HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL

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Le journal intime et les écrits personnels d'Amiel
Texte original d'une présentation
à l'Université de Louvain le 5 mars 2004
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MARS 2004
par Louis Vannieuwenborgh
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Texte lu par Louis Vannieuwenborgh
Extraits du Journal intime d'Amiel lus par Patrick MINET


En une heure, approcher Amiel, c'est possible. Patrick Minet lui prêtera sa voix. Nous serons ainsi en contact direct avec Henri-Frédéric Amiel, né à Genève en 1821.

Genève est une ville de province; sur le plan religieux, elle égalait Rome. Lors de la Réforme, elle a été la Rome protestante opposée à la puissante Rome des papes. Ses habitants se sont réfugiés à l'abri de ses remparts contre les attaques de ses voisins catholiques. En 1821, 50.000 citoyens se serraient sur la petite colline à l'ombre de la cathédrale St-Pierre, en bordure du Rhône et sur les rives du lac Léman. L'esprit de la cité avait conservé en partie son ancienne rigueur calviniste. L'université, fondée par Calvin sous le nom d'Académie, avait une renommée européenne. Genève était une pépinière de savants, de classificateurs, de collectionneurs, de critiques. De pédagogues, aussi. La cité exportait dans toute l'Europe ses précepteurs, ses instituteurs, ses institutrices. Mais l'esprit général de la cité, les rapports entre les Genevois étaient d'une tonalité sévère, critique, conformiste. Le contrôle social était pesant. On a pu dire que Genève était un glacier de critique. On y pratiquait la charité, mais pas la bienveillance. Genève était une ville très sur-moïque. Pardonnez-moi d'accumuler ces clichés, mais c'est l'impression que Genève faisait sur Amiel.

A l'inverse, comment ses concitoyens voyaient-ils Amiel? Pour un regard extérieur, qui était-il?

Il était orphelin. L'héritage paternel lui a permis d'étudier, d'abord au Collège de Genève, puis de voyager en Italie et dans l'Europe du nord. Il s'est formé en Allemagne, de 1843 à 1848, dans les universités d'Heidelberg mais surtout de Berlin. Berlin était alors la capitale de la pensée occidentale.

Un mot au sujet de sa formation philosophique. L'époque était celle de l'idéalisme allemand, du romantisme. Très vite et très schématiquement : la philosophie percevait une analogie entre le monde matériel et le monde spirituel. Tout en excluant une Providence, une divinité personnelle, les romantiques croyaient le monde structuré par l'Esprit. Pour Schelling, la nature est l'esprit visible, et l'esprit la nature invisible. Les rapports entre l'univers et, peu importe les mots, Dieu, ou l'Esprit, ou encore l'Ame du Monde, peuvent être mis au jour par la science. Dans cette optique, Amiel sera un observateur précis. Il n'élude pas les aspects déroutants ou choquants de la réalité, notamment en matière sexuelle. Il est réaliste par exigence d'idéalisme. Il est convaincu que l'observation scientifique est indispensable à la compréhension unitaire de l'univers. Cette alliance d'idéalisme et de progrès scientifique avait quelque chose d'électrisant.

Cette conception du monde entraîne trois conséquences que nous retrouverons à chacune des 17.000 pages de son journal intime.
1. Le réel, quelque dérangeant qu'il soit, doit être connu et dit.
2. La pensée doit être sincère. La vérité est le but. On peut se tromper mais non mentir.
3. La morale est première. L'action est subordonnée au bien.

Ces exigences entretiendront la tension entre le réel et l'idéal. Cette tension nous vaut des analyses d'un accent moderne. C'est par là qu'Amiel nous intéresse.

De retour de Berlin, Amiel a intégré la pensée et la méthode de Kant, de Hegel. Il a suivi les cours de Schelling. Du point de vue religieux, il a renoncé à tous les dogmatismes. Face à l'esprit universel, les religions particulières lui apparaissent comme des constructions intégrant, avec plus ou moins de bonheur, les aspirations spirituelles et morales de groupes ou de peuples divers. Il mesure la valeur d'une religion à la qualité de la morale qu'elle prône. Amiel s'est forgé un esprit indépendant.

Sachant cela, on peut comprendre que Genève attendait d'Amiel des recherches, des travaux, des ouvrages dignes du creuset où il s'était formé. Il était considéré comme l'élément le plus brillant de sa génération. Amiel semblait entrer en conquérant dans la vie. Il fut nommé professeur de philosophie à l'Académie. On attendit. Or, Amiel ne produisit rien. De loin en loin, il publiait un bref ouvrage de pensées et de poésie. Il obtenait un succès d'estime mais suscitait surtout l'étonnement en pratiquant ce genre mineur. D'autant plus, qu'à l'occasion de manifestations publiques, mis à contribution par les autorités académiques, il produisait des rapports, des brochures qui frappaient par leur solidité et leur finesse. La vie privée de ce célibataire intriguait. On lui prêtait des maîtresses. La rumeur lui attribuait des enfants naturels. Quand Amiel mourut, assez tôt, en 1881 - il allait avoir 60 ans - ses concitoyens l'avaient jugé depuis longtemps : il n'avait pas fait valoir son talent; il avait été, comme ce personnage d'une nouvelle d'Edith Wharton, un assassin de lui-même, il n'était qu'une noix creuse.

Ils allaient être rapidement détrompés. J'esquisse ici une rapide success-story posthume. Amiel avait légué son journal intime à une amie, Fanny Mercier. Elle consacra ses nuits - le jour elle était institutrice - à copier du journal des extraits choisis. Edmond Scherer, un ami d'Amiel, critique littéraire célèbre à Paris, aida Fanny Mercier à éditer ces fragments du journal. Le premier volume paru déjà fin 1882. Ce fut un succès. Il fut traduit dans plusieurs langues. Du jour au lendemain, Amiel devint une figure de la pensée européenne. Mais il apparaissait sous les traits d'un idéaliste sans contact avec les réalités de la vie, d'un aboulique atteint par la maladie de l'idéal. La génération fin de siècle, décadente et symboliste, s'y reconnut. Il fut utilisé par les psychopathologistes. Ils y découvrirent ce qui confortait leurs théories. Quoi qu'il en soit, le malentendu favorisant le succès, le journal d'Amiel fut un best-seller pendant plus de quarante ans.

En 1921, année du centenaire de sa naissance, parut une édition plus fournie, qui dévoila en partie la vie personnelle et sentimentale d'Amiel. D'autres éditions, de plus en plus complètes, virent le jour après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, en 1976, commença la publication de l'édition intégrale par les éditions L'Age d'Homme à Lausanne. Le dernier volume a paru il y a 11 ans. Le voici.

Nous en parlerons dans un moment.

Revenons à Amiel. Je pourrais schématiser son caractère, énumérer ses points particuliers, etc. Ce serait un exercice bien abstrait et je ne sais s'il serait profitable.

Ecoutons plutôt Amiel. Les notations du journal nous seront immédiatement sensibles.

Commençons par écouter Amiel se présenter lui-même en réagissant au même objet que nous aurons sous les yeux dans quelques instants, c'est-à-dire son portrait, exécuté par un peintre de ses amis alors qu'il avait 31 ans.

De 3 à 8 heures, fait une série de visites; j'étais bien aise de consulter différents goûts sur le portrait noir que Hornung a fait de moi. Unanimité à admirer le travail (contours, modelé, relief, accessoires, yeux et front), unanimité aussi avec des degrés variés à protester contre la vérité de l'expression. Les traits sont exactement étudiés, disait-on (et encore le nez a été sensiblement allongé, ainsi que toute la figure moyenne), mais la physionomie morale est inexacte. Elle exprime la profondeur et la méditation, mais aussi la fatigue et la douleur. Quinze ou même vingt ans de travail et d'épreuves sont nécessaires pour faire ressembler l'original à la copie. En somme on a trouvé que, loin de flatter, ce portrait faisait l'inverse, il trompait sur mon âge, sur mon esprit et sur mon caractère, puisqu'il me donnait de 40 à 55 ans, un esprit courbé sous la pensée, et un caractère d'une austérité incapable de sourire.

Je parais vieux, usé, ravagé et inflexible, a dit l'un; un trappiste, selon l'autre, qui dit à son voisin : Frère, il faut mourir; un homme qui sort de maladie, selon un troisième; qui a perdu femme, enfants et fortune, avis d'un quatrième; qui prémédite le suicide, cinquième opinion. Mes soeurs prétendent que ce portrait les fait pleurer, Mme Latour le trouve funeste à mon mariage et Mme Long a rebroussé d'indignation, sans même le reconnaître. Elles regrettent dans le portrait l'expression fondamentale. - Pour mon compte, j'aime mieux le portrait tracé de moi par Monnier, Jeune et pur, fort et doux, et je crois que celui du peintre, pour être fidèle, aurait dû dire : Elasticité, profondeur, sérénité, et non : Méditation triste. - Force et harmonie, voilà ma devise; tout le côté féminin de ma nature m'a été dérobé; Hornung m'a laissé l'effort, la lutte, la peine, et m'a refusé la récompense, la paix.

Combien de personnes l'ont vu? Seize déjà, dont trois artistes, et pour la plupart les personnes qui me connaissent le mieux. En général les femmes sont les plus mécontentes et cela se comprend. L'impression générale est celle-ci : "Exécution excellente, étude consciencieuse, ressemblance matérielle, mais infidélité d'expression par exagération et exclusisme. Trop âgé, trop fatigué, trop sévère et trop dur."

Ce qui me frappe, en réécoutant ce passage, c'est à quel point Amiel est entouré, intégré dans sa famille, dans son cercle d'amis. Cette abondance d'affections va progressivement se réduire. La cause est à rechercher dans les relations particulières qu'Amiel entretient avec les femmes. A Genève, à cette époque, une vie sociale développée impliquait le mariage. Il favorisait les échanges de visites, etc. Amiel est resté célibataire et, le conformisme de la société genevoise aidant, il n'a pu afficher les nombreuses amitiés féminines qu'il a entretenues tout au long de ses jours.

Abordons-le par ses singularités. Commençons par ses rapports avec les femmes, vous verrez qu'ils sont singuliers. Eclaircissons d'abord un point important, la sexualité. Il ne néglige dans ce domaine ni la réalité ni l'idéal : il analyse, il expérimente, il va nous dire comment.

J'ai étudié entr'autres l'attrait sexuel et je m'y suis abandonné assez pour l'observer et pas assez pour en être entraîné. La virginité, la répudiation de toute maîtresse, sont un obstacle qu'il faut tourner, pour n'être pas ignare dans cet ordre de réalité, qui tient une place si énorme dans la vie générale et particulière.

