Naples, le 11 décembre 1841.
Bien chère tante,
Me voici à Naples, et par une belle pluie :
faut-il pas avoir du malheur ! J'ai été
rendu à mon hôtel (Hôtel de
Genève, Riviera di Chiaja, 263) avant 10 heures du
matin, c'est-à-dire un mois exactement, heure pour
heure, depuis mon départ de Genève...
Grâce aux lettres de vive recommandation des R.,
j'ai dîné à la table des Monnier
1. Je crois que je
serai traité en ami de la maison...
,..J'aurai l'entrée des premières maisons
de Naples, par MM. Melloni, Sonnenberg, et Moericoffre.
Par le premier, les savants, par les deux autres, les
étrangers et la noblesse, bref la bonne
société. Je ne me sens d'attrait que pour
les premiers, et j'avoue que les autres m'inspirent
plutôt un secret effroi. Le grand monde ne me
sourit pas ; les salons ont une atmosphère qui met
mal à l'aise. Aussi je ne veux pas me presser pour
ceux-ci. Cet hiver seulement, les bals et les
réunions brillantes se font chez les Moericoffre :
ils sont les hôtes des étrangers, et
reçoivent parfaitement. Mais gare la toilette, et
j'y suis si peu fait ! d'ailleurs je suis ici pour mon
plaisir, ainsi je ne veux pas me forcer la main. C'est
curieux pourtant comme je suis bête. Il m'est
toujours resté cela de ma sauvagerie primitive. Je
n'ai point d'aplomb, d'assurance, et le ridicule me fait
peur. En un mot, je suis encore ce qu'on nomme un niais,
et je recule devant le dur apprentissage qu'il faut faire
pour ne plus l'être. Et puis, quoique niais, je
suis fier, et si l'on ne me met pas à ma place, je
reprends mon chapeau. C'est très gênant
d'être comme cela, c'est la vraie raideur
genevoise, républicaine, primitive...
Mes respects à l'oncle, et qu'il n'oublie pas
quelques détails politiques... Mais tiens, je ne
serai pas tranquille jusqu'à ce que j'aie l'esprit
éclairé sur ce que je dépenserai
à Naples. Cela me trouble pour le quart d'heure.
Pardonne, chère tante Fanchette, Je suis si
mauvais chiffreur. Mais si la tête est trouble, le
coeur te reste. Adieu.
Ton neveu,
H. F. A.