerne. - Je ne suis pas trop mécontent de moi ; quoique boitant du genou droit j'ai fait mes 12 lieues aujourd'hui. Parti de l'Oberland bernois, je viens coucher à Lucerne après avoir parcouru tout l'Unterwald. C'est traiter un peu rudement une rotule endolorie, qui me faisait déjà mal ce matin à l'auberge du Giessbach. - Magnifique journée. Je / 10 v°/ renonce à décrire le détail : Paysages. Coiffures. Physionomies. Villes, églises, chapelles : Guides. Connaissance. Les lacs. Arrivée : Le Cygne . - Sensations. - Le guet.

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Août - Lundi 12.
        Flâné dans Lucerne jusqu'à 13/4 heure de l'après-midi. - Le Lion .- Cloître de Capucins - La vue du Pilate. - Le Gütsch ; la ligne des tours - Hôtel de Ville, théâtre ; deux ou trois églises… Hofkirsche et son cimetière, qui rappelle celui de Dresden ( ? ) - Les 2 ponts couverts avec leurs 108 tableaux triangulaires, à sujets légendaires, religieux ou héroïques. Café du pont…Poste restante.
        Le Cygne est exorbitamment cher - Bateau à vapeur. - Chaleur et beau temps. - Je lie connaissance avec une famille de Hambourg (Wenzel), mère, jeune-fille & jeune gars, gentils ; le père épais négociant. - Les 2 anglaises à chapeau rond et rubans bleus, - 2 autres, seules, avec un homme de confiance, sans doute deux sœurs, l'une mariée. - La voiture chargée de faïence, et la haridelle sur le pont. - Mon chapeau a une forme inélégante -
        Wäggis, Beckenried, Gersau . - Föhn assez / 11 / vigoureux, vagues par le travers; le brisement nous couvre de poussière d'eau - Les 2 vieilles et laides allemandes, l'une poète Elfride Mühleberg ( ? ) , ridée, grand nez, grand front, figure virile, yeux bleus errants et durs.

        Je vais jusqu'à Fluelen. Grütli , Tell's Capelle , l'Auenberg- Café au lait sur la terrasse. Je pousse vivement le vieux veuf à visiter l'Oberland, pour faire plaisir à sa fille. - Le paysage se rembrunit - De lourds nuages avancent dans les gorges. - Beaux paysages à la Calame . - / Couché à Schwytz.
        J'expie la fatigue de mon genou. Il faut faire venir le médecin ; je ne puis plus résister ni marcher. La poche du genou droit est irritée et douloureuse. - Eau de Goulard toute la nuit.

[Ecrit à l'envers du carnet, daté du même jour.]
[Schwytz le 12 Août 1850].
        Retenu par un genou souffrant, et par un jour pluvieux, je viens d'achever les seules brochures que j'aie dans mon hâvresac : Une lettre de Darby (sur l'imagination, 90 pages) contre Schérer*, et les Principes de la Philosophie de l'avenir par L. Feuerbach ; en 67 paragraphes. Aucun des deux ouvrages ne m'a satisfait.
        Darby est un détestable écrivain, mauvais logicien, et met tout son verbiage sous le pavillon de la dévotion. Il a plus de foi que de bonne foi, et pas l'ombre d'habitude scientifique. Il comprend mal de quoi il est question, et bat la campagne à chaque page. - La seule chose qui m'ait intéressé c'est l'endroit où il montre l'unité intérieure du Canon, & comment les points de vue des différents auteurs sacrés se complètent. - En général il offre le spectacle de la piété se prenant pour science, et confondant dans la même inviolabilité le fait religieux & sa théorie. Foi sans critique.
        Feuerbach fait grand tapage pour peu de chose. Montagne accouchant d'une souris, il ramène la philosophie à Condillac pour tout potage. Il n'y a de vrai que ce qui se touche. L'anthropologie est l'unique science ; la théologie est une illusion. - Ce qu'il a de bon, c'est de faire acteur l'homme entier, et non pas seulement la pensée dans le domaine de la philosophie.

1. combat et abat l'abstraction hautaine.
2. fait leur droit aux sciences naturelles.
3. fait à la philosophie un rapport plus vrai avec les autres activités humaines.
4. Beaucoup de vérités éparses, quelques belles pensées sur l'amour.
5. Récuse la sensation populacière et grossière, tout en se glorifiant de la philosophie ouvertement sensualiste (offenherzig sinnlich).

Sur le fond, il est certain que l'élément humain, la religion, la philosophie humaines, sont celles de l'avenir. Mais c'est le vrai homme, non l'homme dépouillé de ses plus magnifiques besoins, de ses plus hautes facultés, qui doit être satisfait. - Qui connaît l'homme idéal ? l'homme vrai ? - pas même les églises chrétiennes, qui comprennent mal le fils de l'homme. Leur punition, c'est le débordement du paganisme.
Axiomes : Rien de ce qui a un contraire, n'est absolu.
                Tel objet, tel sujet.
        ....…Le plus riche vient après.

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13

[Mardi 13 août] à Schwytz.
Journée perdue, le docteur et mes forces me contraignent à garder la chambre. - Beau paysage depuis ma fenêtre. - Le matin lu Feuerbach (Status der Zukunft) et Darby (Inspiration). - Dîné avec 2 anglais & l'anglaise qui revenaient de Glaris - Après-midi, écrit à Made de Cler[mont]*, à tante F[anchette]* ; retenu à la veillée mon docteur. -
Il a passablement plu.- Curieuse fin de journée.
/ 11 v°/ Schwytz, arsenal, Église, Maison de ville ; Guet ; mon hôtesse la veuve Werner au Rossli - ma conversation du soir avec le cordonnier sur les bancs couverts autour de la place.

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14

[Mercredi 14 août]
Départ de Schwytz ; 3 suppléments à la diligence. Je suis sur le siège avec le cocher eidgenossen . - Bains de Savar [?] - Lac de Lowerz [Lauerz]. - Temps menaçant - À Arth changement de voiture. - Le couple grelottant et [.... ?] de St Pétersbourg - D'Arth À Zug, deux compagnes de voyage, une jeune argovienne qui voyageait avec son frère, en deuil, assez gentille, douce mais pas jolie - une autre suisse, gracieuse, mais gros pieds, fortes mains : toutes deux armées de bouquets de rhododendron.
Goldau ; l'épouvantable éboulement du Righi ; blocs comme des maisons à une lieue au loin. Rocher-pouding rougeâtre. - 474 personnes perdirent la vie ; en 5 minutes - Depuis 44 ans les rocailles ne se sont pas reboisées.
Zug. Le temps redevenu brillant - Resté 11/2 heure. Mon genou m'empêche de circuler, je me traîne à quelques pas au bord de l'eau - Dîné / 12 / à l'hôtel de Bellevue. - Français vulgaires et blagueurs. - Le médecin italien & ses femmes et enfants, faisant vacarme et embarras pour avoir du bouillon, & du café, pendant tout le dîner. - Mon joufflu et pansu de voisin bavarois, et son horreur des montagnes.
De Zug, 11/2 heure détestable, chaleur étouffante, société maussade de 5 grands et folâtres écossais, qui semblaient de jeunes chiens efflanqués et en vacance.
Enfin descente à Hausen ; je me traîne clopinant jusqu'à l'Établissement d'Albisbrunnen . - J'y trouve Ed. Schérer*.

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15

(Jeudi 15 Août. Assomption de la Vierge)
Pluie jusqu'à 1 heure. - Lettre à L[aure]* à Divonne - Cet établissement inférieur presque en tout point, sauf la situation, à celui de Divonne. Les eaux moins fraîches & moins abondantes ; peu de machines ; moins d'ordre - table plus maigre ; peu de jeux ; pas de salon - ni lumière dans les corridors, ni robinets, ni paillassons, etc. - Mais plus de promenades dans les environs.

Lectures : LaienEvangelium de Sallet .
1er N°/ de la Revue de Théologie de Schérer* et Colani .
Journaux (Observateur ; Débats ; Journal de Genève) Argauer Zeitung) - mais presque aucun ne sont à l'établissement.

/ 12 v°/ Longues conversations avec Ed. Schérer* - Sur Naville*, Rilliet , Chenaud*, Panchaud*, Reuss , Lèbre , Vinet , Secrétan , Merle , Gaussen , Napoléon, etc. - sur le catholicisme, Schleiermacher , Nitzch , Müller , la guerre ; sur la mémoire, la faculté de composition, l'improvisation, etc.

C'est une nature vive, hardie, perspicace, curieuse, méditative, mais plutôt taciturne, observatrice, réservée ; fine, élégante et sévère, du reste. S'environnant de dédain ; peu charitable. Cherche peu à convaincre, assurer, démontrer. C'est un homme de cabinet, entreprenant, résolu, productif & ambitieux. Son extérieur & sa tournure d'esprit me rappelle Strauss , avec un élément de délicatesse tendre, qui se transforme chez celui-ci en circonspection malicieuse.
Il m'est sympathique à presque tous égards, excepté sa froideur un peu trop restrictive ; mais je retrouve en lui mon terrain allemand. - seulement pourquoi suis-je avec lui goguenard, ricaneur ? peu naturel au fond ? par timidité, je crois ; sa froideur me gêne, & involontairement j'essaie de le gagner par la bonne humeur. - Fierté aussi : je ne donne pas mon cœur, qui est sérieux, à qui ne me donne pas le sien - vanité sans doute aussi : / 13 / l'aisance et la légèreté indiquent le connaisseur.

- Jules Naville (Bontemps) - famille Sarrasin - italiens, allemands, suisses - Alf. de Sonnenberg - Chambrier - Mlle Debeausobre, etc. - famille Borel - les juifs Finzi.
Ce soir gagné 2 parties d'échecs à de Sonnenberg.
Pris deux douches aujourd'hui - le genou toujours mal.
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16

(Vendredi 16 août).
Mauvais temps ; le soleil ne s'est montré un peu que vers 1 heure - Mon genou toujours faible, m'interdit presque la plus petite promenade. - 2 lavages froids, & douche des yeux. Ma vue est trouble ; l'œil gauche était collé ce matin & rose ce soir.
Lecture : la Christologie de Schleiermacher. - Parcouru Horace avec Scherer*. - Trois parties d'échec cet après-dîné, avec un allemand….. -
Mlles Gleiss, de Chambrier ont beaucoup chanté au piano. La grosse demlle Solt, avec la guitare, deux chansons comiques après souper.
Scherer* devient plus ouvert & plus familier. Nous avons causé ou plutôt je l'ai talonné beaucoup ce soir, sur les miracles, l'insociabilité du Xme [christianisme] (absence du droit), sur la présence du Xt [Christ], la Trinité, la comparaison des religions, etc. - Nous sommes à peu près d'accord ; toutefois je l'ai trouvé plus critique que raisonneur, & plus théologien que philosophe ; mais avec netteté, décision & franchise. - / 13 v° / Je suis fait pour la discussion ; elle m'excite, me fait penser, trouver, reconnaître, ce que j'aurais laissé dormir sans elle. J'ai besoin de ce choc pour donner quelque étincelle. C'est au contact avec une opinion, & par résistance & distinction que se forme la mienne. Ma nature est polémique.

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17

[Samedi 17 Août 1850].
1. Pluie incessante jusqu'à 5 heures du soir, et temps couvert depuis sauf un rayon de soleil, puis de lune - Et à Zurich, il n'a plu que jusqu'à 9 heures du matin !
2. Mon genou un peu mieux, pourtant échauffé plus qu'hier - Poitrine fatiguée d'avoir causé ; je ne puis lire à haute voix. - Les yeux en meilleur état. - Mes deux bains froids.
3. Le matin, parties d'échecs avec un allemand. - Lu le 2d numéro de la Revue de Colani ; articles de Schérer* (autorité et Foi) ; de Pressensé (sur Vinet, théol. past.) ; de Cs. sur la Chûte d'Adam ; de Colani (Étude sur de Wette ), etc. - Conversation avec Sch[érer]* sur l'autorité ; je lui ai suggéré l'idée d'un article sur la Tradition & son rôle dans la Foi, qui serv[irai]t à tempérer la rigueur de ce premier article. Je suis toujours le même bonhomme, je donne sans recevoir ; je montre les lacunes, et personne ne / 14 / me montre les miennes. Je me fais exploiter et n'exploite pas. Toujours ma timidité et mon indolence. - À souper conversation sur le Beau, sur mon cours d'Esthétique, etc.
Après midi, cercle de dames : on a fait (Scherer*) une lecture (commencement de la nouvelle de Made Reybaud : les Deux marguerites). - Après-souper, jeux de société. Mis en train par Mlle Suilt (Marlborough ; magnétisme ; les instruments ; le Colinmaillard vocal).
La timidité me donne un malaise excessif, le malaise me rend sauvage & malappris, sot et ennuyeux. Je l'ai encore éprouvé cet après-midi. La froideur m'intimide ; la crainte de quelque gaucherie, d'un accueil réservé, d'une apparence d'indiscrétion me paralyse. Trop fier pour ne pas désirer qu'on me mette à ma place ; et pas assez fier pour me passer de bienveillance, je voudrais me rapprocher et je crains de le faire ; de là ma gêne qui va jusqu'à la douleur dans un salon où je ne connais personne, avec des dames du grand monde. Je manque d'usage, je ne sais pas jusqu'où vont les droits de la politesse, et je suis sur les épines comme Wawerley . Dès que la liaison est faite, que la glace est brisée, je suis tout autre. - J'ai trop d'amour-propre et de sensibilité ; avoir le besoin sociable, et la terreur de blesser les conventions du savoir-/ 14 v°/vivre : cette oscillation est la cause de maints ennuis. -
Ce qui me manque, c'est la connaissance du droit, soit du code civil pour les relations de la vie, soit du code de civilité pour les relations de société. - Il n'y a d'aisance que dans la sécurité, de sécurité que dans la connaissance de ce qu'on doit faire et exiger, de ce qui convient. Le malaise c'est la combinaison de l'ignorance et du désir du convenable ; le sentiment d'une infraction possible, l'inquiétude de l'inexpérience, avec la honte de la laisser paraître. - Il est vrai qu'à mesure que ta vue baisse, le mal tend à devenir incurable.
Conclusion : Apprendre le code civil, et le code de civilité, - c'est-à-dire à savoir vivre avec les hommes et avec les femmes.
La crainte du ridicule, la mauvaise vue & le besoin de bienveillance sont tes trois infirmités de salon.

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18

[Dimanche 18 Août 1850]

Pas une lettre à Zurich, poste restante. Je suis singulièrement délaissé et j'ai éprouvé un sentiment pénible-
Agréable Dimanche ; temps fort passable. Vue des Alpes au matin. - Partie d'échecs de 10 à 11. -
De 11 à 12 petit culte chez les Naville ; une douzaine / 15 / de personnes ; lecture d'un cantique (de Vinet), prière, un chapitre de la Bible (Marc 14), méditation sur le texte ; prière - C'est Scherer* qui officiait -
Promenade avec Scherer*. Causerie abandonnée et ondoyante sur Bartholmess et son influence magnétique (sur la princesse de Prusse qu'il tutoyait, etc.), ses projets prodigieux - Exposition de mon système d'Esthétique. -
Après-midi concert donné par Made Faure-Nüscheler, de Zürich, élève du Conservatoire de Paris - pauvre petite femme, figure d'étudiant allemand, ressemblant extraordinairement de profil, de face, de chevelure à Schiller. Sa voix est défraîchie, mais elle est pleine de sensibilité, d'expression. Sa situation est touchante, et fort gênée. Maigre, pâle, fatiguée par l'art, et par les soucis, elle nourrit son mari, qui est reluisant & gracieux. Triste carrière d'artiste ! Elle a été secondée par deux blonds teutons pianistes (MM. Aeschmann & Weisse : celui[-ci], rouge & affreux bursch , mais de beaucoup de talent) - et par 4 personnes de la maisons, le Dr Brunner & sa fillette, Mlle Gleyre et un autre baigneur. - Le programme se composait de 10 morceaux (2 quartettes, 2 morceaux de piano, 1 ou 2 grands airs, & cinq romances : la Quêteuse, Ça n'est pas perdu, la Folle, Wiedersehen, etc).
Coucher de soleil nuageux et rouge, depuis le banc de l'ouest - la maison rose comme le glacier, les troncs amarante.
/ 15 v°/ Je commence à me plaire dans ce monde-ci. Je suis plus lié avec les uns et les autres, à mon aise avec Mesd. Sarrasin, Naville, Dupasquier, Chambrier, de Sellon, Maurice, Scholt - avec beaucoup de visages dont les noms m'échappent. Je vois partir avec regret une aimable jeune fille, Mlle Gleyre .

Je suis au mieux avec Scherer* - avec lequel j'ai beaucoup de traits de ressemblance, de goûts, de facultés, d'études, de mobilité, etc. Mais il a beaucoup plus d'audace, d'assurance et de ténacité que moi, et d'insouciance envers les hommes. Plus circonspect et plus adroit, en même temps que plus dur, il fera et a fait infiniment mieux son chemin & sa réputation. Maintenant il n'est plus une énigme pour moi & je le comprends, car je sais son éducation & je comprends sa culture ; j'en fais maintenant le tour ou à peu près.
Ce soir clair de lune intermittent ; soirée douce. Il faut cesser. Partirai-je demain ?

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19

[Lundi 19 Août].
Je ne suis pas parti. Mon genou est presque dans le même état. J'ai essayé avec notre société une petite promenade à 25 minutes (sur l'Annaberg) en me reposant partout, en m'aidant de ma canne, etc., c'était encore trop fort. La chaleur m'est revenue à l'articu / 16 / lation. Lecture de la relation de la bataille de Cappel en 1531 par Mlle d'Antigné avec le plan des lieux, ou plutôt les champs sous les yeux. Point de vue ; lorgnette, lunette ; couvent de Muri , etc. - Le beau bois de hêtre avec le ruisseau & les maisons à douches -
Lectures : les deux Marguerites (de Made Reyboud), dont j'ai fait lecture pendant 1 heure à ces dames, sous la tonnelle de verdure. - 4 ou 5 journaux.
Consulté le Dr pour mon genou ; il ne veut que patience et compresses d'eau froide ; c'est un cunctator . Mais il paraît que mon bobo est joliment vexant & tenace.
Ernest Naville* est arrivé en touriste, avec feutre gris et bâton ferré, puis reparti pour Zürich. Il vient de l'Obensberg et de l'établissement des crétins. -
Scène pathétique : un monomane (étudiant tessinois Puchterle) s'est jeté aux genoux de Mlle de Sellon, pour lui faire après souper une déclaration passionnée. Les deux sœurs, Hortense et Adèle étaient fort troublées de ce passionné désagrément & l'amoureux mis sous garde partira demain.
La salle déserte ce soir ; les 2/3 des couverts vides à souper, le docteur irrité de voir ses malades aller chercher quelque souper ailleurs -
Ma lecture à voix haute m'a assez promptement fatigué ; mais je ne m'en suis pas mal tiré, personne n'ayant voulu lire après moi. C'est un art particulier, & sur lequel il y a beaucoup à dire que la lecture.
Départs : les familles Dupasquier (Neuchâtel) et Von Clais (Winterthur).
/ 16 v° /Appris la mort de ce Borel qui de Pétersbourg alla en Amérique pour coloniser avec son ami Dupasquier, renonça au Texas pour le Brésil, et attendit si longtemps à Berlin en 1847 un départ de Brême. Pauvre garçon ! il me disait qu'il aimait autant laisser ses os au Nouveau monde qu'en Europe.

Je me porte du reste fort bien ; ces douches froides me conviennent fort.

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20

[Mardi 20 Août]
Écrit à ma sœur Fanny* pour lui annoncer mes changements obligés d'itinéraire et de projets. - Écrit à Glaris pour réclamer les lettres à mon adresse.
Santé. Essayé de la grande douche de Briefsreitz [ ? ]. Barre liquide de 20 pieds de haut qui vous martèle vigoureusement. Plus 2 lavages et 2 douches oculaires. - Compresses d'eau avec quelques gouttes d'arnica en dissolution (dans une carafe !)
Temps doux, chaud, sans pluie, demi-couvert.
Emploi de la journée. Outre les 2 dépêches, lu le No d'Avril de la Revue Britannique (article de Croker sur la révolution de Février - La pourpre de Tyr - Nouvelles des sciences - Bulletin bibliographique) - joué 2 parties d'échecs avec Mr de Sonnenberg, et 3 avec Made Finzi ; perdu 2 foi sur 5.
En somme, je ne suis pas mécontent de ma journée.
/ 17 / J'oubliais une longue causerie sur des guérisons par le magnésium (une cul de jatte, Mlle Lardy, refaite par Despine d'Aix - Mlle Zéline Dertor [ ?] guérie ici de la danse de St Guy par un italien Vital - la somnambule du Hâvre), entre Mlle Cocher, Mr Borel et sa femme, Mlle Schmitt et moi. C'était intéressant, frappant, merveilleux et authentique.
Je me couche aujourd'hui comme tous ces jours à 11 heures. Le garçon de bain vient me chercher tous les jours à 7 du matin.

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21

[Mercredi 21 Août 1850]
1. Santé. La faiblesse du genou n'est guère moindre - 1 lavage, 1 douche de 3 minutes, et 1 douche oculaire -
2. Temps magnifique le matin ; nuages et petite ondée vers le soir. Clair de lune, observée au télescope. La lune était un aérostat éclairé par dedans ; remarqué aux deux tiers du disque vers le bas, une sorte de pôle d'où partaient des lignes, des plis lumineux représentant les méridiens.
3. Emploi du temps. - Flânerie de la matinée avec Mr Sch. au Banc de Fritz. Causerie synonymique, étymologique : des échecs ; de la mémoire ; quelques souvenirs d'enfance, détails d'études et de famille. -
Après-midi, excursion en voiture à une ferme retirée du côté de Zug, avec une quantité de baigneurs ; le Docteur payait. La plupart allaient à pied. Deux voitures, j'étais / 17 v°/ le cocher de la seconde. Atroce chemin, passage par le champ de bataille de Cappel. Collation de beurre, lait et miel à la ferme - Belle vue, Alpes de Glaris, Titlis, l'Oberland bernois, & près de nous le lac de Zug. Beaux effets de lumière oblique, série de 4 à 5 plans fuyants en retraite.
Personnes en voiture : Mesd. Amy Maurice et Naville, et 5 demoiselles, de Sellon, Beausobre, de Clais, Curchod, Escher ; plus l'hypocondre italien Ugiello, et moi. Les vieilles demoiselles ou jeunes impotents atterrissent ici.
Ce soir l'excellent et hideux pianiste (Wass.) nous a régalés de deux heures de musique. Rossini, Meyerbeer, Beethoven, etc., etc., tout de mémoire. Opéras, romances, ouvertures, valses, de tous les styles, pleuvaient sans discontinuer.
La glace des deux sœurs Hortense et Adèle, les filles de Mr de Sellon, me gèle encore, et leurs grands airs me sont peu sympathiques.
4. Lectures : - 2 gazettes d'Augsbourg, 1 journal de Genève, 1 article de la Revue Britannique.
Ce qui m'a le plus frappé aujourd'hui, ce sont les 2/300,000 vers de Lope de Vega ; l'analyse de l'ouvrage récent de Oersted (Geist in der Natur) ; la mort de Made Delarive-Duppa ; et l'avenir du monde en 1900 ; et l'ouverture de Guillaume Tell sur le piano.

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22

/ 18 / [Jeudi 22 Août 1850]
Achevé ma ballade allobroge - Mr Sch. se décide à repartir demain pour Genève. - Joué et gagné 4 parties d'échecs avec MM. Boller de St Gall et Sonnenberg de Lucerne - Mon genou va plutôt moins bien, en dépit de tous les soins - le temps a été couvert & pluvieux la matinée, chaud et brillant l'après-midi ; orage à la nuit, ciel gris-vert ; beau clair de lune maintenant.
Notre pianiste (réfugié berlinois) nous a également charmés ce soir pendant près de 2 heures, avec des sonates, des partitions, etc.
Autres étrangers de ma connaissance : Italien, Funragalli ; Serbelloni ; Uggiello, fam[ille] Finzi - le viennois Brandler, proscrit, écuyer ; famille Boul du Havre ; Made Hüni, de Zurich ; Mr Lichtenberg ; Chevalley médecin Savoyard de Chambéry - Mlle Jäggeli, la compagne de Mad. Hüni.

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23

[Vendredi 23 Août 1850]
Phénomène de vapeur ; lac de nuage au-dessous de nous. Ciel bleu. - Beau soleil jusque dans l'après-midi. Le soir orage à grands éclairs & pluie.
À 11 heures, départ de Sch[erer]* par Lucerne. - À 11/2 heure essai de départ de mon côté. Adieux faits, je file / 18 v°/ en voiture pour Hausen. Pas de place à la diligence, ni dans son supplément. Mr Sch. a oublié ou n'a pu m'en retenir une à Zug. - Retour. Je commande l'équipage du Docteur ; et m'arrache à Naville qui vient d'arriver de Zürich, à mes partenaires d'échecs, et au reste de notre société qui me déclarait son prisonnier. - J'avais besoin de ma journée de Samedi pour affaires de livres à Zürich - Je regrette pourtant plusieurs personnes, quelques dames, pas Mlle de S[ellon] par exemple qui m'a toujours glacé, et assez peu les hommes, quoiqu'on s'attache par habitude aux visages et par confraternité aux malades. Mlle de Cl[ais] la musicienne, & Made N[aville] de Genève sont les deux qui m'ont le plus inspiré de sympathie.
Le petit Sarrasin dans ma voiture - Hâvresac oublié - Cheval impatient - Joli et verdoyant passage de l'Albis. Longue montée ; coup d'œil en arrière - Du sommet, beau panorama, sur tout le bassin riant du lac de Zürich, avec sa longue série de villes et de villages, ses forêts, côteaux, fabriques blanches et colossales. - Descente en lacets. La vue perd rapidement de sa beauté et de son étendue. - Addlischwyl - À Wollishofen, maison où est / 19 / tracé le niveau de la Sihl en 1836 (je crois), hauteur effrayante, au milieu des fenêtres d'une maison, d'où l'on ne voit pas même la rivière.
Villa d'Alfred Escher, tournure seigneuriale & superbe position. - Arrivé vers 5 heures. - Visite aux antiquaires Däniker et Hanke. - Je loge au Storch , N° 18 ; même chambre qu'en 1848 ; et qui me rappelle ce pauvre Immanuel - Genou enflammé, pensées noires, inquiétude. - Je trouve 2 lettres à la poste, l'une revenue de Lucerne (Heim*), l'autre de Glaris (ma sœur Laure*) : celle-ci a mis 11 jours de Genève à Glaris ! quelle poste ! … La lettre de Heim* d'un mysticisme nuageux et endolori, avec une intention consolatrice ; celle de Laure* réservée, même piquée, elle m'en veut encore de sa captivité de Divonne, et de son désappointement de voyage.
J'envoie ma carte au brave Dr Schenkel, vétérinaire (auf der Platte, N° 6) - Il vient immédiatement, me parle de Holzgang et de l'autre schwytzois, qu'il avait pour hôtes en 1848. Détails sur mon pauvre ami. - 1847-48, après Berlin, fut 1 an vicaire dans 1 village. Puis tentative d'examen à Zurich : échoué. Entre chez le Docteur, suit quelques cours (d'histoire naturelle, et travaille considérablement - Ne voit pas une âme. - Sujet à des hallucinations soupçonneuses, se croit poursuivi par les étudiants, tenté par les jeunes filles du puissant voisin ; croit que Made Schenkel lui / 19 v°/ altère sa nourriture ; s'enfuit 2 fois à Ellg - Influence de la lune croissante sur son esprit : tient cette disposition de père & de grand-père. - Arrive à soupçonner & détester son meilleur ami, le pasteur de Pfäffikon, moi aussi, d'avoir désiré son mariage avec quelqu'un de ma famille, etc.
Après mon séjour (1-22 Décembre 1848) travaille horriblement à son grand œuvre, dont nous discutâmes les bases. Travaille à la lettre jour & nuit, une fois 4 ou 5 fois 24 heures de suite, sans toucher son lit, & buvant 4 pots d'eau par jour. Le travail terminé, retourne à Ellg, se décide à devenir missionnaire. Part pour l'Angleterre. Un soir est vu à Londres dans l'état d'ivresse, on le refuse. Il paraît que ce fut un coup terrible. Ne voulut pas reparaître chez lui. Revint jusqu'à Seckingen, et se jeta dans le Rhin ; laissant une lettre à son père, où il aurait accusé sa mère de ses malheurs. - Schenkel ignore ce que sont devenus ses livres & ses papiers, & les croit à Ellg. Il me donne les adresses de 2 pasteurs qui ont connu Frey*.

