A CHARLES HEIM (de Bologne) - 4 juillet 1842
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Bologne, le 4 juillet 1842.


Bien cher ami,

...J'en viens à ta lettre.
Tu ne saurais croire le plaisir inouï qu'elle m'a fait. Il n'y a que l'iniquité du format qui m'a blessé. Pourquoi tant te condenser, t'entasser dans cette petite lettre, véritable machine à compression. Pour des lettres comme les tiennes, le port serait-il triple, ne compterait pas. Il y avait un charme dans chaque ligne, une grâce et une poésie toute féminines, et puis la fin, « prions l'un pour l'autre, » m'avait ému aux larmes. Tu as complètement remporté la victoire, quand tu as plaidé pour la nature ; j'aurais été insensible pour elle, que, vue à travers le prisme de ton imagination et de ton style d'amant, elle m'aurait subjugué et enchaîné. Ce n'est pas que ta lettre n'offre rien à relever. Ainsi toute cette charmante agression à propos de mon cachet : Tou-jours d'accord, repose sur une idée fausse. Une devise, mon cher, est beaucoup moins l'indice de ce qu'on est, que de ce qu'on voudrait être. Elle révèle un désir, plus qu'elle ne constate un état. Comme cela nous nous serions entendus, et tu n'aurais pas fait de la modestie mal placée. « C'est la devise des sages, dis-tu, et je ne le suis pas. » Ni moi non plus, mais nous devons tendre à l'être, et c'est pour me rappeler un modèle que j'ai voulu choisir ce cachet. Nous sommes si chancelants, si variables, si faibles, que nous avons besoin de nous entourer d'un rempart, de bons exemples, de belles manières ou de grandes actions ; car nous avons beau être faibles, c'est à la force que nous sommes appelés. La femme est appelée à la résignation, mais l'homme doit y joindre l'énergie. C'est là-dessus que je voudrais encore te cornbattre, cher ami. Tu me développes ton système : souffrir, se résigner, attendre. Sois sûr que ce rôle n'est pas vain. Nous devons retremper nos forces dans la prière, dans la piété, et répéter avec saint Paul à Timothée : « Dieu ne nous a point donné un esprit de timidité, mais un esprit de force." La souffrance doit abattre notre orgueil, épurer nos mobiles, mais non pas nous briser, au contraire. Tâchons d'en ressortir plus purs, comme le phénix qui renaît de ses cendres, plus jeune, plus aérien, et qui oublie sa vieille dépouille pour recommencer sa vie et son vol. L'homme est appelé à vouloir et à agir. C'est à lui qu'on a dit : Aide-toi le premier, et le ciel t'aidera ensuite. C'est là ma conviction intime. Il me semble que tu ne distingues pas assez la vertu requise de l'homme, de celle de la femme. Celle-ci, par sa position sociale, par son avenir, par ses devoirs, est tout entière obligée au dévouement, à l'abnégation, à la tendresse. Souffrir et aimer, c'est là sa tâche sublime et son apanage le plus glorieux. Mais ne crois-tu pas que l'homme doive y joindre quelque chose de plus mâle, de plus nerveux ? La force de la femme est toute de résistance, celle de l'homme est toute d'action. Est-ce assez que de ne pas se laisser emporter par le mal ; ne faut-il pas entraîner les autres vers le bien ?...
A quoi m'a servi mon voyage, t'entends-je me demander ? Ma foi, j'ai de la peine à bien le sentir maintenant, plus tard je le saurai mieux. Néanmoins voici quelques résultats : d'abord, il m'a prouvé que ma vue était gâtée sans remède, ce qui me sort de l'incertitude à ce sujet. 2° Il m'a un peu, comme on dit, formé, c'est-à-dire qu'il m'a ôté de la pudeur, de la niaiserie, du bon et du mauvais ; mais il est loin d'avoir réussi pleinement : ainsi, hauteur pleine d'aisance avec les domestiques, cochers, etc. ; assurance d'airain dans un salon, politesse et galanterie auprès des dames quelconques ; légèreté et indifférence lors des séparations, j'ai excessive-ment peu acquis dans ce genre. 3° Pour l'instruction, il m'a fait connaître les principaux monuments d'art, anciens et modernes, de pays enchanteurs, de lieux pleins de souvenirs ; ceci est un profit incontestable. Je me suis formé le goût en fait de peinture et autres branches du dessin, et j'ai appris beaucoup de noms à moi inconnus auparavant. 4° Pour les rencontres, c'est encore ce qui me laisse beau-coup de souvenirs. J'ai vu des gens de tous pays : Américains, Suédois, Danois, Polonais, Anglais, Allemands, Français, Grecs, à bord de bateaux à vapeur, sans compter les Italiens ; et cette habitude d'une société choisie, noble, instruite, aimable, où les relations sont faciles, sans gêne, où la causerie est assez vive, intime, n'est-ce pas ce qui laisse le moins de regrets, quand on revient chez soi, surtout à Genève, surtout dans notre classe ? Puis, ce qui rend difficile et exigeant, c'est la rencontre de personnes distinguées. Or, j'ai trouvé deux femmes rentrant dans cette classe-là, et qui toutes deux m'ont bien voulu traiter d'ami. Tu vois qu'au fond, je n'ai pas été si mal partagé. Veuille, cher ami, me continuer ta précieuse affection, que je m'efforcerai de mériter toujours mieux.

H. FRÉD. AMIEL.


Il me souvient que tu m'accuses dans ta lettre d'être trop. stoïcien. Mon pauvre ami, combien j'aurais voulu l'être ! La sensualité est tellement éveillée, excitée, tourmentée en Italie, que, pour n'y rien perdre de cette fleur intérieure, de la chasteté de l'âme, il faut une pureté plus grande que la mienne. Non pas que j'aie aucune souillure sur la conscience, non pas, grâce à Dieu, mais j'ai trop entendu de ces choses qui font rougir, trop vu, trop touché au doigt le scepticisme en ces matières, pour ne pas m'en repentir beaucoup. Un pays où les femmes se montrent presque nues (mes hôtesses de Palerme et de Florence), où les chambres à coucher, sur les parois ou les plafonds, sont garnies de nudités lascives, où j'ai souvent abandonné des compagnons à la porte de mauvais lieux, matérialise et brutalise l'amour. Et j'oubliais les musées de cire pour la virginité et les accouchements, les cabinets réservés des peintres ou sculpteurs` infâmes, trouvés à Pompéi dans les boudoirs des daines et des filles publiques ; puis certaines conversations sur les exigences conjugales des Italiennes, etc. Voilà autant de choses qu'il est difficile d'oublier, et quoique on essaie de les refouler dans la sentine de la mémoire, leur fumée revient souvent ternir l'imagination et salir la parole. Je me les reproche d'autant plus que la curiosité va la première, et les remords après.

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris