Naples, mardi 22 février 1842.
Mon cher docteur,
...Je t'ai écrit là, à tout hasard,
et je crains d'avoir abusé de la permission. Tu
t'attendais à quelque chose de magnifique.
Mais un reclus est peu gai, peu poétique, peu
digne de toi, et c'est à l'ami, et non au
poète, que je m'adresse. Aujourd'hui les
rôles sont retournés, je ne puis rien te
donner, donne-moi au contraire. Je ne t'apporte ni style,
ni éclat, ni amusement ; apporte-moi indulgence,
sympathie, amitié. Tu seras bon, et je serai
heureux, cela doit t'arranger des deux
côtés...
Comme je loge sur un quai, je vais souvent le matin
m'étendre sur le rivage, regarder les
pêcheurs, les vagues, et, le ventre au soleil
comme la nymphe antique, gober la vie du lazzaroni.
Ou bien je fais des ricochets, comme Scipion l'Africain
avec son ami Lélius, et j'ai même acquis une
dextérité à cet exercice qui me
ferait défier tous les Ro-mains ensemble.
...A propos de vers, Blanvalet m'en a lu de bien beaux,
qu'il publiera l'hiver prochain. La Rencontre, Au bal,
La prière du siècle, l'Idole surtout,
m'ont paru remarquables. Cela m'a fait rêver
plusieurs nuits. Mais je n'ai encore rien fait, je ne
suis pas assez bien, et peut-être plus capable.
M'en voudrez-vous, cher docteur, de ne vous avoir
pas dit un mot de politique ? D'abord c'est par
compassion pour vous, qui devez en avoir les oreilles
tympanisées, et un peu aussi par prudence pour
moi, pour ne pas dire de sottises, car à cette
distance, entendant à peine, même les jours
de bon vent, des hurlements lointains, je ne saurais trop
porter de jugement sur cette poussière qui
poudroie, sur ce tour-billon confus dans lequel les
bonnes têtes elles-mêmes (au nombre
desquelles je ne me range pas) sont peut-être
embarrassées. Dans quel parti se range ta bonne
tête ? Que penses-tu de tout cela ? Es-tu radical,
libéral, brutal, modéré, montagnard
? Ventre, panse, gauche ou droite ? Pendeur ou pendu ?
Aristocrate ou démocrate ? Démêle un
peu mes idées sur tout cela, mais en peu de mots,
si tu veux m'occuper de ces sujets. Cela
m'intéresserait fort peu en France, mais dans ma
patrie, cela me touche. On dit ici que les troupes
fédérales occupent Genève pour
réprimer les anarchistes, qu'il est tombé
trente pouces de neige, que l'hiver rugit en
possédé. Pourvu que tout cela
n'amène pas la faim dans beaucoup de familles
!
Explique-moi aussi la position que prennent tes
coreligionnaires, la question de l'Église et de
l'Etat, etc. Quoique j'aie fait la petite bouche hier, je
t'assure que tout cela m'intéresse vivement.
J'aimerais reconnaître mon Genève quand j'y
reviendrai. Ainsi ne te gêne pas. Fais des phrases
aussi concises, aussi profondes que tu voudras. Comme je
n'ai rien à faire, j'ai tout le temps d'être
scoliaste. Adieu, cher Vuÿ, au revoir.
H. F. AMIEL.
Ce que je vois de plus malheureux à nos agitations
poli-tiques, c'est que, loin de nous conduire au repos,
elles nous en enlèveront pour longtemps le bonheur
et le calme ; non pas qu'elles n'amènent de
véritables améliorations, mais elles
créent une attente très supérieure
au résultat possible, et laissent ainsi dans un
peuple un ferment d'inquiétude, de
mécontentement et de défiance, qui ont
empiré sa situation. Triste gain que le mieux! La
perfection serait à peine assez.