Malte, le 11 mai 1842.
Chers parents,
Ce frêle papier, s'il est fidèle, doit vous
apporter les parfums des orangers de Palerme et de Malte.
Il a vu les laves de l'Etna, les mûriers de
Messine, les vignes de Syracuse. Placé sur ma
poitrine, il a senti mort coeur battre à la vue de
la mer de Catane, sillonnée d'écume
derrière notre navire, et couronnée dans le
fond par le triangle grandiose du vieux volcan. Il a
visité avec moi les vieilles cathédrales
normandes de Monreale et de Palerme, avec leurs
mosaïques immenses, sombres et imposantes, et leur
architecture encore sarrasine ; les latomies
syracusaines, l'oreille de Denys ; Charybde et Scylla,
les côtes abruptes de la Calabre, tapissées
de tithymales et de vignes, etc.
Pour laisser mon papier, je vous dirai que nous sommes
restés trois jours à Palerme, où le
bâtiment s'est rendu directement de Naples. De
Palerme, nous avons commencé le tour,
séjournant ici et là, prenant des voyageurs
partout, couchant tantôt à terre, et
le plus souvent à bord, manque de place dans les
auberges, mangeant bien et souvent moins encore que notre
appétit...
Je prends des notes, mais j'ai une peine horrible
à mettre mon Journal au courant. De jour, on
regarde ; de nuit, cela me fait très mal aux yeux.
Maintenant, je suis de cinq jours en arrière. Le
soleil est éblouissant par ici. Mes lunettes
vertes me préservent à peine. Il faut me
dépêcher de faire ce qui demande absolument
mes yeux à moi. Pour d'autres études, je
puis espérer me faire remplacer. Cela me fatigue
décidément de lire et d'écrire un
peu continument. J'y songe avec déplaisir, pour
dire peu. Pour faire plaisir à mon oncle, qui se
plaint beaucoup à ce sujet, je lui dirai qu'il n'y
a pas grandes ressources en fait de carrières
à Genève, 1 et que si j'y veux rester, sans
être ministre, il me faut presque
nécessairement tendre à quelque mauvaise
petite chaire de philosophie ou de littérature.
J'arrangerai mes études de façon à
pouvoir prétendre à une ou deux, afin
d'être prêt. Cela sera toujours une
occupation qui me permettra.. d'étudier un peu
mieux mon français, de penser un peu, et de
tâcher d'être utile à
côté de cela. Tout ce petit tripotage
s'arrangera peut-être, et qui sait? peut-être
ferai-je quelque chose de bon. Malheureusement, les
années me semblent toujours avoir dix-huit mois,
et je me trouve toujours à court de temps, quand
je fais quelque petite disposition. J'embrasse bien mes
soeurs. Soyez tous heureux, tranquilles et bénis.
Que Dieu vous conserve la santé, et qu'il nous
guide pour le mieux.
Votre affectionné,
H. FRÉD. AMIEL.
C'est à Syracuse que j'ai fait mon début
en équitation. Je trouve cet exercice
extrêmement agréable, et ce n'est pas bien
difficile, du moins pour monter médiocrement. Je 4
sautais toujours en selle sans les étriers, ce qui
stupéfiait nos conducteurs, les braves gens ! Avec
quelque habitude, j'espère que je pourrai accepter
une course, sans avoir l'air d'un paysan.