A MADAME AMIEL-JOLY (de Rome) - 29 mars 1842
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Rome, le 29 mars 1842.


Ma chère tante,

D'après ma dernière, datée de Naples, vous me savez à Rome depuis le 17 courant au soir. J'ai laissé plusieurs amis à Naples, et ce n'est pas sans regret que je les ai quittés. M. R., pasteur allemand, M. J., pasteur français, on plutôt suisse et genevois ; Blanvalet et Viollier, autres compatriotes ; trois artistes, MM. Dun et Comte, miniaturistes, et Götzlof, saxon, paysagiste ; enfin madame Charbonnier, femme remarquable, que j'ai approchée d'assez près pour apprécier son dévouement et ses qualités morales, en même temps que ses talents brillants, et qui cache tout cela sous un extérieur peu apparent, et presque sous une timidité innée. Née dans une position sociale élevée, ayant tenu un rang, douée de besoins artistiques presque violents, personne ne se douterait de l'état de résignation, de compression de ses talents, de renonce-ment à tous ses désirs, où elle se trouve aujourd'hui ; et à l'aisance modeste avec laquelle elle sait être mère de famille, femme de ménage pour ainsi dire, on ne croirait pas combien de chagrins il y a là-dessous. Comme tu comprends, cela m'a attaché, j'ai suivi avec intérêt cette destinée, et j'y ai trouvé un utile et touchant enseignement. Il est toujours bon de voir des exemples pareils, de voir des catastrophes supportées avec courage, ce sont des souvenirs où l'on peut trouver ensuite de la force. Surtout ces renoncements à des espérances intellectuelles tombent à plomb sur moi, qui en ai si peu, et qui en aurai peut-être prochaiment besoin. Un soir que nous parlions phrénologie (tu sais les développements du crâne, les bosses), par curiosité elle me demanda aussi son horoscope phrénologique. Je lui trouvai la faculté du beau, et celle de la vénération, remarquablement développées. C'est toute son histoire : sentiment artistique et sentiment moral ; adoration des beaux arts, adoration de son père (comme madame de Staël), vénération de Dieu ; avec cela, tout le reste se supplée et se comprend, on la connaît suffisamment. Dans un milieu favorable, dans une atmosphère un peu analogue à celle de madame de Staël, elle aurait certainement joué un rôle, et se serait peut-être fait un nom. Elle a les mêmes qualités développées à un haut degré. En tout cas, musique, peinture, style, instruction même (italien, anglais, allemand, latin, botanique, lectures nombreuses et bien choisies), voilà un beau fond pour une femme. J'ai lu d'elle des cahiers de vers, qu'elle a fait sans culture et sans direction, car les premiers ont toutes les fautes des débutants, vers français et italiens. J'ai vu d'elle des copies de grands maîtres, au crayon noir, qu'on a arrêtées à la douane de Naples, comme étant des gravures. J'ai vu d'elle, sur ivoire, une Agar qui a eu la médaille au concours de Milan. Pour la musique, elle a pu chanter avec Nourrit, dans un opéra pour les pauvres, sur le théâtre ; elle a une belle voix de contralto, et m'a chanté quelquefois des romances, ou des morceaux sévères, pour m'amuser et à ma demande. Tu peux croire qu'une personne qui joint à cela de la réflexion, qui a souffert et qui a profité de la souffrance, doit avoir une conversation attachante. Surtout au sortir de la frivolité ou de l'esprit d'un salon, cela me faisait un plaisir infini de rentrer dans du sérieux, dans du senti.
...Toute la journée suivante, sur la route de Rome, fut magnifique. Un ciel admirablement clair colorait un paysage verdoyant et assez agréable. A Frosinone, lever de soleil, montagnes de roches enflammées par l'aurore. Des champs, des arbustes, des blés verts, mais point de villages, et point d'arbres, sauf autour de Montone, où l'on dîna, lieu pittoresque, bâti en forteresse, entouré de chênes et de rochers tout creusés de grottes, qui servent de remises. Les villages ne sont jamais sur la route, tout au contraire de nos pays. On en voit à peine un, toutes les heures, perché sur quelque montagne. Les laboureurs doivent faire des lieues pour arriver à leurs terres. Hommes et femmes ont quelque chose de la statuaire. Ils nous regardaient sans un mouvement ; c'est déjà la fierté romaine. Les femmes sont puissantes, elles labourent et portent les fardeaux. Je ne vis que de vieilles guenons, ou des têtes hérissées rappelant assez les furies. A six lieues, tout au fond de la plaine élargie comme une mer, tandis que nous courrions entre deux montagnes de-puis le matin, à six lieues loin, je vis un dôme interrompre l'uniformité de l'horizon, c'était Saint-Pierre. Le coeur bat d'avance...
Le fils de mes hôtes, Tito, est le plus beau garçon de Rome, et ce n'est pas peu ici. Sa soeur Maria est charmante, tous deux musiciens. Nous jouons tous les soirs aux échecs... L'autre soir, le Mercredi-Saint, j'étais chez madame K., russe, grande réunion musicale, société européenne, Russes, Anglais, Italiens, Français, le prince de Bavière, etc. La demoiselle, savante jeune personne, parle sept langues, elle est aussi aimable qu'instruite, mais elle est bien à plaindre : depuis l'âge de sept ans, elle ne peut plus marcher, un dé-faut au genou. On a exécuté le Stabat Mater de Rossini, admirable, tous des amateurs. Tito et Maria, avec une dame française, étaient les trois exécutants, les voix seules, ils ont un talent incontestable, et des voix superbes. Je me suis un peu déraidi, mais ce n'est pas achevé ; je ne sais pas encore parler à tout le monde, aux femmes surtout. Voilà la semaine-sainte passée, fort heureusement. S'il y en avait trois, il faudrait périr. On est à Rome pour voir, on n'ose s'en dispenser... D'ailleurs, il y a du grandiose, de l'imposant. Le dimanche de Pâques est une belle et solennelle cérémonie ; la Bénédiction, l'Illumination de Saint-Pierre, les divers Miserere des jours précédents, tout cela a certainement de la pompe et de la majesté. Mais on l'expie' par une fatigue grande. Le Jeudi-Saint, j'ai dû être dix: heures debout dans Saint-Pierre ou le Vatican. On n'a que la satisfaction de pouvoir dire : j'y étais. J'ai été touché, quand j'ai vu le Pape agenouillé; ces cheveux blancs, ce vieillard vénérable, cette majesté humiliée sont frappantes.