Je fais comme le prêtre, je me sers d'abord de tous les moyens littéraires, puis de mes yeux, puis de l'expérience et des confidences d'autrui, puis de l'étude intérieure de toutes les tentations, impulsions, désirs ressentis dans le courant de mon existence ou que j'éprouve maintenant. La mémoire, l'observation, l'imagination, la sympathie, l'analyse et la conscience sont chargées de me débarrasser de cette limite, de suppléer la possession, de me faire connaître la femme, sans le libertinage ni le mariage. D'ailleurs entouré de femmes, filles et fillettes dès mon enfance, confident de jeunes personnes, d'épouses et de veuves depuis l'âge de vingt ans, enrichi par les aveux de débauchés de toute couleur et de tout ordre, ayant feuilleté tous les livres qui abordent ce sujet, physiquement, physiologiquement, philosophiquement ou pour caresser les passions, n'ignorant aucune gravure, et ayant parcouru une grande partie de l'Europe et vu des femmes de toutes les races, j'ai accumulé assez de matériaux comparatifs pour éclairer mon intelligence et j'ai eu les sens assez précoces, le tempérament assez ardent et le cœur assez sensible pour compléter cette éducation. Je n'ai pas joui, mais j'ai beaucoup appris et éprouvé; et je sais sans avoir flétri ce que j'étudiais.

Ma curiosité est émoussée et mes sens ne sont point blasés. La dépense musculaire et nerveuse, par la fatigue et la pensée, suffisent à me permettre la continence. D'ailleurs d'immenses et longues pertes depuis l'âge de puberté, longtemps inavouées par pudeur et par conséquent non combattues, m'ont laissé une sorte de faiblesse qui sans doute se traduit par plus de froideur. La continence m'est moins difficile qu'à bien d'autres. C'est une liberté dont je remercie souvent ma nature et celui de qui je la tiens.

A l'heure qu'il est je n'ai pas encore connu de femme, quoiqu'il y ait vingt ans qu'elles m'inspirent des désirs plus ou moins impétueux; mes rêves, en cessant souvent d'être chastes, ont contribué à me permettre de le rester dans la veille. Mais d'autres causes morales (pudeur, timidité, conscience, exemple à donner, horreur de l'hypocrisie, terreur de la maladie, suivant les circonstances) m'ont retenu, protégé, paralysé et sauvé. Je n'ai jamais pu arriver à l'aisance, au naturel dans la volupté, et la conscience puritaine, le sentiment de la honte et du péché, le scrupule monacal, comme si je brisais un vœu sacré, ou commettais un crime, presque un sacrilège, ont toujours interposé entre la femme et moi le glaive de l'archange.

J'ai convoité, j'ai brûlé, j'ai péché, mais j'ai respecté. Je n'ai jamais osé me laisser aller à la passion parce que je n'ai pu m'approuver, ni m'étourdir jusqu'à faire pécher autrui; ce remords-là m'aurait été insupportable. Les larmes d'une victime m'auraient dévoré comme de l'acide sulfurique. L'irréparable et l'irrémissible m'ont toujours épouvanté, et je n'ai jamais eu l'audace de violer ma conscience à l'article du prochain.

Ainsi je retrouve, tout au fond de ma vie et dès mon enfance, le sentiment intense de la responsabilité : je ne me suis jamais entrevu comme nature, c'est-à-dire comme irresponsable, comme guidé par des instincts auxquels je pouvais m'abandonner sans enquête et sans souci, sans scrupule et avec jovialité. La conscience morale m'a tourmenté de bonne heure, et cette conscience a eu dès l'abord son arbre interdit. Tout enfant j'ai découvert le mystère de la sexualité, et tout enfant aussi la honte. La honte n'est que le sentiment du péché. Le sexe m'est donc apparu comme péché, infiniment longtemps avant que j'y pusse voir une volonté de Dieu, le merveilleux secret de la bonne nature.

Cette impression première fut ineffaçable, même à l'époque de l'amour et des passions. La volupté fut pour moi satanique, non céleste; une tentation non un bienfait. Et encore aujourd'hui, même après avoir passé à travers la conscience grecque et orientale, à travers la science et la virilité, à travers les habitudes françaises et italiennes, à travers l'incontinence de mes camarades et de ma génération, je n'oserais m'accorder une maîtresse, et je ne suis pas bien sûr de trouver chaste la couche conjugale.
22.1.1854

A 39 ans, il fait la connaissance d'une jeune veuve. Une veuve est la seule partenaire possible pour accomplir ce genre d'expérience. Il était impensable de compromettre une jeune fille ou une femme mariée. Il saute donc le pas avec Marie Favre, surnommée Philine, et complète sa formation sexuelle.

Mais comment dois-je appeler l'expérience de ce soir? est-ce une déception, est-ce un enivrement? ni l'un ni l'autre. J'ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de ce que l'imagination se figure ou se promet, c'est peu de chose. C'est quasi un seau d'eau fraîche. J'en suis bien aise. Cela m'a refroidi en m'éclairant. La volupté elle-même est aux trois quarts ou plus encore dans le désir, c'est-à-dire dans l'imagination. La poésie vaut infiniment mieux que la réalité. Mais l'intérêt vif de l'expérience est essentiellement intellectuel; je puis enfin raisonner sur la femme sciemment, sans cette demi-niaiserie de l'ignorance, ou cette idéalisation fautive de la pensée, qui m'ont gêné jusqu'ici. Je vois le sexe en entier avec le calme d'un mari, et je sais maintenant que, pour moi du moins, la femme physique n'est presque rien. La moralité de l'histoire, c'est que l'affection, la sympathie, l'attachement d'une femme est bien son tout, et que sa faveur dernière ne grossit pas notablement (et à peine sensiblement) son compte. Quant à la femme même, cela ne m'a pas autant appris que je l'espérais. En dernière analyse, je suis stupéfait de l'insignifiance relative de ce plaisir dont on fait tant de bruit. Je commence même à comprendre ce qui me dépassait, c'est-à-dire comment, avec des femmes à choix, les voluptueux cherchent parfois autre chose.

Mon impression dominante est donc le calme, la liberté. C'est ainsi que j'entre dans ma vie d'homme fait, presque à l'anniversaire de ma naissance. Marie Favre est venue me voir jusque chez moi. Il fallait en finir, pour rentrer dans notre situation normale. La jolie veuve a été comme je l'attendais; et je puis encore mieux maintenant me mettre à la place d'une femme. C'est tout profit.
6.10.1860

La meilleure façon de passer à côté d'Amiel c'est de le juger, de le rejeter en lui opposant nos propres normes de comportement.

