Montpellier, mercredi 17 novembre
1841.
Cher oncle,
C'est d'une maison amie que je veux dater cette lettre.
Je ne la fermerai qu'à Marseille, lorsque je
pourrai te fixer définitivement l'époque et
le mode de mon départ. Le temps n'est pas beau et
le cousin me parle tout à fait peu avanta
geusement de la mer de novembre ; il regrette très
fort pour sa part, et me reproche deux fois par jour,
d'être parti aussi tard. Nous verrons ce que cela
donnera, je n'ai pas encore eu l'occasion de m'informer
plus précisément des départs et des
ressources pour Marseille. Mais ne commençons pas
par la queue. Revenons à Genève
1 .
J'en suis parti jeudi 11, et le lundi, à 3 heures
et demie, j'étais rendu à la Grand'Rue, no
18, et je heurtais à la porte d'une petite maison
jaune à trois étages, avec deux
fenêtres de face, et un petit magasin fermé
au rez-de-chaussée. Le voyage, comme tu le vois,
n'a pas été le plus court possible ; nos
cousins l'ont fait (en été, il est vrai) en
deux jours et demi tout au plus
2. En route, j'ai
couché une fois en voiture, une autre en bateau et
deux dans ma chambre ; les plaisirs ont donc
été variés. La nuit du bateau fut en
aval du pont Saint-Esprit, amarré près du
quai, sous le bruissement d'un courant impétueux,
qui tendait à nous arracher de nos câbles,
pour nous entraîner vers Marseille.
Le voyage de Genève à Lyon dura vingt-trois
heures.
Les douanes furent exigeantes, le dîner de
Bellegarde passable, et la nuit en diligence diantrement
longue. Quand je ne sommeillais pas, je descendais
toujours aux relais, pour reprendre au moins un moment ma
forme naturelle, altérée par la
civilisation qui me fourrait dans une diligence, et j'ai
trouvé que d'étendre seulement ses membres,
de se secouer librement à l'air pendant une
demi-minute, redonnait de la force, de la souplesse et de
la résignation pour deux heures...
Au-dessous de Montélimar, il se passe un
changement de scène remarquable. On se sent
entré dans le midi, le ciel s'ouvre, l'horizon
s'éloigne, tout devient plus large, plus lumineux
; c'est un avant-goût de l'Italie ; on vogue dans
un air plus transparent, plus abondant, c'est une sorte
de haute mer. Le fleuve s'aplanit, il semble un bras de
mer, uni, sans ride, et pourtant encore rapide. Le soleil
était en face, un vent frais se levait. Rien ne
m'a jamais plus dis-posé à la vie, à
l'allégresse. C'est la fontaine de Jouvence, un
vieillard rajeunirait dans une atmosphère
pareille. Malheureusement que cela ne dure qu'un moment.
C'est une apparition splendide, une combinaison
fortunée, mais non un état permanent.
Jeudi 18. De Saint-Esprit à Beaucaire, nous
restâmes 5 h. 1 /2. Le temps était
délicieux, mais il fit un vent de mer assez
violent, qui dut jeter à la côte tout ce qui
se trouvait peu au large, c'est ce que nous dit le
capitaine, en fronçant légèrement le
sourcil. J'espère que ces petits « soufflets
» auront des égards, quand je leur ferai
l'honneur de monter en mer. Le pont de Beaucaire à
Tarascon est un morceau magnifique. Sa longueur est
prodigieuse, de 900 mètres à ce qu'on m'a
dit. Trois piles soutiennent ses câbles de fer, et
il joint une rive à l'autre par quatre courbes
gracieuses. Le fleuve est magnifique d'ampleur sous ce
pont, le plus long de France, m'a dit le même
auteur. A peine amarrés, nous dûmes courir
au chemin de fer. Je dis courir, à la lettre, et
pendant dix à quinze minutes. Aussi
étions-nous essoufflés, mes camarades et
moi, et il fallut encore nous battre pour les billets.
Enfin, au coup de midi, une machine fumante, la
locomotive, arrive à notre rencontre, et nous
réveilla par un choc assez rude, puis s'attelant
à notre armée de chars immobiles, nous
entraîne sur ses pas. Wagons découverts et
berlines s'ébranlèrent, et, au bout d'une
minute, nous avions toute notre vitesse. Les rails
passent entre des champs immenses d'oliviers,
tantôt ils s'enfoncent dans le sol, tantôt
courent sur des chaussées, tantôt
transpercent des ponts, ou disparaissent sous des
galeries souterraines. On dirait un cheval de la Camargue
blessé, tant il dévore l'espace ; et les
cris déchirants que laisse échapper la
vapeur de temps à autre, ne complètent pas
mal l'illusion. Cela ne vaut pas le bateau à
vapeur, cela a trop l'air de souffrir ; cela sent le
nègre qui travaille douloureusement. Pour la
vitesse, elle est plutôt supérieure à
celle des bateaux lyonnais à la descente, car elle
approche de huit lieues à l'heure. Nous
restâmes trois quarts d'heure de Beaucaire à
Nîmes...
Adieu, mon cher oncle et parrain et tuteur ; je te salue
et t'embrasse trois fois.
H. FRÉD. AMIEL.