Florence, le 22 juin 18'42.
Chère Madame,
A l'empressement de la réponse, vous pouvez juger
de l'impatience avec laquelle votre lettre était
attendue. J'ai passé bien souvent à la
poste, et c'est hier seulement que ma
persévérance a été
récompensée !... Mais aussi quelle
récompense 1... surtout si je me contentais
d'éloges et de compliments flatteurs ; car vous
m'en saupoudrez et m'en saturez à plaisir, tant
que ma vanité elle-même ne peut tous les
accepter, et que, si je me connaissais moins, il y aurait
quelque danger que vous ne me tourniez la tête.
J'ai été touché du sentiment qui les
dictait, mais quand l'aveuglement de l'amitié va
jusqu'à me dire beau, alors j'avoue que c'est par
trop fort, et que votre bonté d'âme vous
fait par trop vite oublier votre goût d'artiste. Si
je vaux quelque chose, ce n'est pas par le physique,
ainsi n'ambitionnez pas pour moi ce dernier avantage. Je
serais bien content, si, de ce compliment-là, il
en surnageait seulement que je ne suis pas dans la
catégorie du laid pur et simple ; vous
m'épargnerez, je l'espère, de vous
démontrer trait par trait mon assertion, mon
rôle serait par trop singulier. Je
désirerais pour tout potage, que ma figure ne
fût pas un obstacle quand je voudrai plaire, et que
si elle ne prévient pas en ma faveur, au moins
elle me laissât tranquille. Plus qu'un mot, car je
m'ennuie de vous ennuyer si longtemps, il me semble que
si quelqu'un qui me connaît bien venait par hasard
à lire cette phrase de votre lettre, il se
méprendrait totalement sur vous et sur mai, et
nous attribuerait, pour toute ressource de
correspondance, à moi la fatuité, à
vous la cajolerie. Voilà ma raison pour vous
moraliser sur ce point, car je tiens à votre
réputation plus qu'à la mienne.
Si vous n'avez pas su me dire toute votre pensée,
quand j'étais présent, c'est bien encore
plus vrai de moi. Je ne vous ai pas avoué ce que
je sentais à mon départ de Naples, vous m'y
aviez enraciné. Ces adieux
répétés, que vous avez eu la force
de trouver ridicules, n'étaient que la
conséquence de cette pensée, qui me
saisissait, que je vous voyais pourtant pour la
dernière fois, que cette femme qui m'avait
laissé pénétrer dans le sanctuaire
de son âme, qui m'avait enseigné à
apprécier haut tout son sexe, à qui j'avais
pressé la main, que je respectais. et que
j'admirais, s'il faut vous le dire, eh bien, que j'allais
la quitter sans lui avoir dit tout cela, sans lui dire
qu'elle avait acquis en moi un ami, un admirateur de
coeur, un frère d'âme, sinon d'armes, et que
je requérais d'elle souvenir et amitié. Je
ne vous ai pas dit que, dans certains moments de vos
confidences, j'aurais voulu me découvrir, car vous
étiez si belle dans cette Iutte douloureuse,
oubliée par votre résignation, mais vous
n'en aviez pas conscience. Enfin, vous l'avouerai-je,
quand votre coeur gonflé ne put plus retenir des
larmes, je demeurai silencieux, mais, en esprit, je vous
avais presque serrée dans mes bras, car que font
les mots à la douleur 1 Mais on n'a pas ce droit,
peut-être même vous ai-je blessée en
l'énonçant seulement, et pourtant il n'y
avait rien que de pur et de chaste, dans le mouvement qui
me portait vers vous. On a sali tous les rapports de
l'homme et de la femme. Aussi faut-il que ce soit vous,
pour que je dise la chose telle quelle, une prude
brûlerait ma lettre d'indignation. J'espère
que cc sera un tout autre sentiment qui vous guidera,
quand vous Iui ferez prendre le même chemin. (Je ne
sais s vous détruisez encore vos lettres, comme le
jour de la grande « bouillie ; » cela vaudrait
peut-être mieux. En tout cas ne ménagez pas
celle-ci, je veux vous y tout dire ; les suivantes seront
sur un ton plus rassis, plus convenable et plus
tranquille, et vous pourrez les conserver, si elles vous
plaisent.)
J'ai été heureux de voir que mes voeux
avaient été exaucés, et qu'Ottajano
vous souriait et vous calmait. Le jour qui suivit ma
seconde visite au Casin, je vous revis chez madame
Monnier. Vous vous souvenez que nous allâmes chez
M. D. ensemble, et je vous lis mes adieux sur l'escalier.
J'en étais tellement troublé que je ne pus
absolument rien faire après, et que je me retirai
dans la villa, où, la tête dans les deux
mains, je resavourai tous vos chagrins les uns
après les autres ; je repassai tout ce que vous
m'aviez dit, et où je finis par prier pour vous,
reconnaissant mon impuissance. J'y avais ruminé
aussi une belle poésie pour vous, mais
restée à l'état d'élan et
sans vêtement visible. Après cela, j'ai
été au tombeau de Virgile...
J'ai observé le terrain sur lequel vous vouliez me
transporter : de longues descriptions et des pages sur
moi. Je vous expliquerai plus tard la coquetterie qui m'a
fait éviter ce dernier point jusqu'à
présent. Mais laissez-moi vous rassurer auparavant
sur un point capital. Vous vous rappelez qu'après
tous vos retours et vos effusions sur le passé,
vous m'avez dit que cela vous avait rouvert la plaie, au
lieu de vous consoler. J'ai réfléchi sur
l'opposition entre ces paroles et le bien qu'on attribue
d'ordinaire aux épanchements et aux aveux. Je
crois en avoir trouvé le secret : il pourra vous
être utile. La douleur qui est à
l'état de passé, ne doit pas être
réveillée ; elle est guérie, autant
qu'elle peut l'être, par le meilleur remède,
le temps. La conversation lui rend une nouvelle
énergie, il vaut mieux la laisser dormir. La
douleur présente est, au contraire, à son
maximum d'intensité. La sortir de soi par la
parole, l'épancher, la livrer, la confier, c'est
l'user plus vite; en parler, c'est la précipiter
plus vite dans le passé; car c'est à
l'état de passé que nous tendons toujours
à la mettre. En style moins bavard, je formulerai
ainsi : la confidence d'une douleur passée la
ramène dans le présent ; et celle de la
douleur présente, la pousse vers le passé.
D'oth deux conclusions pratiques : ne ramenez les
souvenirs pénibles que quand ils assaisonnent, par
le contraste, une position redevenue heureuse. Ne pas
craindre de se soulager des contrariétés ou
des larmes pré-sentes dans le sein de
l'amitié, puisque l'intérêt et le
plaisir s'y réunissent.
Ce n'est pas la coquetterie, je me suis trompé,
c'est la pudeur qui m'a fait tenir en arrière.
Mettre sur niveau d'échange votre vie et la
mienne,votre expérience du malheur et mes
rêveries, votre lutte, vos souffrances, votre
résignation, avec trois bouts de vers et deux mots
de latin, c'eût été une
véritable profanation, et je suis assez artiste
pour éviter ce révoltant apparentement.
Vous oubliez, Madame, que j'ai vingt ans, que je n'ai
encore vu de la vie que ce qu'en connaît
l'écolier rêveur, en écoutant
s'éveiller sa pensée entre les deux pages
d'un roman, et que, de vous à moi, il y a un
abîme de valeur. Je suis déjà assez
heureux que vous ayez levé pour moi le voile d'une
belle âme, et je vous en remercie. Pour vous
donner, comme en échange, ce que vous aurez de
moi! oh non, mais comme hommage, comme acte de
reconnaissance, et peut-être aussi comme retour
mérité, à la bonne heure.
Vous, Madame, vous avez déjà fait vos
preuves, vous avez montré des talents, et moi, je
n'ai encore montré que des prétentions au
talent ; vous avez eu des revers, et je n'ai pas eu de
courage à déployer ; vous avez eu des
vertus, et moi je n'ai eu que des tentations. Vous voyez
qu'il n'y a pas égalité, et que quoique
vous me tendiez la main, je suis tout au plus digne de
baiser la trace de vos pas.
J'avais une masse énorme de choses à vous
dire, mais hélas... il faudrait vingt-deux heures
de conversation, car si je sais mal commencer, je sais
encore moins finir. Vous avez la bonté de ne pas
vouloir être étrangère à mon
sort, et de me demander de vous parler de moi. Ce sera un
peu long, je vous avertis, si vous me mettez sur ce
chapitre, car mon existence tout intérieure est la
moins facile à extraire et à raconter.
Au reste, mon passé est peu intéressant,
mon avenir est encore zéro, et mon présent
est la préparation de zéro. Voilà
tout en peu de mots. J'aurais, certes, mon avenir de
carrière, dont je pourrais vous entretenir, mais
je préfère parler avec vous de mon avenir
de coeur. Vous me dites : « arrangez votre vie de
façon à n'avoir que de belles choses
à me raconter, mais surtout afin d'être
heureux. » C'est le der-nier point qui importe donc,
et à ce sujet, j'aurais bien des choses à
vous dire et à vous demander : vous dire que je
suis avide de bonheur, et vous demander si c'est une
femme qui peut le donner ; vous demander sur-tout, en
conscience, de sang-froid, sans flagornerie, si vous
connaisssez beaucoup de femmes comme vous, car c'est
à peu près comme cela que je la veux,
peut-être un peu moins sensible, pour être
moins malheureuse avec moi, qui suis fort variable, mais
religieuse, sans étroitesse ;
élevée, intelligente,
pénétrante, instruite, sans
prétention ; artiste, sans tête folle ;
coeur aimant et fidèle ; caractère ferme
à l'occasion, Voyons, faites un peu la maman
donnant ses conseils, cela sera gai, mais je vous assure
que je n'en rirai pas.
A peine puis-je encore vous assurer, vous et votre mari,
de toute l'estime et l'amitié de votre
dévoué.
H. F. AMIEL.