Ton dévoué,

 

FRITZ.

Certainement, vous ne vous contenterez pas de cette: courte échappée sur les fameuses fêtes. Je ne t'ai donné là. qu'une boutade, que mon premier sentiment de délivrance après la fatigue de vue, de tête, et de jambes, qu'on endure dans ces journées-là 1. Mais il y a des réflexions plus graves à faire, il y a des impressions plus sérieuses, suggérées par quelques-unes de ces cérémonies, comme par exemple : le lavement des pieds des apôtres, par le Pape. Cela est touchant, et je l'ai défendu avec ardeur contre des gens qui l'attaquaient et le trouvaient fastueux et d'ostentation...

 

 


 

1. «J'ai rayé certaines lignes par prudence ; beaucoup de lettre sont ouvertes dans ce bon pays. La lettre ne vous parviendrait p avec ces énormités, et je pense que l'adresse de Genève n'est pas une recommandation à Rome. Andrienne te déchiffrera également les lignes biffées. »

[Lignes biffées : ]

" et il y a de quoi bâiller démesurément, dans une foule innombrable, pendant que les cardinaux officient, mettent la table lavent les coupes, se baissent, se lèvent, changent de vêtements, ou de bonnets ou de gants, et tout cela dure des heures toujours la même chose, sauf les chants de temps à autre, les motets plus ou moins ennuyeux, les messes, les offices, etc. C'est parler d'une manière un peu profane, mais exacte."

Lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal Intime
avec Préface et Notes par Bernard Bouvier - (1837 - 1849)
Édition LIBRAIRIE STOCK, DELAMAIN ET BOUTELLEAU
- 7, rue du Vieux Colombier à Paris