A FRANÇOIS BORDIER (de Naples) -17-20 janvier 1842
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Naples, 17-20 janvier 1842.


Très cher ami,

Naples, Naples ! que l'imagination est trompeuse ! ce nom seul ne représente-t-il pas à l'esprit un climat enchanté, un ciel sans nuages, où l'oranger et le myrte se disputent de parfums, et se balancent au-dessus des vagues d'azur, qui se brisent à leurs pieds. Eh, mon pauvre Bordier, prends ton parapluie, ton habit imperméable, et viens t'extasier, ami touriste. Nous venons d'avoir quinze jours de pluie continuelle, ciel gris et triste, maison froide et nue, ennui et maussaderie de tous les côtés. Épanouis-toi, touriste, ouvre ton âme radieuse aux influences de ce climat fortuné, baigne-toi dans la volupté, hume la nature par tous tes sens, puis endors-toi sur le sein de la brune déesse (Barbier), ivre de tendresse et de bonheur, Tu verras dans cet état-là, comme il est agréable d'avoir un fiacre pour t'emporter, et un imperméable sur la peau pour te couvrir. Et, pour comble de malheur, hier, jour magnifique, illuminé, j'ai à peine pu me permettre une petite promenade, j'avais le pied encore enflé d'une entorse. Tu vois que les plaisirs ne font pas queue, et qu'on a le temps de se reprendre. Mais enfin, lorsqu'on s'est repris, il y a de beaux jours. Le jour de l'an, par exemple, était splendide. Le dimanche d'hier l'était presque autant, et, par ci par là, il en perce bien quelques-uns. Alors on est payé d'être à Naples. Aujourd'hui, jour doux et ensoleillé, on se croirait à nos fins de septembre, quand le lac envoie ses premières brumes, légères et gracieuses prémices de l'automne, qui donnent aux matinées une beauté mélancolique et qui rappellent, par leur douce langueur, les charmes d'une convalescence. La fin de décembre a aussi été généralement agréable, ou du moins acceptable. Aussi je ne veux pas trop me plaindre...
Lendemain, 18. Je reviens des Studii... Aujourd'hui j'ai visité les bronzes, et la seconde partie des statues antiques... J'y ai vu aussi le scarabée mystique, que j'ai retrouvé sur plusieurs tombes du cimetière anglais de Livourne, rem-blême oriental de la vie, si je ne me trompe, et que Mérimée grave sur l'anneau d'alliance de son héros corse (lis la nouvelle de Colomba). Les symboles m'attirent singulièrement ; j'aime leur mystère, leur sens impénétrable, et leur langage si bref et souvent si profond.
J'ai senti mon coeur battre de sympathie, quand j'ai vu Goethe parler du sens profond d'un cocon suspendu à sa fenêtre (regarde l'Essai de Blaze, et tu retrouveras l'en-droit). Il y a de grands secrets dans les moindres choses, et ceux-là sont les plus inexplorés, car les artistes, et même le petit nombre, sont les seuls qui les sentent et qui les recherchent.
Mercredi 19. J'ai rêvé l'autre nuit à la fin du monde. Je fais des rêves curieux ; ainsi, cette nuit, je lisais un poème latin érotique, dont le titre était Bedat Eryctonia amore, et bedare, que j'ai cherché dans le dictionnaire (toujours en songe), signifiait : être pressuré, pénétré, sens neutre. Tu pourras vérifier dans ton Noël, je n'ai rien ici. C'était de beaux hexamètres, parole d'honneur ! Je compose très bien en rêve, que n'est-ce éveillé ! L'autre nuit, j'ouvrais un volume nouveau, c'était un poème épique français, fait par le fils C., poète mathématicien. L'auteur me le présenta lui-même. C'était un poème mystérieux, contenant le mot de toute chose; quoique poème, il était presque mathématique, et contenait des tableaux synoptiques à chaque chant. C'était humanitaire, c'étaient des formules. Mais je me suis réveillé de joie, avant d'avoir pu le lire. L'émotion m'a tué le plaisir. Plains-moi. Mais je m'en veux d'avoir employé une demi-page à te dire ces bêtises, j'ai laissé aller ma plume sans réflexion, et tu vas t'imaginer par ces rêves que, tout éveillé, je ne m'occupe que de magnifiques pensées. Détrompe-toi. Je ne pense que de loin en loin ; le plus souvent, je m'endors dans la rêverie, dans cette vague atmosphère d'où l'on ne ressort pas avec une idée distincte, mais où les heures ont coulé agréable-ment, et où les impressions ont été douces. L'imagination vous a transporté dans ces royaumes aériens, mais tout a été si fugitif, si insaisissable, que l'oeil ni la mémoire ne se rappellent rien. J'ai eu des heures de découragement, et si j'étais toujours de sang-froid, j'en aurais plus fréquemment encore, car je ne sais ce que je ferai avec ma vue. Puis, tiens, je ne sais non plus ce que je ferai pour ma vocation, pour mon gagne-pain. Je sais bien que faire pour ma propre culture, pour mon agrément et ma satisfaction à moi, j'ai mes projets, mes châteaux en Espagne. Mais pour autrui, j'ignore... Je ne sais absolument pas de langues vivantes ; nous autres, Genevois, nous sommes terriblement mal élevés. A l'étranger, chacun sait plusieurs langues, dessine, fait de la musique. Dans les salons, nous sommes, nous Genevois, imprésentables, stupides, arriérés. Nous n'avons que notre pauvre science, et c'est justement ce dont per-sonne n'a que faire. Je me suis aperçu que j'étais une grosse bête en société, et mille autres découvertes tout aussi encourageantes, dans l'ordre physique, comme dans l'ordre spirituel. Je n'entends absolument rien aux affaires d'argent, et je suis fait pour me ruiner, si jamais j'ai de quoi. En tout cas, je ne suis pas fait pour gagner. Mais c'est de littérature qu'il s'agissait. Pour le moment, je ne suis guère porté qu'en faveur de la création, et la critique me paraît une pauvre chose. C'est quand on ne produit plus qu'on déduit et qu'on analyse. C'est une triste compensation de la perte du génie, que cette nuée de jugeurs qui sondent et dissèquent l'oeuvre sur laquelle ils se sont jetés, et qui portent leurs arrêts là-dessus. Qu'en dis-tu, Bordier, ne vaut-il pas mieux trouver quelque chose de neuf, enfermer des idées sous une forme, faire bien, que dé-montrer qu'un autre fait mal ? « La critique est aisée et l'art est difficile ; » et l'on devrait souvent dire aux aristarques hautains ce vers de Chénier : « Montre ce qu'on peut faire en le faisant toi-même » (L'Invention). Au reste, je te serai obligé de reprendre la question de la chaire, et de la débattre en ami. Mes idées sont très peu arrêtées sur ce sujet ; car je me dandine par ici, me distrayant autant que possible. Je ne puis rien choisir, tant que ma vue ne se raffermira pas ; et je n'ai pu encore faire entrer dans mes plans cette douloureuse donnée, qui pourtant influera énormément sur la solution.
J'espère bien une réponse de ta plume, cher Bordier, et tu permettras à celui que tu as daigné appeler ami, malgré la distance d'âge et de mérite, de t'offrir son adieu le plus affectueux et un coeur qui t'est dévoué.

H. FRÉD. AMIEL.

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris