A M. FRÉDÉRIC AMIEL (de Naples) - 1er février 1842
lettre précédente < - > lettre suivante

Naples, le 1er février 1842.


Mon cher et digne oncle,

Je suis heureux de pouvoir rassurer ton coeur sur mes goûts pour la dissipation et sur les dangers de Naples, avec "ses éblouissements, son luxe, ses beautés" (je te cite textuellement). Il faut avouer que l'imagination a furieusement galopé, et que tu t'es, par intérêt pour ton pupille, donné beaucoup de mal en pure perte. Non, mon cher oncle, toutes ces craintes sont chimériques, et pour deux raisons : la première, que le monde ne m'a pas ouvert ses bras, la seconde que je ne les ai pas cherchés... Donc, je n'ai eu ni bals, ni présentations, ni éblouissements, ni luxe, ni beautés à redouter pour ma candeur ; tu peux donc te calmer. D'ailleurs, tu m'as mal connu, si tu crois que ce brouhaha vide d'âme et de pensée, que ces échanges cérémonieux de mensonges, de phrases galantes et de gentillesses, me tentent beaucoup. Je t'avouerai en confidence que la seule maison où j'aie été présenté, celle du consul de Lucques, où l'on reçoit vicomtes, ducs et duchesses, parce que la maîtresse est française et aimable, m'a tellement séduit que j'y suis allé cieux fois en tout, tant je craignais de bâiller. Tu ne me passerais ces velléités mondaines que si je me destinais « à la haute administration, à la carrière politique ». Mais, je t'en prie, as-tu écrit cela sans rire ? La haute administration dans notre petite famille genevoise, la carrière politique avec ses grandeurs, ses orages, son immense flux et reflux, dans notre pièce d'eau tranquille et paisible ? mon Dieu, craindrais-tu une tempête sur la grande mer, attends au moins qu'on n'y patine plus. Quand on est hors de Genève, nos grandeurs apparaissent en des proportions singulièrement mignonnes, et nos honneurs sont furieuse-ment rassurants. Va, ne crains rien, non plus sur ce point. Et puis, ce n'est pas ma vocation. Si tu pensais à la poli-tique ou à l'administration en France, quand tu écrivais ces lignes, tu n'as donc pas davantage à craindre, mes derniers mots seront une réponse satisfaisante. Mes goûts sont pour l'étude, la pensée, la retraite. Les champs, des livres, ma plume ; l'étude du coeur humain, des mystères de la nature, des mystères de la science, des mystères de notre destinée, voilà ce que je voudrais être mon domaine. Il n'est encore que trop large, mais au moins ne contient-il pas ce qui te fait peur, la dissipation, le luxe, le bruit, le besoin des plaisirs bruyants, quelquefois coupables, et de tout le bonheur que le monde promet, sans le tenir. Ainsi mes goûts sont arrêtés, connus ; et tu ne te tourmenteras pas, si je vais jamais dans le monde. Cela sera, comme tu l'as dit, par expérimentation, par étude. Ce sera même pour mieux que cela, pour remède à plusieurs défauts que j'ai, et loin d'en tirer du mal, j'espère en tirer du bien. Puis, il y a de l'étroitesse, du puritanisme envieux et mesquin, à juger le monde comme nous le faisons, de haut en bas, sans l'en-tendre et sans le connaître. Cette partialité me déplaît. Il faut être juste, il faut tout écouter, simplement se faire une retraite en soi, un lieu fort, où n'atteignent pas le doute et le scepticisme, et du haut duquel on juge tout froidement. Le monde est ce qu'il est. On ne doit le faire ni plus pur ni plus diable qu'il n'est, et pour s'en tenir au juste point, il faut le voir et le toucher du doigt.
J'ai résolu d'être catégorique, et j'ai noté les points nombreux sur lesquels je veux te répondre, et si je ne craignais de trop m'étendre, je chercherais à t'exprimer tout l'attendrissement que m'a causé le tien, bon oncle, à propos de ce fragile souvenir de ma mère, de cette étroite page, où vivent toute la tendresse et la douceur de notre Caroline, et où palpitent les dernières preuves de son amour pour son pauvre premier-né 1... L'espèce de joie résignée que peignent les dernières lignes, cet avenir qu'elle se traçait si heureux et si doux, au milieu de « ses chers enfants, qui, dit-elle, redoubleront, j'espère, de zèle et de bonté auprès de moi pour me faire oublier mes maux, » prend quelque chose de déchirant, quand on songe qu'elle n'a survécu que trois mois à ces mélancoliques paroles. L'ange terrestre est devenu un ange du ciel, et pour elle, Dieu a mieux réalisé l'avenir, qu'elle n'osait l'écrire ; ce n'est que pour nous... Mais on sent trop tard tout cela...
La phrase touchante où tu me rappelles toutes les femmes excellentes que nous avons eues dans notre famille, en y ajoutant des voeux pour la continuation de ce bonheur en ma personne, m'a frappé par la coïncidence de ces paroles avec ce que je disais l'autre jour à un homme qui refuse de se marier, par la rareté dés femmes qui rendent la vie plus douce. Je lui disais justement qu'il pouvait espérer, sans témérité, d'en trouver une, puisque toutes celles que j'avais connues autour de moi ont reçu ce témoignage de leurs époux, qu'elles avaient été de bonnes mères de famille, et qu'enfin nous n'avions pas un don particulier, ni le monopole en ce genre.
Madame Charbonnier, dont je t'ai déjà dit le nom, est une femme distinguée à tous égards, par l'éducation et par la culture du coeur. Les plus belles heures que j'ai passées à Naples, c'est dans quelques conversations où elle m'a raconté sa vie, où nous avons parlé avec abandon, intimité même. La sympathie établit vite l'amitié. D'ailleurs, elle a beaucoup souffert, et j'ai beaucoup rêvassé. Nous causons des heures. Elle peint parfaitement la miniature, et va se servir de son talent. Au sortir d'une vie brillante, après d'affreux revers de fortune, les voici à Naples cherchant du travail. Le courage modeste de ces gens-là m'a donné de l'admiration, et il y a quatre jeunes enfants !...

Ton neveu affectionné,

FRITZ.



 

1. L' « étroite page, » le mélancolique billet de Caroline Amiel à son fils, en date du 1er septembre 1832, celui-ci l'avait pieusement conservé : « Oui, mon cher petit, je ferai « tout mon possible » pour me guérir, mais il n'est pas toujours en notre pouvoir de recouvrer la santé, tu sais que c'est Dieu qui nous fait jouir de ces biens, adressons-nous donc à lui, comme tu fais très bien, mon enfant, et si c'est sa volonté, nous serons tous bien heureux »... Elle vécut trois mois encore.
Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris