En une heure, approcher Amiel, c'est possible. Patrick Minet
lui prêtera sa voix. Nous serons ainsi en contact
direct avec Henri-Frédéric Amiel, né
à Genève en 1821.
Genève est une ville de province; sur le plan
religieux, elle égalait Rome. Lors de la
Réforme, elle a été la Rome protestante
opposée à la puissante Rome des papes. Ses
habitants se sont réfugiés à l'abri de
ses remparts contre les attaques de ses voisins catholiques.
En 1821, 50.000 citoyens se serraient sur la petite colline
à l'ombre de la cathédrale St-Pierre, en
bordure du Rhône et sur les rives du lac Léman.
L'esprit de la cité avait conservé en partie
son ancienne rigueur calviniste. L'université,
fondée par Calvin sous le nom d'Académie,
avait une renommée européenne. Genève
était une pépinière de savants, de
classificateurs, de collectionneurs, de critiques. De
pédagogues, aussi. La cité exportait dans
toute l'Europe ses précepteurs, ses instituteurs, ses
institutrices. Mais l'esprit général de la
cité, les rapports entre les Genevois étaient
d'une tonalité sévère, critique,
conformiste. Le contrôle social était pesant.
On a pu dire que Genève était un glacier de
critique. On y pratiquait la charité, mais pas la
bienveillance. Genève était une ville
très sur-moïque. Pardonnez-moi d'accumuler ces
clichés, mais c'est l'impression que Genève
faisait sur Amiel.
A l'inverse, comment ses concitoyens voyaient-ils Amiel?
Pour un regard extérieur, qui était-il?
Il était orphelin. L'héritage paternel lui a
permis d'étudier, d'abord au Collège de
Genève, puis de voyager en Italie et dans l'Europe du
nord. Il s'est formé en Allemagne, de 1843 à
1848, dans les universités d'Heidelberg mais surtout
de Berlin. Berlin était alors la capitale de la
pensée occidentale.
Un mot au sujet de sa formation philosophique.
L'époque était celle de l'idéalisme
allemand, du romantisme. Très vite et très
schématiquement : la philosophie percevait une
analogie entre le monde matériel et le monde
spirituel. Tout en excluant une Providence, une
divinité personnelle, les romantiques croyaient le
monde structuré par l'Esprit. Pour Schelling, la
nature est l'esprit visible, et l'esprit la nature
invisible. Les rapports entre l'univers et, peu importe les
mots, Dieu, ou l'Esprit, ou encore l'Ame du Monde, peuvent
être mis au jour par la science. Dans cette optique,
Amiel sera un observateur précis. Il n'élude
pas les aspects déroutants ou choquants de la
réalité, notamment en matière sexuelle.
Il est réaliste par exigence d'idéalisme. Il
est convaincu que l'observation scientifique est
indispensable à la compréhension unitaire de
l'univers. Cette alliance d'idéalisme et de
progrès scientifique avait quelque chose
d'électrisant.
Cette conception du monde entraîne trois
conséquences que nous retrouverons à chacune
des 17.000 pages de son journal intime.
1. Le réel, quelque dérangeant qu'il soit,
doit être connu et dit.
2. La pensée doit être sincère. La
vérité est le but. On peut se tromper mais non
mentir.
3. La morale est première. L'action est
subordonnée au bien.
Ces exigences entretiendront la tension entre le réel
et l'idéal. Cette tension nous vaut des analyses d'un
accent moderne. C'est par là qu'Amiel nous
intéresse.
De retour de Berlin, Amiel a intégré la
pensée et la méthode de Kant, de Hegel. Il a
suivi les cours de Schelling. Du point de vue religieux, il
a renoncé à tous les dogmatismes. Face
à l'esprit universel, les religions
particulières lui apparaissent comme des
constructions intégrant, avec plus ou moins de
bonheur, les aspirations spirituelles et morales de groupes
ou de peuples divers. Il mesure la valeur d'une religion
à la qualité de la morale qu'elle prône.
Amiel s'est forgé un esprit indépendant.
Sachant cela, on peut comprendre que Genève attendait
d'Amiel des recherches, des travaux, des ouvrages dignes du
creuset où il s'était formé. Il
était considéré comme
l'élément le plus brillant de sa
génération. Amiel semblait entrer en
conquérant dans la vie. Il fut nommé
professeur de philosophie à l'Académie. On
attendit. Or, Amiel ne produisit rien. De loin en loin, il
publiait un bref ouvrage de pensées et de
poésie. Il obtenait un succès d'estime mais
suscitait surtout l'étonnement en pratiquant ce genre
mineur. D'autant plus, qu'à l'occasion de
manifestations publiques, mis à contribution par les
autorités académiques, il produisait des
rapports, des brochures qui frappaient par leur
solidité et leur finesse. La vie privée de ce
célibataire intriguait. On lui prêtait des
maîtresses. La rumeur lui attribuait des enfants
naturels. Quand Amiel mourut, assez tôt, en 1881 - il
allait avoir 60 ans - ses concitoyens l'avaient jugé
depuis longtemps : il n'avait pas fait valoir son talent; il
avait été, comme ce personnage d'une nouvelle
d'Edith Wharton, un assassin de lui-même, il
n'était qu'une noix creuse.
Ils allaient être rapidement détrompés.
J'esquisse ici une rapide success-story posthume. Amiel
avait légué son journal intime à une
amie, Fanny Mercier. Elle consacra ses nuits - le jour elle
était institutrice - à copier du journal des
extraits choisis. Edmond Scherer, un ami d'Amiel, critique
littéraire célèbre à Paris, aida
Fanny Mercier à éditer ces fragments du
journal. Le premier volume paru déjà fin 1882.
Ce fut un succès. Il fut traduit dans plusieurs
langues. Du jour au lendemain, Amiel devint une figure de la
pensée européenne. Mais il apparaissait sous
les traits d'un idéaliste sans contact avec les
réalités de la vie, d'un aboulique atteint par
la maladie de l'idéal. La génération
fin de siècle, décadente et symboliste, s'y
reconnut. Il fut utilisé par les psychopathologistes.
Ils y découvrirent ce qui confortait leurs
théories. Quoi qu'il en soit, le malentendu
favorisant le succès, le journal d'Amiel fut un
best-seller pendant plus de quarante ans.
En 1921, année du centenaire de sa naissance, parut
une édition plus fournie, qui dévoila en
partie la vie personnelle et sentimentale d'Amiel. D'autres
éditions, de plus en plus complètes, virent le
jour après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, en
1976, commença la publication de l'édition
intégrale par les éditions L'Age d'Homme
à Lausanne. Le dernier volume a paru il y a 11 ans.
Le voici.
Nous en parlerons dans un moment.
Revenons à Amiel. Je pourrais schématiser son
caractère, énumérer ses points
particuliers, etc. Ce serait un exercice bien abstrait et je
ne sais s'il serait profitable.
Ecoutons plutôt Amiel. Les notations du journal nous
seront immédiatement sensibles.
Commençons par écouter Amiel se
présenter lui-même en réagissant au
même objet que nous aurons sous les yeux dans quelques
instants, c'est-à-dire son portrait,
exécuté par un peintre de ses amis alors qu'il
avait 31 ans.
De 3 à 8 heures, fait une série de visites;
j'étais bien aise de consulter différents
goûts sur le portrait noir que Hornung a fait de moi.
Unanimité à admirer le travail (contours,
modelé, relief, accessoires, yeux et front),
unanimité aussi avec des degrés variés
à protester contre la vérité de
l'expression. Les traits sont exactement
étudiés, disait-on (et encore le nez a
été sensiblement allongé, ainsi que
toute la figure moyenne), mais la physionomie morale est
inexacte. Elle exprime la profondeur et la
méditation, mais aussi la fatigue et la douleur.
Quinze ou même vingt ans de travail et
d'épreuves sont nécessaires pour faire
ressembler l'original à la copie. En somme on a
trouvé que, loin de flatter, ce portrait faisait
l'inverse, il trompait sur mon âge, sur mon esprit et
sur mon caractère, puisqu'il me donnait de 40
à 55 ans, un esprit courbé sous la
pensée, et un caractère d'une
austérité incapable de sourire.
Je parais vieux, usé, ravagé et inflexible, a
dit l'un; un trappiste, selon l'autre, qui dit à son
voisin : Frère, il faut mourir; un homme qui sort de
maladie, selon un troisième; qui a perdu femme,
enfants et fortune, avis d'un quatrième; qui
prémédite le suicide, cinquième
opinion. Mes soeurs prétendent que ce portrait les
fait pleurer, Mme Latour le trouve funeste à mon
mariage et Mme Long a rebroussé d'indignation, sans
même le reconnaître. Elles regrettent dans le
portrait l'expression fondamentale. - Pour mon compte,
j'aime mieux le portrait tracé de moi par Monnier,
Jeune et pur, fort et doux, et je crois que celui du
peintre, pour être fidèle, aurait dû dire
: Elasticité, profondeur,
sérénité, et non : Méditation
triste. - Force et harmonie, voilà ma devise; tout le
côté féminin de ma nature m'a
été dérobé; Hornung m'a
laissé l'effort, la lutte, la peine, et m'a
refusé la récompense, la paix.
Combien de personnes l'ont vu? Seize déjà,
dont trois artistes, et pour la plupart les personnes qui me
connaissent le mieux. En général les femmes
sont les plus mécontentes et cela se comprend.
L'impression générale est celle-ci :
"Exécution excellente, étude consciencieuse,
ressemblance matérielle, mais
infidélité d'expression par exagération
et exclusisme. Trop âgé, trop fatigué,
trop sévère et trop dur."
Ce qui me frappe, en réécoutant ce passage,
c'est à quel point Amiel est entouré,
intégré dans sa famille, dans son cercle
d'amis. Cette abondance d'affections va progressivement se
réduire. La cause est à rechercher dans les
relations particulières qu'Amiel entretient avec les
femmes. A Genève, à cette époque, une
vie sociale développée impliquait le mariage.
Il favorisait les échanges de visites, etc. Amiel est
resté célibataire et, le conformisme de la
société genevoise aidant, il n'a pu afficher
les nombreuses amitiés féminines qu'il a
entretenues tout au long de ses jours.
Abordons-le par ses singularités. Commençons
par ses rapports avec les femmes, vous verrez qu'ils sont
singuliers. Eclaircissons d'abord un point important, la
sexualité. Il ne néglige dans ce domaine ni la
réalité ni l'idéal : il analyse, il
expérimente, il va nous dire comment.
J'ai étudié entr'autres l'attrait sexuel et
je m'y suis abandonné assez pour l'observer et pas
assez pour en être entraîné. La
virginité, la répudiation de toute
maîtresse, sont un obstacle qu'il faut tourner, pour
n'être pas ignare dans cet ordre de
réalité, qui tient une place si énorme
dans la vie générale et
particulière.
Je fais comme le prêtre, je me sers d'abord de tous
les moyens littéraires, puis de mes yeux, puis de
l'expérience et des confidences d'autrui, puis de
l'étude intérieure de toutes les tentations,
impulsions, désirs ressentis dans le courant de mon
existence ou que j'éprouve maintenant. La
mémoire, l'observation, l'imagination, la sympathie,
l'analyse et la conscience sont chargées de me
débarrasser de cette limite, de suppléer la
possession, de me faire connaître la femme, sans le
libertinage ni le mariage. D'ailleurs entouré de
femmes, filles et fillettes dès mon enfance,
confident de jeunes personnes, d'épouses et de veuves
depuis l'âge de vingt ans, enrichi par les aveux de
débauchés de toute couleur et de tout ordre,
ayant feuilleté tous les livres qui abordent ce
sujet, physiquement, physiologiquement, philosophiquement ou
pour caresser les passions, n'ignorant aucune gravure, et
ayant parcouru une grande partie de l'Europe et vu des
femmes de toutes les races, j'ai accumulé assez de
matériaux comparatifs pour éclairer mon
intelligence et j'ai eu les sens assez précoces, le
tempérament assez ardent et le cur assez
sensible pour compléter cette éducation. Je
n'ai pas joui, mais j'ai beaucoup appris et
éprouvé; et je sais sans avoir flétri
ce que j'étudiais.
Ma curiosité est émoussée et mes sens
ne sont point blasés. La dépense musculaire et
nerveuse, par la fatigue et la pensée, suffisent
à me permettre la continence. D'ailleurs d'immenses
et longues pertes depuis l'âge de puberté,
longtemps inavouées par pudeur et par
conséquent non combattues, m'ont laissé une
sorte de faiblesse qui sans doute se traduit par plus de
froideur. La continence m'est moins difficile qu'à
bien d'autres. C'est une liberté dont je remercie
souvent ma nature et celui de qui je la tiens.
A l'heure qu'il est je n'ai pas encore connu de femme,
quoiqu'il y ait vingt ans qu'elles m'inspirent des
désirs plus ou moins impétueux; mes
rêves, en cessant souvent d'être chastes, ont
contribué à me permettre de le rester dans la
veille. Mais d'autres causes morales (pudeur,
timidité, conscience, exemple à donner,
horreur de l'hypocrisie, terreur de la maladie, suivant les
circonstances) m'ont retenu, protégé,
paralysé et sauvé. Je n'ai jamais pu arriver
à l'aisance, au naturel dans la volupté, et la
conscience puritaine, le sentiment de la honte et du
péché, le scrupule monacal, comme si je
brisais un vu sacré, ou commettais un crime,
presque un sacrilège, ont toujours interposé
entre la femme et moi le glaive de l'archange.
J'ai convoité, j'ai brûlé, j'ai
péché, mais j'ai respecté. Je n'ai
jamais osé me laisser aller à la passion parce
que je n'ai pu m'approuver, ni m'étourdir
jusqu'à faire pécher autrui; ce
remords-là m'aurait été insupportable.
Les larmes d'une victime m'auraient dévoré
comme de l'acide sulfurique. L'irréparable et
l'irrémissible m'ont toujours
épouvanté, et je n'ai jamais eu l'audace de
violer ma conscience à l'article du prochain.
Ainsi je retrouve, tout au fond de ma vie et dès mon
enfance, le sentiment intense de la responsabilité :
je ne me suis jamais entrevu comme nature,
c'est-à-dire comme irresponsable, comme guidé
par des instincts auxquels je pouvais m'abandonner sans
enquête et sans souci, sans scrupule et avec
jovialité. La conscience morale m'a tourmenté
de bonne heure, et cette conscience a eu dès l'abord
son arbre interdit. Tout enfant j'ai découvert le
mystère de la sexualité, et tout enfant aussi
la honte. La honte n'est que le sentiment du
péché. Le sexe m'est donc apparu comme
péché, infiniment longtemps avant que j'y
pusse voir une volonté de Dieu, le merveilleux secret
de la bonne nature.
Cette impression première fut ineffaçable,
même à l'époque de l'amour et des
passions. La volupté fut pour moi satanique, non
céleste; une tentation non un bienfait. Et encore
aujourd'hui, même après avoir passé
à travers la conscience grecque et orientale,
à travers la science et la virilité, à
travers les habitudes françaises et italiennes,
à travers l'incontinence de mes camarades et de ma
génération, je n'oserais m'accorder une
maîtresse, et je ne suis pas bien sûr de trouver
chaste la couche conjugale.
22.1.1854
A 39 ans, il fait la connaissance d'une jeune veuve. Une
veuve est la seule partenaire possible pour accomplir ce
genre d'expérience. Il était impensable de
compromettre une jeune fille ou une femme mariée. Il
saute donc le pas avec Marie Favre, surnommée
Philine, et complète sa formation sexuelle.
Mais comment dois-je appeler l'expérience de ce
soir? est-ce une déception, est-ce un enivrement? ni
l'un ni l'autre. J'ai eu pour la première fois une
bonne fortune, et franchement, à côté de
ce que l'imagination se figure ou se promet, c'est peu de
chose. C'est quasi un seau d'eau fraîche. J'en suis
bien aise. Cela m'a refroidi en m'éclairant. La
volupté elle-même est aux trois quarts ou plus
encore dans le désir, c'est-à-dire dans
l'imagination. La poésie vaut infiniment mieux que la
réalité. Mais l'intérêt vif de
l'expérience est essentiellement intellectuel; je
puis enfin raisonner sur la femme sciemment, sans cette
demi-niaiserie de l'ignorance, ou cette idéalisation
fautive de la pensée, qui m'ont gêné
jusqu'ici. Je vois le sexe en entier avec le calme d'un
mari, et je sais maintenant que, pour moi du moins, la femme
physique n'est presque rien. La moralité de
l'histoire, c'est que l'affection, la sympathie,
l'attachement d'une femme est bien son tout, et que sa
faveur dernière ne grossit pas notablement (et
à peine sensiblement) son compte. Quant à la
femme même, cela ne m'a pas autant appris que je
l'espérais. En dernière analyse, je suis
stupéfait de l'insignifiance relative de ce plaisir
dont on fait tant de bruit. Je commence même à
comprendre ce qui me dépassait, c'est-à-dire
comment, avec des femmes à choix, les voluptueux
cherchent parfois autre chose.
Mon impression dominante est donc le calme, la
liberté. C'est ainsi que j'entre dans ma vie d'homme
fait, presque à l'anniversaire de ma naissance. Marie
Favre est venue me voir jusque chez moi. Il fallait en
finir, pour rentrer dans notre situation normale. La jolie
veuve a été comme je l'attendais; et je puis
encore mieux maintenant me mettre à la place d'une
femme. C'est tout profit.
6.10.1860
La meilleure façon de passer à
côté d'Amiel c'est de le juger, de le rejeter
en lui opposant nos propres normes de comportement.
La formule de Spinoza, qu'il répétait souvent,
lui est applicable : ne pas admirer, ne pas condamner, mais
comprendre.
Sa relation avec Marie Favre a été
présentée dans un choix de pages du journal,
édité sous le titre Philine.
Après cette expérience, qu'il renouvellera au
moins une fois...
Patrick ..."avec plus de succès et de
simplicité"...
... Amiel renonça à ce genre
d'expérimentations. Il avançait des raisons
morales. Elles nous apparaissent plutôt comme une
rationalisation.
Patrick : "la volupté, même consentie,
même fondée sur un entraînement
antérieur et moral, même comme offrande
volontaire de soi-même, s'appelle encore en style
canonique, quand il n'y a pas mariage, péché
de la chair ou fornication."
Ce qu'Amiel pratiqua, par contre, et à coeur perdu,
ce fut l'amitié féminine sous toutes ses
formes : amitié amoureuse, directeur de conscience,
confident, confesseur, ce fut un maître de la chose
qu'un mot de l'époque appelait :
l'amouritié.
Les portraits de femmes sont l'un des attraits du journal
d'Amiel. Ils sont innombrables. Cela va d'un croquis d'une
connaissance croisée en rue, à la chronique
d'une amitié qui s'étend au long des
années et dont rendent compte des centaines et des
centaines de pages d'analyses, de portraits sensibles et
pénétrants.
Voici quelques brefs exemples.
Amiel, en 1867, prenait ses repas dans une pension. Il y
avait là quelques amis mais aussi quelques dames,
dont une veuve, encore une, d'environ 40 ans. Il la surnomme
Patita.
Chacun s'étant retiré, je reste un moment
avec Patita. La conversation se prolonge, et la pluie
étant survenue, je renonce à toute autre
visite. Patita turlupine gaiement la "banquise", mais le
sentiment l'emporte. Et l'on finit par me raconter mille
choses intimes et même quelques secrets de boudoir et
de bain. Son mari avait 32 ans de plus qu'elle, mais l'a
aimée passionnément. Le veuvage lui
pèse, ou du moins la vie solitaire. Et en effet, elle
est hautement organisée pour la tendresse et la
volupté. Coeur brûlant, chairs magnifiques,
elle brûlerait bien volontiers des cierges sur l'autel
de Cypris, et son instinct voudrait rattraper le temps
perdu. Enfoncé dans le cercle de ces ardeurs à
la Calypso, j'ai eu quelque peine et peut-être quelque
mérite à rester calme. Elle a certainement
conscience de la double impulsion de sa nature, et s'y
complaît. Le tempérament ne domine pas le
coeur, mais il ne lui cède en rien. Patita
prétend que je sais me faire adorer et pour la
troisième fois a voulu rester agenouillée
devant son humbre directeur. C'est touchant,
émouvant, étrange. Elle avait fait grande
toilette, et ses belles épaules nues
frémissaient sous une simple dentelle noire. C'est
touchant, émouvant, étrange. Si j'étais
libre, qui sait si je pourrais résister au vertige,
dans l'ombre où l'on m'attire, car enfin les
rôles sont intervertis, et quand une femme vous dit
avec une langueur chargée d'électricité
et d'émotion, je suis bien plus que contente, je suis
heureuse, on ne se défend pas sans peine contre la
marée des caresses. Du reste, c'est peut-être
autant pour l'objet de ses préférences que
pour elle-même que Patita fait ainsi les honneurs
d'elle-même. Elle voudrait me voir profiter de mes
chances, et regrette de me voir faire sottement la petite
bouche et la bégueule, dans des circonstances
propices et rares.
25-26.6.67
Amiel est troublé, mais non subjugué.
Qu'est-ce qui le subjugue? La pensée la plus haute
conjuguée avec la féminité. Le jeudi 22
mars 1866, Amiel croise en rue Mme Köckert.
Quelles délices qu'une femme qui a de la
pensée, sans en avoir moins de coeur, et de la force,
sans rien perdre de sa grâce. J'en ai vu cet
après-midi une pareille, la personne de son sexe avec
laquelle je trouve le plus profitable ici de converser, et
qui pour moi possède une influence
électrisante. C'est la femme d'un
musicien-négociant, et la mère de trois
enfants en bas âge. Du reste fraîche, jolie,
svelte, avec des yeux bleus très intelligents et
très doux, des cheveux blonds frisottants, une raison
haute et calme, une âme courageuse, le vif sentiment
de l'idéal, une justesse de goût ravissante, de
la distinction et un ardent besoin de vérité.
Bref une femme philosophe, dans le noble sens du mot, selon
le coeur de Daniel Stern et de George Sand.
Je l'ai arrêtée dans la rue; elle avait du sang
à l'angle de ses lèvres charmantes. Pourquoi?
elle venait de subir une opération douloureuse. Et
là-dessus nous avons entrepris une causerie de 90
minutes, commencée sur un trottoir, puis
continuée en promenade et achevée chez elle
à Champel. Energie, pénétration,
gravité, sincérité, délicatesse,
elle réunit tout ce qu'on peut désirer. Tout
ce qu'elle dit fait réfléchir; avec elle, les
idées affluent, et on se sent vivre spirituellement.
De même que jadis nous nous entendions d'une
façon surprenante dans l'analyse esthétique
des quatuors, nous sympathisons entièrement dans
toutes les questions qui ont été
touchées aujourd'hui, entre autres
l'éducation, le premier des arts.
Que de sagesse et de maturité dans cette tête
blonde, et quelle joie de se parler ainsi dans toute la
droiture sans réticence d'un esprit s'adressant
à un autre esprit! Quel dommage de n'avoir pas pour
soeur, pour cousine ou pour compagne, cette femme-là!
Etre approuvé par un aussi bon juge serait un
stimulant perpétuel.
22.3.66
Amiel va également rencontrer des cas
étonnants. Je veux parler d'une réalité
qu'il ne soupçonnait pas au départ, mais qu'il
va décrire précisément.
Amiel fréquentait la famille de son ami Marcillac,
père de plusieurs enfants. Parmi ceux-ci, il y avait
petite Loulou. Dès l'âge de cinq ans, elle
avait fait d'Amiel l'élu de son coeur. Amiel observe
le développement de sa féminité. Voici
ce qu'Amiel écrivait à son sujet alors que
Loulou avait 9 ans.
Cette enfant de 9 ans me rappelle la vraie façon
d'être amoureux. J'en suis presque épris en
secret, et je la trouve gentille de la plante des pieds
à la racine des cheveux. Je ne me rassasierais pas de
ces petits baisers frais de colombe. En suivant les
inflexions de son cou, les boucles de sa chevelure, le galbe
de tous ses membres, le regard de ses yeux noirs aux longs
cils, je la voyais dans dix ans d'ici, je songeais à
Hélène éclose de l'uf du cygne.
J'étudiais avec intérêt ma miniature de
Vénus qui m'entourait de ses petits bras caressants,
et après chaque excursion autour de la chambre
revenait se blottir sur ma personne. Dans ce mignon bouton
de rose, je retrouvais toute l'histoire de l'amour, les
câlineries de la femme, les espiègleries
mutines du sentiment. Une foule d'intuitions accessoires (la
valeur de la toilette, la signification du baiser, le jeu
plus sérieux qu'on ne pense, les folies de l'homme
épris, le despotisme de celle qui se sent plaire, les
métamorphoses de la jalousie, la manière
d'égratigner le cur d'un amant, la
cruauté féroce de la coquetterie, le
désir d'absorber en soi, de dévorer tout
entier l'objet aimé; le rythme intérieur,
universel de la beauté d'un être, et sa
puissance ensorcelante; que sais-je encore?)
s'éveillaient en moi et se multipliaient comme les
ondes circulaires autour de la pierre jetée dans
l'eau. Le cur, sollicité par les sens et
l'imagination, écoute mieux cette voix
décevante que celle de la conscience et de la raison.
Le cur se moque de nous et la passion se raille de
toute notre éloquence. - Rien n'est plus
vulnérable à la beauté que le
philosophe (après l'ermite). C'est la compensation
expiatoire de sa puissance d'analyse.
Le refus, ou l'impossibilité, ou l'interdiction,
comme nous le verrons, de se choisir une compagne,
éloigna graduellement Amiel de ses amis masculins. Il
les consultait sur ses problèmes de coeur, mais ne
suivait pas leurs avis.
J'ai des relations agréables avec mes
collègues, avec mes anciens camarades, avec d'anciens
élèves, mais je n'ai plus d'ami intime, depuis
le décès de Charles Heim. Cette place a
été occupée par l'affection
féminine, depuis vingt-deux ans : Egérie, puis
Philine. Maintenant Berthe et Gudule ont seules lu dans mes
secrètes pensées, dans mes aspirations ou mes
chagrins. Je n'ai pas eu d'autres confidentes, sauf ce
journal, bien autrement informé qu'elles, parce que
lui peut tout entendre. Des amies demoiselles (et trois des
quatre précédentes sont dans ce cas) ne sont
amies qu'avec discrétion et sauf un grand domaine
réservé. 12.4.76 X, 662
Nous venons d'évoquer la singularité des
relations amoureuses d'Amiel. Evoquons à
présent sa relation avec le professorat. D'abord,
pourquoi le choix du professorat? Les revenus tirés
de l'héritage paternel ne lui permettaient qu'une
demi-aisance. Quand le pouvoir des conservateurs fut
renversé à Genève, des chaires se
libérèrent à l'Académie. Amiel
posa sa candidature, et fut nommé, après un
examen, à la chaire d'esthétique, puis de
philosophie. Cette situation correspondait aux études
qu'il avait faites à Berlin et lui fournissait
l'occasion de mener à bien des travaux personnels.
Nous avons vu qu'à cet égard il n'en fut
rien.
Amiel a laissé une réputation de professeur
qui n'est pas flatteuse. Pour ses étudiants, il
était rasoir. Ils l'appelaient "le robinet d'eau
tiède". Ils lui reprochaient d'être trop
abstrait, de n'être pas assez vivant. Pourquoi?
A Berlin, Amiel avait rencontré le style
d'enseignement qui correspondait à son goût
pour la connaissance impersonnelle.
Les étudiants sont moins des auditeurs que des
secrétaires. Toutes ces têtes, couchées
sur leur pupitre, et ces plumes qui courent sur le papier
font le pendant naturel de ce professseur qui lit. Le
rapport est impersonnel; la pensée parle à la
pensée, mais les acteurs ne se voient pas.
A Genève, le professeur Amiel s'inspire de ce
modèle. Un jour, il est frappé de retrouver
son impersonnalité froide en écoutant, au
temple, un ami pasteur monté en chaire.
Excellent esprit, très bonnes choses de
détail, mais l'inverse du talent oratoire.
D'où provient ce déficit? De l'absence de mise
en scène et plus généralement d'une
sorte de vague répugnance à entraîner le
prochain avec soi. Bouvier rompt toujours les chaînes
d'or dès que par hasard elles semblent se former
entre l'auditoire et lui-même. Il veut seulement
s'acquitter d'un devoir, mais n'obéit pas à
l'entraînement de la sympathie. Il prêche comme
il aime et comme il parle, avec réserve et sans
enthousiasme, avec circonspection et sans élan.
Comme professeur, j'ai la même tendance. J'ai peur de
ménager un effet, de préparer une impression
et de la soutenir, de tirer parti d'une image, d'une
idée; tout cela me paraît à peu
près chercher à me faire valoir, ou chercher
à plaire, et je ne veux ni l'un ni l'autre. Je ne
sens absolument rien entre mon public et moi; et tandis
qu'en duo ou trio, dans les rapports individuels, je suis en
rapport magnétique ou sympathique très
aisément, une assemblée n'est pour moi qu'un
vaste réfrigérant et une sorte de chose
plutôt hostile, que je n'ai aucune idée de
pouvoir échauffer, transporter, animer.
Peut-être la myopie physique joue-t-elle ici son
rôle. Cette masse sombre et confuse qu'on appelle un
auditoire ne me dit rien, ne me rend rien, au contraire,
elle m'appauvrit et m'embarasse. D'ailleurs, sauf dans la
plus stricte intimité, il m'est difficile de
m'épancher le coeur, et l'orateur est celui qui au
contraire ose montrer ses émotions et faire partager
ses sentiments. La défiance est la mort du talent
oratoire, et la défiance est la première
impression que me fait l'inconnu. L'éloquence
purement didactique est la seule que je puisse me permettre
parce que l'exposition d'une vérité ou d'une
doctrine est chose neutre, qui laisse à
l'écart les personnes, les âmes et les
coeurs.
(15.11.1863)
Le jugement négatif sur l'enseignement d'Amiel doit
être nuancé. Il a eu affaire de longues
années à des étudiants obligatoires que
la philosophie n'intéressait guère. Amiel les
stigmatisait du nom de "Brotstudenten", qui étudient
pour le pain, non pour la connaissance.
Mes auditeurs sont de deux ou trois ans trop
jeunes. Baissons, baissons encore le niveau.
9.1.69
Le début et la fin de sa carrière ont
été beaucoup plus gratifiants.
Vive satisfaction : achevé mon cours
d'été aujourd'hui. Mes étudiants ont
applaudi et je me sentais joyeux et soulagé d'arriver
au terme. Donné une répétition; nous
nous séparons en parfaite harmonie. 29.6.1855.
Une fois privé de cet auditoire sans valeur, les
étudiants obligatoires, j'ai été
compris, estimé, apprécié.
Citons également un témoin à
décharge : Henry James suivit les cours d'Amiel
durant quelques mois. Dans sa correspondance avec un ami,
l'auteur de Le Tour d'écrou décrit Amiel comme
un "grave et doux oracle".
Bien! Le sujet de cet exposé est une
présentation d'Amiel. Or, nous n'avons pas
présenté Amiel, mais tâché de
montrer Amiel par le moyen de son journal. Nous ne
saisissons Amiel qu'indirectement, par la lecture directe de
son journal. Ce problème théorique restant
à l'arrière-plan, non résolu mais
signalé, je referme cette brève
parenthèse.
Avant d'aborder brièvement la forme et les fonctions
de son journal, je vais tenter de vous montrer
jusqu'où peut aller la pénétration
d'Amiel. Nous venons de voir, par les portraits de ses
amies, sa sensibilité psychologique, sa finesse de
perception des sentiments, ceux d'autrui et les siens
propres.
Je crois cependant qu'Amiel va plus loin que
l'introspection, que l'analyse psychologique. Amiel
n'était pas égotiste. Il se prenait comme
sujet d'observation, faute de mieux, par facilité. Il
aurait été piètre étudiant s'il
n'avait pas pris à Berlin le réflexe de
généraliser ses observations. Bien sûr,
Amiel n'a pas songé à fonder une science au
départ de ses constatations mais il a
découvert des éléments de
problèmes ou de sciences à venir.
L'extrait suivant nous décrit une rêverie.
Amiel aborde une question discutée après lui,
notamment par Valéry : peut-on décrire le
courant de conscience en-deçà du langage?
Rêvé longtemps au clair de lune qui noie ma
chambre de ses rayons, pleins de mystères confus.
L'état d'âme où nous plonge cette
lumière fantastique est tellement
crépusculaire lui-même que l'analyse y
tâtonne et y balbutie. C'est l'indéfini,
l'insaisissable, à peu près comme le bruit des
flots formés de mille sons mélangés et
fondus. C'est le retentissement de tous les désirs
insatisfaits de l'âme, de toutes les peines sourdes du
coeur, s'unissant dans une sonorité vague, qui expire
en vaporeux murmure. Toutes ces plaintes imperceptibles qui
n'arrivent pas à la conscience donnent en
s'additionnant un résultat, elles traduisent un
sentiment de vide et d'aspiration, elles résonnent
mélancolie. Dans la jeunesse, ces vibrations
éoliennes résonnent espérance : preuve
que ces mille accents indiscernables composent bien la note
fondamentale de notre être et donnent le timbre de
notre situation d'ensemble. Dis-moi ce que tu
éprouves dans ta chambrette solitaire, quant la
pleine lune t'y visite et que ta lampe est éteinte,
et je te dirai ton âge et je saurai si tu es
heureux.
Ce rayon lunaire est comme une sonde lumineuse jetée
dans le puits de notre vie intérieure et qui nous en
laisse entrevoir les profondeurs ignorées. Il nous
montre à nous-mêmes et nous fait sentir non pas
tant nos laideurs, nos torts et nos fautes, que nos
tristesses. - Peut-être que pour d'autres, c'est
l'état de la conscience, qui se révèle
alors. Cela dépend de la conduite sans doute et des
circonstances. L'amoureux, le penseur, l'ambitieux, le
coupable, le malade ne sont pas affectés de
même.
Pour moi et actuellement que m'apprend sur moi-même ce
rayon nocture? que je ne suis pas dans l'ordre et que je
n'ai pas de paix véritable, que mon âme n'est
qu'un gouffre inquiet, à la fois
ténébreux et dévorant, et que je ne
suis en règle ni avec la vie ni avec la mort.
4 octobre 1873.
On trouve sous la plume d'Amiel des termes devenus
freudiens. Il utilise les mots : Inconscient, refoulement,
refoulé, libido. Il reproche par exemple à une
amie, Fanny Mercier, qui est moralement très rigide,
de ne pas suffisamment tenir compte de l'inconscient.
Le passage suivant, s'il avait été
rédigé 30 ans plus tard, aurait pu servir
à illustrer la notion de l'inconscient freudien.
L'âme cède à des influences dont elle
ne se doute pas. L'inconscient pullule de stimulants
inaperçus et de mobiles insaisissables; notre
âme n'exerce que le droit de veto et de triage; et
cela bien souvent trop tard. La faute est faite; il ne nous
reste que la stupeur, l'humiliation et le repentir. Grand
Dieu, que nous sommes peu libres, et que notre nature se
moque de nos prétentions au gouvernement de
nous-mêmes. Comme elle nous berne, et nous joue,
grâce aux suggestions, aux prestiges et aux
éblouissements dont elle dispose. Nous sommes
continuellement faits et refaits; pic, repic et capot, avant
d'avoir seulement vu nos cartes, et observé
l'adversaire. L'adversaire, c'est notre être obscur,
c'est le gnome masqué qui se cache au fond de notre
âme raisonnable, c'est l'autre qui est aussi nous. Ce
gnome railleur est celui qui pousse, qui trompe, qui
sollicite, qui enjôle, qui tente notre Moi, et
celui-ci qui règne en théorie est le pantin
d'un inconnu. Nous sommes les éditeurs responsables
et officiels des oeuvres de quelqu'un qui est en nous sans
être nous.
28 mars 1870
Freud dira beaucoup plus tard, en utilisant la même
langue métaphorique : "Le moi n'est pas maître
dans sa propre maison."
Si Amiel se penche sur ce qu'il appelle, ses abîmes,
ce n'est pas sans raison. Guy Besançon, psychiatre,
auteur de L'Ecriture de Soi, classe Amiel parmi les
dépressifs légers. C'est également mon
impression. Sans la stimulation des contacts amicaux,
sentimentaux ou sociaux, l'humeur d'Amiel s'assombrit vite.
On pourrait citer ici la boutade de Gabriel Matzneff : "je
suis trop fragile pour supporter autre chose que le
bonheur".
C'est dans ses périodes sombres, presque toujours
liées à des événements
extérieurs, comme le vide angoissant du début
des vacances académiques, qu'il rédige ses
pages les plus noires, qu'il juge négativement son
journal intime. Ces crises de tristesse peuvent aller
jusqu'aux larmes, jusqu'à l'horreur de soi.
Matinée funèbre. J'ai dû subir tous
les assauts de mes démons. Tempête de
tristesse, résurrection de tout mon passé qui
me persécute et m'accable, impression poignante d'une
vie perdue, d'une force tarie, de semailles qui n'ont point
levé, d'espérances avortées, de
négligences, de fautes, de torts, de sottises sans
nombre. Mon coeur était de plomb et des larmes
brûlantes ont coulé sur mes joues.
Désespoir profond. J'aurais
préféré ne pas être. Je voyais
autour de moi tous ces livres, je tenais entre mes mains des
monceaux de notes, notes et livres témoignant
d'années et d'années de labeur, de
méditation, d'exploration, et tout cela
m'était devenu étranger, tout cela
était oublié. Tout ce travail avait
été stérile. J'étais
abîmé de honte et de douleur.
5.7.1874
La tendance dépressive d'Amiel doit nous rendre
attentifs à ce qu'il note dans son journal au sujet
du suicide. Les notations sont fréquentes. En voici
une.
L'autre jour un jardinier bien placé, bien
marié, heureux de toute manière, s'est fait
sauter la cervelle. Ayant survécu douze heures
à la blessure, il a demandé pardon à
tout le monde, dit qu'il regrettait sa femme, ses enfants,
ses maîtres, la campagne et la vie, et ne comprenait
pas ce qu'il avait eu ni ce qu'il avait fait. C'est
effrayant. Qui de nous est à l'abri de ces mouvements
aveugles et absurdes? Le goût du poison, l'instinct du
suicide, l'aversion soudaine de l'existence, la soif de
négation et de destruction, la satiété
de tout peuvent nous empoigner à l'improviste et nous
pousser au gouffre. L'insanité est l'intérieur
volcanique de notre être et rien ne nous garantit
contre les éruptions de ces folies
momentanées. Il est mieux de n'avoir pas d'armes
à notre portée et de ne pas aigrir notre
système nerveux. Qu'est-ce qui me sépare de
l'hypocondrie? peu de choses. Quelques amitiés et la
capacité de travail. Deux minces planches entre moi
et l'abîme. 19.6.76
Rien dans le journal ne témoigne d'une tentative de
passage à l'acte. Ce ne fut pas le cas de quatre de
ses proches. Amiel est environné de suicidés :
son père, son grand-oncle, son grand-père
maternel. Quant à son neveu, suicidaire, il fut
interné à vie. Il est vain, je crois, de
chercher à savoir s'il y eut dans son cas une
influence d'exemple ou d'hérédité. Il y
a quelques années, j'étais sur le point
d'entamer une discussion sur ce sujet, mais une visite
très amusante sur internet m'en a dissuadé en
un quart d'heure. Si vous tapez sur Google : suicide
hérédité génétique, vous
obtenez plusieurs centaines de sites, parmi lesquels de
nombreux sites universitaires, qui traitent la question. Les
avis sont très partagés, très
discutés. Pour ma part, je retiens la formule
suivante : l'hérédité incline, elle
n'oblige pas.
Nous avons vu que si Amiel souffre, son écriture et
son expression restent intactes. Le journal accomplit l'une
de ses fonctions, la fonction thérapeutique.
Après quelques jours, Amiel, en effet, sort de ses
crises sans trop savoir pourquoi. Elles lui semblent alors
aussi lointaines qu'incompréhensibles. Cela
confirmerait le diagnostic de dépressif
léger.
Je rentre dans ma situation morale et mon
équilibre nerveux. Je comprends à peine ma
désolation morne d'il y a 48 heures. 5.8.74
Nous sommes plongés dans le journal intime d'Amiel
depuis près d'une heure.
Pour Amiel, que représente son journal? La fonction
d'un journal de 17.000 pages est forcément multiple.