La formule de Spinoza, qu'il répétait souvent, lui est applicable : ne pas admirer, ne pas condamner, mais comprendre.

Sa relation avec Marie Favre a été présentée dans un choix de pages du journal, édité sous le titre Philine.

Après cette expérience, qu'il renouvellera au moins une fois...

Patrick ..."avec plus de succès et de simplicité"...

... Amiel renonça à ce genre d'expérimentations. Il avançait des raisons morales. Elles nous apparaissent plutôt comme une rationalisation.

Patrick : "la volupté, même consentie, même fondée sur un entraînement antérieur et moral, même comme offrande volontaire de soi-même, s'appelle encore en style canonique, quand il n'y a pas mariage, péché de la chair ou fornication."

Ce qu'Amiel pratiqua, par contre, et à coeur perdu, ce fut l'amitié féminine sous toutes ses formes : amitié amoureuse, directeur de conscience, confident, confesseur, ce fut un maître de la chose qu'un mot de l'époque appelait : l'amouritié.

Les portraits de femmes sont l'un des attraits du journal d'Amiel. Ils sont innombrables. Cela va d'un croquis d'une connaissance croisée en rue, à la chronique d'une amitié qui s'étend au long des années et dont rendent compte des centaines et des centaines de pages d'analyses, de portraits sensibles et pénétrants.

Voici quelques brefs exemples.

Amiel, en 1867, prenait ses repas dans une pension. Il y avait là quelques amis mais aussi quelques dames, dont une veuve, encore une, d'environ 40 ans. Il la surnomme Patita.

Chacun s'étant retiré, je reste un moment avec Patita. La conversation se prolonge, et la pluie étant survenue, je renonce à toute autre visite. Patita turlupine gaiement la "banquise", mais le sentiment l'emporte. Et l'on finit par me raconter mille choses intimes et même quelques secrets de boudoir et de bain. Son mari avait 32 ans de plus qu'elle, mais l'a aimée passionnément. Le veuvage lui pèse, ou du moins la vie solitaire. Et en effet, elle est hautement organisée pour la tendresse et la volupté. Coeur brûlant, chairs magnifiques, elle brûlerait bien volontiers des cierges sur l'autel de Cypris, et son instinct voudrait rattraper le temps perdu. Enfoncé dans le cercle de ces ardeurs à la Calypso, j'ai eu quelque peine et peut-être quelque mérite à rester calme. Elle a certainement conscience de la double impulsion de sa nature, et s'y complaît. Le tempérament ne domine pas le coeur, mais il ne lui cède en rien. Patita prétend que je sais me faire adorer et pour la troisième fois a voulu rester agenouillée devant son humbre directeur. C'est touchant, émouvant, étrange. Elle avait fait grande toilette, et ses belles épaules nues frémissaient sous une simple dentelle noire. C'est touchant, émouvant, étrange. Si j'étais libre, qui sait si je pourrais résister au vertige, dans l'ombre où l'on m'attire, car enfin les rôles sont intervertis, et quand une femme vous dit avec une langueur chargée d'électricité et d'émotion, je suis bien plus que contente, je suis heureuse, on ne se défend pas sans peine contre la marée des caresses. Du reste, c'est peut-être autant pour l'objet de ses préférences que pour elle-même que Patita fait ainsi les honneurs d'elle-même. Elle voudrait me voir profiter de mes chances, et regrette de me voir faire sottement la petite bouche et la bégueule, dans des circonstances propices et rares.
25-26.6.67

Amiel est troublé, mais non subjugué. Qu'est-ce qui le subjugue? La pensée la plus haute conjuguée avec la féminité. Le jeudi 22 mars 1866, Amiel croise en rue Mme Köckert.

Quelles délices qu'une femme qui a de la pensée, sans en avoir moins de coeur, et de la force, sans rien perdre de sa grâce. J'en ai vu cet après-midi une pareille, la personne de son sexe avec laquelle je trouve le plus profitable ici de converser, et qui pour moi possède une influence électrisante. C'est la femme d'un musicien-négociant, et la mère de trois enfants en bas âge. Du reste fraîche, jolie, svelte, avec des yeux bleus très intelligents et très doux, des cheveux blonds frisottants, une raison haute et calme, une âme courageuse, le vif sentiment de l'idéal, une justesse de goût ravissante, de la distinction et un ardent besoin de vérité. Bref une femme philosophe, dans le noble sens du mot, selon le coeur de Daniel Stern et de George Sand.

Je l'ai arrêtée dans la rue; elle avait du sang à l'angle de ses lèvres charmantes. Pourquoi? elle venait de subir une opération douloureuse. Et là-dessus nous avons entrepris une causerie de 90 minutes, commencée sur un trottoir, puis continuée en promenade et achevée chez elle à Champel. Energie, pénétration, gravité, sincérité, délicatesse, elle réunit tout ce qu'on peut désirer. Tout ce qu'elle dit fait réfléchir; avec elle, les idées affluent, et on se sent vivre spirituellement. De même que jadis nous nous entendions d'une façon surprenante dans l'analyse esthétique des quatuors, nous sympathisons entièrement dans toutes les questions qui ont été touchées aujourd'hui, entre autres l'éducation, le premier des arts.

Que de sagesse et de maturité dans cette tête blonde, et quelle joie de se parler ainsi dans toute la droiture sans réticence d'un esprit s'adressant à un autre esprit! Quel dommage de n'avoir pas pour soeur, pour cousine ou pour compagne, cette femme-là! Etre approuvé par un aussi bon juge serait un stimulant perpétuel.
22.3.66

Amiel va également rencontrer des cas étonnants. Je veux parler d'une réalité qu'il ne soupçonnait pas au départ, mais qu'il va décrire précisément.

Amiel fréquentait la famille de son ami Marcillac, père de plusieurs enfants. Parmi ceux-ci, il y avait petite Loulou. Dès l'âge de cinq ans, elle avait fait d'Amiel l'élu de son coeur. Amiel observe le développement de sa féminité. Voici ce qu'Amiel écrivait à son sujet alors que Loulou avait 9 ans.

Cette enfant de 9 ans me rappelle la vraie façon d'être amoureux. J'en suis presque épris en secret, et je la trouve gentille de la plante des pieds à la racine des cheveux. Je ne me rassasierais pas de ces petits baisers frais de colombe. En suivant les inflexions de son cou, les boucles de sa chevelure, le galbe de tous ses membres, le regard de ses yeux noirs aux longs cils, je la voyais dans dix ans d'ici, je songeais à Hélène éclose de l'œuf du cygne. J'étudiais avec intérêt ma miniature de Vénus qui m'entourait de ses petits bras caressants, et après chaque excursion autour de la chambre revenait se blottir sur ma personne. Dans ce mignon bouton de rose, je retrouvais toute l'histoire de l'amour, les câlineries de la femme, les espiègleries mutines du sentiment. Une foule d'intuitions accessoires (la valeur de la toilette, la signification du baiser, le jeu plus sérieux qu'on ne pense, les folies de l'homme épris, le despotisme de celle qui se sent plaire, les métamorphoses de la jalousie, la manière d'égratigner le cœur d'un amant, la cruauté féroce de la coquetterie, le désir d'absorber en soi, de dévorer tout entier l'objet aimé; le rythme intérieur, universel de la beauté d'un être, et sa puissance ensorcelante; que sais-je encore?) s'éveillaient en moi et se multipliaient comme les ondes circulaires autour de la pierre jetée dans l'eau. Le cœur, sollicité par les sens et l'imagination, écoute mieux cette voix décevante que celle de la conscience et de la raison. Le cœur se moque de nous et la passion se raille de toute notre éloquence. - Rien n'est plus vulnérable à la beauté que le philosophe (après l'ermite). C'est la compensation expiatoire de sa puissance d'analyse.

Le refus, ou l'impossibilité, ou l'interdiction, comme nous le verrons, de se choisir une compagne, éloigna graduellement Amiel de ses amis masculins. Il les consultait sur ses problèmes de coeur, mais ne suivait pas leurs avis.

J'ai des relations agréables avec mes collègues, avec mes anciens camarades, avec d'anciens élèves, mais je n'ai plus d'ami intime, depuis le décès de Charles Heim. Cette place a été occupée par l'affection féminine, depuis vingt-deux ans : Egérie, puis Philine. Maintenant Berthe et Gudule ont seules lu dans mes secrètes pensées, dans mes aspirations ou mes chagrins. Je n'ai pas eu d'autres confidentes, sauf ce journal, bien autrement informé qu'elles, parce que lui peut tout entendre. Des amies demoiselles (et trois des quatre précédentes sont dans ce cas) ne sont amies qu'avec discrétion et sauf un grand domaine réservé. 12.4.76 X, 662

Nous venons d'évoquer la singularité des relations amoureuses d'Amiel. Evoquons à présent sa relation avec le professorat. D'abord, pourquoi le choix du professorat? Les revenus tirés de l'héritage paternel ne lui permettaient qu'une demi-aisance. Quand le pouvoir des conservateurs fut renversé à Genève, des chaires se libérèrent à l'Académie. Amiel posa sa candidature, et fut nommé, après un examen, à la chaire d'esthétique, puis de philosophie. Cette situation correspondait aux études qu'il avait faites à Berlin et lui fournissait l'occasion de mener à bien des travaux personnels. Nous avons vu qu'à cet égard il n'en fut rien.

Amiel a laissé une réputation de professeur qui n'est pas flatteuse. Pour ses étudiants, il était rasoir. Ils l'appelaient "le robinet d'eau tiède". Ils lui reprochaient d'être trop abstrait, de n'être pas assez vivant. Pourquoi?

A Berlin, Amiel avait rencontré le style d'enseignement qui correspondait à son goût pour la connaissance impersonnelle.

Les étudiants sont moins des auditeurs que des secrétaires. Toutes ces têtes, couchées sur leur pupitre, et ces plumes qui courent sur le papier font le pendant naturel de ce professseur qui lit. Le rapport est impersonnel; la pensée parle à la pensée, mais les acteurs ne se voient pas.

A Genève, le professeur Amiel s'inspire de ce modèle. Un jour, il est frappé de retrouver son impersonnalité froide en écoutant, au temple, un ami pasteur monté en chaire.

Excellent esprit, très bonnes choses de détail, mais l'inverse du talent oratoire. D'où provient ce déficit? De l'absence de mise en scène et plus généralement d'une sorte de vague répugnance à entraîner le prochain avec soi. Bouvier rompt toujours les chaînes d'or dès que par hasard elles semblent se former entre l'auditoire et lui-même. Il veut seulement s'acquitter d'un devoir, mais n'obéit pas à l'entraînement de la sympathie. Il prêche comme il aime et comme il parle, avec réserve et sans enthousiasme, avec circonspection et sans élan.

Comme professeur, j'ai la même tendance. J'ai peur de ménager un effet, de préparer une impression et de la soutenir, de tirer parti d'une image, d'une idée; tout cela me paraît à peu près chercher à me faire valoir, ou chercher à plaire, et je ne veux ni l'un ni l'autre. Je ne sens absolument rien entre mon public et moi; et tandis qu'en duo ou trio, dans les rapports individuels, je suis en rapport magnétique ou sympathique très aisément, une assemblée n'est pour moi qu'un vaste réfrigérant et une sorte de chose plutôt hostile, que je n'ai aucune idée de pouvoir échauffer, transporter, animer. Peut-être la myopie physique joue-t-elle ici son rôle. Cette masse sombre et confuse qu'on appelle un auditoire ne me dit rien, ne me rend rien, au contraire, elle m'appauvrit et m'embarasse. D'ailleurs, sauf dans la plus stricte intimité, il m'est difficile de m'épancher le coeur, et l'orateur est celui qui au contraire ose montrer ses émotions et faire partager ses sentiments. La défiance est la mort du talent oratoire, et la défiance est la première impression que me fait l'inconnu. L'éloquence purement didactique est la seule que je puisse me permettre parce que l'exposition d'une vérité ou d'une doctrine est chose neutre, qui laisse à l'écart les personnes, les âmes et les coeurs.
(15.11.1863)

Le jugement négatif sur l'enseignement d'Amiel doit être nuancé. Il a eu affaire de longues années à des étudiants obligatoires que la philosophie n'intéressait guère. Amiel les stigmatisait du nom de "Brotstudenten", qui étudient pour le pain, non pour la connaissance.

Mes auditeurs sont de deux ou trois ans trop jeunes. Baissons, baissons encore le niveau.
9.1.69

Le début et la fin de sa carrière ont été beaucoup plus gratifiants.

Vive satisfaction : achevé mon cours d'été aujourd'hui. Mes étudiants ont applaudi et je me sentais joyeux et soulagé d'arriver au terme. Donné une répétition; nous nous séparons en parfaite harmonie. 29.6.1855.

Une fois privé de cet auditoire sans valeur, les étudiants obligatoires, j'ai été compris, estimé, apprécié.


Citons également un témoin à décharge : Henry James suivit les cours d'Amiel durant quelques mois. Dans sa correspondance avec un ami, l'auteur de Le Tour d'écrou décrit Amiel comme un "grave et doux oracle".



Bien! Le sujet de cet exposé est une présentation d'Amiel. Or, nous n'avons pas présenté Amiel, mais tâché de montrer Amiel par le moyen de son journal. Nous ne saisissons Amiel qu'indirectement, par la lecture directe de son journal. Ce problème théorique restant à l'arrière-plan, non résolu mais signalé, je referme cette brève parenthèse.

Avant d'aborder brièvement la forme et les fonctions de son journal, je vais tenter de vous montrer jusqu'où peut aller la pénétration d'Amiel. Nous venons de voir, par les portraits de ses amies, sa sensibilité psychologique, sa finesse de perception des sentiments, ceux d'autrui et les siens propres.

Je crois cependant qu'Amiel va plus loin que l'introspection, que l'analyse psychologique. Amiel n'était pas égotiste. Il se prenait comme sujet d'observation, faute de mieux, par facilité. Il aurait été piètre étudiant s'il n'avait pas pris à Berlin le réflexe de généraliser ses observations. Bien sûr, Amiel n'a pas songé à fonder une science au départ de ses constatations mais il a découvert des éléments de problèmes ou de sciences à venir.

L'extrait suivant nous décrit une rêverie. Amiel aborde une question discutée après lui, notamment par Valéry : peut-on décrire le courant de conscience en-deçà du langage?

Rêvé longtemps au clair de lune qui noie ma chambre de ses rayons, pleins de mystères confus. L'état d'âme où nous plonge cette lumière fantastique est tellement crépusculaire lui-même que l'analyse y tâtonne et y balbutie. C'est l'indéfini, l'insaisissable, à peu près comme le bruit des flots formés de mille sons mélangés et fondus. C'est le retentissement de tous les désirs insatisfaits de l'âme, de toutes les peines sourdes du coeur, s'unissant dans une sonorité vague, qui expire en vaporeux murmure. Toutes ces plaintes imperceptibles qui n'arrivent pas à la conscience donnent en s'additionnant un résultat, elles traduisent un sentiment de vide et d'aspiration, elles résonnent mélancolie. Dans la jeunesse, ces vibrations éoliennes résonnent espérance : preuve que ces mille accents indiscernables composent bien la note fondamentale de notre être et donnent le timbre de notre situation d'ensemble. Dis-moi ce que tu éprouves dans ta chambrette solitaire, quant la pleine lune t'y visite et que ta lampe est éteinte, et je te dirai ton âge et je saurai si tu es heureux.

Ce rayon lunaire est comme une sonde lumineuse jetée dans le puits de notre vie intérieure et qui nous en laisse entrevoir les profondeurs ignorées. Il nous montre à nous-mêmes et nous fait sentir non pas tant nos laideurs, nos torts et nos fautes, que nos tristesses. - Peut-être que pour d'autres, c'est l'état de la conscience, qui se révèle alors. Cela dépend de la conduite sans doute et des circonstances. L'amoureux, le penseur, l'ambitieux, le coupable, le malade ne sont pas affectés de même.

Pour moi et actuellement que m'apprend sur moi-même ce rayon nocture? que je ne suis pas dans l'ordre et que je n'ai pas de paix véritable, que mon âme n'est qu'un gouffre inquiet, à la fois ténébreux et dévorant, et que je ne suis en règle ni avec la vie ni avec la mort.
4 octobre 1873.

On trouve sous la plume d'Amiel des termes devenus freudiens. Il utilise les mots : Inconscient, refoulement, refoulé, libido. Il reproche par exemple à une amie, Fanny Mercier, qui est moralement très rigide, de ne pas suffisamment tenir compte de l'inconscient.

Le passage suivant, s'il avait été rédigé 30 ans plus tard, aurait pu servir à illustrer la notion de l'inconscient freudien.

L'âme cède à des influences dont elle ne se doute pas. L'inconscient pullule de stimulants inaperçus et de mobiles insaisissables; notre âme n'exerce que le droit de veto et de triage; et cela bien souvent trop tard. La faute est faite; il ne nous reste que la stupeur, l'humiliation et le repentir. Grand Dieu, que nous sommes peu libres, et que notre nature se moque de nos prétentions au gouvernement de nous-mêmes. Comme elle nous berne, et nous joue, grâce aux suggestions, aux prestiges et aux éblouissements dont elle dispose. Nous sommes continuellement faits et refaits; pic, repic et capot, avant d'avoir seulement vu nos cartes, et observé l'adversaire. L'adversaire, c'est notre être obscur, c'est le gnome masqué qui se cache au fond de notre âme raisonnable, c'est l'autre qui est aussi nous. Ce gnome railleur est celui qui pousse, qui trompe, qui sollicite, qui enjôle, qui tente notre Moi, et celui-ci qui règne en théorie est le pantin d'un inconnu. Nous sommes les éditeurs responsables et officiels des oeuvres de quelqu'un qui est en nous sans être nous.
28 mars 1870

Freud dira beaucoup plus tard, en utilisant la même langue métaphorique : "Le moi n'est pas maître dans sa propre maison."

Si Amiel se penche sur ce qu'il appelle, ses abîmes, ce n'est pas sans raison. Guy Besançon, psychiatre, auteur de L'Ecriture de Soi, classe Amiel parmi les dépressifs légers. C'est également mon impression. Sans la stimulation des contacts amicaux, sentimentaux ou sociaux, l'humeur d'Amiel s'assombrit vite. On pourrait citer ici la boutade de Gabriel Matzneff : "je suis trop fragile pour supporter autre chose que le bonheur".

C'est dans ses périodes sombres, presque toujours liées à des événements extérieurs, comme le vide angoissant du début des vacances académiques, qu'il rédige ses pages les plus noires, qu'il juge négativement son journal intime. Ces crises de tristesse peuvent aller jusqu'aux larmes, jusqu'à l'horreur de soi.

Matinée funèbre. J'ai dû subir tous les assauts de mes démons. Tempête de tristesse, résurrection de tout mon passé qui me persécute et m'accable, impression poignante d'une vie perdue, d'une force tarie, de semailles qui n'ont point levé, d'espérances avortées, de négligences, de fautes, de torts, de sottises sans nombre. Mon coeur était de plomb et des larmes brûlantes ont coulé sur mes joues. Désespoir profond. J'aurais préféré ne pas être. Je voyais autour de moi tous ces livres, je tenais entre mes mains des monceaux de notes, notes et livres témoignant d'années et d'années de labeur, de méditation, d'exploration, et tout cela m'était devenu étranger, tout cela était oublié. Tout ce travail avait été stérile. J'étais abîmé de honte et de douleur.
5.7.1874

La tendance dépressive d'Amiel doit nous rendre attentifs à ce qu'il note dans son journal au sujet du suicide. Les notations sont fréquentes. En voici une.

L'autre jour un jardinier bien placé, bien marié, heureux de toute manière, s'est fait sauter la cervelle. Ayant survécu douze heures à la blessure, il a demandé pardon à tout le monde, dit qu'il regrettait sa femme, ses enfants, ses maîtres, la campagne et la vie, et ne comprenait pas ce qu'il avait eu ni ce qu'il avait fait. C'est effrayant. Qui de nous est à l'abri de ces mouvements aveugles et absurdes? Le goût du poison, l'instinct du suicide, l'aversion soudaine de l'existence, la soif de négation et de destruction, la satiété de tout peuvent nous empoigner à l'improviste et nous pousser au gouffre. L'insanité est l'intérieur volcanique de notre être et rien ne nous garantit contre les éruptions de ces folies momentanées. Il est mieux de n'avoir pas d'armes à notre portée et de ne pas aigrir notre système nerveux. Qu'est-ce qui me sépare de l'hypocondrie? peu de choses. Quelques amitiés et la capacité de travail. Deux minces planches entre moi et l'abîme. 19.6.76

Rien dans le journal ne témoigne d'une tentative de passage à l'acte. Ce ne fut pas le cas de quatre de ses proches. Amiel est environné de suicidés : son père, son grand-oncle, son grand-père maternel. Quant à son neveu, suicidaire, il fut interné à vie. Il est vain, je crois, de chercher à savoir s'il y eut dans son cas une influence d'exemple ou d'hérédité. Il y a quelques années, j'étais sur le point d'entamer une discussion sur ce sujet, mais une visite très amusante sur internet m'en a dissuadé en un quart d'heure. Si vous tapez sur Google : suicide hérédité génétique, vous obtenez plusieurs centaines de sites, parmi lesquels de nombreux sites universitaires, qui traitent la question. Les avis sont très partagés, très discutés. Pour ma part, je retiens la formule suivante : l'hérédité incline, elle n'oblige pas.

Nous avons vu que si Amiel souffre, son écriture et son expression restent intactes. Le journal accomplit l'une de ses fonctions, la fonction thérapeutique. Après quelques jours, Amiel, en effet, sort de ses crises sans trop savoir pourquoi. Elles lui semblent alors aussi lointaines qu'incompréhensibles. Cela confirmerait le diagnostic de dépressif léger.

Je rentre dans ma situation morale et mon équilibre nerveux. Je comprends à peine ma désolation morne d'il y a 48 heures. 5.8.74

Nous sommes plongés dans le journal intime d'Amiel depuis près d'une heure.

Pour Amiel, que représente son journal? La fonction d'un journal de 17.000 pages est forcément multiple. Son journal représente le seul endroit où il se sente chez lui. [Projection] Voici le gîte d'Amiel : ces pages remplies de son écriture, tracée par le fin stylet d'un sismographe qui enregistre les phénomènes extérieurs et intérieurs.

Depuis la mort de son père, il avait 13 ans, Amiel n'a jamais habité que chez autrui : chez sa soeur et son beau-frère ou alors en pension. Il est mort dans une pension. Le seul appartement qu'il ait loué lui servait uniquement de bibliothèque et il s'y rendait rarement. Il ne s'y sentait pas chez lui.

Le journal d'Amiel est, forcément, pensons à son volume, à sa durée, hétérogène. J'y vois une sorte de poudding, au sens géologique, un conglomérat.

Qu'y trouve-t-on?

Synchroniquement :

1. Des notations de journal intime "pur" : ce qu'il a fait, ce qu'il a ressenti, ce qu'il a pensé. Cette tripartition est de lui.
2. Des examens de conscience. La visée morale est importante.
3. Un moyen de perfectionnement personnel.
4. Des retours sur l'histoire de sa vie. Ce sont des ébauches de récits autobiographiques. Le journal d'Amiel est à cet égard composite. Les pages sur la sexualité lues par Patrick Minet tout à l'heure en sont un exemple.
5. Des essais d'écriture : pages de critique littéraire, des portraits poussés, des idées, des pensées largement développées. Il y a là une visée littéraire. Amiel a légué son journal à Fanny Mercier. De ses amis et amies, il la savait la plus apte à extraire de son journal les 500 pages qu'il estimait dignes d'être publiées. Ce qu'elle fit.
6. On y trouve également des "Choses vues" au sens du recueil de Victor Hugo.

D'un point de vue diachronique - très schématiquement -, le journal évolue comme suit : dans sa jeunesse, la visée morale et la volonté de perfectionnement personnel l'emportent, tandis que l'observation psychologique caractérise davantage le journal de la maturité.
Il y consignait ses examens de conscience. Ils suppléaient au manque de conseils extérieurs qu'il aurait voulu recevoir de ses parents ou d'amis intimes, dévoués et éclairés. Ce besoin crée le tutoiement. Quand il se fait la leçon, Amiel se tutoie, donc se dédouble. Il a, je crois, inventé le tutoiement au deuxième degré. Je m'explique. Il imagine un personnage extérieur, par exemple l'ombre de sa mère. Ce personnage s'adresse à lui en le tutoyant (prosopopée). Ce n'est plus lui qui se tutoie, c'est l'ombre de sa mère! Ensuite, le personnage ayant terminé son discours, Amiel en revient au tutoiement simple. Il poursuit et, après avoir tracé un tiret, revient au Je et tire la leçon des discours qu'il vient d'entendre. Parfois il discute avec le tu qu'il vient d'abandonner. Il utilise alors des formules du type : "et moi je te dis ceci ou cela, etc. 18.7.52, p. 16 Egérie.

Le journal est aussi son atelier d'écriture. Il a très tôt, après 1.000 pages de journal, constaté qu'il pouvait en extraire des pensées et les publier. Ce qu'il a fait. Il a continué en rédigeant des morceaux qui pouvaient être publiés. La publication d'extraits de son journal dans des revues puis dans un recueil, a influencé ses notes journalières.

Je viens d'entrebaîller la porte de son atelier d'écriture. J'aurais dû ajouter d'écriture en prose. Car Amiel avait un second atelier, dans lequel il ciselait de la poésie. Pendant plusieurs années, autour de la cinquantaine, au moment où le volume de son journal était au plus haut (jusqu'à 800 de ces pages imprimées par an!), Amiel le versifiait en partie.

Amiel se montrait souvent critique envers son journal. J'ai remarqué qu'il se montrait le plus acerbe lors de ses périodes de dépression.

Le mouvement se prouve en marchant et les 17.000 pages d'Amiel montrent son attachement à ses cahiers. Ecoutons, à la faveur d'un incident, quelle est sa réaction spontanée.

A l'éblouissement pénible que j'ai ressenti en ne retrouvant plus le N° 13 de ce Journal, j'ai pu mesurer le chagrin que me ferait la perte de ce manuscrit de 6.000 pages. Ce serait dix-sept ans de vie retranchés à peu près de ma mémoire, car ces feuillets intimes sont presque mes souvenirs eux-mêmes. Qu'un incendie, un déménagement, un accident quelconque m'enlèvent ce coffre, et je me sens diminué dans mon âme, amoindri dans mon être, mutilé, appauvri, dépouillé irrémédiablement. Ceux qui impriment et publient n'ont pas ce danger à craindre. Le meilleur d'eux-mêmes est sauvegardé; ils sont sous la protection publique. Leur vie à pris corps. Elle est invulnérable. Pour moi, je puis être détruit presque tout entier.
20.5.64

Amiel est désormais invulnérable. Son journal est publié intégralement. Il a été tiré à 1.500 exemplaires. Il reste 50 ensembles de 12 volumes chez l'éditeur à Lausanne. 40 exemplaires complets ont disparu dans l'incendie de la réserve des Belles-Lettres.

La publication d'un journal de cette taille est inespérée pour les passionnés d'écrits personnels. C'est ce que je croyais. Actuellement, je pense que ce n'est pas inespéré, c'est proprement miraculeux. La décision d'éditer Amiel a été prise peu après la fin de la période économique des 30 glorieuses. La prospérité de la Suisse était encore intacte. Ce pays a pu consacrer la contrevaleur d'un million trois cent mille euros d'argent public à cette entreprise éditoriale. Le ferait-il encore maintenant?

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