Rome, le 22 mars 1842.
Chère Madame,
Il y aurait de moi beaucoup d'audace à commencer
cette correspondance, si je ne connaissais de vous que
les qualités de l'esprit, car vous avez le droit
d'être difficile ; mais je vous ai approchée
d'assez près pour reprendre courage et
j'espère que l'indulgence de l'amitié et la
bonté de coeur me serviront d'égide
auprès de vous. Le lointain, en amitié
comme en peinture, flatte souvent. C'est là mon
cas., Je perdrai certainement de mes proportions à
sortir de mon demi-jour, mais si ma vanité doit
craindre, mon coeur doit y gagner. J'ai souvent
réfléchi au hasard de notre connais, sauce,
et j'ai toujours trouvé une balance curieuse, que
le, sort semblait arranger exprès: quand j'ai
rencontré des] femmes dépourvues de ce
qui, à mes yeux, fait leur mérite,
mérite moral bien entendu, et que, par
dégoût ou tristesse,' je laissais
décolorer et assombrir cet idéal que nous
portons toujours dans notre âme, alors, toujours,
pour le relever,. il m'a été
présenté quelque nature plus belle, plus
grande, quelque âme distinguée, en sorte que
je ne suis, grâce au ciel, pas encore
désillusionné. Vous voyez que je dois user
des biens de la fortune, et profiter avec ardeur de la
voie qui me reste, pour continuer une relation, dirai-je
une-amitié, qui, permettez-moi de vous le dire,
m'a procuré mes plus douces heures à
Naples, et m'en procurera d'autres, je l'espère.
J'hésite d'autant moins, que si quelqu'un doit y
perdre, comme je vous le disais, c'est plutôt vous
que moi.
Vous ne sauriez vous imaginer quel plaisir m'ont
causé` ces quelques entretiens, trop rares, dont
vous ne vous souvenez peut-être pas même.
Simplicité, abandon, épanche-ment, il y
avait tout ce qui me charme le plus, et ce qu'il y a de
curieux, si une seule des choses qui concouraient
à composer ce charme eût manqué, tout
aurait été détruit. Si, par exemple,
étant la même, vous eussiez
été grande daine, la gêne, le respect
eussent glacé cette causerie intime. Si, ayant
tous vos talents, il vous eût manqué la
réflexion du coeur, l'analyse intérieure,
vous n'auriez pu me faire participer à une foule
de remarques du plus grand intérêt. Il n'y a
pas jusqu'à la sainte espérance,
jusqu'à la foi chrétienne, pour moi un des
éléments essentiels de la femme
d'élite, qui n'ait été pour quelque
chose dans la vive sympathie que vous m'avez
inspirée. Tout cela, je puis l'avouer, sans
blesser personne; je pense, et sans passer les bornes du
respect.
Je devais vous écrire de Rome, et vous vous
attendiez peut-être à quelque description.
Cela viendra plus tard, si cela vous intéresse.
Mais je n'ai pu tenir plus longtemps : surtout, deux mots
que vous avez ajoutés à vos adieux m'ont
étrangement préoccupé. Je n'ai pu
deviner, je l'avoue ; je n'ai pu percer le mystère
dont étaient enveloppées ces quelques
paroles. « Mais la plume et l'encre ne sont pas
mortes, » avez-vous dit, et j'attends avec
impatience que vous souleviez le voile. Est-ce sur moi ?
est-ce sur vous ? Si j'en crois mon pressentiment, je
m'arrêterais à la première
hypothèse. Au fait, je suis bien aise que nous
n'ayons pu en parler chez M. Monnier, et j'aime mieux une
lettre qu'un tiers.
Les vingt vers que vous m'avez écrits au crayon
sur cette petite feuille de vélin, sont
admirablement trouvés, et quand je pense que vous
me reprochiez la tranche dorée de cette feuille,
je regrette de ne l'avoir pas eue dorée toute
entière.
Mon coeur, libre aujourd'hui,
demain peut ne plus l'être,
vers tombé de la plume, comme la pensée
a jailli du coeur, vers plein et
irréprochable.
De ce combat du coeur mon
âme est oppressée,
et surtout peut-être les cinq suivants :
Te le dirai-je enfin, un
mortel préféré
Me prodiguant ses soins, aspire à ma tendresse.
J'ai rencontré des yeux pleins d'une douce
ivresse.
Je crains déjà, je crains le pouvoir
d'un soupir,
Et je sais une voix qui me fait tressaillir.
Mais parler d'une chose sentie comme d'un objet d'art,
m'a toujours fait un effet pénible. C'est profaner
le senti-ment, que de le faire comparaître,
l'analyser, le juger froidement. On doit sympathiser, et
non faire le connaisseur.; C'est la même impression
désagréable que me font les
appréciations critiques d'un sermon, d'un
élan du coeur, ou del tout ce qui lui
ressemble.
La véritable semaine sainte commence seulement le
23,a c'est-à-dire demain mercredi. Hier et
aujourd'hui, niente Dimanche passé, la
bénédiction des palmes. Jeudi et dimanche
prochains, la fameuse bénédiction Urbi et
Orbi, Vendredi, le lavement des pieds ; pendant trois
jours suc cessivement, le Miserere. Voilà le
programme. Je vous parlerai plus tard de
l'exécution. J'ai déjà vu deux fois
1 Pape de fort près : vieillard
vénérable, qui m'a béni comme tout
le monde, mais sorte de poupée à
cérémonie, qu'on promène et qu'on
montre, qui s'appelle le Vicaire du Christ et autour de
qui chantent les enfants de choeur. C'est là le
Pape...
Je loge dans une excellente famille, l'avocat Ciabatta Le
fils est la plus charmante tête que j'aie encore
vue, le plus beau garçon de Rome, dit-on. La
fille, de vingt quatre ans, n'est pas plus mal. Elle m'a
joliment battu ma première partie d'échecs,
et je me suis beaucoup appliqué pour lui gagner
les deux suivantes. Ils sont tous deux très bons
musiciens, et chantent demain dans le Stabal mat de
Rossini, nouveauté à la vogue. A Rome, on
exécute e société jusqu'à des
opéras complets, tant les amateurs sont nombreux.
Mon jeune homme est architecte, et par. prochainement
pour Pétersbourg.
J'espère, Madame, que vous daignerez ajouter des
no velles de votre famille, à la solution
mystérieuse que j'attends. Je m'intéresse
à tout ce qui vous intéresse, et
j'apprendrai avec le plus grand plaisir la fin de vos
ennuis, si vous me croyez digne de m'en informer. Je
suis, Madame, de vous et de M. Charbonnier
Le très humble et très
dévoué serviteur,
H.FRÉD. AMIEL.
P. S. Tandis que je vous écris, je
retrouve dans mon sous-main une pensée de
Jean-Paul, qui vous confirmera dans votre système
d'éducation. La voici : « En éducation
comme en gouvernement, ce n'est point la grandeur mais
l'irrévocabilité des peines, qui en fait la
puissance. » Jean-Paul est le plus difficile, le
plus profond, le plus bizarre des écrivains
allemands.
En voici deux autres, l'une pour vos enfants, l'autre
pour vous. I. « Ce n'est point pour le
présent que l'on doit former l'enfance, mais pour
l'avenir. » II. « Les sentiments sont
des étoiles, qui ne brillent que sur un ciel
serein, mais la raison est la boussole qui dirige la
marche du navire, lorsque celles-ci sont cachées
et ne brillent plus. »