A M. ET MADAME AMIEL-JOLY (de Naples) - 20 décembre 1841
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Très chers parents,

Quoique je me fusse promis d'attendre vos réponses, avant de vous récrire, la fin de l'année qui approche m'a fait violer mon engagement tacite, et j'ai voulu que ma plume, à défaut de ma bouche, vous apportât le témoignage de ma reconnaissance pour votre amitié et pour votre affection. J'ai voulu que ces lignes me remplaçassent auprès de vous ce Jour de l'an, toujours fécond en pensées sérieuses, et riche de beaux projets pour l'avenir, et qu'elles vous assurassent, que parmi tous mes projets, celui de vous aimer et de vous respecter sera toujours le premier dans mon coeur...

Voici neuf jours que je suis à Naples, et je n'ai pas encore fait grand'chose. Dès le lendemain de mon arrivée, il faisait un temps charmant, un soleil de juin, et je m'empresse de faire réparation à notre climat de Naples, qui pleurait à verse quand je suis arrivé, mais qui s'est vite consolé et a repris son beau sourire. Hier et aujourd'hui il a plu considérablement, grêlé de même, mais tout cela se passe de nuit, comme les enterrements, et de jour le ciel est pur, les chemins presque secs, et la promenade très engageante. Naples se pare pour le grand jour, elle rejette dans l'ombre ses côtés défavorables, comme la coquette qui cache dans sa mansarde sa misère et ses dégoûts, et ne montre au-dehors que joyaux et parures de prix. Naples est fardée, de toute manière ; civilisation, moeurs, habitudes, cachent leurs plaies à l'étranger, et le ciel, comme un complice, couvre tout cela de son voile brillant. L'oeil est ébloui, et il se retire charmé... et trompé...

Je suis furieusement déçu, savez-vous. Si j'avais su d'apporter plus de livres ; on ne m'a pas dit un mot à la douane pour ceux que j'avais, et au moins j'en aurais. Car ici, il ne faut pas penser à en acheter, comme je comptais le faire, ils sont d'un prix épouvantable, sauf les laides éditions de Naples même...

Heureusement, pour les écus, je suis traité en ami, en enfant de la maison...

Je partage avec le jeune Marc une grande chambre en voûte, où quatre commodes, quatre tables grandes et petites, deux lits, deux fauteuils, une chiffonnière et beaucoup de chaises, nous laissent encore fort à notre aise. Mon compagnon a douze ans, garçon rempli d'intelligence avec un air dadou, de gros yeux bleus ne regardant rien, vue basse et louchonne 1. Mais il est très réfléchi, et joint une forte mémoire à un jugement précoce. Il a déjà fait plusieurs comédies en vers français ; il sait l'italien, et apprend l'anglais, l'allemand et le latin à la fois. Je lui enseigne les échecs. Adieu, très chers parents, je vous embrasse de coeur.

H. FRÉD. AMIEL.


 

 1. Marc Monnier, qui deviendra, après un livre fameux : L'Italie est-elle la terre des morts ? — par où le jeune écrivain annonçait le risorgimento — poète, dramaturge, traducteur de Goethe, historien de la littérature, journaliste de grande classe ; il sera un jour collègue d'Amiel dans l'Université de Genève, son voisin, son fidèle ami.

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris