Très chers parents,
Quoique je me fusse promis d'attendre vos
réponses, avant de vous récrire, la fin de
l'année qui approche m'a fait violer mon
engagement tacite, et j'ai voulu que ma plume, à
défaut de ma bouche, vous apportât le
témoignage de ma reconnaissance pour votre
amitié et pour votre affection. J'ai voulu que ces
lignes me remplaçassent auprès de vous ce
Jour de l'an, toujours fécond en pensées
sérieuses, et riche de beaux projets pour
l'avenir, et qu'elles vous assurassent, que parmi tous
mes projets, celui de vous aimer et de vous respecter
sera toujours le premier dans mon coeur...
Voici neuf jours que je suis à Naples, et je n'ai
pas encore fait grand'chose. Dès le lendemain de
mon arrivée, il faisait un temps charmant, un
soleil de juin, et je m'empresse de faire
réparation à notre climat de Naples, qui
pleurait à verse quand je suis arrivé, mais
qui s'est vite consolé et a repris son beau
sourire. Hier et aujourd'hui il a plu
considérablement, grêlé de
même, mais tout cela se passe de nuit, comme les
enterrements, et de jour le ciel est pur, les chemins
presque secs, et la promenade très engageante.
Naples se pare pour le grand jour, elle rejette dans
l'ombre ses côtés défavorables, comme
la coquette qui cache dans sa mansarde sa misère
et ses dégoûts, et ne montre au-dehors que
joyaux et parures de prix. Naples est fardée, de
toute manière ; civilisation, moeurs, habitudes,
cachent leurs plaies à l'étranger, et le
ciel, comme un complice, couvre tout cela de son voile
brillant. L'oeil est ébloui, et il se retire
charmé... et trompé...
Je suis furieusement déçu, savez-vous. Si
j'avais su d'apporter plus de livres ; on ne m'a pas dit
un mot à la douane pour ceux que j'avais, et au
moins j'en aurais. Car ici, il ne faut pas penser
à en acheter, comme je comptais le faire, ils sont
d'un prix épouvantable, sauf les laides
éditions de Naples même...
Heureusement, pour les écus, je suis traité
en ami, en enfant de la maison...
Je partage avec le jeune Marc une grande chambre en
voûte, où quatre commodes, quatre tables
grandes et petites, deux lits, deux fauteuils, une
chiffonnière et beaucoup de chaises, nous laissent
encore fort à notre aise. Mon compagnon a douze
ans, garçon rempli d'intelligence avec un air
dadou, de gros yeux bleus ne regardant rien, vue
basse et louchonne 1.
Mais il est très réfléchi, et joint
une forte mémoire à un jugement
précoce. Il a déjà fait plusieurs
comédies en vers français ; il sait
l'italien, et apprend l'anglais, l'allemand et le latin
à la fois. Je lui enseigne les échecs.
Adieu, très chers parents, je vous embrasse de
coeur.
H. FRÉD. AMIEL.
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1. Marc Monnier, qui deviendra,
après un livre fameux : L'Italie est-elle la
terre des morts ? par où le jeune
écrivain annonçait le risorgimento
poète, dramaturge, traducteur de Goethe,
historien de la littérature, journaliste de grande
classe ; il sera un jour collègue d'Amiel dans
l'Université de Genève, son voisin, son
fidèle ami.
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