A CHARLES HEIM (de Naples) - 5 janvier 1842
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Naples, mercredi 5 janvier 1842.

Cher ami,

 

S'il est une chose délicate, c'est de toujours comparer sa position à celle d'autrui, pour se plaindre et envier, et néanmoins, c'est, je crois, un besoin de la nature humaine

Que de toujours se lamenter,

car je suis persuadé que beaucoup de gens à Genève, et peut-être toi-même, me trouvent bien heureux d'être en Italie, tandis que je regrette presque de ne plus être parmi vous, si bien qu'il me prend souvent un ennui poignant de cette vie désoeuvrée, et que je tourne un oeil de regrets vers ces heures ,d'études et de pensée, où l'on se sent vivre, où l'on s'agrandit, où l'on augmente le nombre de ses connaissances, où l'on étend ses facultés. Mais je laisse ces lamentations, car elles sont inutiles, et puis tu dois en être scandalisé.
Il te semble que, sous le ciel de Naples, il ne doit y avoir place que pour l'admiration et le farniente. Tu t'imagines qu'on devient lazzaroni, contemplateur ou dormeur, comme cela, du jour au lendemain. Tu te trompes, on peut l'être par moments. Je puis m'étendre au soleil tout comme un autre, humer la fraîcheur des flots, en écoutant la vague se briser sur le rivage ; mais j'aime encore mieux le soleil de l'imagination ou de l'intelligence, je préfère la vie de l'âme à la vie des pores ; et ici, tout est au désavantage de l'âme et au profit de l'autre.
D'ailleurs, quand je voudrais lutter, je ne le pourrais mes yeux m'interdisent la lecture et le travail, par qui seuls je me transporte dans mon monde favori. Au reste, ce qui me fait bouder ainsi, c'est que, le plus souvent, mes impressions ont été incomplètes, précipitées, commandées pour ainsi dire, et c'est ce que je déteste. Tous les objets qu'on croit voir en courant, nombreux, de suite, et surtout avec un cicerone, me sont devenus haïssables. Je suis lent aux impressions, j'aime les ruminer, m'en empreindre, me les assimiler par une sorte de digestion, car autrement elles ne me laissent que du dépit, du regret et pas un souvenir. Ma mémoire est trop fugace pour retenir ce que je n'ai pas travaillé, buriné et martelé, pour ainsi dire ; elle laisse échapper ce que d'ailleurs je n'ai aucun empressement à retenir, une vision qui a été confuse et indistincte. Cela est vrai des objets d'art, comme des beautés naturelles du paysage. Je ne sais si cela tient à paresse des organes ou à autre chose. Je suis probablement une "lente mâchoire" (Tacite). Toi qui es enfoncé dans l'étude psychologique, tu me diras cela...

Ton ami,

H. F. A.

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris