Livourne, le 3 juin 1842.
Chers parents, oncle et tante, soeurs et cousines !
Votre homme a enfin démarré de cette
Grande-Grèce si fascinatrice, il s'en est
arraché avec regret, et le voilà
débarqué sur la terre antipoétique
de Livourne. Je me suis joliment réconcilié
avec Naples, en le voyant en mai, verdoyant, printanier,
lumineux et d'ailleurs ; en voyant d'autres pays, on
devient moins exigeant, on perd l'idéal surnaturel
qu'on s'en était fait d'avance, et l'on jouit du
beau tel qu'il est, dans sa dose réalisable, et
réelle au fait...
Que voulez-vous que je vous raconte, vous serez servis,
car ce n'est pas la matière qui manque. Palerme
est délicieux, Messine enchanteur, Malte
étonnant, Trapani remarquable. J'ai vu faire du
cuir à Messine, une religieuse à Marsala,
des chemises à Malte. Les voitures dont on se sert
à Malte n'ont que deux roues, et le voyageur est
entre le cheval et l'essieu, au beau milieu du brancard.
Les princes de Prusse sont charmants. Le capitaine du
bâtiment a les yeux rouges et la peau noire.
Voilà quelques remarques, et il y en aurait une
infinité d'autres de la même force, si je ne
voulais être modéré. Je prends le ton
plaisant, mais ne vous y trompez pas, c'est pour me
déguiser à moi-même de la tristesse.
Les voyages donnent souvent autant de regrets que de
plaisir. Je suis encore très enfant dans ce point,
je ne me sépare pas sans peine, même de
connaissances d'un jour, quand j'ai trouvé en
elles esprit, pensée ou sentiment. Je sens que
c'est une rupture, une attache qui se brise, et quelque
légère qu'elle soit, c'est toujours une
souffrance pour moi. L'idée du mot jamais,
me fait toujours mal ; elle suffit pour me rendre
solennels et graves, des adieux qui sont d'ordinaire
frivoles. Je l'ai éprouvé
déjà plusieurs fois, et ce matin encore. Et
le renouvellement de ces impressions au lieu d'en
affaiblir la puissance, ne fait que l'étendre et
l'envenimer. La piqûre, dix fois
réitérée, de-vient une blessure.
Cela serait déjà une raison de mettre un
terme aux voyages, et j'ai connu un jeune homme, qui,
pour avoir voulu forcer la mesure dans ce genre, en a
pris l'hypocondrie : la blessure dont je parlais devint
chronique. Il y a un autre motif d'en finir,c'est qu'on
deviendrait par trop exigeant pour la suite, si l'on a la
chance de rencontrer des personnes distinguées. Et
c'est ce qui m'est arrivé hier par exemple. Nous
avions hier sur le bateau, Hollandais, Prussiens,
Suédois, Danois, Français, Russes, Suisses,
Italiens, Anglais, et Grecs. Cette dernière nation
était représentée par deux dames, la
femme du gouverneur de Madras, et sa nièce, toutes
deux de Corfou. C'est cette dernière qui m'a
étonnamment surpris. Je doute qu'une femme puisse
avoir une plus riche organisation de facultés de
tous genres, imagination et intelligence. Sa conversation
est admirable. Ce qu'elle a lu, réfléchi,
comparé et appris, serait la dot d'un homme
très développé, et elle y joint
toute l'impressionnabilité nerveuse du midi. Ce
qui rend le phénomène très curieux,
c'est la réunion des caractères de deux
races au plus haut degré, la nature pensive,
méditative, profondément analyste du sang
germain, et l'énergie jointe à la
sensibilité, l'apanage des femmes grecques. Aussi
madame de Staël a-t-elle créé sa
Corinne ainsi. J'étais, peu s'en faut, dans
l'admiration. Nous avons parlé de tout. Elle avait
partout cette même supériorité. Je la
crois plus instruite que moi ; en outre, elle parle
indifféremment quatre ou cinq langues, et miss
Albana à vingt ans et demi ! Vous pouvez juger
maintenant si de pareilles rencontres s'oublient en deux
heures. Il y avait tant de franchise dans notre causerie,
qu'en quelques minutes nous étions
déjà entrés dans le sérieux,
sans même passer par la pluie et le beau temps.
C'est un bonheur rare. Et puis une
pénétration qui m'épargnait la
moitié des pensées, à un point
vraiment étonnant. Du reste, des formes de
vingt-six ans de nos climats ; sauf un rire enfantin de
jeune fille, qui la prenait à tout instant, et qui
seul dénotait son âge. Je vous ai
raconté tout cela, preuve qu'il n'y a pas de
mystère, ainsi calmez-vous, mais pas moins il m'en
coûte beaucoup de voir, au bout de vingt-quatre
heures, disparaître un sujet d'observations si
intéressantes, et je ne pense pas que vous me
contredisiez...
Adieu, tous mes aimés, salut et
prospérité.
Votre affectionné,
FRITZ.
Quelle malédiction que de ne pas faire
apprendre les langues étrangères dans
l'enfance ! Jamais je n'aurai assez de patience pour
arriver à les parler; à les lire, ce sera
tout. Cela demande un temps dont je ne dispose pas.
Mademoiselle Albana me disait qu'elle n'avait jamais
compris la difficulté d'une langue, et je la
croyais sans peine, en lui voyant parler le
français. l'anglais et l'italien à la fois.
Si j'ai jamais des enfants, ils seront
élevés autrement que moi...
C'est dommage que l'expérience personnelle ne
serve pas à ceux qu'on aime. Si mes soeurs
pouvaient profiter des leçons de mon voyage,
quelle émulation! Si elles pouvaient voir ce qu'on
peut faire, ce qu'on peut être, comme cela pourrait
leur être utile ! Si l'une vouait ce que c'est
qu'une femme ignorante, comme on la délaisse pour
la compagnie des femmes éclairées, pour
rechercher l'amabilité, la grâce,
l'instruction, peut-être profiterait-elle de cette
leçon sévère, et ferait-elle des
réflexions. L'autre pourrait recevoir de mainte
grande dame des leçons d'énergie,
d'activité. Elle verrait aussi qu'à mesure
que le rang monte, on voit plus-de simplicité et
moins d'orgueil, etc.