[Ecrit à l'envers du carnet, daté]

[Albisbrunnen le 23 Août 1850]
Voici 9 jours que j'attends, en faisant à demi la cure, que mon genou reprenne son élasticité ordinaire et son état ne s'améliore pas.
Cependant je suis content de cette absence. Elle m'a fait moralement du bien. Je n'ai plus ce sentiment de vide, de dégoût, de lassitude qui me persécutait. À quoi le devais-je ? à l'isolement, au manque de société, de causerie, de réciprocité. Seul, je deviens irritable, misanthrope, paresseux, inquiet. J'ai besoin des hommes, de l'action et de la réaction.
Premier point constaté : Tu ne peux te passer de pareils. L'isolement étouffe ton intelligence, aigrit ton caractère, te rend sot et mauvais.
2d point. Tu n'as pas encore les manières du monde, il te manque de la réserve, et de l'aisance. Sois à la fois plus hardi & moins familier. Apprends à connaître les droits que confère la politesse, en même temps que les devoirs. Tu échapperas ainsi à cette perpétuelle inquiétude de heurter quelque convenance, de choquer quelque susceptibilité, féminine ou autre. L'essence de la politesse est de se respecter en respectant (négatif) et de s'intéresser en s'intéressant (positif).
La société de Scherer* m'a été utile à ce double point de vue. Elle m'a fait du bien et m'a éclairé. - Personnellement, je me trouve son égal sur les points essentiels, et s'il m'est supérieur sur d'autres, j'ai d'autres avantages en compensation. Pourquoi donc fait-il une toute autre figure & tient-il un rang dans la société, que je n'ai pas du tout ?
D'abord, dans la publicité, parce qu'il a produit, qu'il a osé, qu'il a combattu - ce que je n'ai point fait.
Puis, dans le monde, parce qu'il a une assurance, une aisance, que je n'ai pas encore. N'avoir pas besoin de plaire, attendre au lieu de s'offrir ; être circonspect, élégant, poli ; n'est-ce pas l'amabilité la plus certaine de réussir ? - Les autres ont le pouvoir de me troubler, de me mettre mal à l'aise, et surtout à mesure que ma vue baisse ; c'est un esclavage ! je le dois à mon amour propre, autant qu'à mon besoin d'affection. Besoin de succès, besoin d'amour : deux fâcheux liens. Tâcher de les dénouer par la modestie et l'abnégation. Se défaire de prétention et chercher à faire plaisir à autrui, par la parole, la prévenance, la grâce, etc.

Diminuer ses besoins & son égoïsme, c'est diminuer sa vulnérabilité.

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24

[Samedi 24 août]
Cette nuit, alerte effrayante, tocsin épouvantable, de toutes les cloches. Avec nos longs escaliers tortueux / 20 / en bois & mon mauvais genou, l'incendie était quelque chose de sinistre, et l'inquiétude me fait errer dans les corridors, et sur le petit toit entouré d'une galerie. Le feu était dans un village voisin ! Si l'on met souvent toute la ville en transe de cette façon pour le moindre feu dans toute l'étendue de l'horizon, on doit faire joliment de mal aux malades & aux femmes in guter Hoffnung . - Mode un peu barbare ! cependant elle a un côté moral : la solidarité de la souffrance.
Lettre à Laure* à demi confidentielle, cependant sèche et sans abandon. Quoique son caractère ait beaucoup gagné depuis une année, cependant je ne puis être avec elle à cœur ouvert, parce qu'elle ne l'est pas avec moi. Son fond altier d'indépendance et de paresse lutte contre son besoin d'affection. Elle veut qu'on l'aime, mais ne veut être ni conseillée, ni redressée, ni questionnée. Elle veut de l'amour le côté tendre, mais non l'intérêt sérieux, parce qu'elle ne veut pas agir sur elle-même, essayer de se vaincre, avouer un tort, une faiblesse, une imperfection. L'amour clairvoyant l'irrite et la repousse. Elle veut être adorée quand même, avec armes et bagages. Tendre en imagination, sensible, délicate, cherchant à faire plaisir, reconnaissante, elle ne peut souffrir d'agir sur sa volonté. Elle est ravie de ceux qui pénètrent ses bonnes qualités, en détestant ceux qui la pénètrent tout entière. / 20 v°/ C'est une nature esthétique, mais non pas morale. Il lui manque la base de la morale, le désir de s'améliorer, et l'examen sincère de soi-même. - Elle ne s'est pas affranchie de ses instincts, de ses penchants, de son tempérament, même théoriquement : elle ne se domine pas, elle est toujours plongée dans l'impression, dans le fugitif, le momentané. Elle a peur de la vérité, et ne comprend pas la grandeur de l'humiliation consentie, ni la douceur du repentir. - Elle n'aime pas le jour. C'est pour cela que nos natures se repoussent. Elle n'a point d'aptitude analytique, point de réflexion, elle est tout intuitive, extérieure ; c'est pourquoi nos esprits ne s'entendent pas. - Vinet l'a dit. Il n'y a d'intimité qu'en Dieu, il faut l'infini pour ciment des affections. Aussi tant que Laure ne fera pas le salto mortale de la religion, tous mes efforts pour vivre en elle ou la faire vivre en moi sont inutiles. La vraie sympathie est impossible, et le lien du sang ne peut se compléter par l'alliance des cœurs. Je reste froid, parce que je ne puis être hypocrite, ni être partagé de bonne foi. Je ne puis montrer une tendresse, une confiance, une sécurité que je n'ai pas. De longues et grandes infractions à la vérité, à la sincérité, celèrent cette confiance pour longtemps. - Il s'est fait / 21 / depuis un an, une modification profonde en moi, à l'égard de Laure*. Elle m'a fait considérablement souffrir, maintenant je suis cautérisé, mais j'en suis devenu dur. Je me suis guéri, pour ainsi dire, violemment. La place vive qui n'a pas été remplie, s'est refermée, & mon cœur a retrouvé la paix, au prix de la sympathie. - Il me reste le devoir, & c'est assez pour agir, sinon assez pour éprouver du bonheur. Pourrai-je le faire éprouver ? pas davantage, car je ne puis donner à Laure* ce qu'elle demande. - C'est ici le cas d'implorer une assistance divine ; car il s'agit de changer un cœur, et peut-être deux.
2de apparition du chat jaune et blanc, surgissant soudain à ma fenêtre, me jetant un coup d'œil & passant. Si j'étais un ermite, je demanderais ce que cela veut dire. - Temps désagréable. Beaucoup de pluie, maintenant air gris & froid. J'ai écrit tout le matin.
(Le soir) Rien fait avec Siegfried, que constater la mauvaise volonté de Glarer, qui ne lui a pas écrit la petite notification - Peu de chose à faire avec Däniker. - Commandé pour 180 francs de livres à Hanke. - Deux ouvrages ont surtout tenté mon penchant encyclopédique (Grässe et l'Encyclopédie iconographique).
3ème apparition du chat jaune, qui me regarde longtemps. / 21 v°/ Retenu ma place pour Ellg. - Je ne suis sorti qu'à 5 heures du soir. Dormi cet après-midi. - J'avais le pied léger en sortant & reprenais espérance ; 50 pas m'ont désabusé & je suis revenu assez souffrant. - Soupé au restaurant voisin. Lu quatre à cinq journaux. La Diète germanique risque fort de revenir sur l'eau ; manie impérissable. Henri V à Wiesbaden - L[ouis] Napoléon à Strasbourg - Thiers à Baden-Baden.
À table d'hôte aujourd'hui, mon voisin, marchand d'objets d'art, m'en a appris de rudes sur les tromperies du métier, et les dupes qu'il exploite en tout pays. Fait partie d'une société de 25 entrepreneurs de même genre, & voyage de Madrid à Christiania, partout sauf en Angleterre. Leurs dépôts sont à Genève, à Cologne et (Hambourg). - M'a parlé de toiles achetées 20 francs