Son journal représente le seul endroit où il
se sente chez lui. [Projection] Voici le gîte
d'Amiel : ces pages remplies de son écriture,
tracée par le fin stylet d'un sismographe qui
enregistre les phénomènes extérieurs et
intérieurs.
Depuis la mort de son père, il avait 13 ans, Amiel
n'a jamais habité que chez autrui : chez sa soeur et
son beau-frère ou alors en pension. Il est mort dans
une pension. Le seul appartement qu'il ait loué lui
servait uniquement de bibliothèque et il s'y rendait
rarement. Il ne s'y sentait pas chez lui.
Le journal d'Amiel est, forcément, pensons à
son volume, à sa durée,
hétérogène. J'y vois une sorte de
poudding, au sens géologique, un
conglomérat.
Qu'y trouve-t-on?
Synchroniquement :
1. Des notations de journal intime "pur" : ce qu'il a fait,
ce qu'il a ressenti, ce qu'il a pensé. Cette
tripartition est de lui.
2. Des examens de conscience. La visée morale est
importante.
3. Un moyen de perfectionnement personnel.
4. Des retours sur l'histoire de sa vie. Ce sont des
ébauches de récits autobiographiques. Le
journal d'Amiel est à cet égard composite. Les
pages sur la sexualité lues par Patrick Minet tout
à l'heure en sont un exemple.
5. Des essais d'écriture : pages de critique
littéraire, des portraits poussés, des
idées, des pensées largement
développées. Il y a là une visée
littéraire. Amiel a légué son journal
à Fanny Mercier. De ses amis et amies, il la savait
la plus apte à extraire de son journal les 500 pages
qu'il estimait dignes d'être publiées. Ce
qu'elle fit.
6. On y trouve également des "Choses vues" au sens du
recueil de Victor Hugo.
D'un point de vue diachronique - très
schématiquement -, le journal évolue comme
suit : dans sa jeunesse, la visée morale et la
volonté de perfectionnement personnel l'emportent,
tandis que l'observation psychologique caractérise
davantage le journal de la maturité.
Il y consignait ses examens de conscience. Ils
suppléaient au manque de conseils extérieurs
qu'il aurait voulu recevoir de ses parents ou d'amis
intimes, dévoués et éclairés. Ce
besoin crée le tutoiement. Quand il se fait la
leçon, Amiel se tutoie, donc se dédouble. Il
a, je crois, inventé le tutoiement au deuxième
degré. Je m'explique. Il imagine un personnage
extérieur, par exemple l'ombre de sa mère. Ce
personnage s'adresse à lui en le tutoyant
(prosopopée). Ce n'est plus lui qui se tutoie, c'est
l'ombre de sa mère! Ensuite, le personnage ayant
terminé son discours, Amiel en revient au tutoiement
simple. Il poursuit et, après avoir tracé un
tiret, revient au Je et tire la leçon des discours
qu'il vient d'entendre. Parfois il discute avec le tu qu'il
vient d'abandonner. Il utilise alors des formules du type :
"et moi je te dis ceci ou cela, etc. 18.7.52, p. 16
Egérie.
Le journal est aussi son atelier d'écriture. Il a
très tôt, après 1.000 pages de journal,
constaté qu'il pouvait en extraire des pensées
et les publier. Ce qu'il a fait. Il a continué en
rédigeant des morceaux qui pouvaient être
publiés. La publication d'extraits de son journal
dans des revues puis dans un recueil, a influencé ses
notes journalières.
Je viens d'entrebaîller la porte de son atelier
d'écriture. J'aurais dû ajouter
d'écriture en prose. Car Amiel avait un second
atelier, dans lequel il ciselait de la poésie.
Pendant plusieurs années, autour de la cinquantaine,
au moment où le volume de son journal était au
plus haut (jusqu'à 800 de ces pages imprimées
par an!), Amiel le versifiait en partie.
Amiel se montrait souvent critique envers son journal. J'ai
remarqué qu'il se montrait le plus acerbe lors de ses
périodes de dépression.
Le mouvement se prouve en marchant et les 17.000 pages
d'Amiel montrent son attachement à ses cahiers.
Ecoutons, à la faveur d'un incident, quelle est sa
réaction spontanée.
A l'éblouissement pénible que j'ai ressenti
en ne retrouvant plus le N° 13 de ce Journal, j'ai pu
mesurer le chagrin que me ferait la perte de ce manuscrit de
6.000 pages. Ce serait dix-sept ans de vie retranchés
à peu près de ma mémoire, car ces
feuillets intimes sont presque mes souvenirs
eux-mêmes. Qu'un incendie, un
déménagement, un accident quelconque
m'enlèvent ce coffre, et je me sens diminué
dans mon âme, amoindri dans mon être,
mutilé, appauvri, dépouillé
irrémédiablement. Ceux qui impriment et
publient n'ont pas ce danger à craindre. Le meilleur
d'eux-mêmes est sauvegardé; ils sont sous la
protection publique. Leur vie à pris corps. Elle est
invulnérable. Pour moi, je puis être
détruit presque tout entier.
20.5.64
Amiel est désormais invulnérable. Son journal
est publié intégralement. Il a
été tiré à 1.500 exemplaires. Il
reste 50 ensembles de 12 volumes chez l'éditeur
à Lausanne. 40 exemplaires complets ont disparu dans
l'incendie de la réserve des Belles-Lettres.
La publication d'un journal de cette taille est
inespérée pour les passionnés
d'écrits personnels. C'est ce que je croyais.
Actuellement, je pense que ce n'est pas
inespéré, c'est proprement miraculeux. La
décision d'éditer Amiel a été
prise peu après la fin de la période
économique des 30 glorieuses. La
prospérité de la Suisse était encore
intacte. Ce pays a pu consacrer la contrevaleur d'un million
trois cent mille euros d'argent public à cette
entreprise éditoriale. Le ferait-il encore
maintenant?
[Questions Réponses]
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