Naples, le lundi 3 janvier 1842.
Bien chère tante,
...Et d'abord, pardon à mon oncle, si ce n'est pas
à lui que vont ces lignes. C'est à sa
moitié, à sa moitié féminine,
à celle qui sert le mieux d'intermédiaire
entre les différents rouages du système,
entre mon oncle, mes soeurs et moi, mes cousines et moi,
de près ou de loin, etc. Bref, c'est le soleil
tournant d'où rayonnent les mots, chacun à
leur adresse ; c'est le centre de la roue, d'où
partent, par la tangente, toutes les amitiés que
j'ai à faire, tous les remerciements que j'ai
à envoyer.
Et pour commencer, merci au bon oncle pour la longue
lettre et le récit intéressant qu'il a
daigné me faire, malgré sa vue. Je me suis
transporté avec un plaisir infini dans le tumulte
du 22 novembre ; j'ai compris la marche d'une
révolution, les hourras du dehors, et les longues
clameurs du peuple soulevé ; et au-dedans, la
précipitation, l'angoisse, le trouble, en
entendant les cris sous les fenêtres. J'ai
frémi sur les sottises qui peuvent se faire dans
de pareils moments, sur les articles irréparables
qu'on peut lancer dans le code, dans la charte, quand la
mèche est allumée, et que les
délibérations se font au bruit d'un
ouragan.
Ensuite, merci à toi, chère tante. pour
avoir trouvé, au milieu de tes « affaires
», quelques moments pour ton neveu, tes lettres me
font toujours tant de plaisir, que toutes les fois que tu
pourras m'écrire, je t'en remercierai mille fois.
Tu as eu une idée frappante, sais-tu ? Ce trouble
qui te saisit, quand l'année va t'échapper
et que tu as tant de choses à régler,
comparé au trouble qui saisit celui qui
règle ses derniers comptes, a quelque chose de
solennel qui m'a saisi aussi.
J'aurai aussi quelques petites choses à te dire,
quand je te répondrai plus spécialement;
aujourd'hui, c'est une proclamation
générale, une adresse comme celles de la
Constituante, qui s'adresse un peu à toute la
maison...
Maintenant que j'ai rempli les devoirs de la
reconnaissance, voyons quelques détails sur la
manière dont j'ai perdu mes journées,
puisqu'ici je suis pour cela. D'abord je te dirai que je
me suis retrouvé depuis quelques jours, j'ai
retrouvé mon moi, si tu me permets cette
expression. C'est un plaisir immense. Le moi, c'est la
vie intérieure, c'est la conscience de ce qu'on
fait, le sens de sa vie en un mot. Oh ! quelles
délices de reprendre son assiette, son
individualité, de se sentir vivre
séparément des choses extérieures,
et non pas d'être fondu dans le courant,
d'être emporté par les
événements, par les jours sans se voir
soi-même. C'est fini, je ne suis pas fait pour la
vie extérieure ; c'est la pensée, le calme,
la solitude où je me sens bien. En sortant du
brouhaha, je rentre dans mon domaine. Ce n'est que le
recueillement où je me sens respirer...
Le 31 décembre, à minuit, j'ai eu quelques
idées bien sérieuses. Cette année
1842 verra éclore pour moi bien des choses, ma
majorité, la décision de mon avenir, la
responsabilité de moi-même devant Dieu et
devant les hommes, libre de mon choix, libre de ma
conduite, libre de mes actes civils, libre de mon
patrimoine. Tout cela est bien solennel ; il me semble
que j'entre dans la pleine mer, où l'on n'a que le
ciel et l'eau, où aucun phare ne guide plus,
où l'on peut voguer aux quatre coins de l'espace,
à tous les rumbs de l'horizon. C'est alors qu'il
faut chercher d'autres guides que les fanaux des
côtes, ou que les feux de la montagne. Les
lisières de l'enfance sont tombées ;
l'adolescent doit marcher. Ah ! sur cet océan sans
îles, sur cette mer sans limites, que mille
grâces soient rendues au maître des
tempêtes, je me sens tranquille, j'ai une boussole.
Au moment de me mesurer avec la vie, avant d'avoir la
tête troublée par l'ardeur des manoeuvres,
je rends grâce à Dieu de m'avoir
donné l'idée du beau et du bien, de m'avoir
fait comprendre pourquoi la vie est faite, et de m'avoir
donné d'être chrétien. Je n'ai pas
encore la foi, j'ai encore des doutes, mais j'ai du moins
le besoin, l'instinct de la religion.
Reçois, pour toi et toute ta famille, mes voeux et
mes embrassements.
Ton neveu dévoué,
H. FRÉD. AMIEL.