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& vendues 100 louis ; mais c'est un fanfaron. Il a plutôt l'air d'un maquignon que d'un connaisseur, & il ne lâche pas mal de solécismes.
Parcouru l'Hodégétique de Braniss et approuvé, à premier examen sa notion de la Tache théorétique et pratique du temps présent ; la réalisation consciente de ses destinées, est la mission actuelle de l'humanité. La science marche devant la vie.
/ 22 / Clair de lune sévère ce soir - Vue de ma fenêtre ; la verte Limmat à mes pieds ; la Maison de ville et la Bibliothèque s'y mirent. Je suis entre les deux ponts, & dans le triangle de trois églises : Je comprends le vacarme du tocsin de la nuit dernière. - Traînées de lumière rougeâtre sur l'eau. Vagues éclairs lointains, par un ciel serein, traversé de quelques îles de nuages. - Trompette à 10 heures ; ronde de tambour à 9. - Singulier chapiteau des cheminées. - On compte par schellings (25 = 10 batz). - La Grue est une auberge de singulière construction, foule d'escaliers, de corridors, pas d'entrée ; trois étages de toits en retraite ; petites terrasses de bois ; beaucoup de place perdue ; ameublement suranné ; aspect biscornu et tourmenté par dehors & par dedans. Elle est fréquentée par des voyageurs de commerce. - La force de l'habitude fait que je m'y plais. Ma chambre est d'ailleurs agréable.

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25

[Dimanche 25 Août]
Je couche dans la salle du chapitre d'Ellg, au presbytère du pasteur Cambli. - Parti à 7 3/4 du matin de Zurich - temps magnifique, jour de tir à Winterthour - Nombreuses voitures. - Paysages : les faneurs après le sermon - le pays à tourbières. La riante et riche vallée qui suit - Pont couvert sur la Töss.
Individus : l'Alsacien de Noces, l'instituteur de noces ; le vieux commis blagueur, qui vantait l'aspect des citronniers de Marseille. / 22 v° / Veuve Frey, son fils Jacob, cauteleux, tenace. - la patronne savante, avec la petite Ida & le frère de 6 ans - gens de l'hôtel du bœuf, & leur familiarité avec les hôtes.
Souvenirs : D'abord visite au pasteur ; me donne quelques détails [ ?]; mais brave homme superficiel et ne comprenant pas grand-chose à sa pauvre ouaille. - Parcouru les papiers restants (rien trouvé d'important), retiré ma correspondance, la tête du Xe, brisée d'une façon étrange. - Parcouru la bibliothèque, et acheté pour quelques francs de livres (21 volumes).

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26

[Lundi 26 Août]
Pris une voiture extra pour regag[ner] Winterthur. Renoncé à Pfäffikon. - Omnibus de W[interthur] à Zurich.
Employé plusieurs heures à parcourir à l'hôtel et chez Hanke, l'Encyclopédie iconographique de Brockhaus , les atlas de Berghaus , de Lichtenstern, de Sydov , l'Encyclopédie Pierer , et acheté pour environ 75 francs de livres.

Acheté quelques dessins de vues (Righi & Utliberg).
Petite séance dans la cour des Portes.

Soirée chez Dav. Fries , avec Honegger, professeur au gymnase - Zollinger , pasteur - Sulzer , secrétaire d'État - Schweizer, frère du professeur, & Vatermayer [ ?], fils du professeur.

Appris que Kym & Fehr étaient ici privat docents. J'aurais ici une foule d'amis à voir (Nägeli , Vogel, Vögeli , Escher , Kym, Fehr, Oken , etc.) mais le temps / 23 / me chasse, & mon genou malade ne me laisse pas de liberté.

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[Mardi 27 Août]
Départ à 8 heures du matin - Omnibus ; chemin de fer jusqu'à Baden ; je suis extrêmement satisfait de notre railway ; wagons, stations, signaux, tout est parfaitement soigné, consciencieux, élégant. - De Baden à Berne, diligence ; arrivée à Berne à 8 1/2 du soir.
Compagnons de route : deux Neuchâtelois, qui revenaient de Strasbourg, où ils avaient vu la réception du Président .
Pays des châteaux : celui de Baden, pittoresque ruine ; de Mülligen, de Lenzburg pâté d'édifices.
Dîné à Aarau, précipitamment ; servi par la fille de la maison, jolie blonde, parlant agréablement le français.
Tout surpris de me retrouver à Zofingen arrêté au pied du Rössli, où j'ai eu tant de plaisirs il y a 11 ans. Si j'avais été ingambe, j'aurais circulé dans la ville pendant qu'on relayait ; mais je ne pouvais bouger. Cherché Mlle Marie qui charmait les étudiants. Où est-elle ? morte ?

Langenthal ; restes des boutiques du marché ; chaque marché est une foire.
Burgdorf, nous la tournons. Grand château. Coucher ravissant de soleil.

Compagnons de route : l'affreuse cordonnière de Berne au regard dur et consommatrice de fromage, avec sa jolie & grassouillette petite fille - le garçonnet de 10 ans, avec ses petits cochons de / 23 v° / mer ; le vieillard de 90 ans, zuricois, ne sachant plus l'allemand et bégayant le français, qui s'étonnait de ne pas retrouver toutes ses forces même en mangeant bien.
À Berne, je ne sors pas de la Poste, et retiens ma place pour Lausanne. J'ai le temps de lire deux lettres trouvées à poste restante (Fanny* et Laure*), de vider un cruchon de bière, et je repars. - Seul dans le coupé. Je sommeille et je m'amuse à regarder les 5 chevaux bondissants. Fribourg au clair de lune, St Nicolas était imposant. - Je vois Payerne à 1 heure du matin, avec un certain regret et une certaine émotion. J'aurais pu y passer un ou deux jours. - Arrivée à Lausanne, je crois vers 8 ½ du matin.

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28

[28 août].
- Bain chaud. Déjeuné au Café Morand. Visite aux Jaccard. Mlle Pauline me fait manquer le bateau à vapeur pour Villeneuve. -
Je renonce à Lavey, à Cheseaux, et à Vevey, contre tous mes projets ; mais mon genou me fait trop mal. Je me décide à partir pour Genève.
Visite aux Vulliemin* ; made me reçoit, Mons. était indisposé.
Rencontre de Mr Cellér[ier]* à Ouchy. - L'Allemande à / 25 / [la page 24 a été arrachée et amputée d'un morceau : elle contient des notes et des questions littéraires] profil avare. - Chaleur épouvantable à Ouchy, quelques jolies voyageuses.
Bateau d'Ouchy à Nyon. - Rencontre de Mr Lequin fils à Rolle ; me parle de son prochain départ pour la Californie & me donne des renseignements de famille.
Atroce voiture de Nyon à Divonne : secousses à briser les reins ; ces 2 heures me fatiguent plus que les 60 précédentes.

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[Du 28 au 30 Août].
Séjour à Divonne .
Ma sœur assez bien. Conversation sérieuse ; projets d'hiver, Montpellier. Observations. - Mr Eynard , théologien. Garde malade, joueur d'échecs. Made Eynard, douce, frêle, charmante et excellente femme. Mlle Eynard, joyeuse, serviable et badine enfant de 15 ans, sans arrière-pensée et sans fausse timidité -
Les Darbigny, Made Dubochet, Made Guillaume, Made Emmerling, la comtesse de Turin, les Eynard traitent au mieux ma sœur, qui a un peu tort de faire la victime. Je suis content de cet essai de Divonne.

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31

[Le 31 Août]
Retour à Genève, par le détestable Omnibus des bains. - Visite à la Monnaie. Je retrouve ma chambre, mes neveux, ma sœur aînée, mes pénates et mes habitudes, 1 mois jour pour jour, après les avoir laissés. Je reviens content, renouvelé, frais, mais boiteux.

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Sautter
Il s'agit probablement de Sautter, Donat(-Auguste-Charles) GE, 1832 - 1897. Il devint président du synode de l'Église libre du canton de Vaud. Il publia plusieurs ouvrages sur des questions morales et sociales. Propriétaire du domaine de Bonmont près de Nyon (Vaud). L'ancien couvent de cisterciens (env. 12e siècle) sécularisé et transformé partiellement en asile pour des pauvres après la Réforme. Plus tard le domaine fut vendu, un château y fut construit en 1736, et devint une possession de la famille Sautter.

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Ebel
Ebel, Johann-Gottfried, 1736, Silésie prussienne, 1830. Dr en médecine, il séjourna à Zurich et publia en 1792 un guide du tourisme en Suisse : Anleitung auf die nützlichste und genussvollste Art die Schweiz zu bereisen. Après un long séjour à Paris où il exerça la médecine (1796 - 1801) il retourna à Zurich, se consacra à la géognosie pour étudier la structure minéralogique de la terre. Dans son ouvrage Bau der Erde im Alpengebirge (1808) figure la première carte géognosique de la Suisse. Il est également l'auteur de la biographie d'Uli Bräker, Le pauvre homme du Toggenbourg.

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Fetscherin
Fetscherin, Bernard-Rudolf, 1796-1855. Théologien, directeur de l'orphelinat de Berne (1823-1833), membre de la Société helvétique (1829), président (1843). Membre du Grand Conseil bernois (1833), conseiller d'État (1833-1846). Renversé, il se voua aux études historiques. Membre fondateur de la Société générale suisse d'histoire, premier président de la Société d'histoire du canton de Berne ? Ou Fetscherin, Gottfried-Wilhelm, 1818-1883, maître au Gymnase, qui publia les Recès de la Diète pour la période 1814-1818, et plusieurs autres travaux d'histoire ?

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Henzi
Henzi, Samuel, 1701-1749. En 1749, il prêta aide à une conjuration de patriciens bernois exclus du gouvernement auxquels se rallièrent des bourgeois, artisans, fabricants, commerçants et étudiants. Il rédigea le mémoire formulant les buts de la conjuration, qui demandait l'accès au gouvernement pour 350 familles au lieu de 80. N'étant qu'à demi partisan du complot, Henzi prépara son départ pour Paris. Les conjurés furent trahis et Henzi arrêté et condamné à être décapité, avec deux d'entre eux. Les autres ne furent que peu ou pas inquiétés. La sentence fut exécutée le lendemain. Le délateur Ulrich, étudiant en théologie, reçut 50.000 livres et l'une des meilleures cures.

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